Reigen (La Ronde) d’Arthur Schnitzler : chronique d'un scandale… politique
1Nous sommes à Vienne le 16 février 1921, et au Kammerspiele – la « petite » salle du Deutsches Volkstheater – se passent des scènes inédites en Autriche, qui n'a pas encore connu sa « bataille d'Hernani » : peu après le début de la représentation des exclamations dénonçant un scandale, ou un outrage, fusent de toutes parts, les chaises des loges et les bancs de la galerie volent dans la salle, les gens en viennent aux mains et les forces de l'ordre, arrivées à la hâte, essaient de disperser la foule en utilisant des jets d’eau (voir Ill. 1) : la pièce qui provoque cette effervescence est Reigen (La Ronde) d'Arthur Schnitzler, quinze jours après la première. Vienne a son « scandale de théâtre »… un scandale qui est loin d'être « littéraire » ou « artistique ».
L'hebdomadaire satirique Die Muskete (paru à Vienne entre 1905 et 1941) caricature sur sa "une" du 3 mars 1921 l'intervention des forces de l'ordre lors de la représentation de Reigen du 16 février 1921. Le titre de la caricature "Der gesprengte Reigen" joue sur la polysémie, en allemand, du mot "sprengen" qui peut vouloir dire aussi bien "faire sauter" qu' "arroser". La légende dit : "Dans l'utilisation de l'énergie hydraulique, on note des progrès surprenants".
2Ces événements – comme d'autres, semblables, à Berlin et à Munich – expliquent en partie que Reigen soit, probablement, la pièce la plus connue, presque emblématique, de Schnitzler – et cela à son insu. Il s'agit – on le sait – de dix dialogues ante et post coitum, précédant et suivant, donc, l’accomplissement de l'acte sexuel, qui n'est jamais montré, mais suggéré par des points de suspension, réalisé sur scène soit par le noir total, soit par une tombée du rideau ; ils mettent en scène cinq femmes et cinq hommes, des partenaires qui changent à tour de rôle, de sorte que l'on retrouve la prostituée du premier dialogue (avec un simple soldat) en compagnie d'un comte au dernier et dixième : toutes les classes sociales auront été parcourues, la boucle est bouclée… et la « ronde de l'amour » devient une danse macabre1.
3Schnitzler a rédigé ces dix dialogues pendant l'hiver 1896/97, inspiré par la série « Before and after » (1730/31-1736) du peintre et graveur anglais William Hogarth (1697-1764), et les a considérés comme inaptes à être mis en scène2. Après une édition « hors commerce » réservée à ses amis, la première édition commerciale en volume, publiée en 1903 par le Wiener Verlag, a suscité – déjà – des réactions véhémentes – et a été un succès de librairie (70 000 exemplaires vendus avant 1914) : c'est surtout la « bonne bourgeoisie », dont faisait partie la majorité du public de Schnitzler, qui s'offusquait devant la révélation de son hypocrisie dans les affaires de sexe.
4L'auteur, conscient de tous les malentendus et mauvaises interprétations possibles et voulant les éviter, a longtemps résisté à toutes les propositions de mise en scène,jusqu'après la Première Guerre mondiale : c'est seulement en 1920 qu'il accepte de donner son autorisation à plusieurs théâtres dans le monde germanique, peut-être pour des raisons économiques, mais, surtout, parce qu'il s'était convaincu lui-même que ces dix dialogues pouvaient très bien être mis en scène et qu'ils le méritaient.
Les faits
5La création de la pièce a lieu le 23 décembre 1920 à Berlin et sera suivie, en janvier 1921, de mises en scène à Hambourg (une représentation « privée » le 31 décembre 1920, puis la première officielle le 8 janvier 1921) et à Munich, où la première a lieu le 22 janvier 1921, puis de la première autrichienne le 1er février 1921 à Vienne. Malgré beaucoup de précautions pour diminuer, par la mise en scène, l'effet érotique et malgré l'implication de l'auteur lui-même, notamment dans la mise en scène viennoise, les réactions véhémentes, les attaques contre l'auteur et les metteurs en scène, voire les acteurs, les tumultes dans certaines salles ne se sont pas fait attendre et les débats autour de Reigen ont occupé l'opinion publique en Allemagne et, encore plus en Autriche, pendant toute l'année 1921 et au-delà. Fait remarquable : nous avons affaire à un cas où la critique littéraire et théâtrale est vite relayée par des débats juridiques, voire constitutionnels, et politiques ; on pourrait même dire que ceux-ci l'ont même précédée, car les adversaires de Reigen ont été actifs (dans la presse) dès avant les représentations, diffusant des rumeurs sur une interdiction inévitable de la pièce.
6Résumons d'abord les faits concernant les différents agissements, interventions et confrontations à Vienne et à Berlin3: les conditions dans lesquelles se passe la (première) création de Reigen le 23 décembre 1920 à Berlin ne sont pas tout à fait celles prévues par Schnitzler : Max Reinhardt (1873-1943) qui, après d'assez longues tractations, devait mettre en scène les dix dialogues au Deutsches Theater, a quitté la direction de la première scène allemande en juin 1920, avant de pouvoir monter la pièce ; son successeur, Felix Holländer (1867-1931), a cédé le contrat au Kleines Schauspielhaus, dirigé par Gertrud Eysoldt (1870-1955) et Maximilian Sladek (1875-1925), où la première – dans une mise en scène de Hubert Reusch (1862-1925) – est prévue pour le 22 décembre. Le jour même, les deux directeurs reçoivent un référé du tribunal de Berlin leur interdisant la représentation de la pièce. Ils décident de passer outre et reportent seulement la première au lendemain où elle se déroule sans incidents. Lors d'une audience le 3 janvier 1921, les membres du tribunal civil du Landesgericht décident d'aller voir la pièce avant de prendre une décision ; le 6 janvier ils lèvent l'interdiction, considérant la mise en scène même comme un « acte moral » – contrairement au livre.
7Mais ce n'est pas la fin de la bataille contre les dialogues de Schnitzler ; celle-ci sera menée au titre de la lutte contre « la littérature ordurière et malsaine » (la Schmutz- und Schundliteratur), d'une part par le ministère de l'éducation et de la culture, d'autre part par des association privées regroupant essentiellement les tenants de la Volkskultur germanique.
8La figure de proue est Karl Brunner (1872-1944), qui s'est déjà distingué avant la guerre dans la lutte contre la Schmutz- und Schundliteratur et par ses activités dans la fédération des « bibliothèques du peuple » ; il avait ses entrées au ministère qui le sollicitait régulièrement pour des expertises. Ses activités ont été relayées notamment par le quotidien pan-germanique Tägliche Rundschau et son éditorialiste Erik Schlaikjer (1867-1928).
9Ces adversaires de Reigen ont été déçus par la décision du tribunal civil qui a voulu faire une nette distinction entre la version imprimée de la pièce et sa mise en scène, en précisant que celle-ci avait évité tout ce que le texte contenait de « potentiellement scabreux4 ». Mais ils sauront retourner cette distinction à leur profit : ainsi, un fonctionnaire de la Zentralpolizeistelle zur Bekämpfung unzüchtiger Schriften (Service central de la police pour la lutte contre des écrits licencieux) va informer le parquet qu'au Kleines Schauspielhaus l'édition de Reigen était en vente, ce qui permettra de relancer la campagne contre les représentations : ses pourfendeurs, en premier lieu Brunner, mais aussi le ministre des affaires sociales (Adam Stegerwald) et l'ancien censeur Glasenapp, déclarent au parquet avoir été choqués par le livre comme par le spectacle ; au Reichstag, des députées féminines signent une déclaration « des femmes allemandes » demandant au parquet d'intervenir contre « l'outrage et la honte de nos jours5 ». Ces agitations, une campagne menée par la presse conservatrice et nationaliste, ainsi que les récits du scandale survenu à Vienne lors de la soirée du 16 février préparent le terrain pour une perturbation – qui a finalement lieu lors de la représentation du 22 février entraînant l'arrestation de trente-quatre manifestants. Elle est moins spectaculaire que celle qui a eu lieu à Vienne une semaine auparavant, mais elle permet néanmoins de mobiliser un peu plus les adversaires de la pièce et de renforcer la pression sur le parquet. Des astuces juridiques – une nouvelle accusation portée par une chambre correctionnelle compétente non pas pour des affaires de théâtre, mais pour la lutte contre des écrits licencieux – permettent une nouvelle campagne. Les arguments de la décision du 6 janvier y sont inversés : dans la pièce, les circonstances seraient suffisamment évocatrices pour suggérer qu'il s'agit de la réalisation d'un coït et le rythme de la musique suggérerait clairement les mouvements de l'acte sexuel6, constate le parquet qui demande le 11 juin 1921 l'arrêt des représentations. Cela ouvre la voie à un nouveau procès qui aura lieu début novembre 1921 et se terminera par la relaxe des accusés ; il était évident que bon nombre de témoins de l'accusation n'avaient même pas vu la pièce ou ne pouvaient plus se souvenir, par quelles scènes leur « gesundes Volksempfinden » (« sensibilité populaire ») avait été choqué, ou ils inventaient carrément des scènes qui n'existent pas dans l’œuvre de Schnitzler.
10À Vienne, Schnitzler était depuis 1919 en négociations avec Alfred Bernau (1879-1950), le directeur du Deutsches Volkstheater (la « deuxième » grande scène publique à côté du Burgtheater). Comme à Berlin, des précautions ont été prises avant la première. Non seulement Schnitzler, qui s'implique dans les répétitions, et le metteur en scène, Heinz Schulbaur (1884-1964), s'efforcent de créer une mise en scène « soignée » mettant l'accent davantage sur les dialogues que sur des comportements éventuellement suggestifs des acteurs, mais, comme à Berlin, la représentation n'aura pas lieu sur la grande scène du Volkstheater, mais au Kammerspiele traditionnellement réservé à la création de comédies – ce choix laissant entendre qu'il ne fallait pas prendre Reigen trop au sérieux7. La municipalité, compétente pour autoriser – ou non – des représentations théâtrales, après consultation d'un « conseil de la censure », ne soulève aucune objection et souligne même que le metteur en scène a tout fait pour « contenir les fantasmes érotiques » du public (en ironisant, Schnitzler dira même à Karl Glossy (1848-1937), l'un des membres du « Conseil de la censure », qu'ils pourraient même prévoir une « matinée » pour les enfants8). Malgré des demandes d'interdiction venant de la presse conservatrice, elle donne sa bénédiction. La première a lieu le 1er février 1921 et se passe, comme les représentations qui suivent, sans encombres. C'est bien lors de la soirée du 16 février que le scandale, qui a couvé depuis quelque temps, éclate : encouragés, en amont, par des hommes politiques du parti chrétien-social et par des nationalistes pan-germaniques, des anciens combattants (dont un ancien officier de l'armée impériale, membre de la Frontkämpferbewegung) et des militants d'extrême-droite commencent, à partir de la scène trois, à perturber la représentation en criant au scandale et en traitant la pièce d'ordurière ; pendant le quatrième dialogue, mettant en scène le « Jeune homme » et la « Jeune Femme mariée », une bombe puante remplie d'hydrogène sulfuré est tirée. Pour évacuer l'odeur, les portes de la salle sont ouvertes… et ouvrent la voie aux manifestants ayant attendu dehors (les estimations vont de 150 à 600). Ils jettent des sièges et des bancs des loges et du balcon dans l'orchestre et provoquent une bataille rangée que les rares forces de l'ordre ont du mal à maîtriser avant que n'arrivent les renforts. Schnitzler s'est trouvé, ce soir là, par hasard au théâtre, et a suivi avec effarement les combats9. Pour la police nationale, c'est l’événement rêvé pour interdire dès le lendemain toute représentation de la pièce. Il n'y aura pas de procès, mais la direction devra attendre la fin de l'année 1921 pour obtenir la levée de cette interdiction ; Reigen sera reprise en mars 1922, ce qui provoquera le 23 avril une nouvelle grande manifestation « anti-Reigen » organisée par le Deutschvölkischer Schutz- und Trutzbund pan-germanique et par le Antisemitenbund.
Les thématiques et les enjeux
11Voilà les faits. Dans l'espace imparti, il sera difficile d'entrer dans les détails des confrontations et des débats juridiques. Il s'agit ici plutôt de dégager de ces événements les thématiques et les enjeux qui ont transformé ces représentations de Reigen au début des années 1920 en scandales non pas littéraires ou esthétiques/artistiques (loin de là), mais en scandales judiciaires et, surtout, politiques, car les forces impliquées et les arguments, voire les topoï utilisés permettent de saisir une ambiance qui mènera, une dizaine d'années après, au pire.
12Il y a certes des divergences à relever entre le déroulement des événements à Vienne et à Berlin et entre les forces qui sont à l’œuvre. En schématisant, on pourrait dire qu'à Berlin la justice a été davantage impliquée et a joué un rôle plutôt favorable au théâtre, alors qu'à Vienne l'affaire a été davantage politique et journalistique, même si ces domaines se chevauchent dans les deux cas, qui ont incontestablement des points communs : dans les deux cas, le déclenchement du scandale est à mettre dans le contexte du Kulturkampf qui, dans les pays germaniques, fait rage après la Grande Guerre : il oppose les socialistes et une partie des libéraux, les tenants de la « modernité », de la liberté de l'art et de l'expression d'un côté, aux conservateurs et nationalistes de l'autre. Ces derniers imputent aux premiers (et à la modernité littéraire et artistique) la responsabilité de la défaite de 1918 et appellent à une restauration du théâtre et de l'art « autochtones », du gesundes Volksempfinden germanique et de la littérature de divertissement conventionnelle.
13Dans cette « affaire » de Reigen, l'aspect esthétique peut être assez vite évacué ; on se trouve même dans une situation paradoxale, voire grotesque : la pièce elle-même ne comporte pas vraiment, en 1921, de quoi offusquer le public, en tout cas du point de vue littéraire ou artistique – cela d'autant moins que les metteurs en scène aussi bien à Berlin qu'à Vienne ont tout fait pour éviter un jeu trop suggestif des acteurs. Au moment du coït, indiqué par Schnitzler par des points de suspension, on faisait, à Berlin, tomber le rideau ; à Vienne on plongeait la scène dans le noir et, dans les deux cas, on passait quelques notes de musique. Une partie de la critique trouve que les dialogues de Schnitzler, dans leur subtilité, ne correspondent plus ni au goût ni aux nécessités de l'époque ; du point de vue esthétique et dramaturgique, la pièce de Schnitzler serait « dépassée » (Julius Hart), serait une œuvre d'une autre époque (selon Alfred Döblin)10 ; il est vrai que depuis sa rédaction à la fin du xixe siècle, d'autres dramaturges ont eu une approche beaucoup plus directe et plus évocatrice, plus réaliste et crue, de l'acte charnel sur scène (qu'on pense à Frank Wedekind, par exemple). Le scandale de Reigen n'est donc pas du tout un scandale « littéraire » (comme la « bataille d'Hernani »), mais un scandale politique sur fond de questions de morale, de religion, de société.
14Pour le comprendre, il faut rappeler (très brièvement) l'arrière plan socio-économique : les deux États, la République de Weimar comme la Première République autrichienne, sont confrontés à des crises économiques majeures consécutives aux traités de 1919 ; pour l'Autriche celui de Saint-Germain a été au moins aussi sévère (voire plus) que celui de Versailles pour l'Allemagne : on peut parler d'un démantèlement complet du pays qui est désormais privé de son Hinterland agricole et industriel et où la misère sociale touche de larges parties de la population11. La moyenne et la petite bourgeoisies notamment (qui ont constitué le Bildungsbürgertum d'avant-guerre et parmi lesquelles se recrutait une grande partie du public des théâtres) sont les premières victimes de l'inflation galopante. Ne pouvant plus s'offrir les places de théâtre, elles cèdent – non sans amertume et envie – leurs places aux « nouveaux riches », aux profiteurs de la guerre et affairistes de tout genres (« Schieber »), à une bourgeoisie d'argent qui ne connaît pas grand-chose à l'art12, et elles leur opposent les bonnes mœurs. C'est devant cet arrière-fond que prospèrent les défenseurs de la morale et de la culture germaniques, ainsi que les antisémites (puisque, à leurs yeux, les juifs seraient les principaux responsables de cette évolution et les principaux profiteurs) ; même une partie de la presse libérale, a priori favorable à l’œuvre de Schnitzler, vise, dans ses critiques, ce public, l'accusant de venir au théâtre seulement pour se délecter de l'érotisme, voire des exhibitions pathologiques du sexe, et de ne rien comprendre aux finesses d'un Wedekind ou d'un Schnitzler.
15À Vienne, la critique est – comme à Berlin – partagée, voire même plus défavorable : la presse libérale, dont Schnitzler aurait pu attendre un soutien, est ambivalente, ambiguë dans ses jugements13. Tout en louant les qualités esthétiques et éthiques de l’œuvre, les uns trouvent la mise en scène trop « froide », d'autres estiment la répétition des circonstances « pénible » et prennent une posture moralisatrice, suggérant que l'art devrait transfigurer la sexualité dans le sens des bonnes mœurs, défendant l'idée du théâtre comme instance morale. Les libéraux donnent ainsi du grain à moudre à ceux qui réclament l'interdiction de Reigen. C'est évidemment le cas de la quasi totalité des journaux de la droite conservatrice et catholique14, ainsi que des pangermanistes. Ils tiennent la littérature en général et le théâtre en particulier (notamment les œuvres qui – selon eux – sont à la mode et ont été créées par des auteurs juifs) pour responsables de tous les maux de l'époque, et tout particulièrement de la misère sociale et morale, des maladies vénériennes et de la criminalité. Ils comprennent leur critique de la pièce de Schnitzler – et leur demande de son interdiction – comme un acte d'assainissement de l'état de la société15.
16Plus encore : les affaires autour de Reigen mettent en lumière le passage difficile, dans les deux pays, d'un régime monarchique, voire impérial, à un régime républicain, et la difficile mise en place d'une nouvelle constitution. Si, dans les deux pays, la censure a été officiellement abolie, les lois concernant, par exemple, les manifestations (culturelles) publiques sont à peine votées et les décrets d'application loin d'être mis en place. Une bonne partie des hauts-fonctionnaires de l'Empire allemand comme de l'Empire austro-hongrois sont restés en poste ; certains d'entre eux deviennent des relais des partis conservateurs et nationalistes-allemands, voire de la presse. Mais alors qu'à Berlin la campagne contre Reigen se développe d'abord au niveau juridique, avant de devenir politique, elle est à Vienne, dès le début, strictement politique.
17C'est probablement une particularité viennoise, ou autrichienne, que les événements autour de Reigen provoquent (presque) une crise de l'État, en tout cas une confrontation directe entre chrétiens-sociaux et sociaux-démocrates, entre le gouvernement fédéral conservateur (et catholique) et Vienne « la Rouge »… et qu'ils touchent même à des points sensibles de la Constitution.
18Ainsi, les articles dans la presse conservatrice et nationaliste sont-ils, dès le début, très clairement inspirés par le parti chrétien-social qui, depuis la rupture de la coalition en 1920, gouverne seul, et par l'Église catholique. Puisque la pièce de Schnitzler ne peut pas être interdite, il faut des manifestations devant le théâtre et, si possible, un tumulte dans la salle pour que la police puisse intervenir et fournir ainsi au gouvernement l'argument d'interdire toute représentation, parce qu'elle porterait potentiellement atteinte à l'ordre public. Le mot d'ordre de la presse de droite est alors : parler de scandale, évoquer des témoignages hostiles à la pièce, diffuser des rumeurs, pour provoquer cette bataille rangée qui se produira effectivement le 16 février 1921.
19Par ailleurs, les documents analysés par Alfred Pfoser montrent aussi le chevauchement de deux législations : celle de l'ancien empire n'est pas encore tout à fait abolie, et celle de la nouvelle – la « première » – république n'est pas encore complètement entrée en vigueur, elle n'est pas encore complètement applicable (la constitution a à peine un an), de sorte que adversaires et défenseurs de Reigen et du théâtre peuvent y puiser les arguments juridiques de leur choix, « comme dans un supermarché16 ». Ils révèlent aussi les difficultés du fédéralisme : car alors que le gouvernement fédéral de droite essaie très tôt, peu après la première, de faire interdire la représentation, le maire de Vienne, le social-démocrate Jakob Reumann (1853-1925), insiste sur les compétences qui lui sont conférées grâce à l'autonomie des Länder dans la constitution de 1920 (celle-ci fait de Vienne à la fois la capitale de la république et un Land) qui lui permettent de passer outre la demande du gouvernement et de maintenir les représentation de la pièce. Ce conflit sera tranché finalement par la Cour constitutionnelle… en faveur du maire de Vienne, mais uniquement grâce à un vice de forme imputable au gouvernement.
L'antisémitisme
20L'acte d'« assainissement » dont il a été question n'est évidemment pas exempt d'antisémitisme. Ainsi, les procès-verbaux du second procès berlinois montrent que la plupart des témoins de l'accusation ont avancé des arguments extra-littéraires, parfois hors sujet, et que les éléments antisémites y sont bien présents, sinon majoritaires, notamment chez les plus éminents des adversaires de Reigen. Ainsi, le procès a mis au jour les relations de Karl Brunner avec le Deutschvölkischen Schutz- und Trutzbund ; la presse conservatrice et nationaliste (la Tägliche Rundschau, le Berliner Lokal-Anzeiger, la Deutsche Zeitung et la Kreuzzeitung) a appelé, après la relaxe, à « l'autodéfense du peuple allemand contre des milieux juifs » qui auraient une autre notion que lui de ce qui est convenable et moral et qui l'inonderaient de Schmutz und Schund17.
21En Autriche, avant la Grande Guerre déjà, le parti chrétien-social a été plus ou moins ouvertement antisémite, une tendance qui a été exacerbée dans la Première république, notamment après la rupture, en 1920, de la grande coalition entre Chrétiens-sociaux et Sociaux-démocrates ; l'influence de l’Église catholique dans et sur le parti n'est pas négligeable. Les documents rassemblés par Alfred Pfoser donnent à penser que les actions contre la pièce de Schnitzler ont été, dès le début, préparées au sein des instances centrales du parti, en coordination avec l’Église et la presse du parti, notamment la Reichspost. Ainsi, dans une réunion publique le 13 février, Ignaz Seipel, chef du parti et ecclésiastique (prélat), déplore que « le sentiment moral du peuple chrétien autochtone ait été blessé par la représentation d'une pièce ordurière de la plume d'un auteur juif18 », et, le 16 février, au moment où le tumulte éclate au Kammerspiele, les « Chrétiens associés » tiennent une autre réunion publique, non loin du théâtre, réunion au cours de laquelle les mêmes arguments sont répétés19. Pour une bonne partie de la population (à Vienne, bien sûr, mais encore plus en province), les représentations de Reigen deviennent alors le symbole de la « Vienne juive » où l'on peut voir des pièces ordurières d'auteurs juifs faites pour dévergonder la population allemande.
22Qu'en est-il alors de Schnitzler ? Il s'est trouvé un peu dans la situation du Professeur Bernhardi, le protagoniste éponyme de sa pièce qui avait d'ailleurs été interdite par la censure impériale en 1913 et n'a été jouée qu'en 1919, avec grand succès… au Volkstheater d'Alfred Bernau : si son pessimisme lui avait évité d'être vraiment surpris par les événements, il a dû se rendre compte qu'il a voulu (inconsciemment ou non) ignorer les implications politiques de son œuvre, comme Bernhardi dans la pièce, et s'est montré déçu du fait qu'un acte a priori a-politique soit devenu une affaire politique. Comme Bernhardi, il s'est senti abandonné par ses « amis » libéraux et a été dégoûté par le comportement du directeur Bernau qui n'a reculé devant aucune compromission pour pouvoir reprendre les représentations, ce qui sera chose faite à peu près un an après l'interdiction.
23Sans, de son côté, interdire formellement toute nouvelle mise en scène de Reigen, Schnitzler n'autorisera plus aucun théâtre dans le monde germanique à monter ses dix dialogues – une interdiction de facto respectée par son fils qui ne sera levée qu'en 1981, quand l’œuvre de Schnitzler tombe dans le domaine public… en Suisse ! En Allemagne et en Autriche, il aurait fallu attendre encore vingt ans, mais Heinrich Schnitzler (1902-1982) a estimé qu'il était inutile d'interdire aux théâtres allemands et autrichiens ce que les Suisses pouvaient faire sans lui demander son avis. Depuis, les mises en scène dans le monde entier sont légion… et il faut des adaptations vraiment crues et explicites, comme Der reizende Reigen (nach dem Reigen des reizenden Herrn Arthur Schnitzler)(1995/96) de Werner Schwab (1958-1994) pour provoquer des « scandales » et pour qu’il soit nécessaire de prévoir des représentations « privées » réservées à un public d'« invités ».
24Notons qu'en France, La Ronde n'a jamais été interdite, grâce aux droits que Schnitzler avait cédés à sa traductrice Suzanne Clauser (Dominique Auclères). C'est elle qui a donné l'autorisation à Georges Pitoëff pour la mise en scène de septembre 1932 au Théâtre de l'Avenue, qui a connu cent représentations quasiment à « guichet fermé »20, ainsi qu'à Max Ophuls pour l'adaptation cinématographique de 1950 avec de nombreuses (futures) grandes vedettes du cinéma français.