Les années 1950 : Jean Cayrol et la figure de Lazare
1A l'orée des années 1950, Jean Cayrol publie un court texte intitulé « D'un romanesque concentrationnaire » (1) dans lequel il décrit l'idée qu'il se fait de la littérature présente et à venir. Pour la qualifier, il forge un néologisme et parle de littérature « lazaréenne ». Lazare, celui que le Christ ressuscite - selon l'Evangile de Saint Jean - est ainsi l'objet d'une figure d'antonomase, il devient un nom commun servant à désigner d'abord l'homme, puis la littérature depuis les camps.
2 J. Cayrol n'est évidemment pas le premier à faire référence au personnage de Lazare depuis la guerre ; on observe une relative émergence de cette figure symbolique dans la littérature de l'époque. Certains textes mettent très concrètement en scène ce personnage ; Lazare (2) , un récit de Charles Vildrac édité en 1946, imagine le monologue du frère de Marthe et Marie après sa résurrection ; une pièce d'André Obey (3) , créée par Jean-Louis Barraud en 1952 (4) , porte également ce titre ; elle met en scène un Lazare encore engourdi par la mort, comme mal remis de son expérience. D'autres, sans nécessairement aller jusqu'à faire de Lazare un héros éponyme, utilisent pourtant cette figure comme une référence symbolique. On peut considérer que le roman de Malraux, Les Noyers de l'Altenburg (5) , paru en 1943, en est un exemple. Il fait le récit de la première attaque aux gaz menée par les Allemands sur le front russe en 1916 ; cet épisode, dont Malraux dit qu'il semble une « crise de folie de l'Histoire » sera repris en 1976 dans Le Miroir des Limbes (6) , précisément sous le titre Lazare.
3 S'il n'est pas le seul à utiliser le personnage dans une œuvre littéraire, Cayrol reste pourtant le premier à en faire une incarnation de la Littérature d'après-guerre.
4La décennie 1950 voit J. Cayrol accéder à une véritable « position » dans le monde des lettres françaises ; le contexte d'après-guerre n'y est certainement pas étranger. Rappelons que Jean Cayrol fut arrêté en 1942 pour faits de résistance, et déporté l'année suivante en camp de concentration, à Mauthausen. A son retour, il aborde un genre nouveau : cet auteur qui ne composait que des recueils de poèmes publie en effet ses premiers récits de fiction, et quelques essais. En 1949, il prend place également dans le monde de l'édition en entrant au Seuil. Il y fonde une revue, Ecrire, entièrement consacrée à la publication des premiers textes de jeunes auteurs - cette revue sera en quelque sorte le « laboratoire » de la revue Tel Quel (7) . Dernier fait important pour cette période, en 1956, il écrit le texte du documentaire Nuit et Brouillard , réalisé par Alain Resnais (8) .
5 On peut donc considérer qu'au cours des années 1950, Cayrol jouit d'une reconnaissance importante auprès des différents acteurs qui composent le champ littéraire, que ce soit le courant existentialiste, le personnalisme chrétien, ou l' « avant-garde » autour du Nouveau Roman, et cela pour des raisons très différentes et parfois contradictoires : parce qu'il fut résistant et déporté, parce que son œuvre manifeste une inquiétude spirituelle à laquelle la critique chrétienne est sensible, et parce que ses œuvres de fiction, sans rompre tout à fait avec une certaine tradition, présentent une tonalité neuve et une mise en question indéniable des formes romanesques.
6« D'un romanesque concentrationnaire » fut édité dans la revue Esprit en septembre 1949 à l'occasion d'une enquête portant sur la littérature contemporaine. Bien que la date de parution de ce texte sorte du cadre strict des années 1950, on peut légitimer son intégration à la décennie en s'appuyant sur la date de sa parution en volume : cet essai est en effet repris sous un titre légèrement différent, « Pour un romanesque lazaréen », dans un volume intitulé Lazare parmi nous , en 1950 et c'est essentiellement sous cette forme qu'il connaîtra une réception critique. Après les années 1950, on entendra peu parler de ce texte, puisqu'il ne sera réédité que presque cinquante ans après, en 1997, sous un titre à nouveau différent « De la mort à la vie ».
7 Ce texte suscite un certain nombre de questions : celle de son statut - question moins simple qu'il n'y paraît, à laquelle on apportera sans doute plus de questions que de réponses - ; celle de l'idée de littérature qu'il dessine par l'utilisation de la figure symbolique de Lazare - il semble important à cet égard de confronter la figure choisie par Cayrol à celle qu'a élue Blanchot à peu près à la même époque : la figure d'Orphée -, et celle de sa réception dans les années 1950 - à travers notamment la lecture qu'a pu en faire Roland Barthes.
8 Poser à « Pour un romanesque lazaréen » la question de son statut conduit à mettre en lumière un certain nombre d'ambiguïtés, voire de contradictions, qui révèlent le caractère assez peu systématique de ce texte.
9Texte manifestaire ou texte (« purement ») théorique ?
10 D'emblée, il semble hésiter entre une vocation descriptive et une vocation prescriptive à l'égard de la littérature. On peut se demander s'il faut le considérer comme un simple texte théorique ou comme un manifeste engagé.
11 On est tout d'abord tenté de considérer que Cayrol forge la notion de « romanesque lazaréen » pour désigner ou définir la littérature de l'époque, pour permettre une prise de conscience de ce qu'elle a de spécifique depuis la guerre et les camps : selon lui, la littérature porte les traces d'un sinistre, et c'est en cela qu'elle est « concentrationnaire » ou « lazaréenne » ; il semble s'agir d'un constat de la part de Cayrol, qui rangerait ce texte du côté de la théorie littéraire. On peut lui reconnaître à cet égard une singulière précocité puisqu'il s'agit d'un des tout premiers textes à envisager de manière théorique un changement de la littérature lié à l'événement des camps.
12 Le statut manifestaire s'est pourtant affirmé à travers le changement de titre effectué entre la parution en revue et la parution en volume. « D'un romanesque concentrationnaire », intitulé relativement neutre, est devenu « Pour un romanesque lazaréen », ce qui est nettement plus militant ; Cayrol y défend une forme précise.
13 De même, il est impossible de ne pas évoquer le ton particulier de ce texte ; on ne peut qu'être surpris devant la subjectivité omniprésente et angoissée qu'il exprime. Reconnaissons que les textes manifestaires se caractérisent rarement par leur sens de la nuance… Pourtant, le style de ce texte peut susciter une irritation spécifique dans la mesure où ses semonces ne sont pas uniquement d'ordre littéraire, elles ont à plusieurs reprises une dimension morale ou même religieuse. Certaines phrases (« Je suis pour une littérature de miséricorde, qui sauve l'homme » (9) ) donnent parfois l'impression de se trouver face à une sorte de sermon.
14Pour quel champ d'application ?
15 La deuxième ambiguïté que recèle « Pour un romanesque lazaréen » concerne son champ d'application, l'étendue des œuvres qu'il vise. Là encore, les contradictions sont nombreuses et on se limitera à un seul exemple, celui de l'hésitation entre une portée générale - le propos du manifeste vaudrait pour toutes les œuvres de l'époque - et une portée personnelle - il ne serait valable pour les textes écrits par Cayrol lui-même. On observe des coïncidences nombreuses entre les deux premiers récits écrits par Cayrol en 1947 (10) et les principes du « romanesque lazaréen » ; Cayrol réfléchit apparemment à ses propres textes pour formuler « le romanesque lazaréen » et on ne peut s'empêcher de penser que ce manifeste a quelque chose d'un métatexte personnel : de fait, il théorise la démarche et le style de ses propres récits.
16 Pourtant, la réflexion du manifeste se présente simultanément comme une réflexion sur « la Littérature » en général et même sur l'art dans son entier (11) . On peut donc considérer que la portée de ce manifeste est sujette à des variations relativement importantes.
17Une visée littéraire ou ontologique ?
18 Pour finir, c'est la visée du manifeste qui peut constituer un dernier sujet d'interrogation : est-elle littéraire ou ontologique ?
19 Le texte de Cayrol s'interroge explicitement sur des questions d'ordre littéraire : il s'efforce de définir un style, un type de romanesque. Il donne notamment des indications sur le rythme du texte, censé avancer « par bonds » (12) , ou sur l'impression de lecture que suscite l'œuvre lazaréenne. Pourtant il décrit aussi un certain état du monde et de l'homme en parlant d'un « monde qui a le mal du chaos », de notre « quotidien concentrationnaire », de « la corruption mystérieuse de notre monde par l ' élément concentrationnaire ou lazaréen » ou de l'homme « décharné et souffrant », « paralysé et insensible » et « qui semble atteint dans les forces vives de son âme » (13) .
20 Peut-être ne convient-il pas de parler d'hésitation ; il s'agit plutôt d'une association étroite entre la visée ontologique et la visée littéraire. Selon Cayrol, c'est un certain état du monde et de l'homme qui commande un certain état de la littérature ; n'est-ce pas ce qu'il faut entendre lorsqu'il parle d'un « Art unique, inséparable de notre condition précaire d'homme » (14) . La plupart des caractéristiques du romanesque sont ainsi présentées comme des conséquences du statut du personnage. Cayrol commence souvent par décrire un trait du Lazaréen (« le héros n'aime pas qu'on lui réponde ; il suffit à sa question, il désire laisser en suspens sa demande. (…) tous les mots lui ayant été un jour ôtés, il s'est déshabitué du mouvement merveilleux des lèvres ») et il en tire une conséquence d'ordre littéraire un peu plus loin : « d'où abus du monologue, recherche de phrases lapidaires » (15) .
21Précocité de l'entreprise
22 On peut sans doute expliquer ces ambiguïtés ou ces contradictions par la précocité du texte de Cayrol ; à la fois « collé » à l'époque, et marqué par une sensibilité douloureuse à l'événement des camps, il lui manque de systématiser ses propositions pour atteindre le statut de théorie du fait littéraire.
23 Ces réserves faites, on ne peut nier que « Pour un romanesque lazaréen » exprime une intuition décisive sur la littérature des années 1950. Barthes affirme que « Lazare parmi nous, [est l'] œuvre qui opère la première jonction entre l'expérience des camps et la réflexion littéraire » (16) .
24 Cette réflexion de Cayrol sur la figure de Lazare entre évidemment en résonance avec la réflexion de Maurice Blanchot qui fait à la même époque le choix de la figure d'Orphée pour incarner son idée de la littérature.
25 Parenté, influence ? La confrontation de Lazare et d'Orphée, figures à la fois voisines et distinctes, est un moyen d'interroger le sens de cette symbolisation de la littérature qui émerge au cours des années 1950.
26Emergence
27La figure de Lazare provient, on le sait, d'une source évangélique (17) ; cette résurrection constitue un épisode décisif pour l'histoire du christianisme puisqu'il est à la fois une preuve de la nature divine du Christ et l'annonce de son propre destin qui sera de passer par la mort et la résurrection. Mais cette topique du ressuscité ne parvient pas à Cayrol de manière tout à fait vierge. Elle est modifiée par ses réécritures successives. Bien qu'il ne l'évoque jamais comme une de ses influences littéraires, tout porte à croire que Cayrol a eu connaissance du Lazare de Charles Vildrac, tant cette oeuvre semble aller dans le sens de sa propre vision du personnage. On observe dans le monologue de Vildrac des similitudes frappantes avec la conception du romanesque lazaréen : la modification du rapport aux objets, la lucidité déchirante de Lazare s'opposant à une somnolence générale, la conscience hypertrophiée de sa finitude, et le renversement final autour du motif de l'odeur qui imprègne Lazare. Lorsque Cayrol fait le choix de cette figure en 1949, elle n'est donc plus seulement un motif glorieux, Vildrac en a fait une figure de témoin chargé de dénoncer un certain état du monde.
28 On se gardera bien de faire un historique de la figure d'Orphée dans la littérature… Rappelons simplement que c'est au début des années 1950 que paraissent deux œuvres portant ce titre : un recueil de contes de Supervielle (18) , et le film de Cocteau (19) . Chez Blanchot, la figure d'Orphée est abordée en 1955 dans un chapitre de L'Espace littéraire : « L'œuvre et l'espace de la mort » (20) . Sa réflexion est également « sous influence » : elle s'opère à partir d'une réécriture du mythe par Rilke ; en effet, ce chapitre de L'Espace littéraire est consacré notamment aux Sonnets à Orphée et aux Elégies de Duino (21) .
29 Il importe de préciser également que Blanchot, avant de faire le choix de la figure d'Orphée, s'est d'abord arrêté sur celle de Lazare dans un texte intitulé « La littérature et le droit à la mort » édité en 1947 (22) . Sa vision de Lazare est éminemment personnelle puisqu'il s'agit d'une figure de déréliction et non de résurrection. Il évoque « le Lazare du tombeau et non le Lazare rendu au jour, celui qui déjà sent mauvais, qui est le Mal, le Lazare perdu et non le Lazare sauvé et ressuscité » (23) .
30 Dès l'origine pourtant, dans cette description que Blanchot fait de Lazare, on sent poindre une orientation orphique à travers le motif de la disparition et celui la tentation de se retourner : « mais, au départ, que s'est-il perdu ? (…) la parole est la vie de cette mort, elle est « la vie qui porte la mort et se maintient en elle ». (…) Quelque chose a disparu. Comment le retrouver, comment me retourner vers ce qui est avant, si tout mon pouvoir consiste à en faire ce qui est après ? Le langage de la littérature est la recherche de ce moment qui la précède » (24) .
31 Cette évolution de Lazare à Orphée dit bien que quelque chose de commun unit les deux figures ; toutes deux sont chargées de dire le statut de la littérature après les camps, et d'inscrire le désastre au fondement du fait littéraire.
32Lazare, Orphée : deux antonomases chargées d'inscrire le désastre au fondement du fait littéraire
33 Orphée et Lazare - tout au moins tels que les perçoivent Blanchot et Cayrol - entrent en convergence sur un certain nombre de points. Avant tout, ils sont l'incarnation d'un passage par la mort, par une forme d'anéantissement ; en les choisissant comme incarnation de leur idée de la littérature des années 1950, Blanchot et Cayrol inscrivent clairement le désastre au cœur de leur idée de la littérature. Cayrol évoque dans son manifeste « les camps, la convulsion humaine, l'agonie débordante, l'Epreuve » (25) . Les titres de certaines œuvres reprennent ce motif : l' Arrêt de mort (26) , récit de Blanchot répond au Coup de Grâce (27) , film de Cayrol, titres qu'il faut entendre comme un lieu de tension entre une fin et un commencement. Blanchot parle de la nécessité de passer par les ruines pour faire advenir la littérature ; Cayrol propose quant à lui d'établir un lien entre la littérature et l'univers concentrationnaire, car il y voit un moyen de renouveler une littérature qui, selon lui, « achève de vivre » (28) .
34 Autre point en commun, les deux figures sont interprétées par Blanchot et Cayrol comme des topiques de la métamorphose : ni Lazare, ni Orphée ne sont les mêmes lors de leur retour, ils figurent une perte d'identité, le passage à un état impersonnel. Le motif de l'anonymat est central dans la poétique cayrolienne : « Depuis le retour (…) [il s'agit évidemment du retour des camps] qui a retrouvé son visage, qui a pu rentrer dans ses traits, qui n'a pas subi « d'opération de la face » ? (…) Les passés sont flous. (…) La défiguration humaine a été portée à son comble ». Blanchot développe un motif similaire en visant le « point où, en moi, j'appartiens au dehors », point qui « me conduit là où je ne suis plus moi-même, où si je parle, ce n'est pas moi qui parle », vers « la rencontre d'Orphée (…) rencontre de cette voix qui n'est pas la mienne » (29) . La métamorphose dont il est question s'opère à l'échelle de l'humanité : Cayrol parle d'une « catastrophe qui a ébranlé les fondements même de notre conscience » (30) , et il est symptomatique à cet égard que les deux auteurs utilisent le même titre pour l'une de leurs œuvres : Le Dernier homme , titre d'un recueil de poèmes de Cayrol, auquel répond, plusieurs années après, le titre d'un récit de Blanchot (31) .
35 Lazare et Orphée disent aussi tous deux le dépassement d'une limite imposée à l'humanité et les conséquences qu'entraîne cette expérience : sentiment d'étrangeté, d'exil et de solitude. Orphée vit la perte de l'être aimé ; Lazare, selon le visage que lui donne Cayrol, vit la perte d'une immédiateté avec le monde et les hommes. Il connaît le statut particulier du ressuscité, coupé du reste des vivants, qui éveille l'indifférence chez les autres et tient tout à distance. Cayrol affirme que « L'œuvre lazaréenne, d'abord et avant tout, sera amenée à décrire avec minutie la solitude la plus étrange que l'homme a pu supporter » et que « [le Lazaréen] appartient à quelque chose qui n'appartient à personne » (32) .
36 Ils sont enfin perçus comme des figures de l'instabilité. Blanchot affirme que « celui qui chante doit se mettre tout entier en jeu et, à la fin, périr, car il ne parle que lorsque l'approche anticipée de la mort, la séparation devancée, l'adieu donné par avance effacent en lui la fausse certitude de l'être, dissipent les sécurités protectrices, le livrent à une insécurité illimitée. Orphée indique tout cela » (33) . Chez Cayrol, cette idée s'incarne dans la figure de l'émiettement de l'univers, il parle de l' « ex traordinaire laisser-aller de cet univers (…) où, justement, rien n'est tenu, où tout est dispersé, pulvérisé, où les journées ont un aspect provisoire, inachevé, où les nuits ne tiennent pas au sommeil (…) où le pain s'émiette, où les consciences se relâchent, où les amitiés se dénouent, où tout se morcelle indéfiniment, où les souvenirs d'hier se défont » (34) .
37 Si les points de convergences sont donc indéniables, les deux mythes sont pourtant loin de se superposer strictement ; ils possèdent un statut spécifique, encore renforcé par le fait que chaque auteur oriente la figure qu'il a choisie dans un sens qui lui est propre.
38Des symboliques spécifiques
39 De fait, la figure païenne, active et glorieuse d'Orphée se distingue de la figure chrétienne, passive et marquée par la dégradation qu'est Lazare. Orphée est un aède qui vainc lui-même la mort, et n'est pas atteint par elle ; il incarne le pouvoir de la parole poétique sur la mort. Certes , ce pouvoir n'est pas absolu car Orphée ne ramène pas Eurydice, pourtant, l'être même d'Orphée n'est pas véritablement atteint par la mort ; il chante dans la mort et c'est par son propre chant qu'il revient au monde. Lazare au contraire est une figure passive, qui subit autant la mort que la résurrection ; il a commencé à être entamé, à être dégradé par la mort. Le texte évangélique en donne une idée par l'évocation très concrète de l'odeur : redoutant l'ouverture du tombeau, Marthe affirme que c'est le « quatrième jour » de la mort de Lazare et qu'« il sent déjà ». De plus, sa résurrection est due à la voix du Christ et non à un talent propre à Lazare .
40 Ce que l'on perçoit ici, c'est la différence de statut de chaque expérience. Une expérience concrète de la survivance chez Cayrol fait face à une sorte d'expérience de pensée chez Blanchot, à une fiction critique. Le Lazaréen est en effet marqué par son expérience de la mort ; son être, amputé, en témoigne. Cette altération, très concrète dans l'Evangile ou chez Vildrac, devient plus intérieure chez Cayrol. Pour lui, le Lazaréen est dégradé au sens où il a perdu une partie de ses capacités : « Il ne sait plus appréhender, retenir, saisir » (35) . Cayrol insiste sur la difficulté du Lazaréen à établir des relations humaines, à dialoguer, à être regardé, à regarder lui-même les autres. Il a perdu le naturel dans son rapport aux autres, il a perdu la juste mesure : « Il est toujours en deçà ou au-delà de la situation qu'il provoque. Il ne peut trouver la juste mesure, l'exact équilibre » (36) . A l'inverse de cette expérience de la dégradation propre à Lazare, Blanchot utilise Orphée de manière beaucoup plus abstraite, comme une figure de la disparition, de l'effacement : « Par Orphée, il nous est rappelé que parler poétiquement et disparaître appartiennent à la profondeur d'un même mouvement (…) il est encore un signe plus mystérieux, il nous entraîne et il nous attire vers le point où lui-même, le poème éternel, entre dans sa propre disparition, où il devient la « pure contradiction », le « Dieu perdu », l'absence du dieu, le vide originel (…) l'infini de la métamorphose (…) qui infiniment transmue la mort elle-même (…) » (37) . On voit poindre ici l'aspiration à une métaphysique de la littérature : métaphysique de la disparition, de l'effacement, du vide ou de l'impossible, qui contraste avec la posture cayrolienne, nettement plus incarnée et précisément située dans le temps.
41 C'est donc finalement le rapport à l'histoire qui semble devoir distinguer les deux figures. Pour Orphée, on peut comprendre l'interdiction de se retourner sur Eurydice comme une condition d'existence de la littérature, elle n'existerait que dans la mesure où elle ne se retourne pas sur l'histoire. Voilà qui suggère une forme d'éternisation de l'activité littéraire. En revanche, Lazare témoigne de son passé par son état présent et par sa difficulté à revenir dans le monde des hommes. Le texte de Cayrol revendique donc un ancrage à la fois dans l'Histoire et dans le monde contemporain . Il s'agit de témoigner autant d'un passé que d'un présent concentrationnaire. Cayrol reprend d'ailleurs le motif de l'odeur, tel que l'a inversé Vildrac. A u début du monologue de Vildrac, Lazare explique que les hommes s'éloignent de lui car il porte une odeur de putréfaction. A la fin, un personnage lui affirme que c'est le monde, et non lui-même, qui est la source de l'odeur : « Non, l ' odeur de décomposition n ' est plus en toi, mais elle est partout, (…). Et qui donc la reconnaîtrait, cette odeur, sinon toi » (38) . Cayrol reprend exactement cette inversion ; selon lui, c'est le monde qui recèle une odeur morbide, et seul le Lazaréen a la capacité de la déceler, de reconnaître les « « poussées du concentrationnat » dans le monde ; il affirme dans son manifeste que « (…) ça sent plus fort que jamais le concentrationnaire » (39) .
42 On peut légitimement se demander, lorsqu'on constate la brutalité et le caractère relativement provocateur de ces images, quelle a été la réaction du public confronté à ce manifeste.
43Une réception d'estime
44 Lorsqu'on observe la réception du manifeste durant les années 1950, on réalise qu'elle opère un léger déplacement ; le texte n'est pas véritablement reçu pour lui-même puisqu'il n'est en fait utilisé qu'à l'occasion de la critique de telle ou telle des œuvres de J. Cayrol. « Pour un romanesque lazaréen » n'est donc qu'un instrument mis au service d'autres textes cayroliens (40) . Autre élément de restriction : la réception a une tonalité globalement chrétienne ; les rares revues dans lesquelles paraissent les articles sont souvent d'obédience catholique - La Table Ronde ou La Vie intellectuelle par exemple - ce qui limite quelque peu le propos. Enfin, l'influence exercée par ce texte sur la production contemporaine reste singulièrement modeste ; il serait bien difficile de trouver des auteurs s'inspirant explicitement de ce « programme » d'écriture.
45 La véritable réception du manifeste, c'est-à-dire la réception du texte pour lui-même, tient en fait en quatre textes. Un article de Marie-Louise Dufrenoy (41) , un autre d'André Rousseaux (42) , un troisième de Maurice Blanchot, (qui prend acte de l'interrogation cayrolienne : « Jean Cayrol, dans le livre qu'il a intitulé Lazare parmi nous (…) essaie de voir si l'art, un art nouveau, ne pourrait pas communiquer avec la solitude de l'homme des camps » (43) ), et un texte de Roland Barthes (44) . C'est lui qui donne finalement le plus à réfléchir en matière de réception. Son article sur le manifeste cherche immédiatement à « situer » l'œuvre de Cayrol et son romanesque lazaréen dans l'histoire littéraire : il le désigne (et c'est le titre de son article) comme "Un prolongement à la littérature de l ' absurde » ; il le rattache explicitement à Camus, et en fait une sorte de frère cadet de l'existentialisme. Mais nous allons voir que sa position va sensiblement évoluer au cours des années 1950 puisqu'au fil des articles et selon un étonnant tour de prestidigitation, Cayrol passe du statut d'épigone de l'existentialisme à celui de père du Nouveau Roman !
46Le roman lazaréen selon Barthes : un roman des objets qui accomplit le passage d'une phénoménologie (existentialiste) à une littérature objective (Nouveau Roman)
47 Barthes est d'abord sensible à la place que tiennent les objets chez Cayrol, tant dans son manifeste que dans ses fictions . L'homme lazaréen, parce qu'il a été coupé du monde, a perdu tout sentiment d'évidence face au monde, aux autres ou à lui-même. Cette absence d'évidence, ce sentiment d'étrangeté du monde, entraînent une modification du regard porté sur les objets et même une modification de leur contact. Barthes explique ainsi que « tous les objets (…) sont minutieusement parcourus, mais [que] cette minutie est captive. (…) Le monde (…) reste frappé d'une sorte de sous-familiarité ; l'homme n'entre pas bien dans l'usage des choses qu'il croise dans sa vie (…) parce qu'il ne parvient pas à s'élever à cet usage » (45) .
48 On voit que s a perspective est donc nettement phénoménologique : le personnage se définit par sa perception des objets du monde et on trouve dans les textes de Barthes une série de métaphores chargées de préciser la nature exacte du toucher lazaréen : il parle d'« une sorte de perception égratignante des choses », d'un « toucher crissant promené sur le monde des objets », de la sensation « du rêche, du grignoté et de l'acide » (46) .
49 Barthes voit donc dans cette œuvre un exemple de ce qu'il appelle une « littérature objective » en jouant sur les deux sens de l'adjectif : à la fois littérature de l'objet et littérature neutre, dégagée des affects. Dans un article de 1954, l'orientation très « Nouveau Roman » que Barthes donne à l'œuvre de Cayrol est perceptible : il opère en effet une comparaison assez étonnante entre Cayrol et Robbe-Grillet : « Ce que [ces œuvres] ont de commun, et qui est sans doute un fait d'époque, c'est la même manière d'accommoder le regard. On dirait que le roman, après des siècles de vision profonde, se fixe enfin pour tâche une exploration des surfaces » (47) . Dix ans plus tard, dans le dernier article qu'il consacre à Cayrol, Barthes confirme le caractère précurseur de « Pour un romanesque lazaréen » : « (…) l'œuvre de Cayrol, dès son début, a été immédiatement moderne ; toutes les techniques littéraires dont nous créditons aujourd'hui l'avant-garde, et singulièrement le nouveau roman, se trouvent non seulement dans l'œuvre entière de Cayrol, mais encore, à titre de programme conscient, dans le Romanesque lazaréen (texte qui date de 1950) » (48) .
50De l'inscription historique à la déshistorisation : vers une textualisation
51 Cependant, Barthes opère progressivement un autre déplacement dans sa lecture des textes cayroliens. Dans son premier compte-rendu de « Pour un romanesque lazaréen », il reconnaissait l'inscription historique qui fonde la littérature lazaréenne ; il parlait de « l'homme échappé de la grande peur dont il porte encore les stigmates », expliquait que « Jean Cayrol décri[vait un] nouvel homme » (49) . Pourtant, il semble qu'il n'ait pris acte de cette origine historique que pour mieux l'évacuer ensuite. Très vite en effet, il opère une mise sous silence de l'origine concentrationnaire et de la dimension symbolique de la littérature que définit Cayrol. Selon lui, la lecture d'un texte cayrolien impose une précaution : « [il faut] ne pas dépasser la littéralité du texte pour en extraire à tout prix une symbolique » ; « il faut prendre Cayrol à la lettre, parce que sa littéralité même est manifestement suffisante » (50) .
52 Par le biais de cette neutralisation de l'Histoire, Barthes s'oriente vers une forme de textualisation des œuvres de Cayrol ; elles sont analysées comme des œuvres en formation, qui s'acheminent vers le roman, tout en demeurant en deçà de la Littérature. Il conseille ainsi de « considérer toujours son œuvre comme l'histoire d'une œuvre qui est en train de se faire » (51) . C'est ainsi qu'il interprète par exemple le passage d'une narration homodiégétique à une narration hétérodiégétique dans les deux premiers récits de Cayrol, il y voit une institution progressive de la littérature, au seuil de laquelle les œuvres s'arrêtent toujours (52) . En 1954, un article sur une fiction de Cayrol s'intitule de manière évocatrice : « Préromans », la même année, un autre affirme que tout récit cayrolien est « une parole tendue entre l'image et le refus du roman, en sorte que le lecteur est entraîné à la suite de Cayrol dans une marche le long du roman, ou vers lui, mais jamais en lui » (53) .
53De l'éthique lazaréenne à l'esthétique de l'écriture blanche : vers un « degré zéro de l'écriture »
54 Le dernier déplacement opéré par Barthes consiste à passer de l'éthique lazaréenne à une esthétique de l'écriture blanche. En effet, se placer dans l'optique d'une textualisation peut être interprété comme une volonté chez Barthes de refuser ou de prendre ses distances avec la dimension éthique du manifeste de Cayrol.
55 Barthes publie en effet plusieurs articles sur l'œuvre de Cayrol qui réapparaîtront de manière plus ou moins condensée dans Le Degré zéro de l'écriture , au sein du chapitre « L'écriture du roman » notamment. Dans le texte introductif qu'il rédige pour le Degré zéro , Barthes fait de Cayrol un des paradigmes de l'écriture blanche, aux côtés de Blanchot ou de Camus par exemple. Cayrol est l'un des auteurs sur lesquels il s'est appuyé pour formuler l'idée d'une écriture « alittéraire », « atonale », ou « d'une absence idéale de style » (54) . Alors qu'il connaissait le texte théorique de Cayrol sur la littérature de l'époque, Barthes a choisi d'inscrire ses œuvres au sein d'un autre système de définition, les faisant passer du romanesque lazaréen au degré zéro de l'écriture .
56 On peut considérer que tout au long de la décennie, à travers les analyses de Cayrol, de Barthes et de Blanchot, s'élaborent trois orientations distinctes dans l'idée de littérature : celle de Cayrol, nettement ancrée dans une expérience historique et subjective, celle de Blanchot qui oriente son analyse dans le sens d'une métaphysique de l'effacement, et celle de Barthes qui neutralise les paramètres historiques et éthiques pour formuler une esthétique de l'écriture blanche. Ces trois orientations distinctes possèdent pourtant de manière indéniable une origine proche. Dans Le Degré zéro de l'écriture , à la fin du chapitre que Barthes consacre à Cayrol, on trouve une trace de cette proximité originelle, une trace des sources à la fois lazaréennes et orphiques de la définition qu'il donne de la littérature : « La Littérature est comme le phosphore : elle brille le plus au moment où elle tente de mourir. (…) La modernité commence avec la recherche d'une Littérature impossible. Ainsi l'on retrouve, dans le Roman, cet appareil à la fois destructif et résurrectionnel propre à tout l'art moderne » (55) .