Mimesis dramatique, mimesis romanesque chez Sade : une œuvre à deux faces ?
1Le théâtre de Sade provoque, paradoxalement, un certain malaise, malaise inverse de celui qu’a suscité et que suscite toujours l’œuvre clandestine et il peut sembler aujourd’hui quasiment illisible, exactement pour des raisons inverses. Sans les flamboyances furieuses de l’autre face de l’œuvre, on ne s’intéresserait sans doute guère à ce théâtre trop peu original et subversif à notre goût et Sade dramaturge fait bien pâle figure à côté de son double scandaleux1. Certes, la ligne de partage entre œuvre officielle et œuvre clandestine n’est pas d’ordre générique, puisque l’œuvre officielle compte également des romans et des nouvelles, Aline et Valcour, Les Crimes de l’amour, La Marquise de Gange et les deux derniers romans historiques, et qu’inversement l’œuvre clandestine comprend La Philosophie dans le boudoir, qui est une sorte de théâtre en liberté au croisement du théâtre érotique et du dialogue philosophique : à côté de ce livre brillant et jubilatoire, le théâtre de Sade paraît bien conventionnel et soumis à des contraintes et à une auto-censure d’autant plus sévère que l’auteur voulait obstinément le faire représenter. Cela produit un clivage étonnant entre deux plumes différentes voire opposées, clivage qu’on trouve, à un degré moindre, chez d’autres auteurs comme Diderot, et qui a longtemps gêné la critique.
2Vivement rejeté par les premiers commentateurs de Sade comme Gilbert Lely qui le juge médiocre, laissé dans l’ombre par les grandes lectures historiques, comme celles de Bataille, Blanchot et Barthes, qui se focalisent sur quelques grands textes clandestins, le théâtre de Sade a été sinon vraiment réhabilité, du moins largement étudié2 à la lumière de l’intérêt majeur et constant de l’auteur pour le théâtre tout au long de sa vie, et qui se manifeste notamment par une pratique originale et variée du théâtre de société ; la vie et l’œuvre de Sade constituent un riche témoignage de la « théâtromanie » du XVIIIe siècle et peuvent être étudiés comme tels. On a pu soutenir également que le théâtre déborde largement l’œuvre dramatique proprement dite et se manifeste dans une vision du monde théâtrale, voire une « façon de penser » pour reprendre l’expression d’Annie Le Brun3. « Métaphore récurrente des appareils de pouvoir4 », selon l’expression de Pierre Frantz, mise en scène de la machination et de l’illusion scénique, le théâtre de Sade gagne à être confronté à l’autre face de l’œuvre, d’où la prédilection de la critique pour certaines pièces comme L’Union des arts, atypique par ses dimensions monstrueuses et son caractère méta-théâtral5. L’analyse du théâtre de Sade se heurte cependant à plusieurs difficultés : doit-on le considérer en lui-même au risque de constater son manque d’originalité (c’est le parti pris par Cerstin Bauer6 par exemple), ou au contraire y rechercher à tout prix des traces de l’autre face, affaiblies ou inversées ? Doit-on le lire au second degré, comme le suggère Jean-Jacques Brochier dans sa préface au Théâtre de Sade, quipropose d’y voir « un renversement humoristique de cette négativité scandaleuse que représentent la Nouvelle Justine et L’Histoire de Juliette7 » ? Outre que l’ironie est difficile à exprimer au théâtre, car rien ne ressemble plus à la parodie du pathétique que le pathétique lui-même8, comment peut-on l’accorder avec la passion manifeste et sincère que l’auteur a eue pour le théâtre, avec son acharnement à écrire, réécrire et faire recopier ses pièces, à les présenter inlassablement dans les théâtres malgré les innombrables refus, efforts qu’on ne peut réduire au seul souci de respectabilité ainsi qu’au besoin d’argent devenu criant dans les dernières années de liberté. Il faut donc prendre le théâtre de Sade au sérieux9 tout en reconnaissant la difficulté que présente son écart considérable avec l’autre face de l’œuvre.
3La place du théâtre dans l’œuvre de Sade peut être examinée sous deux angles :
4Le premier concerne la moralité supposée de ce théâtre, un peu rapidement classé dans l’œuvre dite officielle et honorable10 : partant de la constatation que sur vingt pièces, et une bonne quinzaine proposées à divers théâtres, seulement deux d’entre elles ont été représentées, que ces représentations elles-mêmes ont été si houleuses qu’elles ont été suspendues et qu’une seule pièce a été publiée du vivant de Sade, je me suis penchée sur les raisons précises du refus de ces pièces et sur leur réception. Outre de multiples raisons conjoncturelles, les pièces de Sade ont paru douteuses, voire révoltantes aux lecteurs et au public de l’époque, particulièrement sourcilleux il est vrai sur le plan moral, le théâtre étant soumis à une censure plus sévère que les textes narratifs. Toujours est-il que la fragilité de sa façade morale n’a pas échappé aux lecteurs et aux spectateurs de son temps.
5Je m’interrogerai ensuite sur les particularités de la dramaturgie sadienne qui est à première vue disparate et peu singulière : Sade a écrit des pièces de genres variés comme s’il voulait expérimenter toutes les formes (un peu comme dans ses œuvres narratives) ; il reprend et recycle beaucoup, y compris ses propres textes, ce que montre bien le livre de Sylvie Dangeville11. Si le recyclage est fréquent chez les dramaturges, on peut y voir aussi une tendance au ressassement propre à l’auteur ainsi qu’une forme d’insatisfaction dont témoignent, par exemple, les nombreux changements de titres des pièces. Il y a néanmoins une dramaturgie sadienne, qui est moins de son temps qu’on ne le dit, ce qui tient aux circonstances, mais aussi peut-être à des raisons plus profondes et ce qui a été une des causes de son échec. Je proposerai de considérer le théâtre comme une matrice de l’œuvre sadienne au même titre que le conte avec lequel il entretient de nombreuses affinités. La poétique implicite du théâtre de Sade me semble ainsi pouvoir éclairer des aspects majeurs de l’œuvre y compris de l’œuvre clandestine, dont le théâtre est à première vue si éloigné.
6Sade a écrit une petite vingtaine de pièces (dix-huit exactement) dans tous les formats (de la petite pièce en un acte en prose au monstre de L’Union des arts, pièce formée à l’origine de six pièces insérées dans un cadre sous le titre La Ruse d’amour ou les six spectacles, en passant par des pièces en deux, trois, et cinq actes) et dans tous les genres, comédie et drame principalement, mais aussi tragédie (une tragédie historique, Jeanne Laisné ou le siège de Beauvais et la petite tragédie en un acte insérée dans L’Union des arts, Euphémie de Melun), comédie-féerie (Azélis ou la coquette punie), opéra-comique (La Tour mystérieuse), scène lyrique (Tancrède), tout ceci en prose ou en vers (alexandrin, décasyllabe et vers libres). Les premières pièces sont aussi ses premières œuvres : Le Philosophe soi-disant est une œuvre de jeunesse datant des années 60. Sade s’intéresse déjà vivement au théâtre12, goût peut-être suscité par les spectacles du collège des Jésuites et leurs machineries somptueuses ; en 1764, il participe au théâtre de société dans le château du marquis de Brunet d’Evry, beau-frère de Mme de Montreuil. Toute la famille et les invités jouent dans des pièces de Regnard, Brueys et Palaprat, Rochon de Chabannes, Gresset. Lorsqu’il s’installe dans son château de La Coste en 1771, le marquis aménage à grands frais un théâtre et engage un couple de comédiens, Bourdais et sa femme. Il écrit alors deux de ses pièces, Le Mariage du siècle et L’Égarement de l’infortune (1772), et il programme, par exemple pour 1772, Le Glorieux et Le Philosophe marié de Destouches, Les Mœurs du temps et Beverley de Saurin, Le Retour imprévu de Regnard, Le Déserteur de Mercier, Le Somnambule de Pont de Veyle et Heureusement de Rochon de Chabannes. Ces pièces ont en commun d’être toutes des pièces à succès et témoignent d’un goût assez éclectique, attaché aussi bien à de grands auteurs comiques qu’il admire beaucoup mais qui sont déjà un peu anciens, comme Regnard ou Destouches13, qu’à un répertoire plus récent et plus sombre, par exemple la tragédie bourgeoise de Saurin, Beverley (1768), adaptation d’une pièce anglaise mettant en scène un joueur invétéré acculé au suicide et dont on retrouve des traces évidentes dans deux drames de Sade, Henriette et Saint-Clair et le drame anglais Fanni ou les effets du désespoir.
7Sade écrit la plus grande partie de ses pièces en prison, une dizaine environ14, au début des années 80, juste avant Les 120 journées de Sodome, de sorte que leur représentation potentielle est évidemment retardée de plusieurs années. à cette époque, il demande à sa femme de lui procurer des pièces qu’il lit et dont il s’inspire. à sa sortie de prison et pendant la période révolutionnaire, il n’écrit que trois pièces qui sont des remaniements ou des variantes d’œuvres antérieures : Fanni ou les effets du désespoir (1790), qui est la version amplifiée en trois actes du petit drame inséré dans La Ruse d’amour ou les six spectacles, Cléontine ou la fille malheureuse ; Oxtiern (1791), qui est l’adaptation de sa nouvelle Ernestine ; et Franchise et trahison, qu’on peut considérer comme une variante d’Oxtiern.
8Enfin à Charenton, Sade fait recopier ses manuscrits, et s’adonne à sa passion du théâtre de société dans le cadre particulier de l’asile d’aliénés sous la protection bienveillante du directeur M. Coulmier auquel il dédie une dernière pièce à la fois ingénieuse et touchante, La Fête de l’amitié ou l’hommage de la reconnaissance. Sade choisit les spectacles, toujours des comédies, Le Dépit amoureux, Les Fausses Confidences ou des petites pièces à la mode comme l’opéra comique Les Deux Petits Savoyards qui date de 1789 ; il fait répéter les acteurs qui sont les malades de Charenton mêlés à des acteurs professionnels, il joue et chante avec son amie Constance Quesnet qui est elle-même une ancienne actrice15.
9Sade a proposé une bonne quinzaine de ses pièces à différents théâtres, de manière répétée et insistante, pendant sa période de liberté (1790-1801). Il ne parvient à en faire jouer que deux, et ce malgré son obstination, voire son acharnement dont témoignent les échanges épistolaires insistants avec les directeurs de théâtre. Les deux pièces représentées sont retirées rapidement de l’affiche. Peut-on considérer son théâtre comme un pan de l’œuvre officielle alors qu’il est refusé par tous les théâtres et qu’il suscite, quand il est joué, l’indignation du public ?
10Il faut évidemment tenir compte du contexte. À sa sortie de prison, en pleine tourmente révolutionnaire, Sade a deux lourds handicaps : il a une fâcheuse réputation morale, et c’est un ci-devant, ce qui ne plaît guère aux révolutionnaires vertueux. À cela s’ajoute le décalage temporel dû à son emprisonnement et l’accélération subite de l’histoire : ses pièces datent de plusieurs années, correspondent au goût de l’ancien régime et semblent démodées. Sade peine à être de son temps et pour le théâtre, il retarde ! Un des arguments du refus de sa comédie, Le Prévaricateur ou un magistrat du temps passé, est que le public n’aime pas les choses anciennes et veut de la nouveauté : de fait, l’action de la pièce se passe en 1774 et présente une critique de la justice de l’ancien régime qui est dépassée au moment où Sade la propose au théâtre. Sur le plan esthétique, le théâtre de Sade est trop classique ! Il n’est pas assez noir pour le goût du temps, ce qui est un comble, et ce qui fait dire à Jean-Jacques Pauvert : « Ni assez anglais, ni assez anthropophage, ni assez politique, le théâtre de Sade, à peine sorti de ses cartons, est périmé16 ».
11Inversement, ceci peut expliquer le relatif succès d’Oxtiern, drame noir écrit en 1791 et représenté la même année, la seule pièce qui corresponde vraiment au goût du temps17. Ce sera la seule pièce imprimée du vivant de l’auteur, en 179918. Elle le fait connaître comme homme de lettres avec Les Crimes de l’amour en 1800 : toutes deux sont signées DAF Sade. Les deux œuvres sont d’ailleurs liées, puisqu’Oxtiern est l’adaptation d’une nouvelle très noire des Crimes de l’amour, Ernestine, considérée par Sade comme la meilleure de son recueil19. Bien que Sade ait allégé sa nouvelle et en ait atténué l’horreur, il en subsiste assez pour que la pièce suscite des réactions négatives. Elle est d’abord refusée par le théâtre de la rue Feydeau, au motif qu’elle est « fondée sur la plus odieuse atrocité20 ». Représentée au théâtre de Molière (de la porte Saint-Martin) en 1791, son succès est « fort balancé », selon les termes de Sade lui-même à son ami Gaufridy21 ; elle suscite un tapage dès la seconde représentation et l’auteur préféra prudemment la retirer. On en sait un peu plus grâce à Boursault, directeur du théâtre Molière, qui écrit à Sade : « Quant à Oxtiern, il n’y a eu qu’un cri quand il a dit : succombez donc, perfide, votre lot est de souffrir si le nôtre est de dominer, à peu près ces mots, et c’est là que l’on a crié : Assez, assez22 ! ». L’article du Moniteur du 6 novembre 1791 va dans ce sens : « Il y a de l’intérêt et de l’énergie dans cette pièce, mais le rôle d’Oxtiern est d’une atrocité révoltante. Il est plus scélérat, plus vil que Lovelace et n’est pas plus aimable23 ».
12De fait, dans Oxtiern, Sade met en scène un vrai méchant, sans nuances ni remords : il a enlevé et violé Ernestine, sa malheureuse victime, fait accuser et emprisonner son amant Herman. Sa profession de foi est celle des libertins égoïstes des romans : « Mon bonheur, ma satisfaction, voilà le but, il est rempli24 ». Il s’y ajoute un projet atroce qui suscite l’indignation de son confident Derbac : sachant que le père d’Ernestine veut se venger et que sa propre fille a le même dessein secret et doit s’habiller en blanc, il a l’idée de s’habiller de la même façon pour « faire égorger la fille par les mains du père25 ! ». Mais grâce à une série de coups de théâtre pour le moins expéditifs, le quiproquo tragique est évité, et le méchant est éliminé par le jeune amant qui vient d’être libéré. Par cet heureux dénouement, Sade modifie profondément la nouvelle : il en supprime les deux épisodes tragiques les plus frappants, la scène où Oxtiern force Ernestine à assister à l’exécution de son amant, et le meurtre de sa fille par son propre père. Inversement, il accentue la noirceur du personnage en excluant toute possibilité de revirement vertueux, ce que le public du XVIIIe siècle supporte de moins en moins volontiers : on se souvient par exemple que Voltaire a converti in extremis son Gengis Khan à la vertu dans L’Orphelin de la Chine. Dans la nouvelle, Sade a ménagé un revirement moral pour le comte Oxtiern qui purge sa peine dans les mines de Suède, revirement qu’on a pu juger ironique (à l’instar de la conversion de Juliette à la mort de sa sœur). Néanmoins, l’image que la nouvelle présente du personnage est plus nuancée, voire ambigüe : « quoique criminel, sa figure est intéressante », déclare le narrateur du récit-cadre26, qui a disparu dans la version dramatique.
13Cette bataille d’Oxtiern est la preuve à la fois de la grande susceptibilité morale du public de théâtre, et de la difficulté de Sade à s’adapter à ses exigences : en effet, comme l’a justement souligné Jean-Jacques Roubine, « celui-ci ne pouvait, sans se mutiler extraordinairement, accommoder son univers au conformisme de la vertu27 ». La pièce a été reprise à Versailles en 1799 (le 22 frimaire l’an VIII), et Sade y jouait le personnage vertueux de Fabrice !
14En 1792, Le Suborneur (ou l’homme dangereux) est représenté au Théâtre-Italien et subit une autre mésaventure. Cette comédie en un acte et en vers est un morceau détaché de La Ruse d’amour ou les six spectacles28. Le sujet est très proche de celui d’Oxtiern et de L’égarement de l’infortune,qui lui-même rappelle le Tartuffe et ses avatars29: un noble libertin et corrompu s’introduit dans une famille vertueuse, et il est démasqué à la fin. Le comte de Saint-Fal est un vrai méchant, qui jouit de ses plans perfides, et qui perd à la fin. Malgré le contexte favorable (montrer un noble méchant est de saison), la pièce n’aura qu’une représentation, plutôt agitée : Le Journal des théâtres de 1792 raconte que les spectateurs n’ont pas du tout écouté la pièce, en ont réclamé une autre (la Suite des Petits savoyards), et que des patriotes se sont coiffés du bonnet rouge à l’entracte. Sade écrit dans une lettre à Gaufridy du 7 avril 1792 : « La faction jacobine a fait tomber le mois passé une pièce de moi au théâtre italien, seulement parce qu’elle était d’un ci-devant. Ils y parurent en bonnet de laine rouge. C’était la première fois que l’on voyait pareille chose. Cette mode a duré quinze jours au bout desquels le maire en a obtenu l’anéantissement ; mais il m’était réservé d’en être la première victime. Je suis né pour ces choses-là30 ».
15Toutes les autres pièces proposées par Sade sont refusées. Les motifs sont divers, et laissent apparaître l’embarras des comédiens et des directeurs de théâtre : pour Jeanne Laisné, par exemple, ils prétendent tous être enrhumés et se renvoient la pièce les uns aux autres. Ils finiront par invoquer des défauts techniques, l’excès d’invention par rapport à l’Histoire et l’impossibilité de lâcher des bombes sur la scène qui feraient à leur tour tomber les figurantes les unes sur les autres, comme le préconise une didascalie. Les critiques de type dramaturgique ou scénique sont cependant moins nombreuses que les critiques d’ordre moral, qui reviennent régulièrement : personnages scandaleux, ouvrage douteux, situations osées. Ainsi, Philoquet, le personnage principal du Prévaricateur est, selon le directeur du théâtre du Palais-Royal « un scélérat dont la vie et les actions annoncent un homme enfoncé, endurci dans le crime, qui le commet par goût et en quelque sorte par principe. Un tel homme est incapable de remords, n’est point susceptible d’indulgence et doit être puni31 » : on ne comprend donc pas que la famille lui pardonne et l’auteur est prié de refaire son dénouement ! Sade a rédigé des Réflexions sur cette pièce où il se demande comment peindre un scélérat (qu’il compare au Tartuffe) et quelle couleur donner à son vice : « Est-il trop rose, il plaît et ne corrige point. Est-il trop noir ? On le rejette ». Pour conclure en faveur du noir : « Ce n’est pas le joli côté du vice qu’il faut offrir pour corriger, c’est son horreur parce que de cette horreur seule découle naturellement toutes les situations pathétiques, qui peuvent servir à faire voir les dangers d’une mauvaise conduite32. »
16La comédie Sophie et Desfrancs ou le misanthrope par amour, reçue à la Comédie-Française en 1790 donne cinq ans d’entrées à l’auteur, mais est finalement rejetée comme « ouvrage douteux ». La pièce met en scène une histoire d’amour entre un homme d’une quarantaine d’années, Desfrancs, et une jeune fille, Sophie, que plusieurs personnages de la pièce et Desfrancs lui-même pensent être sa propre fille : seule Sophie suit la voix de la nature en s’obstinant à aimer Desfrancs ; la révélation qu’elle n’est nullement sa fille, mais celle d’un de ses amis à qui Desfrancs voulait la marier, et qu’elle refusait, lui donne finalement raison. Sade reprend le sujet dans son drame Henriette et Saint-Clair ou la force du sang dont les personnages principaux, un couple d’amoureux, ne sont finalement pas frère et sœur comme ils pouvaient le craindre. Le sujet de l’inceste est certes très fréquent dans l’œuvre clandestine de Sade et il y est subversif, car il est revendiqué chez les libertins de Silling ou chez Juliette ; mais on le trouve aussi chez beaucoup d’auteurs du XVIIIe, dans sa version tragique chez Prévost (Cleveland) ainsi que dans les drames comme Le Fils naturel et La Mère coupable où il est évité de justesse.
17Enfin Le Boudoir, petite comédie en un acte et en vers libres, unanimement jugée peu conforme aux bonnes mœurs et à la bienséance, est refusée par tous les théâtres malgré les efforts insistants de Sade. Elle ne sera jamais jouée. La pièce est une farce destinée à se moquer d’un mari jaloux (un financier en l’occurrence, M. Dolcour) qui épie en cachette sa femme et son amant et auxquels ces derniers vont jouer une comédie en simulant la vertu parfaite. Le mari crédule les enjoint de continuer à se voir. La pièce n’est certes pas très morale, mais les farces ne le sont jamais et ne sont surtout plus guère à la mode à l’époque révolutionnaire sur les théâtres publics (elle a été écrite en 1783). Le goût de Sade pour un franc comique un peu cruel se trouve également dans les Historiettes, contes et fabliaux33 ; il est ici en décalage par rapport à son époque et jugé inconvenant sur les planches.
18Même s’il nous paraît bien anodin par rapport aux autres œuvres de l’auteur, qui étaient alors inconnues du public en attendant la parution des Malheurs de la vertu et surtout de l’énorme diptyque scandaleux de La Nouvelle Justine et de Juliette, le théâtre de Sade n’a donc pas été jugé tout à fait inoffensif, et se ressent des tensions entre la personnalité de l’auteur et les contraintes qu’il s’est imposées. Au-delà de la variété un peu éclectique des sujets et des genres et des innombrables emprunts, il présente une dramaturgie qui, dans ses archaïsmes et ses imperfections mêmes, me semble révélatrice de quelques traits majeurs de l’ensemble de l’œuvre sadienne, y compris de l’œuvre clandestine.
19Tout d’abord, le théâtre de Sade témoigne assez nettement d’un goût pour le comique de farce, les supercheries et les mystifications qu’on trouve également dans les Historiettes, contes et fabliaux et dans les romans34. Sous couvert de corriger le ridicule d’un personnage, l’ascétisme d’Ariste (Le Philosophe soi-disant), la jalousie du mari dans Le Boudoir, les personnages leur jouent des tours pendables, voire humiliants : Ariste, vêtu d’un domino couleur de rose et intéressé par la fortune de la présidente, est pris en flagrant délit de contradiction avec sa façade austère et devient l’objet de risée de la compagnie ; le mari du Boudoir, qui croit assister incognito à une rencontre entre sa femme et son jeune parent, est en réalité dupe d’une machination. Dans le conte « Le Président mystifié », Sade fait la satire d’un homme de robe qui veut épouser une toute jeune fille Mlle de Téroze, et devient la victime des mauvais tours de toute la famille. Les farces qu’on joue au président Fontanis sont l’envers comique des supplices des romans et ils n’en sont d’ailleurs pas très éloignés. Les pièges incessants que Sade réserve à sa Justine et dans lesquels elle tombe avec obstination sont le développement, en quelque sorte, de ces farces qui, sous une allure morale, associent gaminerie et cruauté.
20Sade, qui s’est assez peu risqué à la grande comédie et avec beaucoup de précaution35, car son terrain n’est pas celui de la psychologie, affectionne donc les petites comédies proches de la farce, avec des sujets fantaisistes voire saugrenus. Il s’inspire de Regnard dans Les Jumelles ou les choix difficiles (qui ont peut-être été représentées en 1814) : Damis doit épouser une des deux jumelles exactement semblables (et habillées de la même façon) ce qui occasionne toutes sortes de méprises plaisantes, mais aussi troublantes, le spectateur n’étant théoriquement pas plus en mesure de distinguer les deux femmes que le personnage de la pièce. Le choix de Damis est rendu impossible par cette bizarrerie de la nature, ce qui fait dire à Dumon, le valet de Damis :
Non, ce n’est là, Monsieur, qu’un être à double face ;
Conclusion qui doit, par son art merveilleux,
Vous les faire à l’instant épouser toutes deux36.
21En réalité, Damis n’a que l’illusion du choix, car il doit épouser Julie : pourquoi la mère lui présente-t-elle alors ses deux filles, sinon par perversité ? La comédie se fait l’écho assourdi des jeunes victimes interchangeables des romans, ou encore des doubles que sont Aline et Eugénie, Léonore et Clémentine, Juliette et Clairwil.
22Enfin, l’éternel sujet de l’opposition des parents au mariage d’inclination est décliné dans des registres variés :dans La Tour mystérieuse, le prétendant importun, le financier Grouffignac, se ridiculise par sa couardise devant un supposé fantôme ; dans Les Antiquaires, une série de supercheries proches de la blague de potache dissuade M. de Girasole, qui a la manie des antiquités, de faire épouser sa fille à un vieux M. des Colonnes. Le jeune prétendant Delcour ressemble à Belval, le comédien-magicien de l’Union des arts. Il sort comme un diable de sa boîte à la fin de la pièce, provoquant sur la scène un « tableau de l’effroi37 » !
23Le registre du comique bas et de la farce, qui permet aussi de glisser des allusions sexuelles ou scatologiques, et qui ne se soucie guère de vraisemblance, s’il n’est pas à première vue la caractéristique majeure de l’œuvre de Sade, me semble fournir une entrée non négligeable dans son univers, celle du rire et de l’esprit d’enfance.
24Le théâtre de Sade se caractérise également par le schématisme et la fixité des personnages, ce qui le rattache à l’esthétique dramatique classique ainsi qu’à l’univers du conte, que Michel Delon a justement qualifié de matrice pour l’ensemble de l’œuvre38. Il s’écarte par là même de la dramaturgie de son temps qui a imposé sur la scène, notamment dans les drames bourgeois, des caractères muables et une évolution positive des personnages, qui ne sont plus des repoussoirs ridicules provoquant le rire, mais des modèles suscitant l’empathie du public. Sade met en scène au contraire des personnages qui ne s’amendent pas (ainsi le Capricieux est un irrémédiable inconstant) et qui sont éliminés à la fin (Philoquet, Oxtiern, le Faublan de Franchise et trahison). Les dénouements sont moins amenés par un changement interne des personnages que par des événements extérieurs, notamment les révélations de l’identité des personnages qui font fi de toute vraisemblance comme dans les deux drames de l’inceste, ou dans la farce des Antiquaires. La métamorphose du comédien Belval en comte de Verceuil (qui est sa véritable identité) détermine plus sûrement M. Desclapon à lui donner sa fille que toutes ses pièces et ses machinations. On trouvera bien quelques retournements-éclair nécessités par la morale aussi bien dans l’œuvre narrative (le comte Oxtiern ou Juliette) qu’au théâtre (le père de Fanni), mais ils sont si conventionnels et désinvoltes qu’on ne peut les prendre tout à fait au sérieux. Le père bourreau de Fanni qui séquestre sa fille, provoque son désespoir et son suicide doit être puni ou repentant, solution choisie in extremis par Sade dans l’ultime réplique de la pièce. Ces revirements sont d’autant plus artificiels qu’ils ne sont accompagnés d’aucun développement psychologique : le théâtre de Sade, qui comporte peu de monologues, s’intéresse peu à l’intériorité des personnages. Cette pauvreté psychologique est un trait caractéristique de l’ensemble de l’œuvre qui est, de ce point de vue, aussi éloignée que possible du roman d’analyse et qui s’apparente au conte39. Le schématisme des personnages est frappant dans toute l’œuvre narrative, fondée sur les catégories et les types (et il n’y a guère de passage entre les bourreaux et les victimes), marquée par la fixité et l’absence d’évolution des personnages, le meilleur exemple étant Justine que les expériences n’instruisent pas et qui ne se départ jamais de sa candeur ordinaire. Une des naïvetés de Justine est de croire que les individus peuvent changer, devenir bons. Or ni ses bourreaux, ni elle-même ne changent jamais : c’est un leitmotiv sadien40. Chacun persiste et signe, et Sade lui-même écrit à sa femme (fin novembre 1783) : « pour quant à mes vices − impérieux colère − emporté extrême en tout, d’un dérèglement d’imagination sur les mœurs qui de la vie n’a eu son pareil, athée jusqu’au fanatisme, en deux mots me voilà, et encore un coup tuez-moi ou prenez-moi comme cela, car je ne changerai pas41. »
25Enfin la dramaturgie sadienne est celle d’un théâtre au présent, de l’immédiateté et de l’événement. Cela pourrait se dire de tout théâtre car c’est une caractéristique de la mimesis dramatique, mais celle-ci peut être plus ou moins hybride : on sait que les pièces comportent des récits et dans les drames contemporains, ceux de Baculard d’Arnaud par exemple, les récits et les monologues ont tendance à se développer démesurément au détriment de l’action. Rien de tel chez Sade, qui privilégie la représentation directe. Or cette représentation directe, cette mimesis dramatique, sont également caractéristiques de ses œuvres narratives. Et ce malgré les formes apparemment adoptées comme celles du roman-mémoires ou du roman épistolaire, formes romanesques de la « feintise » qui règnent au XVIIIe siècle, mais qui sont constamment trahies et perverties chez Sade par le peu de consistance du double registre qui caractérise le récit rétrospectif à la première personne (dans Les Infortunes de la vertu, Les Malheurs de la vertu et dans Juliette) ou par l’insertion intempestive, dans Aline et Valcour, d’énormes récits insérés de type picaresque (dans les lettres 35 et 38) ou au contraire de scènes de théâtre qui imposent la présence réelle des libertins dans les lettres des personnages vertueux42. Le récit sadien, celui qui met en scène les deux sœurs opposées et qu’on peut retrouver dans les romans tardifs, La Marquise de Gange et les deux romans historiques, se réduit à une structure répétitive proche de celle du conte mais dénuée, contrairement à celle-ci, de toute progression véritable et marquée par l’alternance entre les scènes et les discussions qui produisent une temporalité proche du temps réel43. Les récits comme ceux des historiennes des 120 journées, outre leur caractère essentiellement accumulatif, de l’ordre du catalogue, sont destinés à être mis en pratique par les libertins de Silling et leurs comparses44. Ils valent alors comme autant d’indications de mises en scène. Cette actualisation permanente des théories et des récits, la formation de scènes et de tableaux, qui sont une saisie de l’instant45, la tendance à faire dialoguer les personnages jusque dans les nouvelles46 et les romans historiques47, et la réussite éblouissante de La Philosophie dans le boudoir, théâtre en liberté, montrent assez le fonctionnement dramatique de l’écriture sadienne.
26La mimesis dramatique serait ainsi le mode de représentation privilégié de l’œuvre sadienne, qu’il s’agisse de la face officielle ou de la face clandestine, ce qui confère une sorte d’unité à l’ensemble tout en donnant au théâtre une place centrale qui a un rapport profond avec l’esprit d’enfance. Le rapport au temps qu’elle induit est peut-être celui de Sade lui-même et d’une vie à éclipses qui le condamne à être toujours dans l’instant. Il disait en effet, en utilisant un terme de théâtre : « Les entractes de ma vie ont été trop longs48 ». Cette discontinuité et les décalages qu’elle a entraînés, qui ont effectivement privé Sade d’une carrière théâtrale qu’il ambitionnait, l’ont amené à vivre toujours au présent, dans des circonstances inédites. Ce que nous conservons de lui, sur le plan personnel, ce sont des journaux et des lettres et non les mémoires qu’il évoque parfois. Dans tous les temps de sa vie, le théâtre aura été une constante : il est certainement un élément majeur pour caractériser l’unité poétique de l’œuvre sadienne.