Colloques en ligne

Jehanne Denogent

 « Il est bon d’être primitif, certes, mais impardonnable d’être primaire ». Le mythe primitiviste dans Le Devoir de violence

La curiosité a trouvé un nouvel aliment
en s’attachant aux sculptures d’Afrique et d’Océanie.
Guillaume Apollinaire, 1918.

1La curiosité de l’Occident pour les cultures et les arts africains au début du xxe siècle, eut bien quelque chose de vorace. Dans les années 1910, la scène artistique européenne développe un goût pour les arts dits primitifs – sculptures, musiques, textes – dont l’influence semble alors pouvoir régénérer l’art occidental. Le primitivisme, c’est-à-dire l’intérêt esthétique pour l’art « primitif » – entre autres l’art « nègre » – et son appropriation par les artistes d’avant-garde, témoigne d’un rapport renouvelé à l’altérité et de la valorisation de la figure du « primitif », désormais modèle de simplicité et d’authenticité. Cet engouement avide pour l’art « nègre » est convoqué dans Le Devoir de violence qui revient sur la représentation primitiviste de l’homme noir et de son art autant que sur la figure du négrophile « blanc ». Renversant le principe d’exotisme, Yambo Ouologuem dresse un portrait critique du primitivisme et interroge son projet sur l’Autre, ses artifices idéologiques et sa récupération par les écrivains de la négritude.

2Il importe donc de dégager les enjeux des représentations du primitivisme dans le roman de Yambo Ouologuem, par un dialogue suivi avec les écrits européens du début du xxe siècle qui ont participé à cette tendance. Si le personnage de Shrobénius et ses péripéties en révéleront une approche critique, qui trouve un écho dans les travaux de James Clifford, la transe de Sankolo, quant à elle, questionnera la possibilité d’un primitivisme formel, poétique, en lien avec les expérimentations littéraires des avant-gardes. La mise en évidence de cet intertexte colonial permettra de suggérer le potentiel à la fois subversif et lyrique du mythe primitiviste dans Le Devoir de violence.

Fritz Shrobénius et le système de l’art européen

3Apparaissant après trois siècles de violence coloniale en Afrique, et précédée d’un meurtre passionnel lugubre, la famille Shrobénius arrive insouciante au Nakem, habitée par des sentiments admiratifs et fraternels envers le continent. Le personnage de Fritz Shrobénius fait référence de manière explicite à Leo Frobénius, célèbre ethnologue allemand dont la réflexion participa de façon notable à une impulsion primitiviste, puis à l’émergence d’une pensée de la négritude. Il fut responsable d’une douzaine d’expéditions en Afrique entre 1905 et 1935, pendant lesquelles il rassembla d’importantes collections d’objets africains pour les musées d’ethnologie européens. Ce pionnier de la discipline voulait ainsi sauvegarder l’authenticité de cultures appelées, selon lui, à disparaître devant la colonisation européenne. En Europe, les collections alimentées à partir de ce type de missions, comme celle du musée du Trocadéro, furent cruciales à la découverte des arts dits « primitifs1 » par les artistes d’avant-garde, tant dans le domaine de la peinture – qu’il suffise de penser à Picasso, Derain et Braque – ou de la littérature avec Apollinaire, Cendrars, Soupault et Breton, par exemple. L’ethnologue joua un rôle de « passeur culturel2 » en médiatisant les cultures « nègres » en Occident par le biais d’objets, de recueils de contes et d’études ethnographiques. L’émergence du primitivisme en France et en Allemagne est donc intrinsèquement liée au développement de cette science initialement coloniale, dont Frobénius est une figure marquante3.

4Si le choc et le sentiment de nouveauté que ressentit l’avant-garde devant l’art « nègre » s’apparentaient bel et bien à une découverte, ces objets étaient toutefois exposés dans la capitale française depuis quelques dizaines d’années déjà. La soudaine effervescence autour de ces formes d’expression « primitive » s’explique donc plutôt par une mutation du système de l’art européen, au sein duquel les artefacts exotiques acquièrent dès lors une valeur artistique qui dépasse son caractère documentaire. Guillaume Apollinaire, en visitant le Trocadéro en 1912, déplorait une scénographie où « les collections sont mêlées de façon à satisfaire la curiosité ethnique et non le sentiment esthétique4 » alors que presque simultanément, Carl Einstein, premier théoricien du primitivisme, observait une nouvelle inclination de l’art moderne : « on a collectionné l’art nègre en tant qu’art ; avec passion, c’est-à-dire qu’avec une activité parfaitement justifiée on a constitué à l’aide des anciens matériaux un objet revêtu d’une signification nouvelle5. » Shrobénius, dans Le Devoir de violence, affiche lui-aussi cette attitude primitiviste envers la culture du Nakem : « Il considérait que la vie africaine était art pur, symbolisme effroyablement religieux, civilisation jadis grandiose6 » (p. 140).

5Au tournant du siècle, les objets « nègres » prennent ainsi une « nouvelle signification7 », à cheval entre l’ethnologie et le domaine artistique. D’après James Clifford8, la signification et les valeurs attribuées aux objets dans une collection, qu’elle soit anthropologique ou artistique9, ne sont en effet pas essentielles mais contingentes, construites sur des contextes. Dans son célèbre ouvrage The Predicament of Culture, paru en 1988, il propose une critique de l’autorité ethnographique basée sur l’objectification de « l’indigène » qui a nourri aussi une position primitiviste. James Clifford défend le postulat que tout objet signifiant, qu’il soit marqué comme évidence scientifique ou œuvre artistique, fonctionne dans un système ramifié de symboles et de valeurs dont il établit un schéma sémiotique. Son analyse me servira à proposer une lecture du primitivisme selon Yambo Ouologuem, qui, lui aussi, remet en perspective les vérités anthropologiques dans un contexte historique, politique et surtout économique.

6Le Devoir de violence compose une histoire inversée de l’intérêt ethnologique et esthétique pour la culture « nègre », mettant en scène la curiosité du négrophile « blanc », qui, autant que la figure du « primitif » pour les avant-gardes, devient un personnage romanesque. Ici, le jugement n’est plus le privilège de l’Occident et l’observateur devient l’observé. Le discours primitiviste est traité avec ironie, mettant ainsi en évidence les valeurs qui hiérarchisent ce système, car elles sont toujours inévitablement négociées, comme le défend James Clifford. Schrobénius prétend en effet fonder une science, la « schrobéniusologie » (p. 161), qui devrait supposer une méthode objective. Le Devoir de violence représente cependant cette attitude comme un discours, au sens foucaldien, c’est-à-dire appartenant à un régime de discursivité et à une configuration de pouvoir. Participant à construire son objet, le discours n’est donc pas essentiel mais contextuel. Les deux chapitres où apparaît Shrobénius incluent d’ailleurs de nombreux discours rapportés, ceux de Saïf comme ceux de l’ethnologue, ces « rébus » (p. 161). Présentés de manière caricaturale, ils révèlent le caractère fabriqué de cette « narration10 » autour de l’art « nègre », que l’on pourrait qualifier de storytelling. En exposant les rouages de cette « Machine à fabriquer de l’Authenticité11», selon le titre du schéma de Clifford, Le Devoir de violence dénonce l’artificialité du discours primitiviste. Avec Ouologuem, entrons dans l’usine de ce « marchand-confectionneur d’idéologie » (p. 151), ainsi qu’est désigné Schrobénius, pour dégager deux des valeurs sur lesquelles se construit le système artistico-culturel du primitivisme, à savoir la spiritualité et l’authenticité.

Spiritualité et symbolisme mercantiles

7Fritz Shrobénius semble particulièrement fasciné par ce qu’il imagine de la spiritualité « primitive », au point de « trouver un sens métaphysique à tout, jusqu’à la forme de l’arbre à palabres où devisaient les notables. » (p. 140) Le primitivisme, au tournant du siècle, tient en effet à la montée en puissance d’un vaste courant anti-positiviste et anti-intellectualiste. Le « nègre », en raison de sa « mentalité prélogique12 » et de ses croyances spirituelles magiques, représente alors une voie de libération face aux contraintes morales, mentales ou esthétiques, caractéristiques de l’Occident. Produit suivant ce régime de pensée irrationnel, l’art « nègre », écrit Carl Einstein dans Die Negerplastik,est avant tout « déterminé par la religion13 ». « [Son] œuvre d’art ne sera pas perçue comme une création arbitraire et superficielle, mais au contraire comme une réalité mythique qui dépasse en force la réalité naturelle14. » Cette représentation de l’art africain, motivé par des forces magiques, innerve la conception du « primitif » chez plusieurs écrivains. En décrivant le lyrisme de l’art « nègre », Guillaume Apollinaire parle en effet de « son caractère passionné où s’imprime son origine magique15 ». Le totémisme et le fétichisme figurent dans bien des œuvres de Cendrars, comme Feuilles de route, Poèmes nègres ou l’Anthologie nègre. Pour les surréalistes, la figure du « primitif » incarne la liberté originelle de l’homme, en prise directe avec des forces inconscientes et des entités spirituelles. Sans multiplier davantage les exemples, la spiritualité « nègre », malgré la plurivocité de cette notion, apparaît ainsi comme valeur selon laquelle les cultures « primitives » sont assimilées au système artistique européen.

8Shrobénius théorise lui aussi la dimension métaphysique de l’art du Nakem, jusqu’au ridicule : « le jeu symbolique de cet art est dévoré par la terre et renaît, sanctifié […] sur les hauteurs sublimes du drame et de la tragédie du jeu cosmique des astres. » (p. 150) La spiritualité « nègre » n’est toutefois pas présentée comme essentielle dans Le Devoir de violence, au contraire. Si cette valeur du primitivisme tend à nier le pragmatisme du système art-culture, le roman l’inscrit au contraire dans une stratégie marketing de déploiement des objets « tribaux » dans l’Occident capitaliste. En effet, pour répondre à la demande de spiritualisme de tous les Shrobénius, Saïf fabule « à la sauce de la tradition et de ses “valeurs humaines”, une cuisine d’art symbolique, religieux, pur » (p. 149) et ne cesse « de moissonner, huit jours durant, des mythes. » (p. 139) Loin d’être désintéressé, Shrobénius exploite lui aussi cette vogue pour vendre « plus de mille trois cents pièces au tiroir-caisse suivants : musée de l’Homme à Paris ; Musées de Londres, de Bâle, de Munich, de Hambourg, de New York » (p. 161). Du « nouvel aliment » dont parlait Apollinaire au « ventre apparent » (p. 140) de Shrobénius, friand d’authenticité « nègre », le primitivisme révèle une motivation économique fonctionnant sur l’offre, la demande, la consommation et l’absorption, dont Jean-Loup Amselle décèle les mêmes ingrédients aujourd’hui dans le tourisme chamanique, primitivisme contemporain qu’il nomme « new age16 ».

9En tournant en dérision la propension des Shrobénius à fantasmer et projeter une spiritualité « nègre », c’est aussi l’école Griaule et son anthropologie religieuse qui est visée par Yambo Ouologuem. Dès les années 1940, Marcel Griaule s’est appliqué à dévoiler les fondements mythologiques et symboliques de la société Dogon et collecta, au cours de diverses expéditions, une somme considérable d’objets destinés à remplir les vitrines du musée d’ethnographie du Trocadéro et celles du Musée d’histoire naturelle. L’école Griaule fut l’objet de critiques sévères17, comme celles émises par Le Devoir de Violence, l’accusant de construire une cosmogonie subjective et essentialiste. Dans son Discours sur le colonialisme, Césaire s’en prend lui aussi aux « ethnographes métaphysiciens et dogonneux18 ». Mais là où le poète de la négritude loue la courtoisie des sociétés africaines précoloniales19, Ouologuem ne cède à aucune idéalisation sur l’Afrique.

Quelle autonomie culturelle pour le Nakem ?

10Plus représentative encore que la spiritualité, l’authenticité est la valeur centrale qui garantit à l’art « nègre » de pouvoir entrer dans la catégorie des beaux-arts au début du xxe siècle. Le système de l’art occidental sélectionne « des artefacts de valeur ou de rareté, leur valeur étant normalement garantie par un statut culturel “en voie de disparition20”. » Parce qu’il est vu comme étranger aux développements technologiques et à l’ère de la reproductibilité, l’art « nègre » est susceptible d’être collecté dans le système de l’art européen. Il n’est pas produit pour le marché et pour la consommation occidentale, ce qui lui garantit sa valeur et fascine les avant-gardes. On comprend ainsi la surprise de Guillaume Apollinaire lorsqu’il découvre que les « indigènes » africains « parurent exactement informés de la valeur européenne de ces minuscules divinités – qui figurent en ce moment rue d’Astorg – et les vendirent au missionnaire pour une somme très élevée. C’est à croire que ces sauvages sont de mèche avec les antiquaires de Paris ou de Londres21 ! » Dans Le Devoir de violence, il n’y a plus de doute sur la malversation. Pour encourager le cours de la bourse, Saïf a fait fabriquer et enterrer des « masques, vieux de trois ans, chargés, disait-on, du poids de quatre siècles de civilisation. » (p. 162) Cet épisode rappelle que le primitivisme, comme invention d’un discours (d’ailleurs cité en italique dans l’extrait) et commercialisation de l’art « primitif », est lié à des formes modernes de reproduction mécanique, soumis à la logique du marché22.

11Le roman met en évidence l’exigence contradictoire qui veut que l’art « primitif » soit en même temps étranger au marché de l’art et intégré dans ce système comme étranger. Valorisé et consommé selon les valeurs d’authenticité et de spiritualité, l’art africain est incorporé dans l’espace de la modernité comme objet archaïque. Cette conception anachronique23 de l’Afrique, à la fois primitive et contemporaine, est investie par Shrobénius qui veut « ressusciter, sous couleur d’autonomie culturelle, un univers africain qui ne correspondait à plus rien de vivant. » (p. 148) L’authenticité des cultures « nègres » est présentée ainsi comme un mythe, construction imaginaire et atemporelle, qui sera récupérée plus tard par les écrivains de la négritude. Le Devoir de violence reprend d’ailleurs l’écrit célèbre de Léo Frobénius, Histoire de la civilisation négro-africaine (1933), texte de référence pour Césaire et Senghor, proféré ici par Shrobénius. La prise de parole burlesque de Shrobénius constitue une attaque satirique de la négrophilie et de la négritude, qui, par son assimilation, perpétue les stéréotypes essentialistes coloniaux, dont celui de la « mentalité si célèbrement bon enfant » (p. 161) du « nègre ». Non content de construire une nouvelle image lucrative de l’Afrique, Shrobénius utilise l’Autre pour se valoriser et sécréter « son propre mythe » (p. 161) en Allemagne. Davantage que les peuples « primitifs », l’authenticité caractérise ainsi les attentes du système de l’art européen, qu’elles soient esthétiques ou, comme l’appuie le roman, économiques.

12Si le primitivisme tend à mettre en scène un monde préservé, épuré du changement ou de tout syncrétisme, Le Devoir de violence suggère au contraire que ni la culture ni l’identité ne sont des entités closes et indépendantes. La proposition, résolument moderne, fait écho à la critique de l’anthropologie par James Clifford, qui cherche à déplacer tout régime transcendant d’authenticité pour considérer l’identité, en ethnologie, comme toujours « mixte, relationnelle et inventive24 ». Une scène de ces chapitresappuie cette analyse postmoderne de l’anthropologie. Au moment où Sonia Shrobénius et Madoubo, le traducteur, se réfugient dans la camionnette pour « commettre des sottises » (p. 142), il est mentionné qu’« un phonographe jouait en sourdine » (p. 143) de la musique espagnole. Cette mention saugrenue ainsi que l’étonnante référence culturelle espagnole dans ce cadre « authentique » africain, convoquent un imaginaire exotique aux rythmes sensuels qui procède par accumulations de réminiscences et d’origines diverses, ce que Philippe Dagen considère être la marque du primitivisme25. Syncrétique, le primitivisme participe à construire son objet, mêlant références culturelles variées et projections fantasmatiques, dans un vaste et complexe patchwork. Le Devoir de violence en révèle la trame, mettant en lumière les valeurs et les attentes occidentales qui ont secrètement, sous couvert de méthode anthropologique, façonné la représentation de l’Africain et de sa culture. Perpétuée avec le mouvement de la négritude, cette image coloniale de l’homme noir a continué de conditionner l’horizon d’attente de la littérature africaine, car dans le marché de l’art et de la littérature « Il est bon d’être primitif, certes, mais il est impardonnable d’être primaire », comme le dénonce Ouologuem avec colère dans la préface des Mille et une bibles du sexe.

Aliénation psychique et poétique : une poétique primitiviste

13S’il a jusqu’ici été question du processus de sélection et de valorisation des collections à travers la curiosité avide de Shrobénius pour les masques du Nakem, Le Devoir de violence évoque également les expérimentations primitivistes d’avant-garde, inspirées de l’art « nègre ». Après le xixe siècle et sa tradition d’exotisme, le projet primitiviste crée rupture : il envisage l’art « nègre » non plus comme référence externe mais comme matrice esthétique. Le « primitif » n’est plus cantonné aux lointains mais désigne aussi cette part énigmatique en chaque homme, avec laquelle les artistes tentent de renouer pour se libérer des codes de l’art occidental.

14La question du primitivisme a été abondamment commentée en peinture ou en sculpture, au point de relever presque du lieu commun. Le domaine littéraire n’a cependant donné naissance qu’à peu de travaux sur les influences, réelles ou fantasmées, des langues et des traditions littéraires « primitives » sur les écrivains du début du xxe siècle, quand bien même cette pensée s’y est manifestée avec force. Dans le champ littéraire, comme le définit Isabelle Krzywkowski26, l’intérêt pour le « primitif » touche à une réflexion sur le langage, sur sa dimension plastique, menée par les avant-gardes avec radicalité. Anne Tomiche, pour qualifier ces formes de mises à l’épreuves du langage, écrit :

« au lieu du sens, au lieu de la représentation par la logique et la raison, ces écritures visent à présenter quelque chose qui relève des sens (et pas du sens), de l’affect, de la force des pulsions en action. Quelque chose qui relève donc plus d’une énergétique que d’une sémantique27. » 

15Anne Tomiche interroge des formes littéraires d’art brut mais sa proposition est intéressante pour penser une langue « primitive », dans la mesure où il existe, à l’époque, une parenté entre le sauvage, le fou et le délirant, qui fonctionnent tous trois selon un régime de pensée irrationnel. Ces altérités décrites par la langue, ces altérités de la langue, témoignent d’une conscience altérée, autrement d’une altérité constitutive du sujet énonciateur28.

Ensauvager la langue

16Survenant après les chapitres où apparaît Shrobénius, le témoignage de Sankolo, en proie au délire, rappelle par certains aspects les expérimentations primitivistes des avant-gardes. Y référant de manière thématique, mais aussi formelle, le récit présente, telle est l’hypothèse, les caractéristiques de cette « langue étrangère29 » dont parlait Deleuze. Exhumé après avoir été enterré vivant par Saïf, Sankolo est drogué puis vendu comme esclave à Jean-Luc Dalbard, un compositeur français, qui éduque ses « gres » « à force femmes et drogues » (p. 154) pour « s’approprie[r] [leur] sensibilité. » (p. 155) Le témoignage s’ouvre ainsi sur une référence explicite et critique au primitivisme. Jean-Luc Dalbard et ses amis « semblent vouloir revenir à un mode de vie élémentaire, où tout serait réduit à la jouissance de quelques plaisirs essentiels » (p. 155), un mode de vie primitif, en somme, qu’incarne également Sankolo, non pas de manière naturelle mais à cause des drogues qui lui sont administrées. Les valeurs humanistes qu’affiche ce primitivisme musicalsont associées à une forme d’esclavagisme : « Nous assistons au rapprochement de nos races par la musique et par la drogue » (p. 155). La longue transe de Sankolo est ainsi portée simultanément par la drogue et la musique.

17Notons que la référence à la musique est majeure pour le primitivisme, qu’il suffise de penser à l’importance que prennent les rythmes « nègres » du jazz pour Cocteau, Soupault, Reverdy ou Cendrars. Cette conception du rythme recèle l’intérêt des avant-gardes pour un rapport à la langue et au monde à la fois intuitif, spirituel et sensitif, qu’ils perçoivent dans les cultures « primitives » et recherchent dans leurs propres œuvres. Selon Blaise Cendrars, le nouveau lyrisme est en effet « une façon d’être et de sentir30 », caractéristique, dit-il, de la « jeune poésie française31» et de la « littérature nègre32 ». Pour André Breton également, il s’agissait de renouer avec « la vision dite primitive33 », de retrouver dans le travail d’écriture la dynamique de ce sujet. Le primitivisme déborde ainsi la simple description par un mime scriptural, à fonction identificatrice. L’écriture primitiviste ne vise pas à parler de mais à parler comme, à se laisser ensauvager par son objet, à retrouver les rythmes et le dynamisme « nègres » dans la langue.

18La séquence d’hallucination du Devoir de violence présente ce changement de statut du récit qui devient alors figural, c’est-à-dire qu’il épouse le point de vue du personnage pour en restituer la conscience altérée. Ce bouleversement énonciatif constitue, selon Alexandre Seurat, l’innovation majeure des romans européens des années 1920 à 1940. Il montre en effet dans ce corpus que :

« l’hallucination n’est pas seulement un thème littéraire mais une matière qui bourgeonne au détriment de la trame des événements réels. Espace erratique et mouvant, dont les limites avec le réel tendent à se brouiller34. »

19Son travail est précieux pour approcher le passage singulier du délire de Sankolo, « un passage de virtuosité qui doit beaucoup à Paris et presque rien, semble-t-il, à l’Afrique35 » comme le commente Yves Bonnot. Le fil des événements est alors interrompu pour laisser place au témoignage rétrospectif, mais au présent, de l’enfer que Sankolo a traversé. La scène semble abstraite de son contexte narratif par l’effacement de ses contours temporels et plonge ainsi le lecteur dans l’hallucination comme s’il s’agissait d’un événement présent. Le délire passe du niveau de l’histoire racontée à celui de la narration car Sankolo « ne fait pas seulement le récit de sa crise mais réitère, en tant que narrateur, cette crise pour le lecteur36 ».

20Le délire, dans les romans des années 1920, mais aussi dans Le Devoir de violence, déstabilise le régime narratif et le mode de représentation réaliste. Il induit une modification entre le sujet et le monde car l’individu sort du cadre du récit pour suivre sa propre logique. L’hallucination de Sankolo rompt effectivement avec le fil logique des événements et incarne une vision du monde irrationnelle et animiste, offrant « un continu là où les séparations ontologiques devraient empêcher toute circulation37. » Véritable caméléon, la conscience de Sankolo est alors capable de revêtir n’importe quelle forme, qu’il s’agisse d’animaux, d’esprits, de la musique ou de végétaux. Et la forêt, sous son regard halluciné, prend vie : « Les feuillages parlent, ululent, se cachent derrière mon dos. » (p. 166)

21Cette description d’une forêt sombre dans laquelle le narrateur se perd, physiquement et mentalement, évoque fortement le roman de Joseph Conrad, Au cœur des ténèbres (1899), ou celui de Blaise Cendrars, Moravagine (1926). Dans ces deux romans, la confrontation à l’altérité, au sein de la forêt tropicale, fait vaciller la conscience et la parole du narrateur qui se fondent alors à son environnement. Le thème de la forêt est en effet un espace privilégié par le fantasme des origines. Loin d’un mode de représentation réaliste, les scènes qui prennent place dans ce « monde primitif », tel qu’il a été imaginé par une certaine tradition littéraire et repris par Ouologuem, peuvent être associés au merveilleux.

22En 1920, André Breton disait lui aussi vouloir retrouver une vision hallucinatoire et magique du monde. Il ressentait :

« le besoin de remonter jusqu’à ses véritables sources le fleuve magique qui s’écoule de leurs yeux [(ceux des Indiens Hopis ou des Esquimaux)], baignant dans la même lumière, dans la même ombre hallucinatoire les choses qui sont et celles qui ne sont pas38. »

23Le merveilleux est en effet central pour les Surréalistes qui rapprochent l’expression primitive de la technique de l’écriture automatique. Toutes deux créent des associations non logiques entre les perceptions, le monde, les rêves, le délire, en un chaos d’images poétiques illustrant les évidences d’une autre nature. L’écriture du délire de Sankolo est, elle aussi, touffue, bouillonnante. De plus en plus courtes, parfois même nominales, les phrases traduisent le flux ininterrompu des pensées et des sensations qui traversent le personnage au fur et à mesure qu’elles naissent, sans les articuler de manière logique ou chronologique par des connecteurs. La raison du personnage n’arrive pas à ordonner ses souvenirs, qu’il livre alors de manière chaotique. Ce flux de conscience, irrationnel et associatif, crée des liaisons entre ce qui n’en a normalement pas, à la manière du rêve pour les surréalistes, point de rencontre entre la réalité physique et les entités spirituelles.

24Ce passage du Devoir de violence rejette toute visée réaliste pour embrasser une forme discontinue et poétique. Le fonctionnement logique, rationnel de la langue, est altéré, selon des procédés analogues à ceux relevés par Anne Tomiche chez les avant-gardes poétiques. La valeur rythmique et sonore des phrases prévaut sur la dimension sémantique. La prose de Sankolo est en effet très rythmée, multipliant les répétitions, que ce soit de passages, répétés à la manière de refrains, de phrases, aux structures semblables, voire de mots : « Je me lève. Le sud. Le sud. Mon corps flotte. Mes jambes pédalent. Mes bras s’agitent. » (p. 162) Les répétitions sont comme des indicateurs de la progression du délire de Sankolo. La ponctuation est alors abondamment utilisée, provoquant suspensions et pauses, en un rythme haletant. Ces phrases, courtes ou nominales, deviennent, comme dans la prose cendrarsienne : « des éléments rythmiques, des marques pulsionnelles, des indices de déliaison39 », qu’elle soit stylistique ou mentale. La lecture induite tient de la poésie autant que du récit, impliquant la voix, la dimension sonore du langage. Comme l’écrit Anne Tomiche à propos des expérimentations des avant-gardes poétiques, ces altérations, « donnant à entendre la voix, le souffle, la pulsion, le corps – tout ce que le langage rationnel et articulé cherche à supprimer – [et] tracent ce que Deleuze appelle “une sorte de langue étrangère40” ».  

Les voix du délire

25Le délire, s’il projette le lecteur dans une conscience et une histoire particulières, celles de Sankolo, n’est pourtant pas un phénomène individuel, mais « concentre une loupe de toute la violence du monde41 ». Il est le « site paradoxal, à la fois individuel et collectif, intérieur et extérieur, depuis lequel c’est tout l’ordre du monde que la fiction conteste42. » Davantage que sa propre histoire, la trajectoire de Sankolo évoque en effet le sort des autres esclaves maintenus avec lui, et, plus largement, permet d’aborder le thème de l’esclavagisme, par les colons et par les Africains. Le délire a une fonction critique, selon Seurat : « [il] opère d’abord un travail méthodique de sape de tous les discours institués qui prétendent organiser le réel, comprendre le passé et orienter l’avenir43. » Il « les pastiche, les déforme, et fait de cette déformation parodique le vecteur d’une interrogation politique44. » A travers l’hallucination de Sankolo, sont convoqués plusieurs discours, comme le poème de Senghor Femme noire, dont la sensualité est exacerbée jusqu’à la violence :

« Une femme s’avance, noire, belle, nue – et ses seins sont deux vastes fleurs renversées sur sa poitrine, et dont la queue coupée nourrit une sève laiteuse. […] Elle halète. Me griffe et jouit la voix rauque. Se love à terre, cependant que dressé en elle, nous croquons des vertèbres de vipères, un tesson de verre. » (p. 156)

26Dans le roman de Ouologuem, la beauté sensuelle de la femme africaine n’est qu’un moyen d’asservir et le poème si célèbre est proféré par un fou. Mais c’est aussi le discours primitiviste qui est discrédité puisque la vision « primitive » que recherchait les avant-gardes est artificielle, provoquée par la drogue. Si les surréalistes s’adonnaient à certaines expériences artistiques sous psychotropes, le délire de Sankolo témoigne d’une réalité bien plus sombre. Derrière cet « univers imaginaire des “échanges vivifiants” » (p. 159), se jouent en réalité des enjeux commerciaux, que pointe Sankolo avec lucidité malgré son délire :

27« Voilà tout. Un échange de bons offices, où nous finissons tous fous, avec cette musique obsédante à nos heures de repos, avec cette rage de travailler pour posséder ces soixante femmes sensuelles à volonté, avec cette drogue qui use nos dernières fibres… Les naïfs qui permettent et justifient la ruse des hommes, croient avoir affaire uniquement à du fétichisme- Vaudou. Ou je ne sais quelle autre aberration. Fou. Mort. Je serai absent du monde. On m’aura proprement vendu. » (p. 159)

28Jean et John Comaroff, dans le cas concret de l’Afrique du Sud des années 1970, décèlent eux aussi, sous l’apparition de nombreux cas de zombification, une emprise économique45. Rejetant l’hypothèse de la permanence d’un élément « typiquement africain », les deux ethnologues voient dans ce phénomène la conséquence logique du néolibéralisme : « Les économies occultes sont ainsi une réaction à [...] un monde dans lequel la seule manière de créer de la vraie richesse semble tenir à des formes de pouvoir-savoir qui transgressent les normes de l’habitude, de la raison, de la morale [...]46. » Loin d’être détaché, le délire de Sankolo, d’après ces travaux, cristalliserait la violence que l’économie capitaliste fait subir aux individus. Le zombie renseigne ainsi sur les valeurs d’un système économique, porté par le pouvoir colonial et par les Saïfs, sur le rapport abstrait et désincarné sous lequel la production et la marchandisation de biens, notamment humains, y est envisagée. L’hallucination n’est donc pas une manifestation de cette spiritualité « nègre », commentée tant par Griaule que par Senghor, mais la marque d’une aliénation psychique et physique provoquée par les conditions d’un système capitaliste violent.

29Pourtant le roman prête parallèlement au délirant une puissance poétique de la parole, comme le démontre Alexandre Seurat. Le délire n’est pas seulement une manière de mettre à distance les discours stéréotypés, c’est aussi un moyen privilégié d’une élévation lyrique de la parole narrative qui emprunte, ici, aux techniques poétiques d’avant-gardes. Dans un même mouvement, l’hallucination de Sankolo vide tout discours institué sur l’Afrique et affirme la puissance lyrique de l’écriture. Libérée de la logique du récit et d’un régime réaliste, la langue fait valoir sa dimension vibratoire, physique. Elle devient sonore, rythmique, « plastique47 ». Ce passage constitue une brèche poétique au cœur même de la narration, où la valeur des sons importe davantage que celle du sens. Contre tout espoir, le chant tragique du délirant offre ainsi une harmonie dans ce corps textuel désarticulé qui est celle de la puissance lyrique de l’écriture.

Conclusion

30À la fois lieu d’une pensée critique et expression poétique, le mythe primitiviste dans Le Devoir de violence est un espace ambigu. Le discours primitiviste et ses assomptions ethnologiques y sont invoqués, pastichés et détournés afin de révéler le caractère artificiel de cette narration autour de l’art « nègre », motivée par des intérêts mercantiles et politiques. L’appropriation grotesque des propos et des valeurs de Fritz Shrobénius constitue ainsi une critique de l’ethnologie et des valeurs du primitivisme, interrogeant la position du « blanc » à travers sa représentation du « primitif ». D’un autre côté, le mythe primitiviste est le vecteur d’une poétisation du récit, comme le présente le passage du délire de Sankolo. D’après la pensée et les expérimentations stylistiques des avant-gardes, le délirant confère au récit la puissance lyrique de sa parole et de ses visions. Selon Alexandre Seurat, « cette ambiguïté [est] particulièrement inconfortable pour le lecteur qui voudrait bien comprendre de quoi tout cela retourne48. » L’ambiguïté et la force de ce passage fait écho à celle du roman, qui a troublé lui aussi plus d’un lecteur. Objet mixte et polyphonique, Le Devoir de violence offre malgré tout une unité parmi les discours qu’il convoque et conteste, celle de l’appropriation, critique et poétique, que permet la littérature.