1Le 29 novembre 1903, C. F. Ramuz rédige un court texte qu’il intitule « Sur la musique », et dont les derniers mots à l’encre de Chine sont : « Désir de la musique pure »1. Inachevé, ce brouillon n’appartient à aucun genre bien délimité, et ne semble pas avoir eu de destination précise. Il s’agit d’une sorte de mise au point d’idées à priori vagues, nourries de philosophie quelque peu scolaire, concernant la musique et, plus largement l’esthétique et l’expression artistique2. Cependant, ce texte est suffisamment rare pour que l’on s’y intéresse.
2Ramuz a vingt-cinq ans. Il vient d’arriver à Weimar pour être le précepteur des enfants du comte Prozor. Le mois précédent a paru Le Petit Village, son premier volume, dont les recensions commencent à lui parvenir. Positives, celles-ci le jettent néanmoins dans le « désarroi le plus complet »3. Continuant cependant à créer, il « ne peu[t] écrire qu’en vers »4. Quelques jours plus tard, il assiste à une représentation des Noces de Figaro, oppose dans son Journal Mozart et Gluck à Wagner, et y note (en relation avec l’opéra entendu) : « J’ai connu ces secrets que je soupçonnais depuis longtemps, mais d’une manière obscure. Je m’en suis pénétré. J’ai fait un progrès dans la formation de moi-même »5.
3Quel rôle la musique joue-t-elle alors dans la vie de Ramuz ? On sait que l’écrivain n’a ni pratique ni formation musicales spécifiques, comme il le dit lui-même dans une entrée de son Journal à la fin de l’année 1901 :
J’ai quelquefois idée (à l’abondance des mélodies et à mon amour pour toute musique) que je suis né musicien et que les circonstances seules, pas d’instrument, ni de leçons m’ont détourné d’une vocation[.] – Ensuite, influences contradictoires, bouillonnements confus et en somme, dans mon fauteuil, un état voluptueux et très doux, quoique dangereux, de longues et obscures rêveries. Temps perdu ; peut-être – rien n’est moins sûr.6
4Notons au passage le curieux regret ici exprimé d’une vocation musicale contrariée par les circonstances. Nous y reviendrons. Pas d’expertise musicale chez Ramuz, donc. En effet, l’écrivain ne vient pas d’un milieu social suffisamment doté pour qu’on lui ait prodigué une formation musicale. Fils d’épicier, il suit le cursus traditionnel des garçons vaudois de la fin du xixe siècle : culture classique, catéchisme, cadets, formation militaire, initiation à la montagne, préceptorat, mais pas d’apprentissage musical spécifique. Plus tard, sa jeune sœur Berthe pratiquera le piano7. Mais alors la musique aura pénétré plus profondément dans les couches sociales, le statut social de la famille se sera amélioré, et Berthe Ramuz suivra elle le cursus des jeunes filles, dans lequel la musique joue un rôle prépondérant.
5De fait, Ramuz a des connaissances musicales théoriques, essentiellement transmises par l’institution scolaire. Or que transmet-on alors dans l’école vaudoise ? Si l’on en croit Jacques Burdet8, Ramuz a dû acquérir des notions élémentaires de solfège et de théorie musicale, a chanté en chœur avec ses camarades, et c’est tout. Le manuel en usage au collège et dans les écoles primaires de 1876 à 1903 est L’École musicale de Charles-César Dénéréaz. Sur le frontispice : « Dieu » et « Patrie ». On y trouve cent huitante-six morceaux, dont Roulez, tambours et Salut, glaciers sublimes, ainsi qu’une dizaine de classiques (Mendelssohn, Mozart, Schubert, Schumann et Weber), des exercices, huitante-quatre chants à deux voix, cent deux chœurs à trois voix, enfin dix pages de théorie musicale élémentaire. L’intention affichée du recueil est d’aborder « tous les sujets qui peuvent concourir à l’éducation religieuse, morale et patriotique de la jeunesse »9.
6Qu’en est-il des concerts ? Ramuz a eu l’occasion d’écouter des exécutions musicales à Lausanne, à Paris, puis à Weimar.
7À Lausanne, sa pratique du concert est circonstancielle, et elle s’inscrit dans une sociabilité facilement repérable : l’écrivain ne mentionne des concerts dans son Journal qu’en 190810. Il fréquente alors Ernest Ansermet, Fernand Chavannes, Albert Muret, Jules Nicati (pianiste, et directeur du Conservatoire), qui tous ont un intérêt professionnel ou personnel marqué pour les arts du spectacle. Ajoutons que la vie musicale lausannoise, si elle n’est pas inintéressante, n’a alors rien à voir avec celle qui éclora dans les décennies suivantes11.
8Il en va de même à Paris, où Ramuz ne fréquente pas assidument les salles de musique, alors que l’activité artistique y est autrement plus foisonnante que dans la capitale vaudoise. Il mentionne L’Or du Rhin à la fin de 1900 dans son Carnet12, décrivant l’œuvre comme le contraire de la « musique pure », ou, bien plus tard, en 1913, va à l’Opéra-Comique avec le peintre René Auberjonois pour entendre Don Juan13. Mais en 1902, à Paris, Pelléas et Mélisande est créé, et Ramuz n’en dit rien. L’écrivain ne cite presque pas les compositeurs contemporains, et n’a pas de liens avec eux. En 1913, il est aussi dans la capitale française lors de la création du Sacre du printemps de Stravinsky, pourtant retentissante, mais Ramuz ne semble pas s’y être intéressé. Seule exception à ce tableau aride : en 1911, l’écrivain a vraisemblablement assisté à une représentation du Pétrouchka de Stravinsky que les Ballets russes ont donnée au Théâtre du Châtelet14.
9En arrivant à Weimar, au début du mois de novembre 1903, Ramuz s’installe pour quelques mois dans la ville de Goethe, de Nietzsche, mais aussi de Liszt et de la première de Lohengrin. Dans les cinq articles qu’il donne à la Gazette de Lausanne au cours de son séjour thuringien, il mentionne d’ailleurs le riche passé artistique de la ville15. Mais à Weimar comme à Paris et à Lausanne, Ramuz va un peu à l’opéra, sans plus, entendant notamment Les Noces de Figaro, comme nous l’avons déjà mentionné16.
10Ainsi, Ramuz n’est ni musicien ni vraiment mélomane, puisque sa fréquentation des concerts est épisodique et souvent liée à des relations sociales. Les références à la musique dans le Journal datent presque toutes des années 1900-1903, c’est-à-dire de la découverte de Paris et Weimar. La musique ne serait-elle qu’une « passion » ou un intérêt de jeunesse seulement ? Et que dire alors de sa prétendue vocation contrariée ? Ce qui est certain, c’est que par la suite, en dépit des ses relations de proximité avec des musiciens comme Stravinsky et Ansermet notamment, Ramuz n’accordera que peu de place à la musique savante. La preuve ? Dans Aujourd’hui, la revue que l’éditeur Henry-Louis Mermod finance et que Ramuz dirige (en lui imprimant sa marque) de 1929 à 1931, la place consentie à la musique est minime, tandis que celle consacrée aux Beaux-Arts est immense17. En deux ans et cent neuf livraisons, l’hebdomadaire fait paraître trois articles musicaux18. Gustave Roud, pourtant mélomane, n’y donne rien sur la musique. On n’y trouve aucun texte de Stravinsky ni d’Ansermet. Ce désintérêt doit sans doute beaucoup au faible goût musical de Mermod, tout comme le surinvestissement des arts plastiques s’explique par sa passion de collectionneur. Mais ils sont certainement le reflet de la désaffection du Ramuz de la maturité pour le domaine musical, au profit des arts visuels.
11L’écrivain entretient sans doute depuis toujours un rapport complexe, ambivalent avec la musique, qu’il analyse dans son Journal en automne 1900, dans un développement qu’il vaut la peine de citer intégralement :
La musique supprime momentanément en moi certaines facultés pour en augmenter d’autres. Le raisonnement s’annule la mémoire aussi ; mais l’imagination, la puissance d’évocation, la sensibilité s’accroissent d’autant. C’est pourquoi elle me fait souffrir cruellement en me procurant des jouissances indicibles. Je sens alors l’anarchie de mon être déséquilibré, les trous de mon cerveau ; mais la magnifique abondance des rêves compense la mort de ma raison. Mon passé réel disparaît, mais je le crée au rythme de la mélodie, avec des couleurs et des formes nouvelles. Et comme il est souriant et beau ou merveilleusement sombre, j’en jouis ardemment. Ou bien c’est l’avenir qui s’ouvre comme une large plaine ou comme un défilé de montagnes, sous un grand soleil aux divines couleurs, ou sous une nuit peuplée de fantômes. Le présent disparaît. Toutes les fois que je cherche à analyser ma sensation, que, volontairement, je rappelle la raison à l’existence, la musique s’évanouit. C’est pourquoi ce m’est presque une souffrance de m’absorber longuement dans une mélodie. Il y a là un effort de ma volonté. Surtout lorsque le chant, les paroles, un décor se joignent à la musique, comme dans l’opéra – si je veux jouir des êtres et des choses qui peuplent la scène, l’orchestre disparaît ; si j’écoute la musique, si je m’y fonds je ne vois plus rien et je ne comprends plus le sens des phrases. La fatigue est insoutenable. L’esprit se partage en deux fonctions contradictoires qui trouvent tour à tour leur emploi. Source de migraines. L’œuvre se découd en parcelles de gestes et de mélodies qui la rendent incompréhensible. Ainsi je préfère à l’opéra la symphonie qui a son sens en elle-même. Je sacrifie à la musique pure, un peu sans doute par théorie, mais beaucoup par l’impossibilité où je suis de multiplier mes facultés ou de les faire jouer toutes à la fois. Je me suis demandé souvent si c’était faiblesse ou incapacité, anomalie ou bien si, peut-être, la violence des sensations purement physiques (par opposition aux raisonnements de l’esprit) ne nécessitait pas cette scission de mon être. D’ailleurs, la musique est l’art que je goûte le plus. Il me donne ce plaisir violent qui est une douleur et qu’on chérit étrangement.19
12Romantisme, quand tu nous tiens ! (Il faut dire que Ramuz vient d’assister à une représentation, en version orchestrale, de L’Or du Rhin.) Dans ces lignes, l’écrivain confesse son trouble, la « faiblesse », l’« incapacité », l’« anomalie » ressenties lorsqu’il est plongé dans l’audition d’une pièce musicale. « Sur la musique » s’inscrit dans le prolongement de tels propos intimes, mais sur le mode de l’essai, de la réflexion philosophique qui tente de canaliser les émotions, voire de les mettre à distance par un effort de rationalisation, et qui cherche à expliquer l’ambivalence constatée. À travers la musique, Ramuz paraît se confronter à sa sensibilité, à ses penchants pour le lyrisme, à une espèce de néoromantisme dont il entend se débarrasser. Examinons cela de plus près.
13Le jeune Ramuz attribue à la musique plusieurs qualités : ce qu’il nomme l’élasticité (« le rêve qui est le commencement sans fin ») ; la capacité de libération (il précise plus loin « dénouement du corps » ; « par où nous retournons vers nos origines supérieures ») ; l’universalité (« la source des pensées du monde où l’on retourne par elle ») ; la beauté (en tant qu’art, elle est une des « formes belles » de la pensée).
14Le discours puise à des sources qui ne sont pas explicitement nommées, mais on y reconnaît aisément des échos néo-platoniciens et des réminiscences de l’idéalisme allemand (« l’âme », l’unité vs la multiplicité, la remontée aux sources des pensées du monde, les « origines supérieures », le « dénouement du corps »). La musique, écrit Ramuz, est affaire de « connaissance de l’âme pure », dans laquelle, idéalement, les sens n’ont qu’une part minime (par « voisinage momentané »). Esquissant une épistémologie musicale, il établit une hiérarchie assez convenue qui va des sens (au bas de l’échelle) à la pensée, en passant par le degré intermédiaire que sont les sentiments. La « musique pure », idéale, dont le modèle est fourni par Bach, est donc celle « de la pensée », qui va « à l’esprit par l’esprit » (comme il l’avance dans la première partie du texte), celle des « constructions mathématiques »20. La hiérarchie musicale proposée par Ramuz se superpose ici à celle des instances de connaissance et de jugement : Bach au sommet, puis la triade Beethoven – Haendel – Franck et Wagner (« nous descendons vers les sens, vers les nerfs [,] vers la basse sensualité, vers un appétit qui se satisfait brutalement, vers la secousse mécanique » : les sens sont mécaniques, la pensée est spirituelle). Nous avons ici énoncé tous les clichés sur Wagner, empreints d’une bonne dose de moralisme, où l’on reconnaît tous les préjugés corsetés sur la sensualité, l’appétit, la corporéité dans ce qu’elle a de plus vulgaire. Tout cela ressemble bien, chez Ramuz, à de la méfiance, sinon à de la peur, envers les mouvements de sa propre sensibilité. L’écrivain trahit là son héritage culturel (et psychologique ?) protestant21.
15Ramuz fait un aveu significatif. Art du temps, la musique se déroule dans la durée : « La connaissance est succession », écrit-il, au contraire des arts plastiques et du paysage, précise-t-il. Cela la rapproche de la littérature, en particulier dans le cas de « la musique écrite qu’on lit », que Ramuz privilégierait volontiers au détriment de la musique « qu’on écoute ». Car dans la musique « qu’on écoute », « le mouvement sonore est un ébranlement de l’âme » et les « passions » de celle-ci sont « plus impétueuses, le discernement froid y a moins de part ».
16L’écrivain me paraît ici plaider pour une forme de connaissance musicale relativement intellectuelle, abstraite pour tout dire, assez éloignée de la conception romantique. Paradoxalement, c’est pourtant bien l’idéal de la musique pure qui a conduit les musiciens romantiques allemands à affirmer, comme Schumann, que la musique est « la langue qui permet de s’entretenir avec l’au-delà », ou, comme Beethoven, « une révélation plus sublime que toute sagesse et toute philosophie », ou encore, comme Novalis, le moyen d’accéder aux « secrets du monde intermédiaire entre l’homme et Dieu »22. L’expérience de l’audition musicale aurait pu conduire Ramuz à y entrevoir une expérience métaphysique, comme son Journal le laisse entendre. Mais c’est le contraire qui se produit : Ramuz conçoit la musique essentiellement comme moyen de connaissance et d’expression de soi. Bridant sa sensibilité par quoi il craint d’être emporté, il s’interdit de s’adonner aux mouvements de l’âme, ce qui ouvre la porte à la nostalgie de la musique en tant que capacité expressive :
Je voudrais être musicien, improviser mon âme sur un piano. Il me semble que là seulement je trouverais à m’exprimer. L’impression vive, l’émotion ne peuvent se traduire chez moi en paroles ; la langue me fait brusquement défaut comme un pont qui se brise sous les pas. Je me sens soudain entraîné par une ronde de formes lumineuses qui, assemblées, rayonnantes mais impalpables ne me laissent plus un de mes gestes, ni l’élémentaire faculté de la voix. Mais, lorsque enfin calmé, j’ai ordonné mes sentiments, ils sont refroidis, ils sont morts, ils ne sont plus bons à rien, incapables de revivre à la lumière et de séduire. C’est bien en vain que je les galvanise, que je les pare pour la route, que je cherche à les envoyer dans le monde ; sitôt qu’ils sont séparés de moi, ils tombent flasques comme une vessie qui se dégonfle.23
17Ramuz veut être écrivain mais voudrait être musicien, parce qu’il trouverait alors des moyens d’expression plus puissants, à la hauteur des émotions ressenties24. Ce « besoin de musique »25, Ramuz ne s’en départira jamais, mais n’en retiendra dans son art poétique que la part formelle, « pure » pour le paraphraser, jusque dans la prose :
Rien fait ; très occupé jusqu’à huit heures du soir ; pas moi ; ensuite, impressions trop vives, de la musique en tête et rien que cela comme il arrive dans les grandes émotions ; c’est la langue avec laquelle j’exprimerais seulement les sensations trop vives ; quand elles sont refroidies les vers ; plus tard la prose. J’ai quelquefois idée (à l’abondance des mélodies et à mon amour pour toute musique) que je suis né musicien et que les circonstances seules…26
18La musique, les vers, la prose… Comme on le sait, après Le Petit Village, Ramuz optera pour la prose, mais une prose qui se veut poétique, expressive avant tout, qui privilégie la beauté de la vision, la représentation des perceptions, l’énonciation, le rythme, les effets d’oralité. Opposant la « langue-geste » à la « langue-signe », l’écrivain a voulu forger son propre langage poétique, si singulier, ce qui lui a valu bien des déboires et l’a conduit à devoir « s’expliquer »27. La musicalité de ce langage, indéniable, doit-elle quelque chose à ce que Ramuz dit de la musique pure ? Ce n’est pas l’objet du présent article. Ce qui est certain, c’est qu’on retrouve dans le projet créateur de Ramuz la même hiérarchie qui place au sommet l’autonomie de la forme. La musique à programme et la littérature imitative sont vouées aux mêmes gémonies, tandis que la sonate et le tableau ou le morceau sont considérés comme des formes pures par excellence28. Les dénominations tableau et morceau, qui renvoient aux domaines pictural et musical, suggèrent moins un dialogue et une influence directe de ces disciplines que la cohérence d’une vision esthétique. Ramuz s’est toujours intéressé aux formes que prend l’expression des idées et des choses, à la manière de raconter plus qu’à l’intrigue et au drame, à la description et à la narration pour elles-mêmes plus qu’à l’histoire, que ce soit chez Cézanne, chez Mozart ou sous sa plume.
Annexe : C. F. Ramuz, « Sur la musique » (inédit)
19Un début : Pensée n’existe que par sa forme. N’est belle que par sa forme. Les formes belles : les arts. Une pensée n’est <vraie entière> que par là.
20Par son élasticité et la manière imprécise dont la musique limite la pensée elle est le rêve qui est le commencement sans fin, l’occasion du départ, la chose qui résonne indéfiniment ; c’est ainsi qu’une suite de notes ne fixe pas le sentiment mais le provoque et de qualités diverses sinon d’essences diverses ; car il y a dans le son une qualité propre quoique étendue comme une province où sont des villes, des campagnes, des forêts et des fleuves qui est d’abord la joie et la tristesse ; ensuite dans la première : la fiévreuse, la calme, l’humaine, la divine et d’autres ; et ainsi dans la tristesse. Et, comme joie et tristesse sont l’indécise couleur de tout acte de la vie, c’est toute la vie qui participe d’elle ; c’est encore elle dans ses fragments qu’évoque la réalité sonore ; le sentiment qui s’éveille contient l’idée de choses où l’esprit se jette bientôt avec plus ou moins d’ardeur selon les tempéraments ; le sentiment conduit au rêve plastique, le rêve plastique à la vision ; mais ici, par ces triages successifs d’où l’on s’élève de l’unité à l’infinie multiplicité – il n’y a plus coïncidence de réaction, comme dans la première grande impression foncière de bonheur ou de souffrance ; les âmes divergent, elles créent à leur tour, elles s’individualisent : et voilà le danger de la musique à programme29 ; en ceci que les sens s’imposent aux sens par les sens ; mais non à l’esprit par l’esprit ; et la littérature descriptive même qui va aux sens par l’esprit, est déjà souvent bien impuissante – sinon dans l’évocation qui est sentimentale ou même métaphysique, du moins dans l’exac[titude,] le minutieux des dehors.
21La musique est libération, à cause précisément de son manque de précision qui n’oblige point l’esprit à des routes où il se fatiguerait ou qu’il redoute – mais qui l’arrache néanmoins à un sommeil malsain. Et lorsqu’il s’est levé il va devant lui dans les pays du soleil ou par les plaines ténébreuses. – Libération de soi, par ce qu’elle introduit d’universel dans la pensée, car son fond est universel, comme la source des pensées du monde où l’on retourne par elle ; et on agit selon soi, mais inconsciemment, et en dehors de la réalité journalière qui n’est qu’un prétexte et une direction à ses pensées30 désormais dépouillées. Je dis : en dehors de toute dénomination de la musique et de la musique abstraite : en tant que son, suite de sons, mélodie, groupe de sons, harmonie.
22Il y a dans le son seul une beauté. Une seule note sonore correspond déjà à un besoin de l’être qui se reconnaît dans cette image élémentaire comme on voit un peu de son visage dans le creux d’une pierre où la pluie est tombée où les oiseaux viennent boire. Deux notes : un sens s’élève : l’esprit reconnaît un fragment de ses constructions, comme un pan de mur évoque un palais écroulé. La suite tend à son sommet : l’esprit monte avec elle : il retombe avec elle ; la courbe refermée, il a du tangible devant lui : la figure est achevée : elle vit de sa vie ; il l’envisage, il la juge. C’est ici le tribunal. Et le jugement commence plus tôt sans doute, car toute œuvre (à moins de surprises qui sont rares) est déjà contenue dans son commencement qui l’annonce et la pousse devant lui, comme des feuilles l’eau qui se fraie un chemin dans les bois. Mais il est encore audacieux – problématique – injuste. Il ne devient cohérent – complet – raisonnable – définitif qu’après la conclusion même et le refermement des sons. La connaissance est succession (contraire de peinture, sculpture, arts plastiques et le paysage même)[.]
23Il en est de même pour la littérature (plus voisine encore pour la musique écrite qu’on lit) mais je parle ici de la musique qu’on écoute, assez différente, puisque c’est un entraînement et un emportement vers une fin où elle devient vraiment. Et ici l’esprit n’est plus aussi passif dans ses contemplations. Le mouvement sonore est un ébranlement de l’âme ; elle y danse comme des poussières dans un courant d’air ; elle y ressent des passions plus impétueuses, le discernement nfroid y a moins de part.
24Le jugement ainsi est moins impartial. Il est comme un terrassement auquel on cède par violence ou d’où l’on se relève, par plus de force dont on use comme contre un adversaire. Et il me faut parler ici du jugement qui pour les facultés critiques [rentre] soudain dans ce qu’il y a de plus opposé à l’état musical de l’esprit : j’entends l’extase – et non, sans doute, nécessairement, l’extase aux yeux en l’air, aux mains sur le visage, ni penchée, ni apparente, mais profondément réelle cependant, si, comme c’est le seul cas qu’il convient d’envisager ici, puisque c’est alors qu’elle atteint sa plus haute expression et ses plus hauts effets, la musique excite l’âme du côté où elle va, par une ressemblance et une sympathie du fond qui s’abandonne à elle.
25Cet état critique qui se rétablit comme le calme sur la mer ou plutôt par un mélange incohérent de plans qui se heurtent et s’enmêlent – jusqu’à ce qu’ils se soient dédoublés et l’un descend au fond comme une couche de glace qui serait submergée – est un état douloureux, lourd, comme un oiseau qui ne pourrait plus que marcher. D’où il devient connaissable que l’état primordial, <ill.> de l’esprit[,] est l’impétueuse folie, contraire à la vie par son échevellement même et sa brièveté opposée à la durée animale – d’où encore la vie n’est possible que par une diminution de l’homme. D’où la musique prend toute sa valeur par son contraire qu’elle provoque ordinairement. Et on pourrait en dire autant de tous les arts31. Mais je parle ici de la musique.
26Libération : voilà par où nous retournons vers nos origines supérieures. N’est-ce pas le dénouement du corps ? Ne grandissons-nous pas alors vers la connaissance de l’âme pure ? Si les sens participent encore à l’ébranlement musical, c’est par leur voisinage momentané. Mais on peut s’en défaire et il y a des musiques qui en défont – il y en a d’autres qui en rapprochent – et ils deviennent alors vraiment participants – et quelquefois ils s’agitent seuls – et l’âme s’en va égarée avec douleur.
27D’où une hiérarchie des musiques[ :] 1) celle de la pensée (si elle est possible, ce n’est guère qu’un « idéal »[)] 2) celle de la pensée et des sentiments 3) celle des sentiments 4) celle des sentiments et des sens 5) celle des sens. Elle s’abaisse de plus en plus jusqu’au bruit qui frappe l’oreille.
281) guère possible, on peut l’imaginer. Bach. La prétendue sécheresse. Mais à l’esprit à la mentalité : quelles constructions mathématiques vraiment sans matière.
292) Beethoven Haendel Franck
303) De plus en plus semble-t-il dans le temps qui descend vers nous, nous descendons vers les sens, vers les nerfs[,] vers la basse sensualité, vers un appétit qui se satisfait brutalement, vers la secousse mécanique. La musique imitative. Wagner presque entier.
31Fin : Désir de la musique pure 1).
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