Les Mille et une bibles du sexe : de « l’encyclopédie pornographique » à l’érotisme épigraphique
... Je pratique avec son nom
le jeu d’amour
Djâmî1
1C’est sous l’égide de ces vers, empruntés à l’auteur persan de Majnoun et Leila, qu’Aragon place les poèmes du Fou d’Elsa : on ne saurait mieux dire que les jeux d’amour, quand bien même ils impliqueraient la plus charnelle des pratiques, sont aussi jeux d’atours littéraires. De ce précédent aragonien, antérieur de quelques années à ses propres incursions dans le domaine de l’érotisme, Yambo Ouologuem semble avoir tiré la leçon poétique : dans Les Mille et une bibles du sexe, publiées pour la première fois en 1969 aux éditions du Dauphin, c’est aussi et peut-être d’abord avec les noms qu’éclot le jeu d’amour. L’œuvre érotique s’apparente en cela aux procédés que l’auteur malien décrit en détail dans la Lettre à la France nègre : aussi bien que le roman noir2, le roman rose, nourri par la collection et la combinaison de fragments empruntés, se situe dans la lignée poétique du « cadavre exquis3 » que Yambo Ouologuem donnait en modèle aux « pisse-copie nègres d’écrivains célèbres ».
2Aborder Les Mille et une bibles du sexe revient dès lors à s’intéresser autant aux bibles qu’au sexe ou, dans des termes plus stylisticiens, à l’épigraphe autant qu’au pornographe. Par sa densité et sa variété, le massif épigraphique qui accompagne le roman de Yambo Ouologuem occupe une place d’emblée prépondérante : nous irons jusqu’à émettre l’hypothèse qu’il constitue en tant que tel un discours second, propre à éclairer non seulement la nature de l’œuvre mais aussi, de façon plus générale, le positionnement de son auteur au sein du champ littéraire. Si l’on en croit les analyses fondatrices de Gérard Genette, les fonctions de l’épigraphe sont en effet riches et multiples4. Les plus évidentes consistent à fournir un commentaire susceptible d’éclairer alternativement l’œuvre et son titre : dans ce cas, le geste épigraphique constitue un premier pas herméneutique qui permet par exemple de préciser le statut à accorder aux « bibles » plurielles que se propose de composer Yambo Ouologuem. Le massif épigraphique constitue à cet égard un atout précieux pour s’immiscer dans un texte rétif, qui se plaît à égarer le lecteur dans un dédale syntaxique et narratif où se succèdent des personnages labiles et des maîtres de cérémonie mystérieux. D’un point de vue plus stratégique, l’épigraphe peut également constituer une allégeance ou un gage de sérieux, conférant au texte l’onction d’un auteur mieux connu sans aller jusqu’à solliciter l’insigne faveur d’une préface. Dans un dernier temps, Gérard Genette définit ce qu’il appelle un « effet épigraphe » qui permet de « signe[r] […], à quelques fractions d’erreur près, l’époque, le genre ou la tendance de l’écrit » : l’épigraphe apparaît donc bien, dans les termes du critique, comme une forme de signature, offrant un subtil contrepoint à l’anonymat d’un texte publié sous pseudonyme. Dans le cas de Yambo Ouologuem, il serait enfin tentant d’enrichir cette typologie en prêtant également à l’épigraphe une fonction régulatrice : absente du Devoir de violence, cette forme de citation liminaire contribue en effet à enrichir le panorama des liaisons dangereuses intertextuelles qu’établit l’auteur, tout en le prémunissant contre toute nouvelle accusation de plagiat5. L’épigraphe demeure néanmoins une forme de citation souple, qui ne contraint à aucun référencement précis du texte source et peut même se révéler propice à des formes raffinées de détournement : autant que dans les péripéties érotiques relatées, la transgression des Mille et une bibles du sexe nous semble ainsi résider dans l’échafaudage d’une construction intertextuelle complexe, dont les méandres labyrinthiques invitent à une remise en cause des partitions du champ littéraire. Au-delà de la démonstration d’une évidente érudition livresque, le massif épigraphique constitué par Yambo Ouologuem prouve que cette œuvre qui, dans les termes d’Anthony Mangeon, « resplendit […] d’un isolement sublime6 », se dote aussi d’interlocuteurs dont il importe d’examiner l’identité et la géographie littéraire.
« Créer […] la Bible des fanatiques du genre »
3Volontiers qualifiées dans la presse d’« encyclopédie pornographique », Les Mille et une bibles du sexe retiennent du modèle éponyme des Mille et une Nuits le fantasme d’une beauté érudite dont la culture étendue ne déparerait pas les charmes sensuels. L’unique épigraphe empruntée aux Mille et une nuits trace ainsi le portrait d’une somptueuse esclave, Anîs al-Jalîs, acquise par un vizir zélé à l’intention de son sultan :
« Car je lui ai donné plusieurs maîtres, sans compter ; et elle apprit la belle écriture, les règles de la langue, les commentaires du Livre, les règles du droit divin et leur origine, la jurisprudence, la morale et la philosophie, la géométrie, la médecine, le cadastre ; mais elle excelle surtout dans l’art des vers, dans le jeu varié des instruments de plaisir et dans le chant et la danse ; enfin elle a lu tous les livres… Mais tout cela n’a fait que contribuer à la rendre encore plus aimable et d’humeur ; et c’est pourquoi je l’ai appelée Douce-Amie7. »
4Si cette référence aux Mille et une nuits trouve des échos évidents dans le chapitre qui suit, où se voit notamment mis en scène un marché aux esclaves8, elle ne conduit pas à irriguer le texte d’une science encyclopédique qui embrasserait tous les domaines, de la médecine à la morale. Les « confessions-poker » rapportées par Yambo Ouologuem ne sauraient ainsi être comparées au Manuel de Gomorrhe de Pierre Loüys9, subdivisé à la manière d’un ouvrage de science en plusieurs chapitres respectivement consacrés à l’anatomie, à l’histoire ou à l’ethnographie. Certes, la lecture des épigraphes témoigne de la volonté de s’adosser à une certaine littérature pragmatique : Yambo Ouologuem cite ainsi Le Petit livre rouge de la révolution sexuelle paru en 1969 aux éditions Debresse et, quelques pages plus loin, il fait référence aux Cent trente-cinq positions : documents et curiosités, réédition d’un texte de 1903, initialement intitulé Les paradis charnels ou le divin bréviaire des amants et signé sous le pseudonyme d’un certain docteur Lagail, qui se présente, dans l’introduction de l’ouvrage, comme un « poète humanitaire » et « un professeur libre de philosophie horizontale10 ». Pourtant, l’avertissement des Mille et une bibles du sexe récuse aussitôt l’hypothèse d’une lecture exclusivement pratique et interdit de considérer l’ouvrage comme un document ou comme un disert mode d’emploi :
« L’ensemble, touffu, foisonnant, vécu et authentique, certes, mais par trop vide de tout capital esthétique, évoquait cette panoplie de publications indigestes où l’on confond l’érotisme et ses faux : lesquels sont des manuels de gymnastique à domicile doublés de cours d’anatomie détaillée. De psychologie : point. Nul véritable support au récit11. »
5Se présentant comme le dépositaire et l’éditeur critique d’un ample manuscrit de 2 400 pages, Yambo Ouologuem revendique non seulement la parenté de quelques coupes avisées, mais aussi la conversion d’une compilation triviale en ouvrage pourvu d’un « capital esthétique ». Si l’on prend au sérieux la fiction auctoriale mise en place dans l’avertissement, cette sublimation alchimique se traduit par deux opérations contraires : la soustraction de passages jugés superfétatoires et l’ajout systématique des épigraphes, devenues l’indice d’une plus-value esthétique. La dimension encyclopédique des Mille et une bibles du sexe réside dès lors moins dans la variété des positions érotiques décrites que dans l’établissement d’un répertoire littéraire, dont le lieu de prédilection le plus obvie est l’espace épigraphique : de la formation encyclopédique de Douce-Amie, Yambo Ouologuem retient en somme une vertu mallarméenne qui consisterait à avoir lu tous les livres, sans pour autant que la chair soit triste. Une telle interprétation paraît confortée par la lecture de la « lettre aux pisse-copie nègres d’écrivains célèbres », où l’histoire littéraire prend la forme d’un palais labyrinthique où cohabitent bonnes fées et cruels tortionnaires :
« Ce que vous pouvez réussir, pratiquement, c’est créer, en un milliard de titres, la Bible des fanatiques du genre : un palais féérique, architecturé, diapré de descriptions, de psychologie, d’action et de sang, avec toute la gigantesque cohorte des recettes du crime et du châtiment. Une interminable perspective de références et de possibilités de lectures : Les Mille et Une Nuits sur un socle de tortures agoniques, avec les désespoirs souverains des salauds12. »
6Même si les références aux textes évangéliques sont multiples dans le roman13, la « bible », se comprend donc en premier lieu comme un répertoire de titres, une encyclopédie littéraire ou comme l’œuvre d’un collectionneur boulimique.
7De cette structure labyrinthique, le dispositif épigraphique mis en œuvre par Yambo Ouologuem hérite un certain raffinement, qui permet de nuancer la position de « bord d’œuvre » que Gérard Genette assigne aux citations liminaires. Chaque chapitre s’ouvre en effet sur une brève présentation des contes érotiques qui vont suivre, évoquant souvent les modalités de leur collecte ou les adaptations que l’auteur du manuscrit aurait fait subir au « grand poème du phantasme14 » originel. Les épigraphes ne viennent qu’ensuite, occupant ainsi une zone de transition entre les réflexions métatextuelles et le cœur du récit érotique. Encore ce dispositif est-il parfois complexifié par un jeu de surenchère citationnelle : au début du septième chapitre, l’introduction métatextuelle du conte est ainsi subrepticement remplacée par le fragment de texte non ponctué que Tristan Corbière, en l’imputant à la « Sagesse des Nations », place en amont de son « Épitaphe » dans Les Amours jaunes15. Les frontières de l’épigraphe se révèlent ainsi poreuses, au point qu’on pourrait être tenté de déformer le segment final de ce paragraphe emprunté à Corbière en posant l’équation suivante : égale une épigraphe égale une préface et réciproquement.
« Les mots font l’amour16 » : poétique épigraphique de Yambo Ouologuem
8La première caractéristique du massif épigraphique de Yambo Ouologuem est assurément sa densité : de fait, chaque chapitre se voit précédé par un corpus de trois ou quatre citations le plus souvent empruntées à des auteurs différents, voire à des siècles et à des aires culturelles distantes. Le premier chapitre, « Les violences de la pudeur », s’ouvre ainsi sur trois citations respectivement empruntées à L’art d’aimer d’Ovide, au « Cantique des Cantiques » et à Ulysses de James Joyce. Les références convoquées par Yambo Ouologuem ne se bornent cependant pas à l’arpentage d’un panthéon classique qui partirait de l’Antiquité épicurienne pour aboutir au modernisme romanesque européen. Bien plus, la pratique épigraphique de Yambo Ouologuem s’apparente à un art raffiné de la subversion, dont nous aimerions ici mettre en évidence deux caractéristiques principales.
9La première tient à l’inclusion, dans la sélection épigraphique, d’une actualité littéraire et sociologique parfois méconnue. À l’orée d’un chapitre significativement intitulé « La différence », Yambo Ouologuem cite par exemple quelques phrases empruntées au recueil de nouvelles du romancier belge José-André Lacour, Vous m’inquiétez lord Scones ainsi que l’extrait d’un article de Marcel Jouhandeau consacré à l’homosexualité, paru en 1955 dans Le Crapouillot, un périodique satirique proche des milieux sulfureux de l’extrême droite. Bien que de nature distincte, ces deux références prosaïques ont en commun une certaine marginalité éditoriale et situent à tout le moins Yambo Ouologuem dans un champ qui n’est pas celui des classiques ni de l’institution : la bibliothèque idéale que constitue l’épigraphiste sort des sentiers battus pour se rapprocher de ce que Bernard Mouralis nomme les « contre-littératures17 ». Dans le cas de l’article de Marcel Jouhandeau, la référence est plus politique que littéraire : elle participe d’une réflexion sur l’homosexualité qui trouve dans l’ouvrage de nombreux échos – qu’il s’agisse du corps du récit, où interviennent à plusieurs reprises des relations entre partenaires masculins18, ou des épigraphes elles-mêmes19. Le cas de la seconde référence est plus complexe : la citation de José-André Latour est en effet empruntée à une nouvelle qu’on qualifiera volontiers de cynique, marquée du sceau sombre de l’humour noir. Dans « Piano piano », l’auteur décrit avec raffinement les affres que traverse un professeur de musique qui s’est sciemment laissé surprendre nu par l’une de ses jeunes élèves. Après avoir cédé plusieurs années durant aux caprices de la fillette par crainte de la voir dévoiler cette incartade, le malheureux Baldassare Strehler comprend enfin que le regard lourd que pose sur lui son élève à chacune de leurs entrevues ne constitue en rien un chantage implicite : la petite Concetta est en réalité affligée d’une terrible myopie grâce à laquelle l’exhibitionnisme du pianiste est passé inaperçu. Il est cependant déjà trop tard et les égards dont il a entouré la jeune fille ont attiré les soupçons des parents et des voisins : le professeur amoureux meurt défenestré, l’œil crevé par une mère outragée. De ce conte érotique et cruel, Yambo Ouologuem ne retient pourtant pas les passages les plus suggestifs, ou ceux dans lesquels se cristallise la tension dramatique. Tout au contraire, son attention se reporte sur un développement philosophique inséré dans les premières pages du récit, proche à bien des égards des réflexions qu’André Gide consacre à l’acte gratuit :
« Il n’est pas sûr que le mot “acte” convienne à la chose ; mais le mot chose est plus vague encore. [Il est totalement dépourvu de signification morale, c’est un vocable qui ne contient pas sa propre sanction, il amenuise, efface, volatilise ce qu’il désigne. De même, l’expression « se laisser aller à », dans la mesure où elle semble sous-entendre que la délibération et le choix n’ont pas eu grande part à ce qu’on a commis, mais qu’on fut la victime d’un instant d’aliénation, ne paraissait pas adéquate à Baldassare Strehler. Dire qu’une “force l’avait poussé à”, il le réservait pour le cas où il serait pris et passerait en jugement mais, honnêtement, à part soi, il ne voyait pas quelle force.] Une envie, certes : une irrésistible envie, mais point assez vague [grandiose et fatale pour donner à Baldassare Strehler l’apparence d’avoir été le jouet des dieux et le faire déclarer irresponsable.] L’acte commis ou, si l’on préfère, la chose faite ou, mieux encore, le non-étant – avant étant devenu l’étant-maintenant (et l’on écrirait plus justement l’étant-désormais – pour toujours), [Baldassare Strehler s’était retrouvé devant avec stupeur et angoisse, sidéré par cette fourbe technique de coup d’État que la personne humaine utilise pour nous mettre devant notre fait accompli]20. »
10Non content d’élargir le spectre des lectures, un tel choix renforce une tendance générale du massif épigraphique : les références convoquées s’inscrivent en effet alternativement dans une veine résolument philosophique – par exemple lorsque Yambo Ouologuem cite Sartre ou Jacob van Lennep – et dans une filiation poétique qui le conduit à invoquer René Char, Robert Desnos et Paul Éluard. Dans ce panorama générique binaire, nulle place n’est laissée au romanesque : l’épigraphe, en cela, contredit la promesse d’un « récit » qu’énonçait Yambo Ouologuem dans l’avertissement, invitant à lire Les Mille et une bibles du sexe comme un essai ou comme un recueil poétique plus que comme un roman.
11La seconde forme de subversion épigraphique tient aux effets de décalage, voire de décrochement ironique que peut induire l’accumulation des citations liminaires. On s’interrogera ainsi sur la double référence que fait Yambo Ouologuem aux œuvres choisies de Mme George-Day, pseudonyme que s’est élue l’écrivaine et poète Yvonne Debeauvais. Sa poésie ménagère offre un contraste flagrant avec le récit des orgies qu’elle précède ou avec d’autres œuvres poétiques citées en épigraphe : on mentionnera, à titre d’exemple, les vers érotiques de Joyce Mansour, interlocutrice des surréalistes et hôtesse en 1954 de la célèbre performance de l’artiste québécois Jean Benoît, Exécution du testament du Marquis de Sade21. De même, il y a sans doute une certaine malice à faire cohabiter sur la même page les célèbres mots de Simone de Beauvoir affirmant qu’on ne naît pas femme mais qu’on le devient et un extrait du Matrimoine d’Hervé Bazin, décrivant la stupeur un peu désappointée d’une jeune mariée lors de la nuit de noces22.
12Tout en constituant un répertoire éclaté de textes antiques et contemporains, le massif épigraphique se révèle donc propice à de nombreux décrochements : en dépit de la lourdeur apparente du dispositif, il autorise un jeu de dit et de non-dit qui pique la curiosité du lecteur autant qu’il contribue à introduire l’auteur dans une généalogie prestigieuse.
Yambo Ouologuem et Leopold von Sacher Masoch : du Nakem à la Galicie
13Sans reconduire la qualification « d’encyclopédie pornographique », la préface à la seconde édition des Mille et une bibles du sexe entend inscrire l’ouvrage dans la prestigieuse filiation d’une littérature érotique française – voire même typiquement française. Selon Jean-Pierre Orban et Sami Tchak, le geste iconoclaste de Yambo Ouologuem consisterait en effet à se transformer en auteur français :
« Quarante-cinq ans après sa parution, ce texte, Les Mille et une bibles du sexe, par sa qualité formelle digne des textes classiques de la littérature érotique européenne, interpelle toujours le lecteur occidental : peut-on accepter sans réticence d’un Africain noir qu’au lieu de produire une littérature ethniquement typique, il investisse pleinement un des terrains littéraires les plus marqués, celui où le style fait passer un contenu du pornographique à l’érotique, où la transgression s’opère par le mot davantage que par le geste décrit ? Cela avec les armes même d’un Pierre Loüys, d’un Maupassant, Apollinaire ou Robbe-Grillet23. »
14Selon les préfaciers, le choix du genre érotique constitue ainsi un détour visant à désamorcer la tentation de l’exotisme – et ce en dépit d’un épisode zoophile situé dans la savane africaine, d’ailleurs annoncé par une citation empruntée à un épithalame de Catulle dont l’adynaton fait écho à la surenchère numérique du titre : « Qu’il compte plutôt/ les grains de sable de l’Afrique/ et les astres étincelants/ celui qui veut compter/ nos mille et mille plaisirs24 ». L’examen des épigraphes placées à la tête des différentes sections de l’ouvrage confirme pour partie cette filiation française : le chapitre intitulé « Les Légendes du Vertige » s’ouvre sur un extrait du poème « Les neufs portes de ton corps » de Guillaume Apollinaire. On ajoutera encore que les Mille et une nuits, à compter de la traduction d’Antoine Galland, sont pleinement rentrées dans l’histoire littéraire française, dont elles constituent indubitablement l’un des jalons érotiques25. Force est cependant de constater que ni Maupassant, ni Robbe-Grillet, ni Pierre Loüys ne figurent explicitement dans le répertoire épigraphique des Mille et une bibles du sexe : on peut à ce titre s’étonner que « Les Légendes du Vertige », qui met pourtant en scène une complaisante assemblée de collégiennes à « l’insolente précocité26 », se dispensent de toute référence directe au Manuel de civilité pour les petites filles à l’usage des maisons d’éducation de Pierre Loüys, paru en 1926. De même, le marquis de Sade, s’il peut occasionnellement se dessiner sous les traits d’un « grand aristocrate parisien », demeure formellement absent du massif épigraphique. Quand Aragon est cité, ce n’est pas pour Le Con d’Irène, qui a pourtant été republié en 1968, mais pour une définition de la poésie glanée dans le cadre d’une enquête surréaliste27. Bataille, dont la somme consacrée à l’érotisme avait paru en 195728, n’est pourtant pas cité en épigraphe. Un tel constat d’absence invite à deux interprétations qui ne nous semblent pas nécessairement exclusives l’une de l’autre, et qu’on mettra ici à l’épreuve en choisissant comme objet d’étude le chapitre central du récit, « Les âges du sang », où se trouve relaté le déroulement d’une orgie biblique et violente, menée sous la conduite d’un mystérieux magicien venu d’ailleurs.
15La première hypothèse que l’on pourrait émettre inclinerait à considérer que Les Mille et une bibles du sexe autorisent la coexistence de rapports intertextuels plus ou moins dissimulés : à côté de la tête d’affiche épigraphique existerait dès lors un réseau d’allusions plus discrètes, mieux fondues dans le corps du texte. Une telle hypothèse trouve un début de confirmation si l’on se penche sur les dernières lignes du cinquième chapitre, qui s’achève sur une citation, dûment signalée par des guillemets mais dépourvue de toute mention du nom d’auteur. La phrase ainsi mise en évidence est empruntée aux propos d’Antonin Artaud sur le théâtre, et plus précisément à la comparaison que ce dernier établit entre le théâtre et la peste, comprise comme la manifestation d’une « force noire » :
« On peut dire maintenant que toute vraie liberté est noire et se confond immanquablement avec la liberté du sexe qui est noire elle aussi sans que l’on sache très bien pourquoi. […] Et c’est ainsi que tous les grands Mythes sont noirs et qu’on ne peut imaginer hors d’une atmosphère de carnage, de torture, de sang versé, toutes les magnifiques Fables qui racontent aux foules le premier partage sexuel et le premier carnage d’essences qui apparaissent dans la création29. »
16Yambo Ouologuem adapte ce passage pour l’appliquer aux pensées d’un couple bourgeois, tout juste sorti de l’orgie cruelle où il s’efforce de retremper des ardeurs anciennes :
« Et si ni Philippe ni Anne n’avaient l’esprit occupé à faire le point, dans le dédale de leur inconscient, c’est que, finalement, devant le taxi où son mari qui la quitte l’a raccompagnée, il n’était d’ambiguïté autre que celle de la liberté du sexe, laquelle se révélait force sombre ouverte vers la vie et toujours “parce qu’on ne peut l’imposer hors d’une atmosphère de carnage de valeurs de magnifiques Fables, qui racontent aux foules le premier partage d’essences qui apparaissent dans la Création30”. »
17Sous la plume de l’auteur malien, la citation d’origine subit ainsi plusieurs inflexions grammaticales et lexicales : de façon assez significative, la réécriture tourne ici à l’inexorable carnage des « magnifiques fables » dont les « valeurs » se trouvent entamées, au point qu’on pourrait presque lire là une recette du détournement plagiaire. De fait, si l’on excepte la présence des guillemets – sujette, on s’en souvient, à de nombreux débats31 – le dispositif de transposition infidèle mis en œuvre dans cette queue de chapitre n’est pas foncièrement différent de celui qu’on observe dans Le Devoir de violence : on pourrait ainsi parler à la suite de Jean-Louis Cornille examinant les pratiques intertextuelles de Georges Bataille, et notamment les références cachées à l’œuvre de Sade, « d’emprunts intimes32 » du romancier qui viendrait puiser librement dans les abondantes ressources d’un panthéon français.
18La seconde hypothèse tendrait cependant à nuancer l’idée d’une inscription de l’auteur malien dans un bastion érotique hexagonal : elle inviterait au contraire à considérer que « se faire plus blanc que blanc », dans les termes de la préface de Sami Tchak et de Jean-Pierre Orban, ne consiste pas nécessairement à se faire français. On avancera ainsi que, par le jeu de pseudonymie qu’il embrasse, Yambo Ouologuem, devenu Utto Rudolf, pousse le travestissement plus loin : Les Mille et une bibles du sexe ne sont pas un retour au bercail parisien, ni même à l’horizon un tant soit peu plus exotique des orgies normandes. Ainsi, parmi toutes les épigraphes du texte, la plus importante est à n’en pas douter celle qui est empruntée à l’œuvre de l’auteur austro-hongrois Leopold von Sacher Masoch, connu pour sa Vénus à la fourrure, récit d’une soumission érotique et contractuelle qui fit de lui, selon Gilles Deleuze, le « prodigieux exemple d’une efficacité littéraire33 ». Placée à l’orée du cinquième chapitre, la citation de Sacher Masoch se distingue d’abord par son exceptionnelle longueur : là où il n’emprunte habituellement que quelques vers ou quelques lignes tronquées, Yambo Ouologuem choisit ici de retranscrire l’intégralité du contrat qui lie l’auteur à son épouse, Wanda de Dounaieff34. Il devient difficile à ce stade de parler d’une simple épigraphe et la citation s’apparente à une inclusion textuelle à part entière, témoignant de l’importance décisive accordée à ce précédent littéraire. Certes, la suite du chapitre ne se montre que lointainement fidèle à l’esprit de Sacher Masoch : loin de présenter une maîtresse dominante, l’auteur met en scène l’abandon d’une femme au désir bestial d’un dogue et rejoue ainsi la scène entre Awa et Chevalier que Le Devoir de violence empruntait déjà à La Maison de rendez-vous d’Alain Robbe-Grillet. Le motif masochiste se trouve en réalité dispersé dans l’ensemble du texte : il se manifeste par exemple crûment dans l’épisode du « grand viveur parisien » qui demande à deux jeunes femmes revêtues de bottes hongroises de « sauter à pieds joints sur son corps tout entier35 », ou, plus discrètement, dans la récurrence, tout au long du récit, du motif de la fourrure36.
19Constater une telle influence de Sacher Masoch ne revient pourtant pas seulement à supposer l’existence chez Ouologuem d’un fantasme masochiste plutôt que sadique. Bien plus, revenir au pseudonyme germanique élu par Utto Rudolf implique à notre sens de prendre au sérieux le glissement que suppose la connexion – ou peut-être faudrait-il plutôt dire la confusion – de Yambo Ouologuem et d’un imaginaire alter ego austro-hongrois. En orchestrant une circulation textuelle qui ne se contente pas d’un balancement Nord/Sud mais se risque à un écart vers l’Est, une telle superposition suscite d’abord une évidente désorientation géographique, propre à entamer la tentation de l’exotisme dénoncée par Sami Tchak et Jean-Pierre Orban. On peut cependant aller plus loin dans ce jeu d’Éros géographe en considérant que l’ample citation empruntée au contrat de mariage de Sacher Masoch ouvre la voie à une lecture comparée des deux écrivains, dont les positions respectives pourraient nourrir une analogie fonctionnelle revendiquée dans le massif épigraphique. La parenté entre Ouologuem et Sacher Masoch ne s’arrête pas en effet à d’éventuelles affinités érotiques, mais tient plutôt au parallélisme de leurs postures d’écrivains37 : à des époques différentes, tous deux font de leurs textes fortement teintés d’érotisme la chambre d’écho des violences et des compromissions des marges impériales. De même que Yambo Ouologuem écrit d’une même plume Les Mille et une bibles du sexe et Le Devoir de violence, Sacher Masoch signe quant à lui La Vénus à la fourrure et une ample collection de contes galiciens – « L’Eau de Jouvence », inspirée de la légende de la comtesse sanglante Élisabeth Báthory, « La Judith de Bielopol » ou « Le Cabinet noir de Lemberg » – tous consacrés à la longue et tortueuse histoire des communautés juives, ukrainiennes et polonaises soumises au joug de l’empire austro-hongrois. Les trajectoires littéraires heurtées de ces deux écrivains se lisent dès lors en chiasme – l’un accédant à une célébrité sulfureuse par ses écrits érotiques au détriment du volet historique de son œuvre, quand l’autre connaît un sort exactement inverse. Traitant du sort de victimes, coupables ou consentantes, Sacher Masoch et Ouologuem conjuguent ainsi la violence du sexe à celle d’une histoire cruelle, peuplée de petits tyrans, d’espions et de sectes obscures : l’un comme l’autre font de la subversion érotique un discours d’intégration ambigu pour les marges violentées de l’empire.
20On ne sera dès lors pas étonné que le portrait de Douce-Amie, en lequel nous avions cherché à glaner une première recette de l’encyclopédisme érotique de Yambo Ouologuem, trouve un éloquent pendant dans la formation que reçoit le protagoniste de la Vénus à la Fourrure, désireux de conjuguer sensualité et érudition :
« J’étudiais tout ensemble, sans système et sans choix : la chimie, l’alchimie, l’astronomie, la philosophie, la science du droit, l’anatomie et la littérature ; je lisais Homère, Virgile, Schiller, Goethe, Shakespeare, Cervantès, Voltaire, Molière, le Coran, le Cosmos, les mémoires de Casanova. Je devenais chaque jour plus confus, plus fantasque et plus ultra-sensualiste38. »
21On ne saurait en somme mieux parler des Mille et une Bibles du sexe qu’en les décrivant de la sorte comme une somme indubitablement sensualiste – voire, pourquoi pas, « ultrasensualiste » – volontiers fantasque, aussi érudite que confuse, au risque parfois d’entraver les tentatives de déchiffrement. Il va sans dire que l’abondance du massif épigraphique, dont nous nous sommes efforcés ici de rendre compte, renforce l’impression latente de confusion qui se dégage de cet ouvrage longtemps oublié. Le rôle d’un tel dispositif de citation complexe n’est pourtant pas négligeable : non contentes de surprendre le lecteur par leur richesse, leur ironie ou leur éclectisme, ces références allogènes délimitent un horizon de réception aux frontières génériques et géographiques étendues. Assignant à l’érotisme de Yambo Ouologuem une qualité essentiellement philosophique et poétique, elles l’inscrivent dans un cadre anthologique qui dépasse celui de l’érotisme à la française et engagent à un comparatisme élargi : autant qu’avec Sade et Pierre Loüys, Ouologuem dialogue dans ces pages avec Léopold von Sacher Masoch et José-André Lacour, d’ailleurs tous deux accueillis dans le courant des années 1980 dans la collection « Les Oiseaux de Nuit » des Nouvelles Éditions Oswald39. En guise de conclusion, on se reportera donc ici à un texte qui ne saurait être considéré comme un roman érotique – bien que l’auteur y révèle les risques qu’encourt le danseur téméraire quand il étreint une femme « façon façon là ». Il s’agit de l’un des passages de Dossier classé d’Henri Lopes où le narrateur revendique son goût pour d’étonnants portraits croisés : « C’est, j’en conviens, une comparaison osée, mais je vois toujours des ressemblances entre des gens de races différentes, comme si Dieu avait créé à dessein de tels clones pour nous offrir l’occasion de prendre conscience de nos préjugés40. » En suggérant la comparaison du galicien Sacher-Masoch et du malien Ouologuem, l’épigraphe nous semble en somme tenir lieu de providentiel deus ex machina.