Colloques en ligne

Philippe Roger

Sade, des tréteaux aux barricades : vie et mort d’un personnage

1Il y a des personnages en quête d’auteur : le Sade que j’évoquerai ici serait plutôt un auteur en quête de personnage1. Quête posthume, il faut le préciser, et de sa part bien involontaire.

2On connaît la thèse avancée par Michel Foucault dans « Qu’est-ce qu’un auteur2 ? » Ce que le philosophe appelle la « fonction auteur » se met en place autour d’un nom, auquel un certain nombre de textes sont assignés et par là même constitués en « œuvre ». Or, dans le cas de Sade, tout semble s’inverser. Tout se passe comme si le nom avait servi à conjurer l’œuvre : prononcer ce nom « abominable » a longtemps suffi à exclure la possibilité qu’il pût répondre d’une œuvre. Ses rares éditeurs du XIXe siècle n’hésitent pas à l’affirmer (très paradoxalement puisqu’ils le publient) : Sade se saurait être un nom d’auteur. C’est le sens de l’étonnante formule des libraires bruxellois Gay et Doucé en 1881 : « si l’auteur était fou, il n’était pas littéraire3. » Nommer Sade a donc longtemps consisté, non pas à assigner une œuvre à ce nom, mais à disqualifier l’œuvre par le seul énoncé du nom. C’est sans doute pourquoi le nom de Sade – exalté trois ans plus tôt dans Les Mots et les choses – est absent de la fameuse conférence de Foucault, en 1969, devant la Société française de philosophie : il n’aurait pu y être cité que comme un contre-exemple, voire une objection.

3 Ce nom qui, loin de l’autoriser, barrait l’œuvre, il a donc fallu l’accréditer. Ou du moins patiemment tâcher de dissiper la grande ombre qu’il jetait sur le texte. C’est à quoi le meilleur de la critique sadienne du XXe siècle s’employa : à dissiper la rumeur du « sadisme », à dégager le marquis de sa légende noire, source de méconnaissance et de malentendu ; bref, à « rappeler à l’ordre » les images sociales4. Sade sauvé de son nom infâme, l’œuvre pourrait enfin s’ouvrir à la lecture. Tâche légitime, éminemment salubre, véritablement critique, mais dont, avec le recul, on peut juger l’efficacité limitée. L’ombre de Sisyphe n’a cessé de planer sur ces efforts bien intentionnés pour lever le discrédit du nom.

4L’accréditation de Sade a pourtant fini par avoir lieu, mais selon un tout autre scénario. Elle s’est effectuée au milieu des années 1960, en un laps de temps étonnamment bref si l’on songe à la force de l’interdit et à sa durée. La France bascule alors d’une irrecevabilité sociale à peu près totale de Sade à une « acceptabilité » presque aussi générale. Le signe le plus éclatant de cette mutation est évidemment l’abandon de l’arme pénale contre les éditeurs alors qu’aucune modification n’a été apportée à l’encadrement juridique des publications. Dans ce cadre législatif inchangé – le même qui avait permis la condamnation de Jean-Jacques Pauvert en 1955 –, l’édition Tchou des Œuvres complètes au Cercle du Livre Précieux est diffusée sans entraves à partir de 1966-1967. Autre indice moins spectaculaire, mais néanmoins révélateur d’une levée des censures institutionnelles : l’Université entrouvre ses portes à Sade. La thèse de Pierre Favre sur Aline et Valcour est publiée en 1967 ; signe encore timide5, mais qui ne reste pas isolé : des universitaires « littéraires » de renom comme Jean Fabre et Robert Mauzi feront désormais place à Sade dans leur enseignement ou leurs publications.

5Une si soudaine accréditation a tout d’un coup de théâtre ; et de fait, c’en est un. Elle me semble en effet avoir été produite par la conjonction de deux dispositifs : d’une part, la constitution d’un nouveau personnage, celui d’un Sade politique pour le moins aussi légendaire que le Sade « fou » (ou satanique, ou pervers) de la légende criminelle et psychopathologique ; d’autre part, la théâtralisation, au propre comme au figuré, de ce personnage, théâtralisation qui impose définitivement sa présence dans l’espace public d’où il était jusque-là banni. Le moment décisif – les années 1965-1966 – est celui d’un court-circuit entre deux processus distincts aux temporalités différentes : un processus critique de longue haleine auxquels concourent les écrivains, les poètes, les philosophes qui, depuis le premier tiers du XXe siècle, constituent Sade en personnage politique ; un processus créatif (où le théâtre joue un rôle déterminant) beaucoup plus concentré dans le temps et beaucoup plus lié à une conjoncture idéologique et politique particulière. Ce second processus permet au personnage politique façonné par le premier de s’incarner : remodelé par la dramaturgie, il est doté de voix et de visages. Sade sort de la clandestinité ou du moins de la discrétion dont s’entourait sa lecture : sa présence s’impose.

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7Le premier de ces deux processus est assez connu pour qu’il suffise de l’évoquer à grands traits. Il est illustré par les noms de Breton, d’Éluard, de Maurice Heine, de Gilbert Lély, et de tous les grands commentateurs de l’immédiat après-guerre dont beaucoup, à commencer par Bataille, sont en fait des sadiens « d’avant-guerre », des sadiens des années 30, aux prises avec des problématiques dominées par le conflit des idéologies. C’est alors qu’émerge et s’impose largement6 la figure d’un Sade d’extrême gauche7. Le Sade politique des années 1960-1970, révolutionnaire ou du moins « progressiste », a été forgé au creuset de l’entre-deux-guerres. C’est l’époque (1927) où Eluard voit en lui le « précurseur de Proudhon, de Fourier, de Darwin, de Malthus, de Spencer et aussi de toute la psychiatrie moderne »8; où Geoffrey Gorer, fervent sadien britannique, trouve par avance formulés chez Sade les 21 points de Lénine, conditions d’accès à la IIIème Internationale9, tandis que son compatriote Aldous Huxley, de retour d’Espagne et bien revenu du stalinisme qu’il a croisé là-bas en combattant pour la République, voit en Sade un analyste impitoyable de la « théorie révolutionnaire » dont La Philosophie dans le boudoir opère la « reductio ad absurdum10 ». Léniniste chez Gorer, Sade devient chez Huxley un compagnon de route des « marxistes critiques ». Bref, Sade suscite à gauche des querelles de famille, mais rares sont ceux qui mettent en cause son appartenance à ladite famille.

8L’énigme de la réception de Sade au XXe siècle n’est pas qu’on ait pu le « prendre au sérieux11 ». L’énigme majeure, l’inconvenance majeure, c’est que la lecture de Sade dans la majeure partie du XXe siècle ait été si constamment et obstinément politique ; que les œuvres de Sade comme sa « figure » soient devenues les surfaces de projection où deux ou trois générations auront déroulé l’entier panorama de leurs rêves et cauchemars socio-idéologico-politiques. Par un violent paradoxe, on n’aura guère cessé pendant un bon demi-siècle d’enrôler politiquement un esprit réfractaire à la « politique » comme peu le furent en son siècle12 ; ni de lire comme le grimoire des principales idéologies politiques du XXe siècle une œuvre avant tout attachée à saper toute institution politique possible de la société. Sa seule « proposition » dont on peut penser qu’elle ne relève pas de la provocation ni du persiflage, « l’arrangement » prôné dans Aline et Valcour, cet arbitrage hors de tout cadre juridique en vue d’accords de gré à gré entre individus qui viendraient se substituer à la loi, est encore une manière d’éluder la question de la souveraineté politique.

9Projections, récupérations, trahisons que ces lectures politiques de Sade ? Sans doute. Mais avec pour lui un bénéfice notable : jusque là objet d’un discours essentiellement nosographique, Sade devient, grâce à ces lectures abusives, le sujet virtuel d’un discours politique – et même de plusieurs... Reste à voir comment et sur quelles scènes s’actualise, au milieu des années 60, cette nouvelle figure de Sade. Pour cela, il faut tendre l’oreille aux éclats insolites, sur les scènes européennes, de sa parole supposée.

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11C’est par le spectacle scénique, en effet, que la présence vague, diffuse et comme ectoplasmique d’un Sade dont l’œuvre reste à peu près inaccessible, devient présence irrécusable. C’est via l’illusion théâtrale que, paradoxalement, Sade échappe à l’irréalité. Il arrivait qu’on invoquât Sade, il faut maintenant lui répondre. Il passait comme la rumeur, il s’impose comme une voix. Il était suggestion, trouble, chuchotement inquiétant susurré aux tendres oreilles de potentielles victimes ; de vastes auditoires l’entendent à présent articuler un discours à la fois passionné et sagace. Sade est soudain partout, présence devenue palpable. « Sade : ce nom sert aujourd’hui d’affiche de théâtre, de réclame pour les films, de miroir aux alouettes pour le commerce des images. Il n’est plus de jour où l’on ne le voie cité dans les journaux, les revues, plus de jour où il ne soit impliqué dans les conversations quotidiennes sur l’amour, l’amitié, les rapports entre les hommes ». Ainsi parle Alain Jouffroy, dans L’Express, en novembre 1966, non sans souligner le paradoxe de cette omniprésence du nom quand l’œuvre reste occultée : « Mais ce nom n’est qu’un paravent ; l’œuvre qu’il dissimule demeure inconnue »13. Paravent : aucun lecteur, en cette fin d’année 1966, n’a pu manquer l’allusion à d’autres Paravents, ceux de Jean Genet, montés quelques mois plus tôt à l’Odéon-Théâtre de France, dans un climat d’extrême violence. Alain Jouffroy n’est d’ailleurs pas le seul à faire le rapprochement entre les œuvres diversement maudites qui ont défrayé la chronique de l’année qui s’achève.

12Nouveau paradoxe, donc : ce Sade qu’on ne peut lire est devenu la prose de l’époque. Et pas seulement sur les affiches, ni même dans les conversations, mais jusque dans les têtes, blondes ou non, de la jeunesse française. C’est ce que confirme l’enquête à sensation de Patrick Loriot dont Le Nouvel Observateur fait son feuilleton de l’été. Le premier volet paraît à la mi-juillet sous le titre « 16 millions de voyous en France ? », accompagné d’une photo de deux « jeunes », un garçon et une fille, mêlant leurs cheveux longs14. Le morceau de bravoure est un portrait de « Monique, 26 ans ». Elle est secrète et rebelle. Sa famille (catholique) s’en émeut, s’en inquiète, tente une surveillance qu’elle déjoue par des ruses ou des mensonges : « On ne peut rien tirer d’elle ». Un jour, pourtant, l’espionnage porte ses fruits : « on l’entend téléphoner puis on est atterré. Sa conversation dépasse de beaucoup Céline, le marquis de Sade et les journaux pornographiques mélangés. » Mélange assez inconcevable, en effet... Et comment Monique peut-elle parler si bien sadien ? Aurait-elle lu l’Histoire de Sainville et Léonore en 10-18, extraite d’Aline et Valcour, le seul ouvrage de Sade alors disponible en poche, avec Français encore un effort, que Jean-François Revel a prudemment détaché de La Philosophie dans le boudoir avant de le faire paraître dans sa collection « Libertés » ? Ce n’est pas là, en tout cas, qu’elle aurait trouvé le vocabulaire « ahurissant » qui « atterre » sa famille.

13On peut douter de l’existence de Monique. Mais non de la parabole destinée aux lecteurs du Nouvel Observateur. Le sens en est clair : Sade est parmi nous. Il leur serait d’ailleurs difficile de l’ignorer. Le Nouvel Observateur, en effet, n’a pas été le dernier à se faire le promoteur de cette ubiquité. Ainsi la province des abonnés a-t-elle pu partager les sensations fortes des Parisiens, qui ont eu, cette année-là, plus d’une occasion de se frotter à Sade : à un Sade incarné, vivant, live, un Sade du verbe, du geste et du chant. Un Sade en scène. Et présent sur de multiples scènes. Un seul de ces événements sadiens est passé à la postérité : le Marat-Sade de Peter Weiss, grâce à la version filmée par Peter Brook. Mais ce n’est là qu’une des fusées du bouquet sadien tiré en 1966.

14Dès le printemps, en effet, Jean-Jacques Lebel a ouvert le bal en fanfare. Théoricien du happening, il vient de publier chez Denoël un manifeste consacré à ce nouveau genre. Alain Jouffroy, encore lui, rend compte favorablement du livre15. À quelques pages de là, dans le même numéro de L’Express, Otto Hahn relate en détail le happening « Cent-vingt journées dédiées au divin marquis de Sade », organisé dans le cadre du « IIIème Festival de la Libre Expression » – Festival dont l’initiateur n’est autre que Jean-Jacques Lebel lui-même… Il s’agit officiellement de soirées « privées », mais on s’y écrase. « Un haut-parleur diffusait les pages les plus osées de Sade. » Un écran présente un montage de séquences filmées hétéroclites. « Sur scène, une fille nue, les seins arrosés de crème, est proposée comme un gâteau que viennent lécher quelques volontaires. » Un des clous du happening est le « viol symbolique d’une femme qui porte le masque de De Gaulle ». Une autre performeuse retient l’attention du chroniqueur : Cynthia, une religieuse « au visage d’ange et aux seins rebondis », qui s’avère « sans équivoque », pour « les spectateurs bien placés […] figurer dans l’état-civil sous le nom de Charles ou d’Henri »16. Grande année, décidément, pour les religieuses scandaleuses : celle de Rivette (adaptée de Diderot) vient tout juste d’être interdite par le ministre Yvon Bourges et le visage d’Anna Karina voilée en Suzanne Simonin fait la couverture du même numéro de L’Express. On ne sent pas une grande sympathie pour l’entreprise de Lebel dans ce reportage : Otto Hahn prend ses distances avec le « voyeurisme » auquel invite ce happening. Mais peut-on, dans un hebdomadaire de gauche qui consacre sa couverture à « La Religieuse interdite », se montrer ouvertement hostile à un « Festival de la libre expression », fût-il un peu racoleur ? Peut-on censurer un spectacle sadien, fût-il trop crémeux ?

15Bien différente La Passion selon Sade de Sylvano Bussotti. Aucune religieuse, à quelque sexe qu’elle appartienne, n’y subit les derniers outrages. Mais s’il est difficile d’y déceler des intentions ouvertement politiques, ce spectacle musical contribue à la légitimation d’un Sade avant-gardiste : en l’occurrence, pionnier du sérialisme. Les avant-gardes se touchent et c’est encore un bon point pour Sade que d’être adoubé par ceux qui révolutionnent la musique. Sylvano Bussotti, élève de Max Deutsch, est avec Maurice Kagel la figure la plus en vue du « théâtre musical » qui combine forme concertante et forme opératique. La Passion selon Sade a été créée à Palerme dans le cadre de la 5ème Semaine internationale de musique et, là aussi, dans une atmosphère de scandale. « Le programme parlait de Justine, d’une musique d’accompagnement pour La Philosophie dans le boudoir, des 120 Journées de Sodome et d’une Table des Écarts du vice », écrit Maurice Fleuret, tout spécialement dépêché par le Nouvel Observateur pour rendre compte de l’événement. Autant dire que « le théâtre était plein ». Mais l’austérité de l’œuvre ne répond pas aux attentes suscitées par son titre et encouragées par ce programme. Le public sicilien – qu’il ne faut pas échauffer en vain, note Maurice Fleuret – se déchaîne contre les protagonistes aux cris de « bouffon, idiot, etc. Puis : au fou, fascistes, et enfin mafia17 ! » Moins mouvementée, la reprise de La Passion selon Sade a lieu en France à l’Odéon, sous les auspices du Domaine musical. Dans ce Paris surexcité par une année riche en spectacles agités, Bussotti tient à marquer le sérieux de son Sade sériel :

16 Je m’empresse de dire qu’il ne s’agit en rien ici d’annexer le scandale, de faire du Divin Marquis une marionnette de théâtre18, mais seulement de transposer les structures de forme très rigoureuses et très nouvelles que j’ai trouvées chez lui. Je le considère, en effet, comme le plus grand initiateur au théâtre total et comme l’auteur, entre autres, de la première œuvre sérielle avec Les 120 Journées de Sodome19.

17Il tient aussi à préciser qu’il n’y a aucun mot de Sade dans le livret ; donc aucune chance pour « Monique, 26 ans » d’enrichir son vocabulaire… Entre les provocations transsexualistes et antigaullistes de Jean-François Lebel et l’avant-gardisme sévère, voire collet monté, de Bussotti, le spectre est désormais largement ouvert des manifestations sadiennes. Du happening naissant au « théâtre total » dont il serait l’initiateur, voilà Sade fermement planté au carrefour expérimental des modernités extrêmes.

18Dans ce contexte, la création française de la pièce de Peter Weiss, annoncée comme une « bombe », fait l’effet d’un pétard mouillé. On attendait pourtant beaucoup de La Persécution et l’assassinat de Jean-Paul Marat, représentée par le groupe théâtral de l’hospice de Charenton, sous la direction de M. de Sade, titre monstre auquel la presse française (nous la suivons en cela) substitue aussitôt celui de Marat-Sade20. Cette pièce repose, on le sait, sur la très ancienne convention du théâtre dans le théâtre, à laquelle Peter Weiss donne un formidable tour d’écrou. S’inspirant de l’activité bien réelle d’entrepreneur de spectacles théâtraux que Sade, enfermé administrativement de 1800 à 1814 à l’hospice d’aliénés de Charenton, y déploya grâce au soutien du directeur, M. de Coulmier, Weiss organise la pièce comme une confrontation entre Sade, metteur en scène et acteur de lui-même, et Marat, dont le personnage est « tenu » par un aliéné, devant un public composé du directeur Coulmier, du personnel de soins et de surveillance, ainsi que d’invités de la bonne société parisienne du Premier Empire. La distance traditionnellement introduite par le théâtre dans le théâtre se redouble de la distance qui sépare, dans leurs dialogues mêmes, un Sade présent « en personne » de ce Marat dont le rôle est tenu par un paranoïaque ; à quoi s’ajoute la distanciation introduite, à la Brecht, par des chœurs chantés qui commentent l’action révolutionnaire dont ils sont (furent ?) les protagonistes.

19Écrite en 1963, jouée à Berlin-Ouest en 1964, la pièce, montée par Peter Brook, triomphe la même année à Londres, puis à l’Aldwich Theater de New York où elle obtient, outre trois Tony Awards, le Prix de la meilleure œuvre dramatique décerné par le New York Drama Critics’ Circle. Mais si Marat-Sade, traduit en français par un jeune germaniste et philosophe du nom de Jean Baudrillard, est très attendu à Paris, ce n’est pas seulement sur la flatteuse rumeur de ses succès internationaux. Tout un écheveau de raisons tant esthétiques que politiques, tout un réseau de complicités intellectuelles, amicales et idéologiques, la prédestinent à être l’événement théâtral de l’automne 66. De cet écheveau, tirons quelques fils.

20L’auteur, tout d’abord. Dramaturge de langue allemande, Peter Weiss est de nationalité suédoise. Il est né dans une famille juive et chrétienne qui a quitté l’Allemagne avant la guerre. On sait qu’il est joué à l’Est, où il a même été couronné par le plus grand prix littéraire est-allemand, le Prix Heinrich Mann. Marxiste déclaré, il est membre du très discret Parti communiste suédois. Sa réputation théâtrale vient d’être établie en France par L’Instruction, pièce en forme d’oratorio en onze chants, tirée du « procès d’Auschwitz » qui s’est déroulé à Francfort en 1965. Traduite en français par André Gisselbrecht, intellectuel communiste respecté, germaniste et brechtien, L’Instruction est jouée au printemps 1966 au Théâtre de la Commune d’Aubervilliers dans une mise en scène de Gabriel Garran.

21Entre Marat-Sade et L’Instruction, entre Charenton et Auschwitz, la critique française est prompte à jeter des passerelles. Rendant compte de L’Instruction, Robert Kanters écrit dans L’Express : « Impossible d’assimiler les misérables qui ont cédé à leur sadisme avec une affreuse complaisance et les malheureux qui ont cherché la possibilité de survivre. Mais comment ne pas se demander, pour évoquer la pièce la plus célèbre de M. Peter Weiss [Marat-Sade, qui n’est pas encore arrivé à Paris] s’il n’y a pas un Sade qui sommeille dans le cœur de tout Marat, de tout Robespierre et même de chacun de nous ? Le mal court et il est singulièrement contagieux21. » Dans cette interrogation rhétorique assez confuse, on reconnaît le thème, né au lendemain de la guerre, d’un « sadisme » des bourreaux nazis, ici extrapolé aux figures historiques de la Terreur française, ainsi que la thèse, déjà rencontrée chez Jouffroy, d’une « universalité » des pulsions auxquelles le langage courant associe le nom de Sade. Mais on voit aussi s’établir, entre les deux œuvres de Peter Weiss que le public parisien découvre à moins de six mois d’intervalle, une sorte de contamination critique : L’Instruction est lue par Kanters à la lumière d’un prétendu « sadisme » universel ; à l’automne suivant, la réception du Marat-Sade sera largement conditionnée par le souvenir tout proche de L’Instruction ainsi que par l’image de marxiste orthodoxe que Weiss cultive dans ses déclarations à la presse.

22Mais si l’on attend Peter Weiss, c’est aussi Peter Brook que l’on célèbre in abstentia en tressant par avance des couronnes à un Marat-Sade qu’il a porté à incandescence dans sa mise en scène londonienne et grâce à l’extraordinaire travail des acteurs de la Royal Shakespeare Company. Qu’il ne soit pour rien dans la création parisienne impatiemment attendue, on ne s’en apercevra que trop ! Mais son nom, désormais associé à celui de Peter Weiss, contribue à dessiner un horizon d’attente très politique. Peter Brook se recommande doublement à l’intérêt du public parisien par sa francophilie et par le virage récent de son théâtre vers l’engagement politique. Co-directeur de la Royal Shakespeare Company, où il a introduit sa théorie de « l’espace vide » dès 1962, Brook s’est toujours réclamé d’Artaud. En 1964, il a baptisé Theater of Cruelty la troupe avec laquelle il entreprend de donner Les Paravents dans une version dite « expérimentale » limitée aux douze premiers tableaux (la représentation a eu lieu en privé dans un club londonien). Ses liens avec Genet ne se limitent pas là, puisqu’il a monté Le Balcon en 1960 au Théâtre du Gymnase. Il vient de se tourner vers un théâtre d’intervention politique très directe avec US, dont le titre joue sur l’équivoque entre United States et « Nous ». Le Nouvel Observateur, à quelques semaines du Marat-Sade, livre un compte rendu enthousiaste de cette dernière pièce, qui dénonce la guerre au Viet-Nam22. Ainsi les noms de Brook et de Weiss sont-ils désormais associés, dans l’esprit de beaucoup de critiques français, au renouvellement possible d’un théâtre qui serait à la fois « total » et totalement politique.

23Mais c’est surtout Sade, bien sûr, qu’on attend. L’année 1966 a brui de son nom. Et voici qu’il va s’incarner sur une scène parisienne et faire entendre sa voix, lui qu’on ne peut lire qu’au prix de bien des efforts et sous le manteau. À moins qu’on ne le bâillonne ?

24Depuis la « sottise23 » de l’interdiction de La Religieuse, partisans et adversaires de la censure sont sous les armes. Dès la fin du mois d’août, Le Nouvel Observateur assure donc au spectacle du Théâtre Sarah-Bernhardt une publicité préventive, le faisant figurer en bonne place dans une double page sur « les promesses de la rentrée24 ». La grande presse, pour sa part, est prompte à se saisir du scandale annoncé. « C’est une bombe », titre Paris-Presse dès le 1er septembre – une bombe dont le nom de Sade est le détonateur. La presse de droite crie au loup. Les représentations n’ont toujours pas commencé quand, le 15, Le Figaro littéraire donne à ses lecteurs un grand frisson : « C’est la terreur à Sarah-Bernhardt. Jean Tasso [le metteur en scène] va plus loin que Sade25 ». En parfaite synchronie avec Le Figaro, Bertrand Flornoy, ce même 15 septembre, dépose une question écrite à l’Assemblée nationale. Surnommé « l’explorateur briard » en sa double qualité d’ancien voyageur en Amazonie et d’élu (UNR-UDT) de Coulommiers, Flornoy est pendant toute cette période l’infatigable pourfendeur des œuvres réputées obscènes ou tenues pour immorales. On le retrouvera en première ligne quelques semaines plus tard, toujours à l’Assemblée, lors du débat sur Les Paravents. Sa question écrite, visant à obtenir du Ministre de la Jeunesse et des Sports l’interdiction du spectacle, souligne que Marat-Sade « met en scène en forme d’apologie les perversions les plus séniles et certains actes de caractère blasphématoire qui insultent les croyances d’une majorité de Français » – allusions probables, d’une part, à la scène de flagellation de Sade dans la pièce de Weiss (dont la dimension métaphysique semble avoir échappé au député de Coulommiers) ; d’autre part, aux effets anti-cléricaux lourdement appuyés de la mise en scène de Tasso. Et n’ayons garde d’oublier, parmi les ingrédients du pugilat annoncé, la figure de Marat, ce mal-aimé de l’historiographie révolutionnaire auquel Jean Massin a consacré en 1960 un livre très apologétique, ramenant ainsi l’Ami du peuple au cœur du débat sur la geste de 93.

25Difficile, pour un spectacle parisien, d’ouvrir sous de meilleurs auspices. La déception n’en est que plus grande quand les représentations commencent, le 20 septembre. La grande presse qui en annonçait les ravages sur un ton apocalyptique lui reproche maintenant sa navrante innocuité. Paris-Jour écrit sentencieusement le 5 octobre : « Voilà ce qui arrive quand on tire le scandale – comme le diable – par la queue26. » C’est un four et, qui pis est, un four tiède. Même le Nouvel Observateur, qui avait chauffé la salle pendant des semaines, éreinte le spectacle (sous la plume de Robert Abirached) sans renoncer pourtant à publier le « dossier du scandale » —un scandale qui a fait long feu.

26L’hebdomadaire donne aussi la parole à Peter Weiss, republiant partiellement un entretien paru dans la Nouvelle Critique, dans lequel le dramaturge déclarait avoir changé de regard sur sa propre pièce : il l’avait d’abord conçue, en 1963, comme un dialogue sans vainqueur ni vaincu entre Sade et Marat. Et c’est bien ainsi, en effet, que Peter Brook l’a reçue, montée, puis filmée, donnant même un léger avantage à un Sade plus lucide, plus complexe ; dénonçant comme mystificatrice la tentation d’identifier le Peuple à son « Ami » ; bridant toute velléité, chez le spectateur, d’empathie excessive avec ce Marat paranoïaque comme avec les sans-culottes qu’il maquille et habille en s’inspirant des caricatures anglaises anti-jacobines de l’époque révolutionnaire, en sorte que les discours « populistes » de Marat ont pour contrepoint permanent la face grotesque et terrifiante d’un peuple grimé en buveurs de sang et furies de guillotine. Brook, surtout, donne clairement à Sade le mot de la fin dans un monologue ouvert au doute et au questionnement, dont la version filmique, quasi-intimiste, renforce encore l’humanité. Peter Weiss répudie désormais cette lecture et tente de se réapproprier son œuvre pour la mettre tout entière sous le signe d’un avenir incarné par Marat, héros « positif » de la pièce : « ce sont les paroles de Marat [qui] demeurent et montrent le chemin de l’avenir27. » Quant à Sade, il n’est riche d’aucun avenir, seulement de ses « contradictions ». Peter Weiss dit avoir conçu ce personnage « de manière que Sade creuse sa propre tombe avec ses propres paroles ». Et comme la langue de bois est une pente glissante, le dramaturge finit même par dénoncer en Sade un « point de vue bourgeois » (assez inattendu s’agissant du seigneur de Lacoste) pour finalement le démasquer comme un partisan de la « troisième force 28 » !

27Étonnant recadrage, mais vaine rectification. Déjà sa pièce lui a échappé et les efforts de Weiss pour corriger la perspective en faveur de Marat et au détriment de Sade ne peuvent contrebalancer l’extraordinaire force de suggestion du film de Peter Brook, dont le succès en 1967 fera oublier le fiasco de Tasso au Théâtre Sarah-Bernhardt. Non seulement Sade y parle d’égal à égal avec Marat – c’est-à-dire avec la révolution –, mais jetant sur l’événement révolutionnaire le regard froid et désabusé d’un survivant victime successivement de la Terreur et de l’Empire, il s’impose comme le mieux armé des deux protagonistes pour le penser.

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29C’est donc un Sade très politique qu’aura imposé l’année 1966, hantée de sa présence scénique et médiatique. Et, du coup, un Sade fréquentable – même pour la très prude télévision d’État. Le Journal télévisé de la Deuxième chaîne n’hésite pas à consacrer une longue séquence bienveillante au Marat-Sade de Tasso, dont un élu de la majorité demande au même moment l’interdiction. Cette attitude tranche nettement avec le silence total imposé par la direction de l’ORTF, au printemps précédent, sur le sort fait à La Religieuse de Rivette. En somme, Sade inspire le respect. Quand Lebel flirte avec la chienlit, quand Tasso tombe dans l’anticléricalisme de salle de garde (dans sa mise en scène, Charenton est policé par des religieuses porteuses de matraques-crucifix), eux seuls en portent la honte ; et leurs turlupinades ne font que rehausser, dans tous les esprits, la valeur d’une œuvre qu’ils sont accusés d’avoir mal comprise et mal servie. Sade est désormais reconnu comme un interlocuteur obligé de tout débat sur une transformation révolutionnaire de la société, laquelle, rappelons-le, est plus que jamais à l’ordre du jour, du moins rhétoriquement, à l’heure où la gauche française s’unit autour d’un « Programme commun de gouvernement » dont l’ambition affichée est d’être l’instrument de cette transformation.

30Étrange destin pour le plus « impolitique »des écrivains du XVIIIe siècle. Mais le paradoxe ici est peut-être plus apparent que réel. Ce ne sont bien évidemment pas des thèses ni des « positions », des modélisations ni des directives politiques que l’on attend de Sade : c’est un geste de radicalité, cautionné par sa persécution « sous tous les régimes » – la formule est de Sade lui-même. Que cette radicalité reste politiquement indéterminée, loin de nuire à sa réception dans les années 1960, la facilite : cela s’appellera bientôt la « contestation ». C’est la chance historique de Sade : non seulement la politisation projective de son personnage lui donne soudain droit de cité, mais le caractère inassignable, polylogique et ironique de ses écrits enfin mis en circulation résonne avec la rhétorique du refus qui caractérise la parole prise en Mai, alliage jubilatoire de violence (verbale) et de dérision. Le mouvement est lancé : en quelques années, les Sade politiques vont se suivre sans vraiment se ressembler. On peut en distinguer au moins trois.

31Nous venons d’évoquer le premier, celui que Peter Weiss, dût-il s’en repentir, a imposé. C’est le Sade interlocuteur de Marat, mais aussi ordonnateur de l’illusion théâtrale de Charenton. C’est donc lui qui, au moins comme metteur en scène, « dirige » Marat. Dans la vision qu’en propose Peter Brook, c’est un Sade maître du jeu et souverainement maître de lui, sinon de l’univers. Ajoutons que par une métamorphose trop rarement relevée et pourtant décisive, ce Sade est détaché du stéréotype de la sexualité obsessionnelle : l’obsédé sexuel dans Marat-Sade, ce n’est pas lui, c’est l’interné atteint de démence qui tient le rôle de Jacques Roux (un des « Enragés » éliminés par Robespierre). Cette interversion des rôles parachève la légitimation d’un Sade observateur et analyste, rédimé des obsessions de la chair.

32Mais la pièce de Peter Weiss et plus encore le film de Peter Brook contribuent à une seconde transfiguration. Sade, pour la génération précédente, c’était la Bastille : témoin le Portrait imaginaire de Man Ray. Désormais, c’est Charenton. Beaucoup plus que les exhortations de Marat, c’est la mise en scène de l’asile et la mise en cause de la folie qui frappent les spectateurs. L’impact de Marat-Sade est inséparable du mouvement né au début des années 1960 pour dénoncer l’enfermement asilaire et remettre en cause les grilles nosologiques de l’aliénation. La pièce vient s’inscrire très exactement dans l’horizon d’attente ainsi créé. Derrière Brook, on l’a dit, il y a Artaud : le théoricien du théâtre de la cruauté, mais aussi l’enfermé aux cinquante-huit séances d’électrochocs. (En cette même année 1966, Artaud est consacré par la parution, qui commence alors, des Œuvres complètes préparées par Paule Thévenin.) Le succès des Mots et les choses, inattendu best seller intellectuel de l’été, finit de nouer ce second nœud et de promouvoir la figure d’un Sade à la fois victime et témoin capital de l’asile. Ce Sade qui, dans Les Mots et les choses, « parvient au bout du discours et de la pensée classiques », qui « règne exactement à leur limite29 », n’est-ce pas celui-là même que nous montrent Weiss et Brook, enfermé et pourtant souverain, posté par son destin à Charenton, sur la ligne de partage entre folie et raison – et y régnant ?

33Est-ce là tout ? Non. Car déjà, face au Sade Sphinx de Foucault se dresse un troisième Sade, « maître de vie » autant que de doctrine, Lebensmeister plus encore que Lesensmeister : le Sade des Situs. On sait le rôle joué en Mai 68 par les techniques et le style d’intervention chers à l’Internationale situationniste. La meilleure part des graffitis de Mai s’en inspire. Moins connue peut-être est la place privilégiée qui y est faite aux citations de Sade. Rien à voir ici avec le bavardage de la presse mettant Sade à toutes les sauces : l’Internationale situationniste, elle aussi, prend Sade au sérieux ou plutôt à la lettre. Elle ne l’invoque pas comme un mantra, elle le cite avec une exactitude philologique rarement de mise dans les tracts, les graffitis ou les bandes dessinées. L’IS ne joue pas avec l’image, elle diffuse le texte sous une forme lapidaire, remarquablement exacte. Un premier détournement d’affiche publicitaire (art dans lequel les situationnistes passeront maîtres) donnait à lire cette inscription, où se reconnaît sans peine l’impeccable diction sadienne : « Les jouissances permises peuvent-elles se comparer aux jouissances qui réunissent à des attraits bien plus piquants ceux inappréciables de la rupture des freins sociaux et du renversement de toutes les lois ? » La citation était suivie d’une onomatopée orgasmique de bande dessinée : « Aaaah !!! L’Internationale situationniste30 !!! » L’Internationale situationniste aura donc joué dans le processus d’habilitation politique de Sade un double rôle qui, pour paraître marginal, n’en est pas moins gros d’avenir immédiat. Citant scrupuleusement Sade, les « situs » participent à l’exhumation d’un texte longtemps occulté par « l’imagerie » (hostile ou positive) ; mais aussi ils poussent la provocation ou l’insolence jusqu’à prétendre lui donner une « valeur d’usage » éthique et politique. Sade, un guide pour l’action ? Un bon guide pour la jouissance ? Les deux, mon Général, répondent les murs de 68 : « Vigilance ! les récupérateurs sont parmi vous ! “Anéantissez donc à jamais ce qui peut détruire un jour votre ouvrage” Sade » (graffiti relevé à la Sorbonne) ; « Ouvrons les portes des asiles, des prisons et autres facultés » (Nanterre, amphi de musique) ; et bien sûr, le fameux : « Jouissez sans entraves » – que l’on peut entendre comme un écho de la scène du Marat-Sade de Brook, désormais sur les écrans, dans laquelle les pensionnaires de Charenton psalmodient : « What’s a revolution without general copulation ? »

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35À la fin de l’année 1966, les clameurs se sont tues, le rideau tombe sur les « scandales ». Commence de paraître, sans encombre, on l’a dit, l’édition des Œuvres complètes au Cercle du Livre Précieux. Sade a bénéficié de la mobilisation de l’intelligentsia et de la gauche contre les censures (La Religieuse de Rivette) ou menaces de censure (Les Paravents de Genet), tout ce branle-bas s’étant en fin de compte retourné contre les censeurs. Et, en ce sens, les détracteurs de Sade ont largement contribué à son accréditation. Mais le facteur clé de son admission dans la sphère publique aura été son irruption sur toutes les scènes à la fois : scène théâtrale et tréteaux du happening, où s’affiche son personnage politique sans souci excessif de « fidélité » ni à l’homme ni à l’œuvre ; scène musicale où s’affirme, cautionné par Bussotti et le Domaine musical, son avant-gardisme. À cet égard, derrière la nouveauté toute conjoncturelle de ces « affaires Sade », il est aisé de reconnaître une très ancienne pratique : l’utilisation de l’espace scénique, depuis l’Ancien régime, pour tester les résistances des pouvoirs ainsi que leurs lignes de faille : ainsi Beaumarchais à la veille de la Révolution avec Le Mariage de Figaro

36Sans doute cette accréditation de Sade dans les années 1965-1966 via la spectacularisation d’un personnage politique « de composition » est-elle une aventure sémiotique trop singulière et trop liée à une conjoncture elle-même particulière pour que l’on se risque à en tirer un modèle de légitimation valable pour d’autres œuvres « maudites ». Elle peut, en revanche, contribuer à éclairer, par contraste, la scène sadienne contemporaine. Car ce personnage est mort et enterré. Ce Sade politique, voire militant, auquel la scène donna alors corps et voix, n’a pas survécu aux circonstances qui l’avaient fait naître : il est retombé avec l’imaginaire révolutionnaire qui lui avait servi de courant ascensionnel. Disons plus : dans les quelques zones de la logosphère contemporaine qui revendiquent leur « radicalité », Sade est devenu indésirable. Il n’a plus sa place à la gauche de la gauche et son amoralisme provocateur rebute tout autant les indignés éthiques que les non-conformistes médiatiques. En 1800, Lalande regrettait de ne pouvoir inclure Sade dans son Dictionnaire des athées, l’athéisme étant devenue une « secte où on ne parle que de vertu ». L’astronome avait bonne lorgnette pour voir venir Michel Onfray d’aussi loin…