Melville, l’homme-confiance et le faiseur de nœuds
Il n’avait jamais vu un nœud aussi embrouillé sur un navire américain, ni en vérité sur aucun autre. […] Le capitaine Delano interpella le faiseur de nœuds : « que noues-tu là mon brave ? Le nœud, répondit brièvement le matelot sans lever les yeux. Je le vois ; mais pour quel usage ? Pour qu’un autre le défasse » murmura le vieillard1.
La pire chose qui puisse arriver à l’homme dans l’ordre du doute, c’est, après s’être défié de la Providence, de perdre confiance en son semblable2.
Le coût de la panne
1Lorsqu’on pense au coup de la panne, l’image de la voiture s’impose presque immanquablement. Panne, pourtant, appartient au vocabulaire de la marine. Mettre en panne, c’est envoyer le vent dans la penne3, orienter les voiles de manière à arrêter le navire ou à le soumettre seulement à l’effet de dérive. Le navire mis en panne n’est ni amarré, ni ancré, il est arrêté dans sa course pour cause de gros temps ou de bataille. Il attend. Par extension, l’expression a signifié se trouver dans l’incapacité d’agir. C’est seulement au XIXe, semble-t-il, que le mot panne désigne l’arrêt de fonctionnement d’un mécanisme et, encore plus tard, celui d’une voiture. S’il est possible d’utiliser la panne dans l’intention d’en tirer quelque profit, comme une sorte de piège, c’est que la manœuvre suspend la trajectoire, de la traversée ou du voyage ; le coup ainsi monté repose en première instance sur cette suspension et le temps gagné (ou perdu). Après tout, « séduire », étymologiquement, signifie emmener à part, séparer. Le « coup de la panne » est finalement devenu le stéréotype d’une stratégie de séduction si pauvrement scénarisée dans sa tentative de mise à l’écart, si éculée, qu’elle ne prête plus qu’à rire et encore difficilement. Rien de plus sérieux, ni de plus dangereux, cependant, qu’un stéréotype dans son insistance même. À peine décomposé ou déplacé, il révèle tout ce que son utilisation permettait de s’épargner – son coût en quelque sorte, dont on verra, en lisant Melville, qu’il puise à même l’économie primordiale de la confiance.
2Disposer du temps suspendu de la panne pour agir sur un autre plan (que celui du voyage), envers quelqu’un d’autre qui se trouve avec lui/elle sur le navire (la voiture), voilà ce que désire l’instigateur du coup de la panne. Mais il faut encore que le lieu s’y prête : il ne suffit pas d’arrêter le véhicule n’importe où, il faut encore choisir un endroit propice pour jouer la scène : un locus amœnus, dans lequel on ne sera pas dérangé dans l’interaction prévue, comme une campagne reculée, un désert, une île perdue du Pacifique Sud… Le coup de la panne nécessite sa propre scène : un espace et un temps particulier, dans lequel jouer une relation autre que celle qui était prévue. Il les constitue à partir d’un espace déjà partagé — le navire, la voiture — d’un trajet commun, la route, le récit, qu’il interrompt. Pour paraphraser F. Scott Fitzgerald, il faut être (au moins) deux pour le coup de la panne4 qui n’est possible en effet qu’à la condition d’avoir préalablement embarqué l’autre. Pour cet autre cela suppose d’avoir eu confiance, ou, à tout le moins, d’avoir suspendu provisoirement sa défiance. Sur cet acquiescement initial repose aussi la transposition du coup de la panne à la littérature. La confiance conduit le récit ; elle nourrit la relation entre l’auteur, le lecteur et le narrateur5, elle donne corps et voix aux personnages. Dirigeant les attentes du lecteur, elle gouverne l’élaboration des genres. Son contraire n’est pas la méfiance, comme on pourrait le croire, mais l’incrédulité. Pour Coleridge6, la « suspension consentie de l’incrédulité », « that willing suspension of disbelief for the moment » fonde la littérature après l’âge de la Raison, ou plutôt, ce qu’il appelle « la foi poétique » (poetic faith)7. La confiance est la matière de toute tromperie. Mais de la littérature aussi.
3Pour Melville, elle mène tout simplement le monde ; mettre en panne la confiance, ce serait donc faire cesser toute activité humaine :
La confiance est la base indispensable de toutes sortes de transactions. Sans elle, le commerce entre les hommes et entre les pays ralentirait puis s’arrêterait, comme une montre8.
4Telle serait la suprême panne, la véritable fin des temps, l’heure de vérité. C’est d’elle qu’il sera question ici ; on la transportera sur les mers mais aussi à Wall Street et sur le Mississipi.
“Have but patience, have but confidence9” : “Call me Ismahel10”
5La panne de confiance est le sujet des livres de Melville, nulle part peut-être mieux figurée que dans le premier chapitre du dernier roman qu’il publia de son vivant : The Confidence Man. His Masquerade. L’expression qui donne son titre au livre devrait, littéralement, se traduire par « l’homme de confiance » mais signifie en anglais tout le contraire11. Le sous-titre a un double sens. Certes, il convoque, comme en français, l’idée d’un divertissement dont les acteurs sont masqués, mais l’anglais dit aussi la falsification, la dissimulation, le coup. La scène se passe à Saint-Louis, un premier avril (April Fool’s Day), au lever du soleil, à bord du Fidèle, vapeur « préféré des voyageurs » sur le point d’appareiller pour La Nouvelle-Orléans. Un sourd muet, sans aucun bagage et tout vêtu de blanc, brandit une ardoise sur laquelle il a écrit, citant la Première Épitre de Paul aux Corinthiens : « La charité ne soupçonne point le mal ». Tandis que la foule se presse autour de lui, le poussant au passage, il modifie ses messages, gardant « le mot “charité“ […] tout au long tel qu’il avait été tracé, un peu comme le premier chiffre d’une date imprimée dont les trois autres sont laissés en blanc ou remplis selon les nécessités12 ». À côté de lui se trouvent deux autres placards : l’un (qui n’est pas reproduit), se trouve près du bureau du capitaine et offre une récompense pour la capture « d’un mystérieux imposteur » venu de l’Est, un « génie parfaitement original pour ce qui était de son état, à ce qu’il semblait, encore que la nature de l’originalité n’était pas vraiment définie » ; la foule se presse devant le placard comme « devant une affiche de théâtre ». L’autre est un écriteau qui sert d’enseigne au coiffeur du bord dont la boutique se trouve seulement « à deux portes » du bureau du capitaine. Il représente un rasoir ouvert et porte ces mots « No trust ». Pas de confiance. Pas de crédit.
6Outre que ce début aux allures de parabole fait référence à plusieurs autres textes de Melville (Moby Dick, Benito Cereno, Bartleby… ), il place cette « mascarade » qui s’ouvre le jour des fous sur une nef des fous13, en suivant le fil de l’eau (plutôt que celui d’un quelconque récit : le roman est construit comme une suite de saynettes où se croisent des personnages multiples autant par leur nombre que par la variété des masques qu’on les soupçonne de porter, « la variété [étant] ici la règle ») au cœur même de son sujet : la déclinaison des avatars de la confiance (foi, croyance, crédulité, crédit…) et de ses pannes est ainsi introduite par cette trinité étrange du « génie original » dont la tête est mise à prix ; du sourd muet aux vêtements blancs dont la foule se moque (et « dont la douceur [de la physionomie] n’était pas sans évoquer l’agneau ») ; et du coiffeur du fleuve « en tablier et pantoufles » qui, malgré son écriteau « aux couleurs criardes », son allure bourrue, et son message peu amical, est parfaitement accepté par la foule des passagers. Tous les trois (le « génie original » n’est présent qu’à l’état de « description détaillée » sur l’affiche) entourent le bureau d’un capitaine invisible, autorité absente autour de laquelle les divers messages gravitent, comme s’absente aussi le narrateur de son récit14 au fil des personnages et de leurs histoires, que le Fidèle embarque et débarque sur les quais du Mississipi.
7Car le maître de la mascarade est avant tout, chez Melville, comme toujours, le narrateur. Trois chapitres du livre sont consacrés à l’art de la fiction ou, plus exactement, à la construction du personnage ; le narrateur y défend… l’incohérence des personnages puisque « dans la vie réelle, un être cohérent est un rara avis. 15» Ils s’intitulent respectivement, pour le chapitre 14, « Digne de la considération de ceux à qui il apparaîtra digne de considération16 » ; pour le 33, « Qui pourra passer pour ce qu’on lui attribuera de mérite17 » et pour le 44, avant dernier chapitre du roman, « Dans lequel les trois derniers mots du chapitre deviennent le thème d’un exposé qui recevra sûrement plus ou moins d’attention de la part des lecteurs qui ne le sauteront pas18. » On a ainsi quelque idée de l’indétermination dans laquelle le narrateur du roman maintient son lecteur. Le procédé ne manquera pas d’évoquer Sterne : on l’a remarqué depuis longtemps19, les narrateurs de Melville, comme celui de Tristram Shandy, sont « déceptifs ». En anglais, comme en ancien français encore, « déceptif » n’évoque pas le désappointement mais signifie « trompeur ».
8Or les narrateurs de Melville trompent d’une manière particulière. Ils respirent l’incertitude. Ils doutent, glosent, accumulent des savoirs, proposent pour mieux revenir sur leurs affirmations, perdent leur lecteur dans des phrases labyrinthiques ou bien décrivent pour ne rien dire, comme lorsque le cosmopolite, au chapitre XXV, rencontre l’homme au gilet mauve :
L’individu n’était ni grand ni petit, ni corpulent ni malingre, mais doté d’un corps taillé, comme sur mesure, pour le service de son esprit20.
9Lorsqu’ils semblent délivrer un savoir, comme dans les chapitres liminaires de Moby Dick, ils n’en ont absolument pas la mesure. Ainsi l’« étymologie » de la baleine, qui ouvre le roman, est fournie par « feu le pion d’un lycée que la phtisie emporta », « pâle petit pion usé jusqu’à la corde », « toujours en train d’épousseter ses vieux dictionnaires et ses grammaires », et les « citations et extraits » du chapitre suivant, qui scannent toute la culture baleinière depuis la Bible et l’Antiquité, ont été fournis par un « assistant bibliothécaire adjoint », « pauvre diable […] vrai bûcheur besogneux et vermiculaire » dont le narrateur (s’agit-il d’Ismahel ?) se présente comme le commentateur21. En bref, les narrateurs de Melville font le coup de la panne à tous les niveaux. Mais dans quel but ? C’est que la panne de confiance, comme le sublime, produit un temps d’incrédulité, un espace de non relation qui porte les narrateurs à s’interroger sur les fondations, au sens large, du commerce entre les hommes et de la littérature qui en est un principe essentiel. Sur cette autre scène ainsi ouverte une autre mascarade se joue alors.
Melville, His masquerades
10On évoquera quatre textes, tous des années cinquante.
11Moby Dick (1851) d’abord, narration vagabonde et encyclopédique qui combine genres, discours, registres et formes, commence, à la première personne, comme le récit des aventures d’un jeune homme mélancolique qui demande à être appelé Ismahel, et se poursuit, à la troisième personne, avec le récit de la poursuite d’un extraordinaire cachalot blanc par un capitaine unijambiste, génial marin autant que tyrannique obsessionnel. Le remplacement d’un programme narratif par un autre est tellement patent que Melville en a pratiquement perdu son public. L’histoire littéraire américaine a élaboré une quasi fiction d’auteur pour expliquer cette panne d’un nouveau genre : celle de la rencontre du jeune Melville avec Nathaniel Hawthorne lors d’une randonnée d’écrivains qui aurait bouleversé le marin-romancier et changé le récit qu’il était en train d’écrire. Moby Dick lui est d’ailleurs dédié.
12Bartleby (1853), nouvelle courte (plutôt négligée par la critique jusque dans les années dix-neuf cent soixante-dix) rapporte comment un avoué de Wall Street engage un copiste et comment ce « jeune homme pâle » commence par refuser de travailler et finalement s’installe à demeure dans les bureaux de son patron, qui a toutes les peines du monde à se débarrasser du squatteur. L’histoire commence à la manière de Dickens, et narrateur et personnages, comme dans les romans de Jasper Fforde, semblent des transfuges de l’Angleterre du XIXe siècle. Puis, on le sait, le récit se perd dans la répétition d’une formule qui a fini par représenter le conte tout entier et, au-delà de lui, pour une bonne partie de la philosophie française, la littérature, la modernité, la résistance etc.
13Benito Cereno (1855), nouvelle plus longue, a été, elle aussi, recueillie dans les Contes de la Véranda [Piazza Tales]. Il s’agit, comme Israel Potter, d’une réécriture puisque le roman raconte un épisode des mémoires du capitaine Delano : son étrange rencontre avec un navire négrier commandé par un jeune capitaine espagnol, Benito Cereno. L’histoire est d’abord relatée par un narrateur à la troisième personne qui semble regarder à travers les yeux du capitaine américain puis un document officiel délivre des extraits de la déposition au tribunal de don Benito. Pour finir une courte cauda revient sur des évènements antérieurs au procès et explicite le devenir de certains des personnages principaux.
14Enfin The Confidence Man est un « roman sans intrigue, sans véritable héros, ni progression, ni dénouement22 ». L’action se passe durant un voyage de mille deux cent milles à travers les États-Unis, du Nord au Sud, le long du Mississipi. Elle se réduit en même temps à une seule journée puisque le récit commence le premier avril au lever du soleil ( All fools day : par une bizarrerie quasi melvillienne, le livre paraît le premier avril 1857) et se termine à minuit, lorsque le cosmopolite éteint la lumière. Sorte de kaléidoscope des genres et des discours et chambre d’échos de toutes les incertitudes, The Confidence Man est écrit presque totalement sous forme de dialogues entre des protagonistes à peine définis dont la crédibilité est toujours en défaut. Quatre histoires rapportées et trois chapitres consacrés à la « comédie de l’action » sont intercalés. Tel le personnage central du roman qu’est, supposément, le confidence man, le narrateur-ventriloque adopte des voix, des contextes, des costumes, sans cesse changeants. À la moitié du roman apparaît un personnage nouveau, le « cosmopolite », qui porte le nom édifiant de Frank Goodman et pourrait bien être l’escroc recherché, même si d’autres candidats sérieux (à commencer par le sourd-muet tout vêtu de blanc) l’ont précédé. Il semble en quelque sorte résumer cette apparente cacophonie dans son curieux vêtement de toutes les couleurs. Mais il existe un autre lien pour unir toutes ces discordances : toutes ces voix, toutes ces anecdotes, toutes les situations qu’elles commentent ou produisent et la « comédie de l’action » elle-même, ont un seul sujet : le commerce entre les hommes, l’échange, la transaction, qu’elle soit littéraire, religieuse, philosophique, amoureuse, marchande… La comédie humaine, cette mascarade.
15Trois navires, les bureaux d’un avocat d’affaires de Wall Street. Quatre trajets où croisent ensemble une multitude de personnages. Quatre pannes de confiance dans un espace réduit, confiné presque. Quatre temps suspendus, enfin : le Pequod, « navire de l’humanité », où le temps s’accélère pour mieux se suspendre, les longs mois de recherche du cachalot réduits aux trois jours de la poursuite ; la cohabitation dans l’étude de Wall Street, précipitée dans la course en cabriolet de l’avoué autour de New York, tandis que, hors champ, Bartleby est arrêté ; la journée de panne de Delano sur le San Dominick de Benito Cereno et les deux textes de clôture qui l’accompagnent ; le long premier avril sur le Fidèle qui descend le Mississipi.
16Sur l’autre scène ainsi configurée, le vieux Job poursuit le Léviathan, qui le tue ; un assassinat est peut-être commis à Wall Street ; maître et esclaves jouent la comédie du bonheur dans l’adversité et un escroc devient, peut-être, Jésus Christ, le Diable ou la Mort ou les trois à la fois.
La baleine de Job
17Le plus célèbre des romans de Melville a des commencements compliqués. Les narrateurs impuissants des chapitres liminaires ont déjà été évoqués. S’il est difficile de leur accorder du crédit, que dire d’Ismahel, le troisième de ces avatars après le pion phtisique et le bibliothécaire adjoint ? « Call me Ismahel » commence-t-il. La formule met immédiatement en danger la cohérence du narrateur en tant que personnage. Et, d’ailleurs, de narrateur homodiégétique qu’il est au début du roman, Ismahel disparaît de sa propre histoire pour réapparaître à la fin du récit dans un cercueil bouée. « Appelons-moi Ismahel », comme traduit Armel Guerne, mettons-nous donc d’accord sur le fait que je suis quelqu’un d’autre mais que, pour le temps de ce récit, ce nom fera l’affaire. Faites-moi donc crédit.
18La panne d’autorité du narrateur révèle le jeu des masques, qui se poursuit durant tout le texte. Ismahel, au début du récit, est en panne de crédit comme de confiance. « N’ayant que peu ou point d’argent en poche et rien qui [le] retint spécialement à terre23 », soumis aux attaques de la bile noire, il décide de prendre la mer, qui lui tient « lieu de pistolet et de plomb ». Le navire sur lequel il embarque est commandé par un capitaine qui demeure invisible tant que dure le récit à la première personne. C’est Achab, dont Moby Dick, dans la préhistoire du roman, a attaqué et coulé trois baleinières, Achab qui, « rendu fou de rage », s’est précipité sur le monstre avec un couteau à trancher la ligne et qui a perdu une jambe dans l’aventure. Son accident l’a totalement exclu du vaste marché des hommes. Il ne fait plus crédit à l’humanité et n’en attend aucun en retour. Il abandonne, significativement, sa part aux baleiniers pour qu’ils acceptent plus sûrement la chasse. Leur « confiance » étant indispensable à la course, c’est en les fascinant littéralement qu’il les attire en dehors du marché des comptes24. Achab ne fait pas de commerce, il est, au sens fort du terme, un tyran dont le « magnétisme vital », « l’émotion féroce » et la force mystique » galvanise les hommes qu’il séduit25. Dans le roman, Ismaël est avec lui le seul autre personnage à ne pas s’embarquer, comme les autres marins, pour partager le profit du négoce baleinier. Lui et Achab se situent sur un autre plan. Dans le double décalage provoqué par le pseudonyme affirmé du narrateur et la révélation des véritables projets du capitaine à la jambe d’ivoire, s’ouvre alors l’autre « mascarade ».
19Les figures bibliques abondent à tous les niveaux de la composition26. L’une d’elle offre peut-être une clef de cohérence au roman. L’épilogue est précédé d’un extrait du Livre de Job : « Et j’en échappai seul pour venir te le dire27 ». Le second des extraits du chapitre liminaire « extracts » est tiré du Livre de Job. Moby Dick, la baleine blanche, est « une baleine de Job » ; le capitaine Achab porte une marque blanche qui, tel l’ulcère de Job, descend depuis la racine de ses cheveux jusqu’à la plante de ses pieds28. Dans le Livre de Job, grand livre sur les fondements de la confiance, Dieu, après l’échec de ses envoyés, vient lui-même représenter à Job la puissance invincible du Léviathan, et emporte finalement l’adhésion du patriarche et son retour à la foi. Mais, à la différence de Job, Achab « au souvenir de la lutte », recommence. Mieux, en pleine conscience de la fonction symbolique du Léviathan29, il veut le détruire. Et le narrateur de commenter :
Tel était donc ce vieil homme impie, ce vieillard à cheveux gris qui pourchassait, le blasphème à la bouche, une baleine de Job tout autour du monde.30
20 Car « Ahab is Ahab » : « Achab est Achab » et non pas Job. Et Achab étant Achab, celui qui « fit pire que tous les rois d’Israël », la révélation du Léviathan l’a exclu de la confiance et du partage ; elle déclenche chez lui la haine et non l’adhésion. Quant à Ismahel, dans la Bible le fils déshérité d’Abraham, qui rejaillit de la mer dans un cercueil lors du naufrage du Pequod, n’évoque-t-il pas la fiction d‘autorité romantique, celle du génie mélancolique, éternel exilé31 qui, pour paraphraser Chateaubriand, a toujours imaginé qu’il écrivait dans son cercueil ? Recueilli par la Rachel, celui qui porte le masque du narrateur est demeuré seul pour venir dire l’histoire, celle-là même qui donne forme au roman et à son autorité problématique. Il double Achab, en quelque sorte, en défiant le lecteur à la manière de l’Éternel dans le livre de Job :
Toutes ces raisons font donc, quelle que soit la manière dont vous vous y preniez, que la conclusion est inévitable : le léviathan est l’unique créature dans ce monde dont nul portrait authentique ne sera fait jusqu’à la fin. Certes, tel portrait pourra se rapprocher plus qu’un autre de la vérité, mais aucun ne comportera jamais un parfait degré d’exactitude véritable. De sorte qu’il n’existe pas de moyen terrestre qui vous permette de découvrir réellement de quoi a l’air une baleine : le seul procédé auquel il vous soit loisible de recourir pour vous faire une idée à peu près convenable de son apparence vivante, c’est d’embarquer vous-même pour une croisière de pêche ; mais c’est aussi courir grand risque d’être à jamais défoncé et expédié par ses soins dans l’éternel abîme32.
21Dans leur confrontation avec cet indicible, Achab et Ismahel sont, comme l’écrit Marc Richir, renvoyés « aux assises du monde » dans un effet de « dissolution […] de tous les repères symboliques existants33, […] du sentiment de la vie et de la mort, du partage du Bien et du Mal. ». En arrêtant la montre du marché, leur panne de confiance les place au lieu même du dérangement fondamental qui est aussi (pour le moment chez Melville) celui de la (re)fondation possible : ainsi la mascarade joue bien une autre comédie, celle de l’adhésion au commerce des hommes qu’Achab refuse, qu’Ismahel compose avec son livre. Melville, lui, commence à perdre la confiance de son public. Après un autre « échec », en 1852, avec Pierre ou les ambiguïtés, il écrira des nouvelles.
Bartleby ou le démon de la perversité
22Le narrateur de « Bartleby »34 se présente comme un honnête avoué de Wall Street entreprenant de raconter un épisode de sa vie passée qui le trouble encore : sa rencontre avec un « scribe […] le plus étrange qu’il [lui] ait été donné de voir ou dont [il eut] jamais ouï parler35 ». Dès le début de son récit, il se déclare pourtant à peu près incompétent quant à la personne de ce mystérieux employé — il le répétera avec insistance, tout au long de la nouvelle — portant ainsi le doute à la fois sur les évènements qui ont lieu dans son étude et sa manière de les rapporter. L’incertitude qui s’empare rapidement du lecteur est encore accentuée par le fait qu’il semble bien le seul à se représenter Bartleby comme un mystère. Et puis quel crédit accorder à cet homme de loi qui ne se nomme jamais et dont les collaborateurs, plutôt farfelus, sont désignés par des surnoms ? Turkey, Nippers et Ginger Nut, bien certainement échappés d’un roman de Dickens, ne ressemblent guère aux collaborateurs d’un avocat de Wall Street, à la réputation assez solide pour avoir été en affaires avec un milliardaire comme « feu John Jacob Astor » dont le narrateur répète trois fois le nom lorsqu’il se présente.
23Plus l’avoué insiste sur son autorité d’avocat d’affaires et plus son impuissance à chasser le copiste devient étrange. Plus Bartleby est présenté en énigme, et plus la situation devient absurde. Comment un homme de loi de sa compétence ne parviendrait-il pas à chasser de chez lui un employé qui non seulement refuse de travailler mais a, de surcroît, élu domicile dans les bureaux où vient la clientèle ? Est-ce vraiment à cause de la personnalité particulière de Bartleby ? De la bonne foi de l’avoué, de son « humanité » d’honnête homme ? L’ambiguïté est renouvelée à chaque nouveau refus du copiste car l’homme de loi, insistant toujours sur ses hésitations et son incertitude quant à la nature de ses relations à Bartleby, vante sa tolérance et sa magnanimité mais décrit aussi les subits accès de colère et la violence qu’il parvient à peine à maîtriser lorsque la fameuse formule répond à ses sollicitations. Il rapporte même le désir de meurtre qui s’empare de lui.
24Toutes ces ambiguïtés dessinent une autre scène où le brave homme, pas très malin mais charitable, modèle de l’Américain naïf et entreprenant qui essaie toujours de saisir ce qui le dépasse (comme le capitaine Delano) est aussi un avocaillon qui trempe dans des affaires louches et essaie, peut-être, de se dégager de toute responsabilité au sujet de la mort d’un de ses employés. Bartleby, le seul personnage de la nouvelle à porter un nom, n’a t-il pas été, dès son arrivée à l’étude, dissimulé derrière un paravent, dans le propre bureau de l’avoué ? Et n’est-il pas étrange que toutes les descriptions le représentent comme un jeune homme pâle, livide, cadavérique, un fantôme36 ?
25À la différence de Moby Dick, pas d’indication claire ici d’une deuxième scène où se jouerait la comédie du sens, à moins que la dernière partie du texte qui, sous la plume du narrateur substitue à la « maigre relation de l’enterrement du pauvre Bartleby », un « bruit » concernant sa vie passée au service des lettres au rebut (Dead Letters) de Washington, ne constitue un indice de ce retournement37. Les contemporains de Melville, cependant, n’ont pas manqué de lire la nouvelle comme un conte à la manière de Poe, a poeish tale, et ne s’agit-il pas, en effet, d’une sorte de narration perverse (au sens anglais du terme38) qui montre tout en dissimulant, et où un coupable se justifie de son crime ? Mais qu’en est-il de la victime alors, ou du mobile de l’assassin ? Si l’avoué est bien un meurtrier alors Bartleby a peut-être découvert quelque chose dans ces lettres mortes qui aurait pu l’accuser d’escroquerie – le passage, après tout, se présente comme un dénouement, « pour qu’un autre le défasse » comme dit le vieux marin catalan dans Benito Cereno. Il reste aussi, comme on n’a pas manqué de le relever depuis les années soixante-dix, que Bartleby défait les relations sociales presque aussi sûrement que l’escroc de The Confidence Man. Gilles Deleuze le décrit ainsi :
Bartleby est l’homme sans références, sans possessions, sans propriétés, sans qualités, sans particularité ; il est trop lisse pour qu’on puisse lui accrocher une particularité quelconque. Sans passé ni futur, il est instantané39.
26Bartleby est au-delà du crédit, au-delà du partage des hommes. Il évacue tous les possibles de l’intrigue romanesque. Il arrête toutes les montres. De fait ne reste de lui que sa fameuse formule, I would prefer not to, « Je préférerais ne pas ». Ne serait-il pas, finalement, tout à fait cohérent qu’un narrateur à la manière de Dickens l’assassine, ne serait-ce qu’au nom de sa vision (ou de celle de Dickens) de l’humanité ? Cela donnerait un sens nouveau à son exclamation finale : « Ah Bartleby ! Ah Humanity [88] ! ». Et consacrerait la parenté du copiste avec celui qui correspond en quelque sorte à son double inversé : the confidence man. L’avoué, lui, ou celui qu’il prétend être (mais n’est-ce pas la même chose à ce point ?) prend le masque d’Amasa Delano.
Sigue tu maestro
27Benito Cereno raconte l’histoire vraie d’une révolte d’esclaves à bord d’un navire négrier espagnol en 1805. Melville change cette date pour 1799, date de la révolte des esclaves en Haïti. Le navire du capitaine Delano a fait halte devant l’île de Santa Maria pour se ravitailler en eau. Il voit venir un navire dont la course anarchique manifeste clairement une panne40. N’écoutant que son bon cœur, Delano, qui ressemble beaucoup au narrateur de Bartleby, rejoint le navire à bord d’une baleinière qui repartira, le laissant à bord, pour chercher de l’eau et des vivres frais. Car sur le navire, s’offre le spectacle désolant d’esclaves et de marins espagnols à bout de force, comme leur capitaine, soutenu de près par un esclave noir qui ne se sépare jamais de lui. Sous la figure de proue, recouverte d’une bâche, qui dissimule sans doute son mauvais état, sont portés ces mots, tracés à la craie, qui intriguent l’Américain : sigue tu maestro ; suis ton maître. Delano passe la journée sur le navire espagnol, attendant que le vent se lève pour l’amener lui-même au mouillage, à côté de son propre bateau. Le narrateur suit de très près ses déambulations sur le navire et ses réflexions : son admiration devant le lien qui unit le maître et le serviteur, qu’il se propose d’acheter tant sa fidélité lui inspire confiance, mais aussi ses hésitations lorsque, peu à peu, se fait jour, chez « cet honnête marin » à la « parfaite ingénuité41 », l’idée que, peut-être, on le trompe et que ce capitaine et « le fatras gothique que lui offr[e] le [navire] espagnol » dissimulent une autre réalité, celle d’un bateau pirate qui lui aurait fait le coup de la panne pour le tuer et lui voler son bateau. Le narrateur, d’ailleurs, ne cesse de rappeler au lecteur la « simplicité native » de l’Américain, qui le rend incapable de satire et d’ironie et, surtout, de soupçonner son prochain. Même les apartés du capitaine espagnol et de son serviteur, et les questions directes qui lui sont posées sur les armes présentes à son bord, la nature de sa cargaison, l’argent qu’il transporte, ne parviennent pas à le convaincre totalement qu’il y a tromperie. Enfin, le vent se lève, Delano conduit le bateau espagnol à bon port et monte, soulagé tout de même, dans la baleinière qui le reconduit sur son propre navire. Au dernier moment don Benito saute dans la chaloupe, suivi de près par son homme de confiance, une dague dans chaque main… Delano et ses marins les maîtrisent. Et, comme un rideau se lève ou, plutôt, dans ce cas précis, se baisse, la situation, tout à coup, devient claire. Tout au long du jour, c’est une véritable mascarade qui a eu lieu sous les yeux abusés de l’Américain. Les esclaves noirs ne sont pas les braves serviteurs qu’ils semblaient être (surtout Babo) ; les marins espagnols disparus n’ont pas été les victimes du scorbut ni d’une fièvre maligne, comme l’avait d’abord affirmé don Benito : ils ont été massacrés par les esclaves rebelles. La bâche qui recouvre la figure de proue cache le cadavre d’Alexandro Aranda, le maître des esclaves, que d’obscures manipulations ont réduit à l’état de squelette. Sigue tu maestro.
28La première partie du texte se termine avec les deux vaisseaux, navigant de conserve vers Lima. Les deux autres sont beaucoup plus courtes. Une partie rapporte la déposition, fragmentaire, de don Benito au tribunal et une petite cauda forme la troisième, une conversation qu’eurent les deux hommes lorsqu’ils revenaient vers Lima et qui témoigne de la terrible manière dont le jeune capitaine espagnol a été affecté par les évènements. Elle s’achève sur la fin de Babo.
[…] le Noir connut une fin silencieuse. Le corps fut réduit en cendres ; mais pendant de longs jours la tête, cette ruche de subtilité, fixée sur une perche sur la Plaza, soutint, sans faiblir, le regard des blancs, les yeux tournés par-delà la Plaza, […] vers le monastère où, trois mois après avoir été congédié par la cour, Benito Cereno, porté sur la civière funèbre, suivit, de fait, son chef42 [leader].
29Dans Benito Cereno, le coup de la panne est le moteur du récit. Un piège est bien, littéralement, tendu à Delano et à son équipage, et une comédie est effectivement jouée. Les esclaves font les bons esclaves et imposent à leurs maîtres de revêtir le costume des bons maîtres qu’ils imaginent : Babo donnera ainsi à don Benito un invraisemblable costume de capitaine et une épée de pacotille qui surprennent Delano. Cette mascarade, c’est le sous-titre de The Confidence Man, masque le massacre. Bien sûr le lecteur est porté, par l’accumulation des indices, à comprendre bien avant Delano qu’on est en train de lui jouer le coup de la panne. Le réseau des comparaisons tisse d’ailleurs un arrière-plan « gothique », menaçant, au texte, mais il est difficile de l’attribuer au narrateur ou au personnage tant ils se confondent. Et surtout, l’interprétation de Delano, se constituant comme possible, masque d’autres lectures.
30Et d’abord que chacun ici joue le rôle que l’autre lui prête dans le système de crédit qui mène le monde. En conséquence les rôles peuvent facilement se renverser43. Le coup de la panne a dissimulé une autre réalité. Don Benito n’est ni un voleur, ni un assassin. Babo n’est pas son fidèle complice. Mais le jeu des dévoilements dit encore autre chose. Que les esclaves ne sont pas des pirates et qu’ils voulaient rentrer chez eux, au Sénégal. Certes, ils ont assassiné des marins espagnols, mais les Américains ont, eux aussi, délibérément, tiré sur les marins survivants lorsqu’ils ont pris le navire à l’abordage. Certainement d’ailleurs, que les esclaves auraient fait prisonnier Delano plutôt que de le tuer et se seraient débarrassés de l’invalide qu’était devenu le jeune capitaine espagnol. Le compte-rendu d’audience révèle qu’ils regrettaient d’avoir tué le second du navire et de s’être privés ainsi d’un pilote de rechange. Le coup de la panne dissimule une autre réalité et fait parler ceux qui n’ont pas de voix. Babo, seul maître de l’intelligence dans ce récit, dès que la mascarade est finie, devient plus silencieux que Bartleby et refuse de témoigner à son procès.
31Au fond une seule formule est commune aux deux plans : sigue tu maestro et c’est elle aussi qui conclut le récit. Mais qui est le maître du jeu ?Certainement pas le narrateur qui se confond presque avec son personnage, ses vues limitées, ses analyses racistes qui le conduisent, alternativement, dans un sens ou dans l’autre mais jamais vers la vérité. Et évidemment pas Delano : comme le narrateur de Bartleby, le capitaine du Délices du célibataire incarne la figure du crédule, heureux de vivre, croyant en la Providence, ainsi que tout bon chrétien. Cela, au bout du compte, lui sauve la vie en lui permettant de vivre toute une journée au milieu d’assassins qui guettent le moindre de ses gestes. Mais le maître n’est pas non plus Benito Cereno, jeune homme pâle et impuissant comme Bartleby et comme lui déjà mort dans le jeu des comparaisons. Reste alors le squelette de la figure de proue. La mort, puissance égalisatrice, mène la danse en effet dans cette comédie et c’est bien cela qui terrifie don Benito. Au squelette de don Alexandro Aranda qui regardait vers l’Afrique répond la tête de Babo, regardant vers l’intérieur des terres, vers le monastère où est mort son maître d’un jour. Delano, lui, continue sa route de capitaine américain, crédule et bienheureux. Mais un dernier roman porte la crise de confiance au cœur de l’Amérique.
Le fidèle
32The Confidence Man se présente comme une suite de micro-récits, qui appellent ou combinent parfois d’autres récits, rapportant, parmi la foule des passagers d’un vapeur jamais vraiment décrit, la rencontre de personnages qui ne se connaissent pas (mais est-ce sûr ?) et ne sont pas appelés à se revoir. Leur nombre et leur identité changent au fil du voyage, dans l’espace clos du navire que les escales ouvrent périodiquement et qui, dans son abstraction même, se révèle plein de recoins et de cachettes l’in-finissant comme un labyrinthe. Le tout est raconté dans une langue qui se transforme sans cesse en s’adaptant aux personnages et aux situations — la transformation ayant peut-être, à chaque occurrence, valeur de travestissement et la métamorphose constituant l’un des principes de liaison du texte dans son ensemble (au niveau métaphorique aussi, ainsi la chenille et le papillon, le serpent et la colombe…) jusqu’à se matérialiser, en quelque sorte, dans la scène quasi merveilleuse du cosmopolite traçant un cercle magique avec des pièces de cinq dollars autour de Charlie (Charles Arnold Noble) devenu serpent, « une métamorphose plus surprenante qu’aucune de celles racontées par Ovide44 ». Sur ce fond instable, proverbes et stéréotypes de toutes sortes émaillent, comme autant de formules aussi dangereusement figées que celle de Bartleby peut l’être, les conversations du Fidèle.
33Le roman décline la confiance (et le mot trust) dans tous ses sens, sous tous ses aspects, ses clichés et ses contradictions aussi, et le contexte de ses déclinaisons est tout autant hétéroclite que les personnages et les situations : si les conversations à bord du Fidèle évoquent en effet tout ce qui constitue l’actualité américaine du XIXe siècle — l’esclavage, le commerce, le profit, les conflits avec les Indiens, la conquête de l’Ouest… — leur cadre est aussi bien la religion que la haine ou la noblesse morale des « primitifs », le transcendantalisme que le racisme, Rousseau que la fausse monnaie et Saint-Augustin que les croustillantes histoires de bandits assassins relayées par les journaux de l’époque. Enfin, la pluie d’odes « sur les intuitions de l’esprit de défiance en l’homme, déduit à regret des échecs répétés de généreuses tentatives pour gagner sa confiance » qui, dans le chapitre X, a jonché le fumoir de feuillets distribués par « un individu d’un certain âge, portant la tenue des quakers45 », en est un exemple : dans le tohu-bohu général, tous les discours ne trouvent pas forcément d’émetteur identifié pour les tenir. Ils peuvent passer de personnage à personnage, de contexte à contexte, de situation à situation, comme la confiance ou l’incrédulité.
34L’ouverture du roman, un premier avril, sur le Mississipi — autant dire la fameuse Frontière — joue cette fois la comédie de la confiance à même l’Amérique, réelle et fantasmée, du XIXe siècle, et la généralise. Advient46 sur le quai de la ville de Saint-Louis, comme était advenu Bartleby sur le seuil de l’étude de l’avoué de Wall Street, un homme tout entier vêtu de blanc, vierge de tout, amis, porteurs, bagages, « un étranger, d’une étrangeté absolue47 », de surcroît sourd et muet. Il monte sur le Fidèle. Si le personnage « à l’air doux et exténué » évoque Bartleby48, dès ce premier chapitre, The Confidence Man convoque aussi Benito Cereno : le rasoir ouvert sur l’écriteau du coiffeur dunavire, accompagné des mots « No trust », fait évidemment penser à la grande scène d’intimidation où Babo rase Don Benito sous l’œil ravi de Delano qui, tel le sourd muet vêtu de blanc de The Confidence Man,semble lui aussi brandir une ardoise qui dirait « La charité ne soupçonne point le mal. »
35Comme le Pequod, le navire est « un parlement bigarré […] rassemblant toutes les variétés de cette espèce multiforme et pérégrinante, l’Homme49. » Au début de cette comédie humaine, le troisième placard, affiché près du bureau d’un capitaine aussi invisible qu’Achab au début de Moby Dick (mais qui ici le demeurera) annonce aux passagers de cette nef des fous qu’un « mystérieux imposteur censément arrivé depuis peu de l’Est » se trouve à bord :
— un génie parfaitement original pour ce qui était de son état, à ce qu’il semblait, encore que la nature de l’originalité n’était pas précisément définie ; suivait cependant ce qui se présentait comme une description détaillée de sa personne50.
36Cette description, le lecteur ne l’aura pas. Comme il ne saura pas avec certitude qui est l’homme de la confiance, the confidence man, « l’escroc à la confiance », selon la traduction de Philippe Jaworski51. Toutes sortes de personnages d’étranges étrangers, la plupart à peine esquissés, se rencontrent sur le Fidèle. Parmi eux, peut-être Edgar Poe en « homme au visage hagard et inspiré […] – un mendiant fou52 », peut-être Hawthorne en « fonctionnaire des douanes que l’on venait de congédier53 » et presque certainement Emerson en Mark Winsome, le philosophe mystique. Les passagers du vapeur montent à bord et en descendent. Le lecteur croit en reconnaître certains mais n’est jamais sûr, ni non plus de l’identité du maître des apparences qui doit être à bord, si l’on se fie à la théâtrale affiche. Les personnages sont campés en un trait ou deux, ceux qui les rendent visibles aux yeux des autres : vêtement ou objet le plus souvent ; aucun procédé ne prend en charge une quelconque forme d’intériorité, tous sont représentés toujours de l’extérieur, dans la circonstance. Leur défilé ressemble à celui des danses macabres de la fin du Moyen Âge où chaque squelette est renvoyé par un signe ou un autre à la fonction qu’il exerçait de son vivant ; couronne du roi, instrument du musicien, chapeau du sorbonnicole… deviennent ici gilet mauve, Bible, plaque de cuivre, chapeau en peau de raton-laveur… Dans la première partie du livre, un certain nombre d’entre eux (tous ?) se conduisent (presque) ostensiblement comme des escrocs ou des menteurs ; s’agit-il d’individus isolés ? d’une bande (la liste de témoins de moralité que donne Guinée Noire au début du roman ? Lui-même un imposteur à la manière de Babo ? Un blanc grimé ?), d’un filou unique, le fameux « génie » venu de l’Est ? On a beau traquer des signes dans les répétitions, les ressemblances, et toutes sortes d’hypothétiques connexions ou associations, le doute quant à la provenance des indices (celui qui parle est-il bien celui qui parle ?) et le soupçon perpétuel d’être en présence du grand manipulateur, encore alimenté par l’omniprésence du thème de la confiance qui fait l’objet de toutes les conversations, rend toute certitude impossible. Certes, lorsqu’on rencontre, au seuil de la deuxième partie du roman, au chapitre XXIV, le personnage du cosmopolite, à la douce voix de séraphin, dans son costume bariolé, il semble résumer à lui seul tous les avatars précédents (ou, du moins en avoir la capacité), mais l’Arlequin improbable, dans son vêtement « partagé en plusieurs couleurs, où dominait celle de la cochenille, et dont le style relevait du plaid écossais, de la robe d’émir et de la blouse française54 » fait tout pour se rendre visible et, en apparence du moins, ne cherche pas plus à tromper qu’il ne prétend dire la vérité : il veut simplement qu’on lui fasse confiance. Est-il le double inversé du sourd muet à l’habit blanc ou son nouvel avatar ? Le premier personnage qu’il rencontre, le célibataire misanthrope du Missouri (ennemi de toute confiance, cela va sans dire) ne commence-t-il pas par le traiter de « canaille métaphysique » pour finir par reconnaître en lui un Diogène travesti55 ?
37Ce qui est certain, c’est qu’entre la première et la deuxième partie du roman, la perspective change. Philanthrope ou misanthrope déguisé, excentrique ou grand manipulateur, si le grand escroc est bien le cosmopolite, alors, pour paraphraser Victor Hugo dans la préface de Cromwell, il arrête d’imiter les imitations que constituaient ses prédécesseurs en escroquerie : génie devenu véritablement « original » dans son habit de toutes les couleurs56, il se place en amont des travestissements, pour incarner tout le monde. Maître des apparences dans un monde d’apparences où chacun n’apparaît que comme trait, il peut être chacun et tous à la fois, comme la mort qui mène la danse dans les représentations médiévales. Désormais il va au-devant des autres personnages en se plaçant au fondement des conventions les plus implicites qui font marcher la montre du monde et, sans leur demander de matérialiser de quelque façon que ce soit leur réponse, sa seule question est « ne me faites-vous pas confiance ? ».
La mort mène la danse, sigue tu maestro
38Dans Benito Cereno, le vieux marin catalan, entouré d’esclaves rebelles, faisait en silence un nœud extraordinairement embrouillé en espérant qu’Amasa Delano comprenne par là le coup de la panne dont ils étaient tous deux les victimes. En désespoir de cause il finit par le lui jeter à la figure. Mais le capitaine américain est incapable de lire les signes. Et c’est cela qui lui sauve la vie. The Confidence Man n’utilise plus l’extraordinaire de la circonstance, la révolte des esclaves qui, dans Benito Cereno, autorisait la mascarade. Il n’y a plus, sur le Fidèle, des acteurs (les esclaves et les marins espagnols) jouant pour un public (Delano) la comédie de la confiance. Sur le Fidèle, c’est l’économie globale des relations humaines qui est en jeu. En allant de passager en passager pour poser sa question, le cosmopolite crédite ses interlocuteurs de quelque chose. Les esclaves désiraient rentrer en Afrique, ils avaient besoin du navire de Delano et de quelques marins expérimentés puisqu’ils avaient tué trop d’officiers espagnols. Le cosmopolite, lui, ne désire en apparence que la confiance de l’autre. Mais ce faisant c’est toute la comédie humaine et la vie même qu’il alimente. Car de même que le désir est désir de l’autre, la confiance est confiance de l’autre. Crédulité, croyances, crédit, confiance et crises de confiance, tels sont les véritables sujets de toutes les conversations du Fidèle et la base des transactions de toutes les sociétés humaines. Si le flux de la confiance venait à s’arrêter, l’économie mondiale en ferait de même, celle du psychisme aussi. La confiance autorise tous les transferts parce qu’elle masque la mort. De cela le misanthrope mélancolique n’est pas dupe, lui qui est en panne de confiance structurellement.
— Balivernes ! Vous ne croyez pas ce que vous dites. Ou alors vous êtes comme un terrien en mer : vous ignorez tout des cordages, de ces choses que l’on hale continûment sous vos yeux. Il y en a partout, qui glissent comme des serpents, poulies volantes trop subtiles pour vous. Bref, le navire tout entier est une énigme [riddle]. Les novices que vous êtes seraient bien incapables de dire s’il peut tenir la mer, et pourtant, les pouces enfoncés dans les entournures, vous arpentez les planches pourries en chantant comme des imbéciles les paroles qu’a mises dans votre bouche candide le rusé armateur, l’homme qui, après avoir contracté, pour son bâtiment, une lourde assurance, l’envoie au naufrage…
Une voile trempée, une mer qui roule…
… et maintenant que j’y pense, votre discours, monsieur, votre discours tout entier n’est qu’une voile trempée et une mer qui roule, et une brise indolente qui traîne obstinément à l’arrière […]57.
39 Croire et faire croire que le navire peut tenir la mer, garder ses pouces enfoncés dans ses encoignures et faire des discours, telle est l’arnaque fondamentale du cosmopolite. Il révèle le défaut de confiance chez les autres personnages en brouillant les signes qui leur permettraient de trancher, comme le font misanthropes et mélancoliques, pour la vérité de la mort. En embrouillant, il remonte la montre de la confiance dont le moteur est le crédit. Le narrateur fait de même.
40Une grande partie du roman étant écrite sous forme de dialogue, le narrateur du roman semble lui aussi se mettre en panne, d’autant que, comme dans la mélancolie, aucune hiérarchie des valeurs ou des évènements ne semble émerger du fil des rencontres. Mais faire confiance, n’est-ce pas tenir pour vrai les propos de celui qui parle ? Lorsque le narrateur intervient, comme le cosmopolite, c’est pour maintenir son lecteur dans le plus grand flou, surtout dans les trois chapitres (14, 33 et 44) que le roman consacre à la fiction que constitue la « cohérence dans la peinture des personnages58 ». Évidemment, elle lui apparaît comme un défaut :
[…] si l’on reconnaît à toute œuvre de fiction un certain degré d’invention, celle, cependant, qui se fonde sur des faits ne devrait jamais être en contradiction avec ces faits ; et n’est-ce pas précisément un fait, que, dans la vie réelle, un être cohérent est un rara avis59 ?
41Un ornithorynque, autrement dit, à l’existence duquel même les savants du British Museum n’ont pas cru, mais un oiseau réel néanmoins. Son originalité repose non sur un caractère unique mais sur l’assemblage de traits appartenant à plusieurs espèces qui le constitue comme… unique. Ainsi le personnage véritablement « original » devrait revêtir toutes les nuances du costume « d’arlequin », être tous les personnages et non pas un seul :
En bref, une juste conception de ce qu’on peut tenir pour cette sorte d’être de fiction ferait presque de lui un prodige aussi extraordinaire que l’est dans le monde réel un nouveau législateur, un philosophe révolutionnaire ou le fondateur d’une nouvelle religion60.
42C’est le cosmopolite.
43Parce que l’homme de la confiance incarne ce que chacun attend de l’autre, il est sans qualités. À un premier niveau, celui de l’escroquerie, il incarne l’idéal américain de celui qui est capable de faire face à n’importe quel événement et de dompter tous les possibles pour réussir. Et, effectivement, comme il a déjà été remarqué, avec ce roman Melville met en scène l’arnaque généralisée que constitue toute vie sociale. Le cosmopolite est le révélateur de la tromperie que masque, pour chacun, la comédie dans laquelle le crédit accordé est à l’origine de la vérité partagée comme de la dette généralisée61. Mais le jeu de Melville n’est pas que social, il constitue aussi une nouvelle manière d’anthropologie : c’est pourquoi, en deçà du terrain politique, le cosmopolite représente aussi le créancier virtuel qui promet la remise de toute dette. Il vient sur le terrain de chacun promettre ce que chacun est prêt à payer, et paiera ultimement de sa vie : la vie. Aussi est-il à la fois et selon ses lecteurs, figure du Christ ou figure du diable.
44Il est enfin, et peut-être surtout, le représentant de ce lien diffus sur lequel repose la littérature ou, pour le dire encore comme Coleridge, the willing suspension of disbelief. Le chapitre XXIII s’intitule « Qui pourra passer pour ce qu’on voudra lui attribuer de mérite ». Le narrateur, s’y exprimant à la première personne, prétend qu’il a pour objet de répondre « à certaine voix » qu’il croit entendre s’exclamer :
« Comme tout cela est bien peu réel ! Qui s’est jamais habillé ou comporté comme votre cosmopolite ? »
45À cette question de confiance, le narrateur répond :
Il en est de la fiction comme de la religion : elle devrait nous présenter un autre monde, et pourtant un monde auquel nous sentons qu’un certain lien nous attache62.
46Ce lien c’est donc, au-delà de la croyance, la foi, ultime et première forme, de la confiance, le sujet de tous les romans de Melville.
47Un tel roman cependant, comme Bouvard et Pécuchet, fait éprouver les limites du récit. Faut-il le rappeler ? Après The Confidence Man,Melville, de son vivant, n’a plus publié que de la poésie. À la fin du livre le cosmopolite éteint la lumière et l’auteur a définitivement perdu la confiance de ses lecteurs. Mais, comme chacun sait, la foi est un pari, et c’est encore ce que suggère la toute dernière phrase « Something further may follow of this masquerade » : « Il n’est pas certain que cette mascarade reste sans suite63 ». Le Fidèle, en tout cas, n’est pas encore à la panne. Il se trouvera bien encore quelques passagers pour entamer sa lecture.