L’inspiration médiévale de Sade dans Le Président Mystifié (1787) : un texte charivarique ?
1Le titre imaginé par Sade pour les cinq volumes des romans et contes du catalogue raisonné de 1788 – « Textes destinés au Portefeuille d’un homme de Lettres et aux Contes et fabliaux du XVIIIͤ siècle par un troubadour provençal » – révèle son inspiration médiévale. De fait, nombre de textes évoquent l’univers des fabliaux : L’Evêque embourbé, Le Cocu de lui-même, Le Mari prêtre, L’Époux corrigé. Nous nous intéresserons ici au Président mystifié1, une longue nouvelle dans laquelle l’auteur se livre à un jeu virtuose avec les genres comiques pratiqués au Moyen-Âge, même si son titre renvoie également aux mystifications en vogue au XVIIIe siècle2. Rappelons rapidement l’argument. Le héros, Monsieur de Fontanis, est le président du Parlement d’Aix. Vieil homme cruel, lâche et ignare, il se pique d’épouser la charmante Mademoiselle de Téroze, qui a pourtant déjà été déflorée par son soupirant, le Comte d’Elbène. L’union entre le vieillard et la jeune fille est voulue par le père de cette dernière, le Baron de Téroze. Cependant le Comte d’Olincourt, époux de la sœur de Mademoiselle de Téroze, réunit un groupe de jeunes gens autour de lui, afin de tout mettre en œuvre pour que le mariage ne soit pas consommé. Le président va alors subir une série d’épreuves cruelles et humiliantes. D’Olincourt, double du Marquis de Sade, est le véritable maître du jeu de cette comédie grotesque. C’est que la composante autobiographique de ce récit est essentielle : à travers le personnage de Fontanis, Sade entend se venger du magistrat qui l’a condamné à mort par contumace pour empoisonnement dans l’affaire de Marseille en 17723. Toutefois, l’esprit de vengeance du marquis s’exprime de manière singulièrement joyeuse et ludique. La question du « jeu », qui a été au cœur des réflexions du colloque, est bien centrale dans le Président mystifié. Comme dans nombre de fabliaux et de farces du Moyen-Âge, il s’agit de jouer un bon tour à un personnage qui se trouve pris dans des dispositifs fortement théâtralisés. Mais le jeu dont il est question ici a aussi à voir avec la tradition médiévale populaire du charivari, encore vivace au XVIIIe siècle, une tradition qui joue un rôle essentiel dans le texte. Tout se trouve dès lors aspiré dans le monde à l’envers ainsi institué, et le principe d’irrévérence qui semble avoir inspiré Sade dans ce récit transforme la nouvelle en une vaste parodie qui ne ménage ni le roman de chevalerie, ni le roman galant, ni l’imaginaire ésotérique4 de Sade.
2La lecture du « Président mystifié » révèle que l’allusion aux fabliaux dans le titre de son recueil est loin d’être gratuite. À l’instar des héros des fabliaux, le président de Fontanis est joyeusement caricatural. Dans ces brefs récits médiévaux, les personnages, guère caractérisés, sont définis principalement par leurs défauts (la bêtise, la gourmandise, l’avarice…). De la même manière, le personnage principal de Sade, vieillard ridicule, méchant et pleutre, aussi pudibond que friand de prostituées, est présenté comme « une espèce de bête, […] rigoriste par état, minutieux, crédule, entêté, vain, poltron, bavard et stupide par caractère » (p. 76). Son portrait est caractéristique des bilieux5 que l’on retrouve dans de nombreux textes médiévaux. Par ailleurs, le goût marqué du Président pour les catins nous ramène au personnel des textes médiévaux, puisque, comme l’a indiqué Joseph Bédier6, le personnage principal du premier fabliau qu’il a identifié, « Richeut », était une fille de joie.
3L’univers des fabliaux est un univers sensuel, saturé de bruits et d’odeurs, ainsi que le rappelle Dominique Boutet :
Les fabliaux savent, comme l’enseigne d’ailleurs le christianisme, que ce sont les sens qui rendent les hommes vulnérables, par-delà toute classification sociale. Le monde des fabliaux, c’est le monde des sens. Odeurs, nourritures, boissons, sensualité et sexualité, séduction de l’argent qui permet de satisfaire les appétits matériels : tel est le matériau sur lequel les auteurs de fabliaux aiguisent leur regard7.
4On retrouve ces sensations chez Sade, avec une insistance particulière sur les perceptions olfactives. Fontanis, comme les héros des fabliaux, est par ailleurs dominé par ses besoins corporels. Tourmenté par un désir sexuel toujours inassouvi (c’est tout l’enjeu de l’intrigue), le président est également préoccupé par la nourriture et la boisson. Il boit des « vins capiteux » (p. 85), puis il ingurgite une crème de pistache (p. 102) qui aura des effets désastreux sur ses intestins. La passion scatologique de Sade8, qui demeure présente dans ce texte « exotérique », peut ici se lire comme un hommage au genre médiéval, qui accorde une grande importance aux excréments.
5Plus largement, c’est toute l’intrigue qui s’inspire du modèle des fabliaux, puisqu’elle repose sur le topos du trompeur trompé, le président, après avoir abusé tant de justiciables, se trouvant à son tour pris dans une machinerie infernale et brutale. Sade reprend par ailleurs tout un système d’oppositions structurantes : la séparation des personnages en deux catégories, les sots et les rusés, la confrontation entre la ville et la campagne (le provincial, Fontanis, se trouvant ridiculisé par les galants parisiens), ainsi que la lutte des générations entre des jeunes gens et des personnages âgés et installés. Dernier élément de rapprochement : la présence d’un discours moralisateur à la fin, réminiscence des morales qui clôturent nombre de fabliaux.
6Cependant, Sade ne s’est pas livré à un pastiche fidèle du genre. Le cadre urbain, si important dans les récits comiques médiévaux, n’est pas essentiel dans son texte. Les personnages mis en scène, pour la plupart nobles, sont quant à eux éloignés des marginaux et du petit peuple qui forment le personnel traditionnel des fabliaux. Par ailleurs, la brièveté caractéristique du genre est oubliée dans cette œuvre qui obéit au principe sadien du débordement, puisque le récit fait environ soixante-dix pages, et que le portrait du héros, qui n’aurait occupé que quelques lignes dans un texte médiéval, court sur deux pages.
7L’inspiration médiévale de Sade dans Le Président mystifié se traduit également par plusieurs emprunts à l’univers de la farce.La théâtralité est partout présente dans la nouvelle. Le Marquis d’Olincourt reprend ainsi le topos du Grand théâtre du monde, perçu comme une farce, quand il explique à Fontanis : « Vous le voyez, mon ami, ce monde-ci n’est qu’une farce, tantôt acteur, tantôt public, ou nous jugeons la scène, ou nous y paraissons » (p. 110). Le narrateur prend soin de présenter son intrigue comme une vaste comédie, ce qui l’amène à annoncer l’arrivée des Totteville en évoquant « ces trois nouveaux personnages qu’on avait trouvé à propos d’introduire sur la scène pour en reculer le dénouement » (p. 122). Les persécuteurs du président sont de leur côté présentés comme des « acteurs bien instruits » (p. 81), tandis que le comte d’Elbène, l’amant de Mademoiselle de Téroze, apparaît à la fois comme un comédien et comme un metteur en scène :
Le comte d’Elbène, déguisé sous le nom et sous le costume de La Brie, valet de chambre de la marquise, reçoit la compagnie quand elle arrive, et le souper fait, introduit les deux époux dans la chambre nuptiale dont les décorations et les machines avaient été dirigées par lui, et devaient être conduites par ses soins (p. 82).
8C’est donc dans un univers de comédie que se trouve plongé le lecteur, et plus particulièrement dans l’univers de la farce, un univers que Sade a exploré dans son œuvre dramatique, notamment dans sa comédie Les Antiquaires9, où une place de choix est réservée aux bastonnades. Le patronyme du fermier du château hanté des Téroze, Maître Pierre – qui battra joyeusement Fontanis – peut ainsi se lire comme un hommage à Maître Pierre Pathelin, le héros de la farce éponyme. Sade privilégie les formes de comique grossier, caractéristiques des pièces comiques médiévales. Par ailleurs, on retrouve dans son récit l’alliance caractéristique entre rire et violence, décrite par Bernard Faivre : « Farcer l’autre, c’est refuser de s’inscrire dans les rapports de force jugés normaux par la société et leur en substituer d’autres, généralement fondés sur la force physique pure et simple10. » De fait, dans Le Président mystifié, le détenteur de l’autorité judiciaire se trouve réduit à l’impuissance et brutalisé par ses jeunes persécuteurs, vigoureux et inventifs. Il est battu, souillé et flagellé, et toutes les punitions subies par le Président apparaissent comme les versions comiques des supplices qu’il se plaît à infliger à ses victimes provençales. Comme l’a indiqué Irène Aguila Solana, la vision satirique de la justice proposée par Sade reprend la tradition médiévale11. Le Président mystifié est ainsi construit comme un procès à rebours : d’abord les châtiments, de plus en plus violents et humiliants et, seulement à la fin, le procès, lorsque d’Olincourt, implacable Procureur, met le personnage face à son hypocrisie et l’amène à se repentir de ses crimes. En faisant de l’omnipotent magistrat un accusé servile et impuissant, Sade reprend une matrice judiciaire qui est déjà celle de la farce (que l’on songe à la grande scène de procès dans La Farce de Maître Pathelin), et de la Sottie, un genre qui, selon Bernard Faivre, trouverait son origine dans la Basoche, une parodie de procès organisée dans les fêtes populaires par des étudiants qui se destinaient aux métiers juridiques.
9Malgré tous ces emprunts aux codes de la farce, Sade se distingue de ce genre médiéval par le rire qu’il cherche à susciter. Le rire sardonique et cruel de l’auteur12 est en effet bien éloigné du rire joyeux des spectateurs des farces décrit par Dominique Boutet :
Le rire est ici rarement rejet, mépris ; il est au contraire affirmation de solidarité entre ceux qui jouent et ceux qui regardent, il est réaction collective face aux péripéties de l’existence, l’expression d’une confiance viscérale dans la vie. S’il rejette quelque chose, c’est l’esprit de sérieux qui vient dramatiser et pervertir la vie quotidienne13.
10On retrouve des éléments de farce dans le théâtre de la Foire, univers dont le Sade du Président mystifié est proche, lui qui nous présente Fontanis « grasseyant comme Polichinelle » (p. 76). De manière significative, l’auteur rappelle que le président fait son entrée dans le monde parisien « au temps de la Foire Saint-Germain « (p. 78). Cette entrée est présentée comme une véritable irruption sur scène (« Les deux battants s’ouvrent, on annonce et le président s’introduit », p. 79). Les gesticulations ridicules du personnage, qui rappellent les pantomimes outrées des comédiens italiens, mais aussi son accent, puisque Sade indique qu’il faut « provençaliser, grasseyer tout le rôle du président » (p. 78), déclenchent l’hilarité du public.D’autres personnages évoquent l’univers de la commedia dell’arte14, comme le lieutenant Delgatz, dans son rôle de Docteur charlatan, chargé de soigner les embarras intestinaux de Fontanis. Quant au nom de « La Brie » que choisit le Comte d’Elbène quand il endosse un costume de valet pour devenir le confident du président, il pourrait bien être une allusion à l’emploi traditionnel du valet fourbe et entreprenant, Brighella. On retrouve par ailleurs le contraste caractéristique des spectacles de la Foire entre des personnages vils et grotesques et les amants valorisés (ici Mademoiselle de Téroze et le Comte d’Elbène), qui échappent à la dérision générale, comme le rappelle Elisabeth Martin : « Ils n’ont aucune dimension grotesque ou dérisoire. Leur rôle ne se limite pas à servir de prétexte à l’intrigue, ils représentent dans toute pièce la beauté, l’élégance, le désir, et souvent l’érotisme15. »
11Dans le récit de Sade, l’insistance caractéristique sur le bas corporel, la présence des parlers populaires et des dialectes, le principe du monde à l’envers évoquent aussi le carnavalesque, dont Bakhtine fait une des caractéristiques de la littérature du Moyen-Age et de la Renaissance16. De fait, bien des détails du Président mystifié renvoient à l’univers du carnaval. Cependant, il nous semble que c’est un autre rituel médiéval, celui du charivari, qui structure tout le la nouvelle.
12Le Dictionnaire de Furetière (1690) définit ainsi le charivari : « Bruit confus que font des gens du peuple avec des poëlles, des bassins et des chaudrons pour faire injure à quelqu’un. On fait les charivaris en dérision des gens d’un âge fort inégal qui se marient. » Comme l’explique Martine Grinberg, « le charivari établit une équivalence entre vacarme et rupture de l’ordre social par des alliances matrimoniales contestées ; la jeunesse ayant pour fonction d’éviter toute déviance dans la finalité du mariage17. » On remarquera d’emblée que tel est exactement l’argument narratif du Président mystifié : outrés par l’âge et par le ridicule du mari choisi pour Mademoiselle de Téroze, les jeunes gens qui entourent d’Olincourt imaginent une succession de chahuts brutaux, qui auront pour fonction de souligner le scandale que représente une telle union. Par ailleurs, on trouve dans le récit une scène de charivari authentique, au côté de nombreux symboles associés à ce rituel populaire.
13 Dans l’un des épisodes les plus plaisants durécit de Sade, Mademoiselle de Téroze annonce à son mari que le château familial est hanté et ne produit plus aucun revenu. D’Olincourt enjoint alors le président d’aller débarrasser le château de ses fantômes, une quête que le fort peu chevaleresque héros finit par accepter sous la contrainte. À son arrivée, Maitre Pierre, le fermier, explique que le « bruit épouvantable » qui se fait entendre chaque soir est causé par « l’esprit » d’un ancien occupant « qui avait eu le malheur de perdre injustement la vie sur un échafaud ». Le fermier affirme que le fantôme ne trouvera le repos qu’à condition de « tordre le col d’un homme de justice » (p. 111), perspective qui ne rassure guère Fontanis. D’Olincourt empêche le président de fuir et lors de la première nuit, « un bruit effroyable [se fait] entendre » (p. 115). Ce « bruit redouble, les portes des deux tours s’enfoncent, d’effrayantes figures pénètrent dans la chambre » (p. 116)18. Le président se fait violemment chahuter, et le chef des fantômes (en réalité d’Olincourt) lui rappelle ses crimes : l’injuste condamnation du gentilhomme dans l’affaire de Marseille en 1772, mais aussi l’exécution de trois innocents. On retrouve bien ici « les trois registres principaux du charivari identifiés par André Burguière : des bruits terrifiants et dissonants […] ; des chahuts ou même des violences […] ; des quolibets, mêlant l’insolence et la dérision19 », puisque le président est moqué et insulté pendant sa punition.
14Cette scène du Président mystifié est très proche du premier charivari connu dans la littérature médiévale. Dans l’Histoire ecclésiastique d’Orderic Vital, rédigée vers 1140, la horde de fantômes est d’abord annoncée par son vacarme, et elle est dirigée par Hellequin, une figure démoniaque qui, dans l’imaginaire médiéval, mène l’armée des morts, ou la chasse des morts, et qui est à l’origine du personnage d’Arlequin (ce qui établit un nouveau point de rencontre avec l’univers du théâtre de la Foire20). Cette armée des morts regroupe des personnes décédées prématurément, ou de manière injuste, et elles viennent hanter le responsable de leur trépas, comme les pseudo-fantômes de Sade. C’est dans le Roman de Fauvel, au XIVe siècle, que l’on trouve la description littéraire la plus complète d’un charivari21. L’auteur évoque la procession délirante qui se déroule sous les fenêtres du Cheval Fauvel lors de sa nuit de noces avec sa femme, une union contre nature donc. Le bruyant charivari est mené par « un grand géant », et le narrateur de préciser : « je crois que c’était Hellequin […] et tous les autres sa maisnie22 ». Vacarme discordant, assauts de personnages déguisés, menés par un chef – Hellequin dans les textes médiévaux, d’Olincourt dans le récit de Sade : la parenté des scènes est accentuée par les « portes enfoncées » par les esprits dans le récit de Sade, qui évoquent le bris caractéristique des « fenêtres et huis23 » dans le Roman de Fauvel.
15Cet épisode n’est pas unique, et nombreux sont les éléments charivariques disséminés dans le texte. C’est ainsi que Fontanis, au cours de son séjour au château des Téroze, trempé par l’eau qui dégouline du plafond de sa chambre, « se jette promptement tout nu dans la salle d’en bas, où il trouve le colonel et maître Pierre ». Sade souligne la réaction des spectateurs, dont « [le] premier mouvement fut de rire en voyant ainsi Fontanis accourir vers eux dans un pareil accoutrement » (p. 120). Or la nudité moquée a à voir avec un chahut charivarique particulier décrit par Henri Rey-Flaud, « les courses à corps nu24 », courses dans lesquelles la victime – en général adultère – est promenée nue sous les quolibets des spectateurs. Par ailleurs, l’animalité de Fontanis, maintes fois soulignée dans un texte où il est tour à tour comparé à un barbet, à un porc et à un âne, est aussi une composante essentielle des fêtes populaires médiévales. Si le porc est traditionnellement associé au carnaval, les « noces de l’âne » font partie des rituels charivariques étudiés par Henri Rey-Flaud : dans ce simulacre d’union, une procession est menée par des jeunes gens déguisés en ânes, les braiements imités de l’animal se joignant à la cacophonie25. Sade nous propose une interprétation très personnelle de cette cérémonie, lorsqu’il nous présente Fontanis, croyant rejoindre Madame de Totteville dans sa chambre, et découvrant un spectacle étonnant : « Mais quelle est la surprise générale quand les lumières en face du lit éclairent un âne monstrueux, mollement couché dans les draps […] » (p. 132). L’auteur, qui souligne par la suite la ressemblance de Fontanis avec l’animal, reprend ainsi la situation initiale du charivari du Roman de Fauvel : Fauvel, le cheval, était en effet dans la chambre nuptiale avec sa jeune épouse quand la bruyante procession d’Hellequin a commencé. Remarquons que dans le scénario sadien, la place de la femme est réservée à Fontanis, puisque l’auteur parle bien d’âne, et non d’ânesse. L’inversion des sexes est là encore une des caractéristiques du monde à l’envers qui se retrouve dans le charivari26. Quant au motif charivarique de la charrette fantastique et mythique d’Hellequin (voiture infernale qui emporte les enfants morts27), on pourrait bien le retrouver dans le texte de Sade sous la forme de « la voiture des exempts » dans laquelle Fontanis monte pour fuir le scandale et les accusations d’adultère (p. 137).
16Notons que le thème du charivari n’est pas uniquement présent dans la littérature médiévale. L’histoire du président est en effet très proche de la trame de la farce de Molière, Monsieur de Pourceaugnac, une pièce dont Paul Gayrard a montré qu’elle était elle-même construite sur un modèle charivarique28. Mais c’est un autre dramaturge, Néricault Destouche, qui nous intéressera particulièrement ici. Cet auteur a notamment écrit Le Mariage de Ragonde et de Colin, ou La Veillée de village29, une pièce que l’on trouve dans un recueil que possédait Sade, les Œuvres dramatiques de Néricault Destouche30. Or l’œuvre, représentée en 1714, à l’occasion de la Treizième Grande Nuit de Sceaux, organisée par la Duchesse du Maine, est construite autour de deux scènes charivariques : dans la première, à la fin du second intermède, le jeune paysan Colin – qui doit épouser à contrecœur la vieille Ragonde – se voit tourmenté et battu par des lutins et des démons qui le menacent, dans une danse maléfique qui renvoie aux origines surnaturelles du rituel, et en particulier à l’armée des morts de Hellequin ; la deuxième scène, à la fin du troisième intermède, accompagne la promesse d’union entre Colin et Ragonde, et est présentée comme un rituel paysan, rythmé par les instruments traditionnels31. Si ce divertissement galant et chanté est moins licencieux que le récit de Sade, nombreux sont les points de rapprochement : le joyeux déchaînement de violence, le goût pour le surnaturel, ou encore les effets de dissonance linguistique (le parler paysan dans le texte de Destouche trouvant son équivalent dans les expressions provençales et dans l’accent du président de Fontanis chez Sade).
17On le voit, l’humour de Sade est partout présent dans Le Président mystifié. Cet humour amène l’auteur à jouer avec les genres comiques – les fabliaux, les farces, le théâtre de la Foire, les divertissements galants – mais aussi à construire son récit autour du rituel irrévérencieux du charivari. Or, cette irrévérence, on la retrouve dans la poétique même que Sade met en œuvre dans le texte. L’auteur s’amuse en effet à chahuter au moins trois séries d’intertextes, lesquels se trouvent mêlés dans une joyeuse confusion : la tradition héroïque du roman de chevalerie, les codes du roman galant et libertin et, ultime pied de nez, dans un réjouissant geste auto-parodique, ses propres œuvres ésotériques, que l’on peut percevoir en filigrane dans tout le récit.
18Ricardo Benedettini a bien montré que les humiliations subies par Fontanis sont des détournements parodiques des épreuves caractéristiques des romans de chevalerie32. Par ailleurs, le voyage ridicule du personnage, en armure, sous les quolibets de la foule, évoque manifestement le Don Quichotte de Cervantès. C’est en fait toute la tradition héroïque dont se moque Sade, lui qui n’hésite pas à pasticher Corneille, lorsque d’Olincourt essaie de dissuader Fontanis de fuir le château hanté en affirmant : « vaincre ou mourir, point de juste milieu » (p. 113). La verve parodique de Sade est aussi dirigée contre les genres galants et libertins. Le titre du récit fait d’emblée apparaît le thème de la mystification, dont la vogue dans les cercles littéraires et galants a été étudiée par Elisabeth Bourguinat et par Pierre Chartier33. Et de fait, le récit se présente comme un immense persiflage du personnage de Fontanis, un persiflage organisé par d’Olincourt, double du marquis de Sade, les lecteurs jouant dès lors le rôle du public ricanant. Dès l’incipit, l’auteur s’amuse des conventions de la langue galante, en proposant un portrait hyperbolique de Mademoiselle de Téroze, « cette charmante fille, âgée de dix-huit ans, fraîche comme Flore et faite comme les Grâces » (p. 75), portrait qui contraste avec celui de son père, un vieillard goutteux caractéristique des comédies, et plus encore avec celui, franchement grotesque, de Fontanis. D’emblée, le texte est placé sous le signe de la dissonance, non plus à proprement parler musicale, comme dans le charivari, mais stylistique. L’auteur va poursuivre ses jeux entre style haut et style bas, entre raffinement de l’expression et vulgarité assumée des situations. Dans cette perspective, les expressions provençales du président tout comme son accent fonctionnent comme autant de « couacs » qui viennent perturber la musique de la langue sadienne. Le personnel du récit, composé pour l’essentiel de jeunes aristocrates, à l’élégance et à la mise parfaite, appartient à la tradition galante. On trouve aussi les lieux caractéristiques de cette tradition, comme les châteaux, les parcs ou la petite maison du marquis dans laquelle on dîne. Par ailleurs, certains des effets comiques les plus efficaces sont obtenus par Sade lorsque son héros se prend pour un galant ou même un libertin. Après s’être présenté comme un « bel esprit », il travaille sa révérence comme Monsieur Jourdain, et il s’essaie même au dialogue de séduction avec madame de Sotteville (p. 127-128). En (in)digne émule de Valmont, il se vante de mener deux intrigues de front : « Oh, mon cher La Brie, tu me combles d’aise, quel plaisir de mener deux affaires de front et de tromper deux femmes à la fois » (p. 124). C’est donc avec une verve réjouissante que Sade se joue des topoï et de la langue des traditions galantes et libertines. Mais c’est lorsqu’il chahute son propre imaginaire qu’il se révèle le plus inventif.
19Si les lieux évoqués dans le récit évoquent principalement l’univers de la galanterie, le château hanté de la famille Téroze ou encore la geôle dans laquelle le président se trouve enfermé pour échapper au scandale sont caractéristiques des décors que l’on trouve dans les œuvres ésotériques. Le personnage de Fontanis lui-même n’est pas sans évoquer les bourreaux sadiens, en particulier le président de Curval des Cent Vingt journées, comme l’a noté Stéphanie Genand dans son édition34.Magistrat âgé, Fontanis est présenté comme « efflanqué, long, mince, et puant comme un cadavre » (p. 76) tandis que Curval, âgé de près de soixante ans, tout aussi puant, n’est « presque plus qu’un squelette », « grand, sec, mince, des yeux creux et éteints35 ». Dans les deux cas, le portrait est construit autour d’un orifice béant, l’anus démesuré de Curval, et la bouche de Fontanis, elle-même décrite comme « un gouffre noirâtre », « ressemblant pas mal à l’ouverture de certain siège qui […] devient aussi souvent le trône des rois que celui des bergers » (p. 77). Par ailleurs, les deux personnages jouissent des supplices qu’ils font subir aux victimes qu’ils ont condamnées, même si le goût particulier de Fontanis pour les « tranchaux de têtes » annonce plutôt l’évêque de Grenoble qui sera dépeint dans La Nouvelle Justine (1790). Le héros du Président mystifié est également proche des instituteurs immoraux que l’on trouvera dans la Philosophie dans le boudoir (1795), comme le montre la scène de séduction de Lucile de Totteville, lorsqu’il s’exclame, face aux fausses hésitations de la jeune femme : « Misères que tout cela, mon cœur, je vois bien que vous êtes une Agnès et que vous avez besoin d’être quelque temps à mon école ; ah ! comme je ferai disparaître tous ces préjugés de l’enfance ! » (p. 128).
20Le détenteur de la toute-puissance officielle, double du traditionnel bourreau sadien, se retrouve cependant dans la position de la victime battue et humiliée dans Le Président mystifié. Ainsi que l’a remarqué Stéphanie Genand, « la structure de l’intrigue, rythmée par le couple vice et châtiment, rapproche le juge provençal de la figure de Justine36 ». Dans les deux récits, les personnages sont soumis à une succession d’épreuves qu’ils affrontent avec une confondante naïveté, avec la même propension à faire de leurs tortionnaires leurs confidents (Sade souligne l’attachement du président à un de ses tourmenteurs, d’Elbène, qui se trouve aussi être son rival amoureux). Dans le monde carnavalesque ou charivarique du Président mystifié, les emprunts à la geste ésotérique sadienne prennent ainsi une signification déviante. Le principe d’inversion37, qui place le bourreau dans la position de la victime, vient aussi remettre en cause la morale des récits licencieux. Au-delà des ressemblances, Justine et Fontanis ont en effet des parcours opposés. La jeune fille voit ses prétentions à la vertu sans cesse déjouées par une succession de viols et de tortures. Au contraire, Fontanis voit s’éloigner un peu plus à chaque aventure la perspective d’une union charnelle avec Mademoiselle de Téroze. Impossible quête de la vertu d’un côté, inassouvissement perpétuel du vice de l’autre. Mais c’est surtout la situation respective des deux personnages à la fin du récit qui permet de comprendre l’originalité du projet de Sade. Si Justine meurt foudroyée sans avoir rien compris ni appris, le président sort de ses épreuves transfiguré. Marqué par les divers châtiments subis, transformé par son incarcération, et convaincu par le discours sentencieux de d’Olincourt, il se dit « corrigé de tous [ses] vices » (p. 140), décidé à prononcer des arrêts avec sagesse et à renoncer à sa passion pour les catins. C’est vraiment un monde sadien cul par-dessus tête qui se trouve institué par le principe d’inversion charivarique, un monde dans lequel tout se trouve subverti38. Dans ce monde, les incarcérations sont brèves et salutaires. À l’effarante toute-puissance des tortionnaires des œuvres ésotériques, répond la faiblesse pathétique du président de Fontanis. Alors qu’un glaçant principe d’ordre sublime les déferlements de violence mis en scène dans les Cent Vingt journées, c’est au contraire dans un joyeux chahut que se déploient les punitions imaginées par d’Olincourt et ses amis, un chahut cependant fortement normatif39, comme l’est le chahut charivarique qui, rappelons-le, a pour fonction de dénoncer une union considérée comme déviante, et qui peut s’interpréter comme un rituel de castration symbolique des contrevenants.
21Ce thème de la castration est présent de manière sous-jacente dans toute la nouvelle. On peut en effet remarquer qu’il manque au portrait de Fontanis un attribut fondamental des bourreaux sadiens : les organes génitaux grotesques. En réalité, cette absence n’est qu’apparente. Sade insiste sur la raideur de Fontanis, sur sa taille un peu voutée, surmontée par « un occiput étroit, peu bas, fort élevé par le haut » ; il ajoute que « deux jambes un peu torses soutenaient […] cet ambulant clocher » (p. 76), dont la silhouette apparaît assez clairement phallique, ce qui ferait du personnage un phallus ambulant, un peu à la manière du nez de Koliakov dans la nouvelle de Gogol40. Dès lors, tout le texte devient le récit de la longue punition d’un phallus condamné à l’impuissance, et s’achève sur une castration symbolique, puisque le président disparaît, les catins se plaignent, et les mœurs provençales y gagnent41. En définitive, au-delà de cette mise en scène symbolique de la castration du bourreau, ce récit valide deux possibles, scandaleux au regard du canon sadien : la réalité d’un remords authentique, mais aussi l’existence d’une rédemption morale. Le remords, c’est bien sûr celui de Fontanis, le bourreau repenti, bien déterminé à la fin du récit à renoncer à l’infamie. Mais ce remords, c’est aussi celui, léger, du Marquis d’Olincourt qui reconnaît avoir « quelques fois un peu de regret d’avoir autant maltraité ce vilain homme » (p. 141) – remords vite balayés cependant, au nom d’une morale originale, sur laquelle s’achève le récit : « Ô souveraine providence, pourquoi faut-il que les moyens de l’homme soient assez bornés pour ne jamais parvenir au bien que par un peu de mal. » (p. 141)
22Il y a bien deux mondes charivarisés dans Le Président mystifié : le premier monde, c’est celui de la justice et de l’autorité officielle. Mais le principe du chahut charivarique amène aussi l’auteur à bousculer le monde des Lettres, à travers une parodie joyeuse des genres héroïques, galants, et surtout à travers un détournement du romanesque sadien lui-même. Le rire de Sade se retourne contre sa propre poétique ésotérique. La distinction proposée par Pierre Zaoui dans sa communication42 entre d’un côté l’ironie, constante, qui fonctionne sur le double sens, et qui est clairement adressée, et de l’autre l’humour, corrosif, sans adresse particulière, qui glisse dans le nonsense et la fantaisie autoréférentielle, paraît éclairante pour comprendre ces dispositifs. Alors que la mystification est clairement du côté de l’ironie, le dispositif charivarique a, lui, plus à voir avec l’humour : se trouve érigé un monde instable, marqué par le nonsense, l’absurde, un monde dans lequel le désir de profanation de Sade, irrépressible, se retourne contre son propre imaginaire, dans un grand éclat de rire, rire à la fois libérateur et castrateur. Pour autant, Le Président mystifié reste un texte éminemment sadien : sont toujours présents l’obsession scatologique, le goût pour la surenchère et la violence, mais aussi ce désir totalisant que l’on peut voir en particulier dans le projet de vengeance qui s’accomplit dans la nouvelle. En effet, Sade, comme toujours ennemi de la mesure, active deux modèles d’humiliation rituelle pour détruire sa victime : le modèle médiéval du charivari, avec ses racines populaires profondes, mais aussi le modèle plus récent de la mystification, et donc du persiflage, très en vogue dans les salons. Malgré la légèreté du ton de l’ensemble, l’écrivain est mû par un désir d’anéantissement systématique de son personnage. Pour terminer, je tiens à souligner que l’un des intérêts non négligeables de cette approche charivarique est de mettre au jour les liens entre deux auteurs dont la parenté n’a été jusqu’ici que trop peu étudiée, Sade et de Jules Verne. Ces auteurs, outre qu’ils partagent une fascination réelle pour les machines43 et pour les discours scientifiques, outre aussi qu’ils font montre d’une prédilection certaine pour les décomptes journaliers dans leurs titres, le Tour du Monde en quatre vingt jours répondant aux Cent Vingt journées de Sodome, paraissent également unis par leur goût pour la matrice charivarique. Dans un article du recueil édité par Jacques Le Goff et Jean-Claude Schmidt, Marc Soriano se proposait ainsi « d’interpréter les premiers chapitres de De la terre à la lune sur le mode d’un charivari symbolique », en s’appuyant notamment sur la présence dans le texte d’un chahut de jeunes gens, mais aussi d’une symbolique sexuelle, avec le canon phallique qui tire la fusée, et la féminité soulignée de la lune44. On peut dès lors se demander si, dans la très belle scène de l’observation astronomique de la rencontre entre Vénus et le Capricorne (p. 124-127), Sade ne se serait pas livré à cet exercice cher à Pierre Bayard : un plagiat par anticipation45 du roman de science-fiction de Jules Verne. Dès lors, nous serions là en présence de l’ultime mystification de Sade, une mystification par anticipation.