Colloques en ligne

Jean-Daniel Gollut & Joël Zufferey

La désignation de l’énonciateur dans le discours indirect libre

1Une des ressources les plus fascinantes de la littérature romanesque est de pouvoir représenter un personnage dans l’exercice de sa propre subjectivité. Dans la vie réelle, la conscience d’autrui ne nous apparaît jamais qu’à partir de la nôtre ; une altérité radicale empêche que nous nous placions au centre originaire de la pensée et des sentiments vécus par des tiers. Le privilège du récit fictionnel est de lever cet obstacle ontologique et de permettre d’accéder au point focal où le personnage, tout en étant désigné objectivement en tant qu’autre, manifeste sa présence au monde en qualité de sujet :

D’un point de vue linguistique comme d’un point de vue cognitif, la fiction épique est le seul lieu où l’on parle des tiers non comme d’objets, ou pas seulement comme d’objets, mais aussi comme de sujets ; c’est le seul lieu où la subjectivité d’une tierce personne peut être représentée comme telle. (Hamburger 1986, 128)

2Par delà les divers procédés d’attribution du point de vue, le discours indirect libre (désormais dil) s’avère un moyen puissant pour obtenir, sur le plan de la voix, l’effet de subjectivation. Mode de représentation de la parole ou de la pensée verbalisée possédant à la fois les caractères de la reproduction mimétique et de la narration, le dil accorde à la tierce personne un domaine d’expression où le discours peut rester au plus près de sa source. Ce dispositif, devenu l’un des plus prodigués dans le roman moderne, demeure cependant très étrange de par sa structure énonciative qui implique l’investissement subjectif d’une « troisième personne » ; conceptuellement, une telle opération tient du paradoxe, « ce dont on parle » n’étant pas normalement identifiable à « celui qui parle ». Aussi voudrions‑nous, dans une optique linguistique, appliquer au phénomène un double questionnement : 1. Qu’est-ce qui rend concrètement et théoriquement possible la subjectivation d’un IL ? 2. Pourquoi la troisième personne du discours indirect libre est-elle canoniquement désignée par un pronom, plutôt que par toute autre expression (nom propre, description définie, etc.) a priori capable de remplir le même rôle grammatical ?

1. IL représentant le SOI

1.1. La subjectivation de IL

3La vulgate grammaticale du discours rapporté donne à concevoir le pronom représentant du locuteur dans le discours indirect libre comme la forme transposée d’une énonciation personnelle d’origine : le sujet désigné dans le discours premier par un embrayeur (JE) se retrouve dans le dil, au terme d’un recalcul référentiel basé sur un nouvel ancrage, désigné par rapport à l’instance rapportante1. En régime de narration hétérodiégétique, la transposition mue le JE en IL (ainsi que ses déclinaisons grammaticales elle, le, la, lui, et les possessifs de troisième rang). Pour autant, les marques de subjectivité inhérentes au discours d’origine (indicateurs de l’espace‑temps, tournures syntaxiques, expressions du jugement ou de l’affectivité, etc.) peuvent être pour la plupart restituées telles quelles à l’entour de la troisième personne. C’est par cette combinaison que s’opère formellement la subjectivation du IL, comme on peut l’observer dans les illustrations suivantes :

Elle [Emma] était à Tostes. Lui [Léon], il était à Paris, maintenant ; là‑bas ! Comment était‑ce, Paris ? Quel nom démesuré ! (Flaubert, Madame Bovary, I‑9)

***

Elle [Emma] s’étonnait, à présent, de n’avoir pas songé à lui [Léon] tout d’abord ; hier, il avait donné sa parole, il n’y manquerait pas. (Ibid., III‑7)

4Les adverbes de lieu (là‑bas) et de temps (maintenant, hier), les formes de phrases (interrogation, exclamation), la thématisation connotant l’expression orale (lui, il…) sont autant d’éléments ou de traits de discours qui composent l’expressivité subjective du personnage désigné par le pronom elle. Les temps verbaux (imparfait, plus‑que‑parfait, conditionnel) répondent eux au principe de transposition dans le régime de la narration des formes discursives correspondantes (respectivement : présent, passé composé, futur). Il faut cependant noter que, tout en s’inscrivant dans le paradigme temporel du récit, les morphèmes verbaux du dil restent porteurs d’une valeur modale adaptée à la perspective d’une vision subjective. Cela se lit très bien, en particulier, dans l’énoncé il n’y manquerait pas, qui ne dit pas tant (hélas pour Emma !) la postériorité objective d’un fait, que la présomption de celle qui veut y croire.

5Cependant, comme on le voit dans les exemples, le dil peut comprendre à la fois des IL transposés et des IL non transposés. Quoique homonymes, les diverses troisièmes personnes possèdent des statuts énonciatifs foncièrement différents. Seuls les IL transposés de JE sont les représentants d’un SOI et peuvent endosser la subjectivité présente dans l’énoncé. En l’absence de distinction formelle des désignations, et sans possibilité de « remonter » à un authentique discours premier pour y vérifier la distribution des embrayeurs, on peut se demander si les pronoms de troisième personne en cause se différencient in situ par leur fonctionnement référentiel. Car le IL spécifiquement transposé de JE pourrait conserver quelque chose du mode d’occurrence de la première personne en ne se laissant pas réduire à la simple reprise d’une expression référentielle antérieure. Autrement dit, en termes d’analyse de la cohésion textuelle, il s’agit de savoir si les différents IL de l’énoncé, comme le voudrait normalement le statut en langue du pronom, et à l’instar de ceux qui réfèrent à des entités objectives, sont tous de véritables anaphoriques ?

6Si la question est franche, la réponse n’est pas simple et encore moins l’administration de la preuve. Car l’analyse est tributaire de la complexité attachée à la définition et au fonctionnement de l’anaphore. Si l’on opte pour une conception stricte, l’anaphore est la reprise d’un antécédent textuel. Néanmoins, la mise en relation des termes repose sur une interprétation. Dans le cas de l’anaphore pronominale, la recherche de l’antécédent peut certes être guidée morphologiquement par le genre grammatical (masculin ou féminin) du substitut ; mais si plusieurs candidats restent en lice, il faut d’autres critères pour sélectionner l’antécédent adéquat. La macro‑syntaxe de l’anaphore doit alors s’articuler avec une théorie cognitive de l’accessibilité référentielle. C’est en fonction de son caractère « saillant » que l’antécédent adéquat peut se faire reconnaître. Reste à définir ce qui produit cette saillance, et ici les considérations sont multiples et hétérogènes : l’accessibilité peut dépendre simplement de la proximité textuelle des termes concernés, mais répond aussi à toutes sortes de mises en évidence sémantiques et syntaxiques de l’antécédent (rôle actanciel, statut topical, fonction de sujet, etc.). Si l’on ajoute que le calcul référentiel procède volontiers par voie d’inférence, on comprend que l’existence ou l’absence de la dépendance anaphorique s’avère parfois difficile à démontrer.

7Le fait est que le sujet de conscience se trouve d’habitude bel et bien désigné par une expression nominale dans les parages de l’énoncé contenant le pronom. Le dil est normalement préparé par la mise en place d’une situation d’énonciation (au moins potentielle), laquelle suppose la nomination d’un personnage susceptible de tenir un discours. Mais cela ne dit pas encore si le sujet pronominal du dil est désigné relativement à cette donnée contextuelle. Car le passage d’un régime énonciatif à un autre (du pur récit, au dil) est de nature à refonder les paramètres du système référentiel. Cela produit une transformation de la chaîne anaphorique en relation de coréférence, où les expressions désignatives employées de part et d’autre ne sont pas reliées entre elles par un dispositif formalisé de reprise linéaire, mais par le renvoi autonome à un même objet. Ainsi la récurrence formelle du pronom peut‑elle recouvrir des réalités de fonctionnement fort différentes, eu égard au statut énonciatif des emplois considérés :

Coupeau, en rentrant le soir, trouva Gervaise bouleversée. Elle refusait de parler, elle n’avait rien du tout, disait‑elle. Mais, comme elle mettait la table à l’envers, s’arrêtant avec les assiettes pour tomber dans de grosses réflexions, son mari voulut absolument savoir. (Zola, L’Assommoir, chap. 4)

8Dans la succession de elle désignant Gervaise, trois sont anaphoriquement des maillons de la chaîne référentielle initiée par le nom propre (elle refusait, disait‑elle, elle mettait) ; en revanche le segment elle n’avait rien du tout, en tantque dil explicité par le verbe de parole qui l’escorte (disait‑elle), comprend une troisième personne subjectivée dont la référence est directement assurée, à l’instar de celle d’un embrayeur, par l’exercice même du discours représenté.

9Cette analyse de l’inscription du SOI dans le dil peut d’ailleurs trouver une confirmation au niveau syntaxique, puisqu’il est possible de trouver en incise attributive, après le pronom, l’expression qui désigne nommément le sujet : « It was a great mistake to have come. He should have stayed at home and read his book, thought Peter Walsh […] » (Woolf, Mrs Dalloway). Une telle construction, qui déroge à l’ordre nécessaire d’une relation anaphorique, n’est pas celle qui convient à un pronom de « reprise » ; elle est plutôt analogue à celle qui s’applique aux énoncés embrayés, où la première personne du locuteur et le nom compris dans le segment attributif sont en relation indirecte de coréférence, mais pas d’anaphore. Cette parenté de fonctionnement entre le discours rapporté direct et le dil porte à penser que le IL sujet du dil, malgré son statut grammatical de troisième personne, revêt certaines propriétés énonciatives attachées à l’embrayeur JE. De sorte que, sans avoir à tabler sur l’appui nécessaire d’un antécédent, le processus d’identification du IL subjectivé serait l’application d’une instruction pragmatique du type : assigner au pronom la référence à l’individu faisant office d’énonciateur.

10Ces considérations s’inscrivent, nous l’avons dit, dans une conception de l’anaphore comme simple relais. Mais une théorie approfondie de l’anaphore pronominale peut également conduire à y soustraire le cas du sujet du dil. En effet, plus qu’une simple relation de terme à terme entre une expression substitutive et un antécédent, la reprise anaphorique par le pronom de troisième personne doit en principe impliquer la conservation des données sémantiques attachées préalablement à la conception de l’objet représenté. Reprendre anaphoriquement par un IL revient à prolonger implicitement l’état des connaissances acquises sur l’entité désignée ; IL, c’est censément le même :

Il ne renvoie pas directement au texte, mais met en jeu la mémoire immédiate des locuteurs. Même en situation de référence « textuelle », il n’y a pas de remontée à l’antécédent, mais renvoi à la représentation mentale du référent telle qu’elle s’établit au moment de l’énonciation du pronom. (Kleiber 1994, 67)

11Or le IL subjectivé du dil, en tant que source d’une énonciation distincte de la narration, n’est pas pris dans une contrainte de cohérence par rapport à ce qui est dit de lui dans les énoncés antérieurs. Son image est celle qui résulte de son point de vue singulier, lequel n’est pas forcément (on parle de « dil dissonant ») conforme à la vision auctoriale exercée par ailleurs :

Coupeau ne connaissait qu’un remède, se coller sa chopine de cric, un coup de bâton dans l’estomac, qui le mettait debout. Tous les matins, il guérissait ainsi sa pituite. La mémoire avait filé depuis longtemps, son crâne était vide ; et il ne se trouvait pas plus tôt sur les pieds, qu’il blaguait la maladie. Il n’avait jamais été malade. (Zola, L’Assommoir, chap. 11)

12Compte tenu des états de faits dûment décrits dans les pages qui précèdent (multiples crises de delirium causées par un alcoolisme chronique), la dernière phrase de l’extrait contient une contre‑vérité manifeste ; ce ne peut être une assertion de l’instance narrative. L’interprétation correcte consiste donc à attribuer la responsabilité énonciative à Coupeau lui‑même et à tenir le sujet Il « personnellement » comptable de l’absurde déni.

1.2. La théorie des quasi‑indexicaux

13Ces quelques observations et réflexions sur le mode de fonctionnement du pronom représentant l’énonciateur du dil peuvent trouver un étayage théorique dans la définition des quasi‑indexicaux. Le concept provient de la philosophie analytique (Perry 1993), où il sert à déterminer le domaine de validité de certaines unités du discours rapporté, et a été repris sur le terrain plus spécifiquement linguistique (Reboul 2000) avec une application particulière au dil.

14L’analyse de Perry met en évidence le fait que, pour maintenir l’efficacité causale d’un énoncé, il faut le laisser ancré dans son système d’embrayage, à savoir dans l’expression du sujet en première personne ; JE fonctionne alors comme un indexical essentiel. « Je mets du sucre partout » : cet énoncé, du fait de son embrayage, est de nature à déterminer logiquement ma réaction (remédier au problème). Envisageons maintenant ce qui se passe dans le discours rapporté :

Supposons que quelqu’un veuille rapporter le discours de Perry [Je mets du sucre partout] sans lui ôter son efficacité causale. Pour ce faire, on pourrait considérer que sa seule possibilité est : John Perry a pensé : « Je mets du sucre partout », puisque c’est la seule phrase dans laquelle le pronom de première personne est conservé, alors que John Perry a pensé qu’il mettait du sucre partout ou Il mettait du sucre partout, pensait John Perry, utilisent la troisième personne. Mais est‑ce bien le cas ? Et ne faudrait‑il pas faire de différence entre deux types de pronoms de troisième personne dans le style indirect libre, ceux qui sont utilisés pour faire référence à des objets ou à des individus différents du sujet de conscience et ceux qui sont utilisés pour faire référence au sujet de conscience ? (Reboul 2000, 12)

15Il ne peut être question de rendre compte en détail de l’analyse très substantielle d’Anne Reboul. On retiendra seulement le résultat du propos, selon lequel les pronoms désignant le sujet de conscience dans le dil sont à considérer comme des quasi‑indexicaux essentiels. Cela résulte du fait que« l’attribution de référents à ces pronoms est extrêmement semblable, si ce n’est identique, à l’attribution d’un référent au pronom de la première personne », le processus d’attribution ne passant pas par la recherche d’un antécédent, mais s’appuyant globalement sur la description de la situation d’énonciation pertinente (ibid., 23‑24). Et c’est en définitive parce que les quasi-indexicaux qui y apparaissent sont essentiels que les représentations des états mentaux au dil pourront exercer une influence sur les décisions à suivre ‑ avoir un poids causal ‑ et donner une expression privilégiée de la subjectivité d’autrui (ibid.,28).

16Mais il est encore une caractéristique des quasi‑indexicaux essentiels qui doit être relevée ici, à savoir que l’« on ne peut leur substituer une expression coréférentielle sans leur retirer leur poids causal dans l’explication du comportement d’autrui » (ibid., 24). Autrement dit, seul le pronom de troisième personne, à l’exclusion de toute autre forme de désignation, devrait pouvoir fonctionner dans un dil à titre de représentant du sujet de conscience. Cela nous introduit directement à la seconde partie de notre discussion.

2. La représentation du SOI par le nom

17Dans une narration à la troisième personne, les suites désignatives standards exploitent plus ou moins librement le paradigme grammatical des expressions référentielles : noms communs diversement déterminés, pronoms, noms propres. C’est d’une alternance de ces formes que se compose, par exemple dans l’extrait suivant, la trace de Julien Sorel :

Pendant que Mme de Rênal était en proie à ce qu’a de plus cruel la passion terrible dans laquelle le hasard l’avait engagée, Julien poursuivait son chemin gaiement au milieu des plus beaux aspects que puissent présenter les scènes de montagnes. Il fallait traverser la grande chaîne au nord de Vergy. Le sentier qu’il suivait, s’élevant peu à peu parmi de grands bois de hêtres, forme des zigzags infinis sur la pente de la haute montagne qui dessine au nord la vallée du Doubs. Bientôt les regards du voyageur, passant par‑dessus les coraux moins élevés qui contiennent le cours du Doubs vers le midi, s’étendirent jusqu’aux plaines fertiles de la Bourgogne et du Beaujolais. Quelque insensible que l’âme de ce jeune ambitieux fût à ce genre de beauté, il ne pouvait s’empêcher de s’arrêter de temps à autre pour regarder un spectacle si vaste et si imposant. (Stendhal, Le Rouge et le Noir, chap. 12)

18Bien qu’interchangeables une fois le personnage identifié, ces expressions coréférentielles ne sont évidemment pas équivalentes sur le plan sémantique. Elles impliquent différents types de saisie, tant en ce qui concerne l’accessibilité cognitive du référent que le point de vue porté sur lui. Reste que, sur le plan strictement grammatical, rien ne contraint dans le récit le choix de telle ou telle catégorie de désignateurs.

19En régime hétérodiégétique, les séquences de dil partagent avec la narration le fait de désigner le sujet au moyen d’une troisième personne. Mais ce statut grammatical a la particularité de ne pouvoir normalement y être exercé que par un pronom personnel ; c’est IL ou ELLE qui tient ce rôle tout du long, et l’apparition d’une forme nominale suffit en principe à signaler la sortie du dil :

Elle en avait fini, songeait‑elle, avec toutes les trahisons, les bassesses et les innombrables convoitises qui la torturaient. Elle ne haïssait plus personne, maintenant ; une confusion de crépuscule s’abattait en sa pensée, et de tous les bruits de la terre Emma n’entendait plus que l’intermittente lamentation de ce pauvre cœur, douce et indistincte, comme le dernier écho d’une symphonie qui s’éloigne. (Flaubert, Madame Bovary, III‑8)

***

Il [Dussardier] avoua même à Frédéric l’embarras de sa conscience.
Peut‑être qu’il aurait dû se mettre de l’autre bord, avec les blouses, car enfin on leur avait promis un tas de choses qu’on n’avait pas tenues. Leurs vainqueurs détestaient la République ; et puis, on s’était montré bien dur pour eux ! Ils avaient tort, sans doute, pas tout à fait, cependant ; et le brave garçon était torturé par cette idée qu’il pouvait avoir combattu la justice. (Flaubert, L’Éducation sentimentale, III‑1)

20Le monopole de la désignation pronominale dans le dil s’explique fort bien par le principe de transposition qui donne IL et ELLE comme correspondants du JE propre au discours direct, et l’on a montré plus haut ce qui, au terme de cette opération, rend la troisième personne apte à tenir le rôle d’un sujet de conscience. Pour autant, l’observation d’un échantillon un peu fourni montre qu’il n’est pas exclu de trouver autre chose qu’un pronom pour désigner le sujet du dil. Cela a d’ailleurs été signalé dès les premières études linguistiques sur la question. Charles Bally en fait état dans un article de 1914 (p. 408sq) en réponse à une affirmation de Theodor Kalepky (1899, 501) selon qui le remplacement du pronom par un nom propre serait impossible dans un tel contexte. Mais le phénomène, quoique reconnu, n’a pas été traité à large échelle et, plus généralement, les raisons qui fondent les conditions d’emploi des désignateurs nominaux dans le dil ont été rarement exposées, tout au moins de manière systématique. La théorie la plus élaborée sur la question reste probablement celle développée par Ann Banfield dans Phrases sans parole (1995). Nous allons donc d’abord rappeler l’essentiel de son modèle et nous mettrons ensuite ses thèses en confrontation avec le corpus des désignateurs non pronominaux que nous avons réuni (une centaine d’exemples empruntés pour l’essentiel à des romans français parus entre 1850 et 1950).

21Banfield commence par établir les marques linguistiques qui annoncent la représentation d’une conscience telle qu’elle advient dans le « style indirect libre ». Ainsi, lorsque le déictique maintenant entretient un rapport de simultanéité avec un temps du passé, le procès se laisse comprendre comme un phénomène perçu par un individu qui, de ce fait, assume la qualité de SOI tout en étant désigné en tant que troisième personne. D’autres caractéristiques langagières concourent à la représentation de la conscience : les verbes modaux à l’imparfait (pour les langues romanes) ; les expressions lexicales, éventuellement marquées par des caractères italiques, dont la charge de subjectivité se rapporte au personnage (SOI).

22Dans un deuxième temps, Banfield discerne, dans la catégorie générale des phrases qui donnent à voir la conscience au travail, deux niveaux d’activité bien distincts. À la suite des philosophes (Descartes, Russell, Sartre), elle oppose, mais de son côté sur un plan syntaxique et non pas épistémologique, les phrases qui représentent la parole ou la pensée (conscience réflexive) à celles qui représentent les perceptions sensorielles (conscience non réflexive) :

Il existe des constructions qui, en même temps qu’elles représentent la conscience, imposent l’interprétation qu’il s’agit, pour les unes, d’une conscience réflexive et, pour les autres, d’une conscience non réflexive. Si l’absence de traits peut conduire à des ambiguïtés quant au niveau de conscience représenté, leur présence suffit à les lever toutes. Il va de soi que le formalisme que nous proposons ici prédit que ces deux ensembles de constructions […] s’excluent mutuellement. (Banfield 1995, 302)

23Quelques traits syntaxiques permettent donc, selon la linguiste, de discriminer rigoureusement les deux types de phrases. Au nombre des structures exclusivement réflexives, elle intègre les exclamations, les questions directes, les incises contenant un verbe de pensée ou, éventuellement, de perception, mais alors nécessairement chargé d’un sens réflexif (ex. entendre au sens de comprendre). Toutes ces marques révèlent l’exercice de la parole ou de la pensée du personnage support que le récit désigne au moyen des formes de troisième personne. Quant aux phrases exprimant la conscience non réflexive, elles possèdent également une spécificité formelle, qui nous intéresse au premier chef. Elles sont les seules, dit Banfield, à pouvoir désigner le sujet de conscience au moyen d’un nom propre : « Alors que, dans les paroles et les pensées représentées, seul un pronom peut occuper la position d’un groupe nominal renvoyant au SOI, les phrases qui représentent des perceptions autorisent l’emploi d’un nom propre dans cette position » (Ibid., 307).

24Le modèle de Banfield, dans sa rigueur dichotomique et son appareil de marques univoques, a l’avantage de la clarté. Il s’entend à grammaticaliser, par delà le registre de la troisième personne, le type d’unité (nom propre ou pronom) apte à remplir cette fonction dans chacun des niveaux de conscience. En vertu de ces règles, l’emploi d’un nom propre comme désignateur du sujet n’est pas une licence ou une exception à quelque disposition générale du dil, mais porte l’indication de l’activité mentale spécifiquement représentée. La thèse est forte et strictement fondée sur les caractéristiques formelles de l’énoncé. Le problème est que, dans la réalité des faits, celles‑ci ne sont pas toujours parfaitement cohérentes, ni en accord avec d’autres paramètres de l’interprétation. Banfield elle‑même se heurte à des exemples non conformes au modèle. Ainsi de ce cas de dil qui mêle des traits de la conscience réflexive (exclamation, interrogation) et la désignation du sujet en son nom propre : « Ah, but that aeroplane ! Hadn’t Mrs Dempster always longed to see foreign parts ? She had a nephew, a missionary » (Woolf, Mrs Dalloway).

25L’exception, certes, est censée confirmer la règle. Mais que la désignation soit alors qualifiée d’« usage abusif du nom propre » et assimilée à un écart stylistique (Banfield 1995, 462, n. 19) ne suffit peut‑être pas à préserver l’autorité du modèle. Notre corpus comprend d’ailleurs une douzaine de cas illustrant une conjonction de ces marques censément contradictoires, nombre qui ne porte pas à les marginaliser. En voici trois, à titre d’échantillons :

Et toute cette rêverie, désormais peut-être irréparable, il [Gwynplaine] la reprenait avec emportement.
Quoi ! on voulait de lui ! Quoi ! la princesse descendait de son trône […], elle se penchait vers Gwynplaine ! Quoi ! son char d’aurore, attelé à la fois de tourterelles et de dragons, elle l’arrêtait au-dessus de Gwynplaine, et elle disait à Gwynplaine : Viens ! (Hugo, L’Homme qui rit, II, iv‑1)

***

Et Mme Lerat, vivement la [Nana] questionnait. Oh ! mon Dieu ! Nana ne savait pas : il la suivait depuis cinq jours seulement, elle ne pouvait plus mettre le nez dehors, sans le rencontrer dans ses jambes ; elle le croyait dans le commerce, oui, un fabricant de boutons en os. (Zola, L’Assommoir, chap. 11)

***

Elle [Marguerite] le regarda encore sautiller quelque temps, les bras croisés et la poitrine haletante. Qu’allait dire Pedrillo, lorsqu’il verrait revenir Marguerite sans argent ?
Oh ! cette pensée‑là torturait Marguerite, elle lui serrait le cœur. (Flaubert, Un parfum à sentir, chap. 3)

26Sans entrer pour le moment dans l’analyse et l’explication de ces occurrences de noms propres, on voit bien qu’elles figurent à chaque fois dans des énoncés typiquement formés sur le mode de la conscience réflexive. Celle‑ci n’a d’ailleurs pas besoin, pour s’imposer, d’être signifiée par un appareil formel spécifique. En contexte de dialogue, quand la situation de communication l’implique naturellement, les paroles rendues au dil ne peuvent logiquement relever que de la conscience réflexive. Il paraît donc spécieux de dire avec Banfield (1995, 310) qu’une réplique de dialogue contenant un SOI désigné par un nom propre reste de ce seul fait marquée par la grammaire de la conscience non réflexive. La quinzaine d’exemples de répliques en dil que nous pouvons extraire de notre corpus ne laisse guère douter ‑ nonobstant la présence du nom propre ‑ du niveau de conscience représenté. Qu’on en juge déjà par ceux‑ci :

Elle lui [Pierre] demanda s’il comptait entrer au séminaire ou dans un couvent. Pierre hésitait encore ; mais sans doute ferait‑il d’abord une longue retraite à la Trappe : l’Afrique l’attirait. À mesure qu’il parlait, sa gorge se contractait… (Mauriac, Destins, chap. 12)

***

Deslauriers lui [Frédéric] dit :
« Mais, saprelotte ! qu’est‑ce que tu as ?
Frédéric
souffrait des nerfs. Deslauriers n’en crut rien. (Flaubert, L’Éducation sentimentale, I‑5)

27Mais le modèle de Banfield est encore discutable sur un autre point. La désignation du sujet par un nom commun n’y est envisagée nulle part. Car Banfield n’admet que le pronom dans la conscience réflexive (307) et récuse la description définie pour le SOI de la conscience non‑réflexive :

Les [expressions nominales] qui renvoient à un SOI non réflexif ne peuvent être que des noms propres. Les noms descriptifs tels que the grizzled old veteran(ce grison blanchi sous le harnois) ou the old tarpaulin(le vieux mathurin) ou encore the Quaker librarian(le bibliothécaire quaker) ne peuvent pas renvoyer au SOI d’une phrase qui représente une conscience non réflexive. (1995, 311)

28Du coup, la description définie se trouve exclue théoriquement de toute phrase de représentation de la conscience. Notre corpus en comprend néanmoins une demi‑douzaine d’exemples, comme ceux‑ci :

Il [Jean Péloueyre] s’endormit jusqu’à l’heure si douce où il avait coutume, par des ruelles détournées, d’atteindre la plus petite porte de l’église et de se couler dans la ténèbre odorante. N’irait‑il donc plus à ce rendez‑vous ‑ le seul qui ait jamais été assigné au cloporte Jean Péloueyre ? Il n’y alla pas. (Mauriac, Le Baiser au lépreux, chap. 1)

***

Ce fut alors qu’elle entendit la sonnette de l’entrée. Un coup bref, et qui lui parut formidable. Mais déjà, elle souriait de son émotion : ce ne pouvait être qu’Anna qui avait eu des remords, et qui avait craint que sa maîtresse ne fût vraiment souffrante… Non ! pas même Anna : sans doute la concierge avait‑elle promis d’aller se rendre compte, dans la soirée, si la vieille n’avait besoin de rien. Oui, sûrement la concierge… (Mauriac, La Fin de la nuit, chap. 1)

29On devine ce que de tels emplois doivent à la polyphonie. Nous étudierons cela plus loin. Mais il est clair que la possibilité de désignation du SOI par un nom ne peut être écartée a priori de la description du dil. Comme pour ce qui concerne les conditions d’emploi du nom propre, celles des descriptions définies appellent donc un réexamen, conduit de manière non dogmatique et qui donne place à la diversité des dispositifs et des effets.

2.1 Les emplois autodésignatifs

30Linguistes et critiques littéraires, de Kalepky (1899) à Vuillaume (2000), ont répété à l’envi que les désignateurs autres que IL et ELLE ne sont pas appropriés en régime de dil2. L’éviction de certaines formes nominales, jugées non applicables au sujet de conscience, n’est pas sans fondements linguistiques et peut se comprendre eu égard aux modalités particulières par lesquelles elles renvoient à un objet. On l’a vu, le pronom IL convient à la saisie du SOI, car il est la forme transposée d’un JE et peut, à ce titre, endosser la subjectivité manifestée par le dil. Mais les autres syntagmes nominaux produisent, quant à eux, un décalage énonciatif par rapport à l’expressivité du sujet.

31Le nom propre, que l’on sait dépourvu de contenu lexical, ne peut servir à désigner qu’après avoir fait l’objet d’un contrat d’attribution, d’un baptême (X s’appelle Npr, tel est son nom, etc.) Nommer est donc toujours renommer (Kleiber 2007), ce qui ne va pas sans rappeler à la mémoire le mode d’emploi du nom : Npr est le nom que porte l’individu que l’on vient de nommer Npr. L’identification de l’individu apparaît ainsi tributaire des conditions encyclopédiques qui fixent son nom. On comprend par conséquent que la désignation, qui opère par l’appel à une convention sociale, ne puisse guère figurer le rapport d’immédiateté à soi qui convient au sujet. C’est bien plutôt un rapport d’altérité qu’instaure le nom propre, celui d’un individu vu par les autres.

32On expliquera différemment que les noms communs ne soient pas non plus appropriés à désigner le sujet. En effet, la fonction identifiante des descripteurs (dét. + N) dépend – à des degrés divers selon l’instruction fournie par le type de déterminant – du contenu lexical. Autrement dit, la saisie référentielle passe par un truchement sémantique qui donne à voir l’individu à travers le filtre de catégories, et donc sous l’aspect du général. C’est ici une distance conceptuelle, presque assimilable à un jugement, qui confine l’individu dans un statut d’objet et non de sujet.

33Restent les pronoms démonstratifs dont le repérage, par pointage dans le cotexte, se soustrait évidemment à la conscience de l’énonciateur du dil qui n’a pas la compétence de se situer dans l’organisation textuelle du récit.

34À considérer le système des désignateurs, tel qu’il est formellement défini en langue, on peut comprendre que le pronom personnel (IL‑ELLE) soit seul prédisposé à saisir, à la faveur du processus de transposition, le sujet énonciateur du dil. Cependant, et c’est un constat, les expressions théoriquement exclues restent susceptibles d’apparaître dans ce cadre, notamment s’il y a lieu de les considérer comme un mode particulier d’autodésignation du sujet.

2.1.1. L’autodésignation par le nom propre

35Quoique chacun se connaisse en tant que porteur de son propre nom, il n’est pas prévu qu’il s’en serve pour se désigner lui‑même. Hormis les cas de présentation (mon nom est X, je suis X) où le nom propre est en fonction d’attribut, le sujet n’est pas censé l’utiliser dans son discours, la langue prescrivant pour cela le recours à l’embrayeur JE. C’est ce JE que l’on retrouve mué en troisième personne dans le dil. Mais les besoins d’expression conduisent parfois le locuteur à s’énoncer par le nom propre, choix auquel le dil peut avoir intérêt à faire écho afin de rendre la tonalité spécifique du discours représenté :

Elle [Marguerite] le regarda encore sautiller quelque temps, les bras croisés et la poitrine haletante. Qu’allait dire Pedrillo, lorsqu’il verrait revenir Marguerite sans argent ?
Oh ! cette pensée‑là torturait Marguerite [...]. (Flaubert, Un parfum à sentir, chap. 3)

36L’attribution explicite de la pensée lancinante fait bien de Marguerite elle‑même l’énonciatrice de la question ; l’emploi du nom propre est donc sien. Ce rendu est d’autant plus remarquable qu’il produit un télescopage avec l’occurrence narrative du nom qui suit immédiatement. Une telle répétition serait sans doute taxée de maladresse stylistique, si elle n’était pas motivée par le mimétisme que recherche le dil.

37Savoir ce que signifie l’autodésignation Npr, dûment représentée, relève du domaine de l’interprétation. On peut ici invoquer un effet de focalisation impliqué par l’usage de l’expression désignative qu’utiliserait Pedrillo et qui place le sujet sous le regard de son mari3. Mais au‑delà de ce simple jeu de point de vue, on ne manquera pas d’observer chez le personnage de Marguerite une propension à se désigner objectivement, comme en attestent certaines répliques de dialogue :

Quand elle [Marguerite] voyait une femme gracieuse, au doux sourire, aux yeux tendres et langoureux, aux cheveux de jais, au cou d’albâtre […], elle disait :
« Qu’aurait‑il fallu pour qu’elle fût comme moi ? des cheveux d’une autre couleur, des yeux plus petits, une taille moins bien faite, et elle serait comme Marguerite ! Si son mari ne l’avait point aimée, l’avait méprisée, l’avait battue, elle serait laide, méprisée comme Marguerite ! » (Ibid., chap. 8)

***

[Marguerite s’adressant à Pedrillo :]
— Il fallait que tu fusses un homme sans pudeur et sans âme pour me mépriser ainsi, pour bafouer, pour salir, pour traîner dans la boue cette pauvre Marguerite qui t’aimait tant… (Ibid., chap. 10)

38L’autodésignation Npr s’avère donc un trait récurrent et signifiant de la parole du personnage. Anéantie par son triste sort, dépossédée de sa dignité de sujet, Marguerite livre en se désignant comme une autre le symptôme de son aliénation. Qu’un tel signal soit maintenu fidèlement dans le dil offre la garantie de respecter une caractéristique essentielle de la constitution psychologique du personnage.

39Pour avoir des enjeux pas toujours aussi dramatiques, les autres cas d’emploi autodésignatif du nom propre réunis dans notre corpus n’en sont pas moins porteurs d’investissements rhétoriques ou expressifs. Cela peut aller de la volonté de contrefaire, pour s’en distancier, le discours d’autrui (ici, celui de on) :

Par moments, Nana, dérangée, se rappelait ses convives, cherchant à être aimable, pour montrer qu’elle savait recevoir. Vers la fin du souper, elle était très grise ; ça la désolait, le champagne la grisait tout de suite. Alors une idée l’exaspéra. C’était une saleté que ces dames voulaient lui faire en se conduisant mal chez elle. Oh ! elle voyait clair ! Lucy avait cligné de l’œil pour pousser Foucarmont contre Labordette, tandis que Rose, Caroline et les autres excitaient ces messieurs. Maintenant, le bousin était à ne pas s’entendre, histoire de dire qu’on pouvait tout se permettre, quand on soupait chez Nana. Eh bien ! ils allaient voir. Elle avait beau être grise, elle était encore la plus chic et la plus comme il faut. (Zola, Nana, chap. 4)

40à des stratégies plus fortement intéressées, comme celle qui permet au sujet de se mettre en scène sous le costume de sa réputation (bien convoquée par l’usage des surnoms), image publique que le locuteur veut tenir pour une recommandation dans sa prétention bruyante à l’immunité :

Bec‑Salé, dit Boit‑sans‑Soif, racontait qu’il y avait une commande pressée dans sa boîte. Oh ! le singe était coulant pour le quart d’heure ; on pouvait manquer à l’appel, il restait gentil, il devait s’estimer encore bien heureux quand on revenait. D’abord, il n’y avait pas de danger qu’un patron osât jamais flanquer dehors Bec‑Salé, dit Boit‑sans‑Soif, parce qu’on n’en trouvait plus, des cadets de sa capacité. (Zola, L’Assommoir, chap. 8)

41Dans un registre moins exhibitionniste, et d’ailleurs confinée pour l’occasion au monologue, l’autodésignation par le nom de Gwynplaine (exemple ci‑dessous) fait néanmoins valoir le poids du regard social qui pèse sur le porteur du nom. « Qu’est‑ce que c’est que Gwynplaine ? » demande, comme pour une leçon de chose, la duchesse Josiane à Lord David qui lui a cité ce nom (II, i‑12). Elle apprendra que « Gwynplaine », c’est un monstre défiguré que les badauds viennent examiner avec horreur et fascination dans les foires. Voilà tout le contenu référentiel du nom tel qu’il passe de l’opinion publique dans la conscience de Josiane au moment où, par un goût pervers, elle décide de lui envoyer une déclaration d’amour. Dans le monologue en dil qui suit la réception de la lettre, l’emploi autodésignatif du nom propre marque pathétiquement l’assimilation du sujet à cette image réductrice :

Et toute cette rêverie, désormais peut‑être irréparable, il [Gwynplaine] la reprenait avec emportement.
Quoi ! on voulait de lui ! Quoi ! la princesse descendait de son trône […], elle se penchait vers Gwynplaine ! Quoi ! son char d’aurore, attelé à la fois de tourterelles et de dragons, elle l’arrêtait au-dessus de Gwynplaine, et elle disait à Gwynplaine : Viens ! (Hugo, L’Homme qui rit, II, iv‑1)

42Quelle que soit la portée expressive des diverses occurrences de noms propres autodésignatifs, ceux‑ci procèdent d’un fonctionnement énonciatif commun : ils relèvent tous d’un dispositif polyphonique, par lequel le sujet adopte pour sa propre désignation le point de vue d’autrui. Ce choix ou cet emprunt est, en dernier ressort, de la responsabilité du personnage, et sa conservation dans l’énoncé transposé est l’un des indices les plus forts de la dimension mimétique du dil.

2.1.2. L’autodésignation par le nom commun

43Compte tenu du caractère descriptif des données qui, à travers le sémantisme du nom commun, permettent d’accéder au référent, on a lieu de penser que ce type d’expression n’est vraiment pas adapté à l’autodésignation. Rien n’est plus éloigné du fonctionnement de l’embrayage (désignation immédiate par JE) que le processus consistant à envisager d’abord une catégorie pour passer de là au repérage de l’individu visé. Ce travail implique une telle objectivation du référent que celui‑ci ne peut guère à cette occasion conserver le statut d’un SOI.

44On peut cependant mettre à part toute une série d’exemples où l’autodésignation use de termes relationnels impliquant un rapport institué entre les personnes et une saisie référentielle du sujet selon le statut qu’elle revêt pour l’autre :

En tout cas, une chose que Passepartout n’oublierait jamais, c’était le sacrifice que Mr. Fogg avait fait, sans hésiter, pour l’arracher aux mains des Sioux. À cela, Mr. Fogg avait risqué sa fortune et sa vie… Non son serviteur ne l’oublierait pas ! (Verne, Le Tour du monde en quatre‑vingts jours, chap. 31)

***

Il [l’oncle Bachelard] leur serrait les mains, essuyait une larme, parlait de son âme, de son amour de la famille, en les suppliant de ne pas le tourmenter davantage, en jurant devant Dieu qu’ils ne s’en repentiraient pas. Il savait son devoir, il le ferait jusqu’au bout. Berthe, plus tard, connaîtrait le cœur de son oncle. (Zola, Pot‑Bouille, chap. 7)

***

Puis la conversation tourna, on s’occupa d’Angèle, raide sur sa chaise, mangeant avec des gestes cassés. Sa mère l’élevait à la maison, c’était plus sûr ; et, ne voulant pas en dire davantage, elle clignait des yeux, pour faire entendre que les demoiselles apprennent de vilaines choses dans les pensionnats. (Ibid., chap. 1)

***

Pendant ce temps, la tante Menu avait encore repris Auguste à part, pour lui expliquer ses idées. N’est‑ce pas ? un ouvrier aurait battu la petite, et un employé se serait mis à lui faire des enfants par‑dessus la tête. Avec monsieur Narcisse, au contraire, elle avait la chance de trouver une dot qui lui permettrait de se marier convenablement. Dieu merci ! elles appartenaient à une trop bonne famille, jamais la tante n’aurait souffert que la nièce se conduisît mal, tombât des bras d’un amant dans ceux d’un autre. Non, elle voulait pour elle une position sérieuse. (Ibid., chap. 15)

45Mais si c’est encore un terme relationnel que l’on trouve d’abord dans l’extrait suivant, il est suivi d’une expression nominale d’une tout autre nature, porteuse de jugement, et qui demande une forte médiation polyphonique pour que le sujet puisse être impliqué dans la désignation :

Ce fut alors qu’elle [Thérèse] entendit la sonnette de l’entrée. Un coup bref, et qui lui parut formidable. Mais déjà, elle souriait de son émotion : ce ne pouvait être qu’Anna qui avait eu des remords, et qui avait craint que sa maîtresse ne fût vraiment souffrante… Non ! pas même Anna : sans doute la concierge avait‑elle promis d’aller se rendre compte, dans la soirée, si la vieille n’avait besoin de rien. Oui, sûrement, la concierge… (Mauriac, La Fin de la nuit, chap. 1)

46Dans ce dil où Thérèse est le sujet de conscience, deux personnages supplémentaires interviennent tour à tour pour prendre en charge les désignateurs. Les verbes de pensée (avait craint) et de parole (avait promis) mettent respectivement Anna et la concierge en position d’endosser le point de vue. Si l’expression statutaire sa maîtresse ne s’éloigne pas trop de la définition que Thérèse peut accepter d’elle‑même, le registre vulgaire et dénigrant de la vieille marque une altérité d’opinion difficilement assumable par la personne visée, sauf à supposer chez elle une bonne part d’autodérision.

47L’emploi des expressions nominales véhiculant une évaluation pousse donc sans doute à l’extrême la distance possible entre les procédés de désignation et d’autodésignation. Cette distance, néanmoins pourra se trouver réduite par la psychologie attribuable au sujet de conscience :

Il [Jean Péloueyre] s’endormit jusqu’à l’heure si douce où il avait coutume, par des ruelles détournées, d’atteindre la plus petite porte de l’église et de se couler dans la ténèbre odorante. N’irait‑il donc plus à ce rendez-vous – le seul qui ait jamais été assigné au cloporte Jean Péloueyre ? Il n’y alla pas. (Mauriac, Le Baiser au lépreux, chap. 1)

48Dans cet exemple qui cumule désignation nominale et nom propre, la charge qualificative est lourde et l’effet d’objectivation du référent paraît radical. Pour y voir la possibilité d’une autodésignation – condition pour que l’énoncé soit interprétable comme dil –, il faut pouvoir admettre que le personnage éprouve la haine de soi. Or c’est justement ce qui a été posé dès le début du récit : « Bien que jamais il ne se fût tant haï, il s’adressa à lui‑même de pitoyables paroles : “Sors, promène-toi, pauvre Jean Péloueyre !” » (Ibid., chap. 1). Outre que l’on voit ici, dans le discours direct, une indication sur le fait que le personnage est porté à dissocier l’unité de son Moi en s’adressant à lui‑même comme à un autre, la teneur négative du regard qu’il porte habituellement sur sa propre personne est clairement établie. Cette opinion sans doute peut trouver son origine dans le jugement d’autrui, car il n’est personne, dans le roman, à qui Jean ne fasse horreur : « Larve » pour les uns (chap. 3), « débris » pour d’autres (chap. 14). Il y a donc vraisemblablement une dimension polyphonique dans l’autodésignation en tant que « cloporte ». Mais le choix d’employer l’expression n’en revient pas moins au sujet, le jugement apparaissant ainsi fortement intériorisé par celui qui incarne le Lépreux symbolique du titre.

49Tirée du même roman, une autre désignation nominale a priori plus anodine ne va cependant pas sans poser un problème d’interprétation :

Jean Péloueyre, ayant baissé la glace souillée du wagon, regarda le plus longtemps possible s’agiter le mouchoir de Noémi. Comme il flottait, ce signal d’adieu et de joie ! Pendant cette dernière semaine, elle avait soûlé le voyageur d’une feinte tendresse. (Ibid., chap. 9)

50Dans ce passage, l’installation de Jean comme agent de perception, suivie d’un énoncé exclamatif concernant la chose perçue, l’indicateur déictique cette dernière semaine, tout cela plaide pour que les phrases à l’imparfait et au plus‑que‑parfait soient entendues comme dil. L’usage du désignateur nominal, dès lors, doit pouvoir être attribué au sujet de conscience. Le choix de l’expression peut paraître cependant peu pertinent ; car s’il est vrai que Jean est alors un voyageur en partance pour Paris, la feinte tendresse qui lui a été manifestée pendant cette dernière semaine ne devrait pas logiquement pouvoir être destinée au voyageur qu’il n’était pas encore ! On perçoit donc assez mal le motif de cette autodésignation. Elle s’avère néanmoins d’une parfaite justesse et d’une profonde signification si l’on veut bien dépasser le plan des considérations purement factuelles. Rappelons en effet l’état d’esprit qui sous‑tend la scène du départ. C’est parce qu’il se sait insupportable pour sa femme Noémi, laquelle dépérit à son seul contact, que Jean Péloueyre a décidé de s’éloigner d’elle un certain temps. Ce projet est pour elle une délivrance et, dès lors, elle ne vit que dans l’attente de ce départ. Les derniers jours, pendant les préparatifs, elle comble d’attentions inhabituelles celui qui n’est déjà plus pour elle que le voyageur escompté. C’est à lui que vont les gentillesses, et non pas à l’époux encore présent. Cette vérité cruelle n’échappe pas à Jean et, en fin de compte, rien ne dit mieux sa conscience de l’équivoque entretenue que le terme – apparemment impropre – qu’il adopte ici pour se désigner.

51Ces quelques études de cas montrent que l’autodésignation nominale, quand elle ne se borne pas à l’emploi de simples termes relationnels, donne à première vue l’impression d’être mal ajustée à la compétence du sujet de conscience, mais qu’elle peut s’avérer d’autant plus significative une fois reconnue la polyphonie et le jeu d’intentions qui motive son utilisation. Parce qu’elle ne correspond pas, en langue, à la forme standard de la désignation de soi, l’expression nominale doit être authentifiée dans cette fonction par l’interprétation ; cela fait, elle ne manque pas d’apparaître comme un lieu d’investissement énonciatif complexe, mais puissant, et sa présence dans le dil confère à celui‑ci un caractère mimétique d’autant mieux affirmé.

2.1.3 La structure LUI + Nom apposé

52Fréquents sont les exemples qui contiennent un nom, propre ou commun, en fonction d’apposition au pronom canonique de l’autodésignation en dil :

— C’est une attaque, disait‑on alors, une paralysie, une mort subite et imprévue…
Oui, oui, mais lui, Friedrich Grabow, aurait été bien à même de leur prédire, tous ces malaises qui « ne tiraient pas à conséquence », et pour lesquels il n’avait même pas été appelé, cet étrange petit vertige, par exemple, au bureau, après le dîner… Eh bien, à Dieu ne plaise ! Il n’était pas non plus, lui, Friedrich Grabow, de ceux qui méprisent le dindon farci. Ce jambon pané, aujourd’hui, était succulent en diable… (Mann, Les Buddenbrook, I‑7, trad. Geneviève Bianquis)4

***

Qu’on juge de l’émotion d’Ordener […] Un doute affreux s’éleva dans son cœur […] Quoi ! Schumacker, ce vieillard vénérable, le noble père de sa noble Ethel, se révoltait conte le roi son seigneur, soudoyait des brigands, allumait une guerre civile ! et c’était pour cet hypocrite, pour ce rebelle, qu’il avait, lui, fils du vice-roi de Norvège, élève du général Levin, compromis son avenir, exposé sa vie ! (Hugo, Han d’Islande, chap. 31)

***

D’ailleurs, il se donnait à lui‑même d’excellentes raisons. Il ne faut pas croire que les coquins ne s’estiment pas. Ils se rendent des comptes dans des monologues altiers, et ils le prennent de très haut. Comment ! cette Josiane lui avait fait l’aumône ! Elle avait émietté sur lui, comme sur un mendiant, quelques liards de sa colossale richesse ! Elle l’avait rivé et cloué à une fonction inepte ! Si, lui, Barkilphedro, presque homme d’église, capacité variée et profonde, personnage docte, ayant l’étoffe d’un révérend, il avait pour emploi d’enregistrer des tessons bons à racler les pustules de Job, s’il passait sa vie dans un galetas de greffe […] c’était la faute de cette Josiane ! (Hugo, L’Homme qui rit, II, i‑9)

53La tournure Lui, N a quelque titre à représenter l’autodésignation dans le dil. Cette structure se donne en effet comme l’équivalent transposé de la formule Moi, X qui relève de la phraséologie d’un discours premier. Sans chercher à rendre compte des raisons particulières qui, de cas en cas, font que le sujet en vient à mentionner son nom ou à joindre à sa désignation telle ou telle indication descriptive, on peut dire globalement que la forme pronominale forte destine la formule aux emplois de soulignement et à la rhétorique de l’emphase. Mais son intégration au processus d’autodésignation se fait le plus souvent de manière médiate : le pronom disjoint dédouble la référence du pronom personnel conjoint (Lui, X, il…), lequel remplit la fonction de sujet.

2.2 Les emplois désambiguïsants

54.

Ne voit‑on pas que le nom de cette madame Vincent [dans tel passage en dil extrait de Lourdes de Zola] est amené là simplement pour éviter une confusion avec la vieille femme, et que ce nom n’empêche nullement le lecteur d’avoir l’impression de paroles ou de pensées suggérées à ce personnage par les réflexions de la vieille ? Ainsi le nom de S [sujet de conscience] placé en tête de l’énoncé n’a rien de choquant, il est même souvent nécessaire lorsque le nom d’un autre personnage cité immédiatement avant prêterait à confusion. (Bally 1914, 409)

55Depuis ce premier commentaire de Bally, la possibilité de trouver dans les énoncés au dil des noms destinés à désambiguïser la désignation du sujet a été largement admise et attestée. Il ne s’agit pas ici de la remettre en cause. Pour autant il ne semble pas vain, d’une part, d’interroger ses conditions d’application et, d’autre part, de mesurer les effets de cette intervention de la narration sur un lieu sensible de l’énonciation subjective.

56Le critère permettant de reconnaître les risques d’équivoques n’est pas des plus simples à établir. Bally donne pour modèle la situation où « le nom d’un autre personnage cité immédiatement avant prêterait à confusion ». C’est bien sûr un cas assez flagrant et il est facile d’en trouver des exemples :

Avant de s’expliquer, il [M. Bouchard] parla amèrement de Rougon, comme les autres. On ne pouvait plus lui rien demander, il n’était même pas poli ; et M. Bouchard tenait avant tout à la politesse. Puis, lorsqu’on lui demanda ce que Rougon lui avait fait, il finit par répondre : « Moi, je n’aime pas les injustices… » (Zola, Son Excellence Eugène Rougon, chap. 12)

***

Et Mme Lerat, vivement la [Nana] questionnait. Oh ! mon Dieu ! Nana ne savait pas : il la suivait depuis cinq jours seulement, elle ne pouvait plus être le nez dehors, sans le rencontrer dans ses jambes ; elle le croyait dans le commerce, oui, un fabricant de boutons en os. (Zola, L’Assommoir, chap. 11)

57Il est évident qu’un simple pronom masculin ne permettrait pas par lui‑même de distinguer instantanément M. Bouchard de la personne de Rougon, mentionnée précédemment ; de même qu’un pronom féminin pourrait laisser croire que le sujet reste Mme Lerat. Cela dit, on peut aussi considérer que, dans les deux extraits, les prédicats attachés aux sujets mis en concurrence par l’interprétation (n’était même pas poli vs tenait avant tout à la politesse et questionnait vs ne savait pas) seraient déjà suffisants pour désambiguïser le pronom et assurer une bonne compréhension. À cela peuvent même s’ajouter d’autres indices, comme les interjections signalant la posture réactive de Nana (Oh ! mon Dieu !). On entrevoit ainsi la problématique de l’ambiguïté référentielle : il s’agit d’une réalité relative, produite en partie par des configurations langagières objectives, mais tributaire aussi de la norme de clarté convoquée. Un examen systématique des occurrences de désignation nominale désambiguïsante ne conduirait qu’à constater la variabilité de leur nécessité. Sans doute en tirerait‑on d’intéressantes considérations critiques sur le degré de lisibilité immédiate visé de cas en cas par les auteurs et sur le taux de coopération corollairement demandé aux lecteurs ; mais cela sort des objectifs de notre travail, et nous pouvons nous en tenir ici à considérer comme emplois désambiguïsants, sans autre expertise, toutes les désignations nominales (noms propres ou noms communs) non susceptibles d’émaner de l’énonciation du sujet, à l’instar de celles‑ci :

Elle lui [Pierre] demanda s’il comptait entrer au séminaire ou dans un couvent. Pierre hésitait encore ; mais sans doute ferait‑il d’abord une longue retraite à la Trappe : l’Afrique l’attirait. À mesure qu’il parlait, sa gorge se contractait… (Mauriac, Destins, chap. 12)

***

Mme Arnoux était seule près de la croisée, Frédéric l’aborda. Ils causèrent de ce que l’on disait. Elle admirait les orateurs ; lui, il préférait la gloire des écrivains. Mais on devait sentir, reprit‑elle, une plus forte jouissance à remuer les foules directement, soi‑même, voir que l’on fait passer dans leur âme tous les sentiments de la sienne. Ces triomphes ne tentaient guère Frédéric, qui n’avait point d’ambition.
— « Ah ! pourquoi ? » dit‑elle. « Il faut en avoir un peu ! » (Flaubert, L’Éducation sentimentale, I‑5)

***

Ici, Armand se mordit les lèvres. Généreux, le papa. Ça ne lui coûtait pas cher de céder sur ce point. Avec un mais attendu, et qui ne manqua pas de venir, commençait le chantage : mais puisqu’on ne ferait pas de lui un curé, qu’il avait satisfaction là‑dessus, il devait mettre du sien dans l’affaire, Armand. Il devait abandonner quelque chose, Armand. Donnant donnant, mon petit. Qu’il renonçât aux planches et acceptât un métier. […] Le docteur n’était pas dur. Il avait l’esprit large. Si l’industrie tentait Armand, avec des recommandations, peut‑être que par Maurice Perrot… (Aragon, Les Beaux Quartiers, II‑11)5

58Cela ne veut pas dire, d’ailleurs, que les valeurs d’autodésignation et de désambiguïsation ne puissent pas, à l’occasion, être conjuguées. La fonction désambiguïsante, censément commandée par l’instance de narration, se trouve alors dissimulée ou naturalisée par la prise en charge énonciative dévolue au personnage :

— Oui, une jolie vie ! répétait madame Lorilleux.
[…] Elle racontait toute l’histoire. […] Elle accusait très carrément Gervaise de coucher avec Gouget. […] Jour de Dieu ! si Lorilleux l’avait trouvée, elle, madame Lorilleux, en flagrant délit ! ça ne se serait pas passé tranquillement, il lui aurait planté ses cisailles dans le ventre. (Zola, L’Assommoir, chap. 5)

59S’il est vrai que le pronom complément la (l’ féminisé par l’accord) ne permet pas, suite à la mention de Gervaise, d’identifier d’emblée la personne concernée ; s’il est tout aussi vrai que le nom propre vient opportunément empêcher la méprise référentielle, la tournure elle, madame Lorilleux, en tant que calque d’une phraséologie discursive,s’entend aussi sans difficulté comme un trait d’insistance dans l’autodésignation6.

60Ce qui se joue ici est d’importance, sur un plan théorique, pour la définition du dil puisque, selon le statut énonciatif de la désignation nominale, le dil se voit entraîné dans des directions sémiotiques opposées. Si la nomination répond aux modalités d’une autodésignation, le dil se trouve renforcé dans sa dimension mimétique et se rapproche à cet égard du discours rapporté ; si l’emploi du nom est dû seulement au besoin de la communication narrative, le dil manifeste une plus grande distance par rapport au discours d’origine. Cette latitude dans le régime de représentation plaide donc pour une conception souple, non fixiste, du statut sémiotique du dil.

3. Pour une conception graduelle du dil

61De toute évidence, la confrontation aux textes ne permet pas d’accepter, sans émettre d’importantes réserves, l’idée que, sauf exception, seul le pronom personnel de troisième personne convient à désigner le sujet de conscience en régime indirect libre. Les séquences de dil qui réfèrent au sujet par un nom résistent, tant par leur nombre que par les enjeux de sens liés au désignateur, à se laisser verser dans le lot marginal des restes de la théorie. Certes, de tels emplois du nom propre n’entrent pas en principe dans le standard du dil. Cependant l’analyse nous invite à adopter une position plus nuancée qui se justifie au regard du double niveau de complexité concernant, d’une part, le fonctionnement énonciatif du dil et, d’autre part, les désignateurs nominaux eux‑mêmes.

62On sait que le discours représenté sur le mode indirect libre est énonciativement hétérogène par le fait qu’il intègre deux dispositifs d’ancrage. Il est bivocal,dit J. Authier‑Revuz, qui cherche à systématiser les façons de cohabiter des deux voix. Elle montre notamment que les composantes linguistiques impliquées au niveau référentiel ne se conforment pas toutes au même processus de repérage : la personne (au sens de la deixis) et les temps verbaux sont nécessairement organisés par rapport à l’énonciation qui reproduit le discours, alors que les indicateurs spatio‑temporels sont susceptibles d’être calculés relativement à l’énonciateur qui cite ou à celui qui est cité. Elle schématise ainsi l’implication des deux voix dans les constituants référentiels du dil (A = ancrage relatif à l’énonciateur qui cite ; a = ancrage relatif à l’énonciateur cité).

versant référentiel

(I) couche primaire

A

(II) couche secondaire

A ou a

63.

64Commentaire de l’auteur :

Sur le versant référentiel de la deixis, le clivage passe entre la couche primaire des éléments personnels (pronoms, déterminants possessifs) et des temps verbaux évoqués ci-dessus et une couche secondaire concernant la référence spatiale et la référence temporelle par circonstants. Là où, pour la couche (I), l’ancrage exclusif en A a valeur de règle, cet ancrage est, pour la couche (II), seulement largement dominant, ses éléments manifestant – à des degrés divers – une latitude d’ancrage local en a dans des énoncés globalement ancrés en A. (Authier‑Revuz, à par., ms : 78)

65La méthode vise à traiter les unités pertinentes dans leur spécificité et à déterminer le fonctionnement énonciatif qu’elles exercent dans le dil. Authier‑Revuz montre ainsi que le système énonciatif de la personne est soumis à un ensemble de règles contraignantes, tandis que les circonstants bénéficient d’une plus grande liberté.

66On remarquera que, dans ce module référentiel centré sur les marqueurs d’ancrage, les désignateurs nominaux ne sont légitimement pas pris en compte. En effet, à la différence des pronoms personnels (JE vs IL), les noms propres comme les noms communs n’entrent pas, en eux‑mêmes, dans un système formel d’opposition entre des items embrayés et débrayés. Le nom (propre ou commun) reste formellement le même dans tous les contextes. Ce n’est cependant pas dire que, en discours, on ne puisse interroger la possibilité de sa prise en charge par les énonciateurs du dil. Par ce questionnement nous intégrons les désignateurs nominaux au nombre des unités référentielles pertinentes du dil, sans pour autant les assimiler au paradigme fermé des unités contrastives de la couche primaire, ni aux circonstants de la couche secondaire. Bien qu’ils ne manifestent pas grammaticalement leur ancrage, les désignateurs se prêtent dès lors à deux régimes possibles de prise en charge :

67i. Le nom semble incompatible avec l’autodésignation du sujet représenté et son apparition est renvoyée à la responsabilité du rapporteur (A) qui en fait usage dans un souci de bonne gestion narrative (désambiguïsation).

68ii. Le nom est jugé assimilable à l’autodésignation d’un personnage et le rapporteur le reproduit afin de laisser affleurer le prétendu énoncé source dans le discours de restitution. L’ancrage se fait alors dans (a) et l’effet consiste à faire entendre, ponctuellement au moins, la tonalité de la parole rapportée.

69Le modèle établi par Authier‑Revuz comprend également un versant modal. Ce dernier recouvre les modalités de phrase ainsi que les traces plus locales de subjectivité (interjections, jurons, onomatopées…). Selon la linguiste, le plan modal se construit intégralement, dans le cadre du dil, relativement à la source énonciative (a). De notre côté nous pensons, que le désignateur nominal peut également trouver sa place parmi les marques de subjectivité. Car une valeur modale est forcément inscrite dans le sémantisme lexical qui indexe le mode de présentation du référent sur le point de vue de tel ou tel énonciateur7. La désignation nominale peut alors dépendre, selon cette conception élargie de la modalité, de l’un ou l’autre des ancrages (a) et (A). Nous avons donné, dans le cadre de l’autodésignation (2.1.), de nombreux exemples où le désignateur est indexé sur (a), le sémantisme étant alors compatible avec la conscience du personnage. En revanche, la possibilité de trouver dans le dil une désignation du sujet exclusivement attribuable à A en vertu de son contenu évaluatif paraît peu probable. La prise en charge de la désignation par l’instance narrative, telle que nous l’avons traitée au point 2.2. au titre de la désambiguïsation, n’autorise pas le recours à n’importe quelle expression. Quand bien même le choix n’incombe pas au personnage lui‑même, il ne faut pas que la désignation se démarque complètement de son domaine de conscience, sous peine de rendre problématique, voire impossible, l’interprétation en dil de l’énoncé. Les descriptions définies comportent différents degrés d’acceptabilité. Une catégorisation neutre ou objective se laissera plus facilement intégrer au dil qu’une expression à forte charge évaluative ou axiologique, laquelle crée forcément un conflit entre l’empathie supposée par le dil et l’extériorité du jugement critique. On se souvient que Sartre reprochait à Mauriac l’emploi d’une expression comme cette désespérée prudente pour désigner Thérèse Desqueyroux dans un contexte censé être commandé par le point de vue du personnage8. Ce qui fait tache dans un régime de focalisation interne serait encore plus déroutant dans le cadre d’un discours représenté, et nous ne trouvons d’ailleurs aucun exemple de cette sorte dans notre corpus, soit que les auteurs évitent de produire ce genre de discordance, soit que les énoncés affichant une telle divergence énonciative se voient d’office exclus de tout inventaire réservé au dil.


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70Avec le désignateur nominal, nous avons décrit un lieu d’instabilité énonciative que nous voulons intégrer au catalogue des critères du dil. L’ajout d’un observable, que la tradition a exclu de la problématique avec trop de négligence, peut s’avérer utile dans le travail d’identification de la parole représentée. Mais il doit surtout, dans une perspective stylistique, enrichir les paramètres servant à apprécier la charge de subjectivité investie dans la représentation du discours. La présence des énonciateurs dans l’énoncé peut ainsi faire l’objet d’une pondération plus fine, entre les dispositifs extrêmes que sont la gestion dominante de la voix narrative et, à l’opposé, l’émergence proliférante de la voix du personnage. Ce sont là les deux pôles qu’instaure De Mattia‑Viviès (dans ses termes [2003], le récit focalisé et le dil locutoire) et entre lesquels elle envisage de situer les occurrences de dil selon leur degré plus ou moins avéré de mimétisme verbal. Par notre étude, nous soutenons de même l’idée que chaque énoncé qui représente des paroles ou des pensées sur le mode indirect libre entre dans un système graduel de variation mimétique. Et dans cette optique, nous pensons renforcer les moyens d’en rendre compte en évaluant la pertinence énonciative de la désignation du sujet, sans écarter aucune forme de l’analyse.