Chardin ou la cuisine en peinture
1« Crois-tu qu'on puisse être bien tendre lorsqu'on manque de pain ? », écrit Manon à des Grieux. Énoncé malsonnant, qui menace l'histoire tragique dont l'ex-futur chevalier de Malte se rêve le héros. Du cœur à l'estomac, il y a tout l'espace de la différence des genres. Mais ce « manque de pain » est-il ignoble en lui-même, ou d'être la figure honteuse d'un manque d'argent ? Car l'appétit d'un Jacob, dans le Paysan parvenu, est du côté de la noblesse d'âme, même s'il lui faut, pour accéder à la « tendresse », liquider cet héritage comique. Le rapport à la nourriture, au siècle des Lumières, ne va pas sans ambivalence. Rappel sommaire : depuis fort longtemps, en société féodale, le manger est un des moyens par lesquels le maître manifeste, en mangeant, en donnant à manger, sa supériorité et sa richesse. Le rituel de la fête aristocratique montre au peuple la destruction spectaculaire des biens qu'il a produits — leur consommation (on reconnaîtra là un des aspects du système d'échanges décrit par Marcel Mauss, sous le nom d'échange agonistique, ou pottlach.) La capacité d'absorption fait pendant à la fonction destructrice du guerrier et la complète. Est ainsi mise en scène la différence avec ces autres qui sont soumis, de façon plus ou moins constante, à l'empire du besoin et de la faim (Sartre a bien montré, dans Saint-Genêt comédien et martyr, que la figure de l'ascète volontaire fait couple, dans ce système, avec celle du trop-mangeant).
2Cette fonction symbolique de l'alimentation subit, notamment au XVIIe siècle, d'importantes modifications. D'abord parce que la fête, aristocratique, puis royale, se civilise progressivement et que la dépense somptuaire s'y exerce, de plus en plus, en d'autres domaines que la nourriture et la boisson : vêtements, bijoux, équipages, théâtre, musique, etc., avec une extension marquée de la part culturelle, la fête populaire restant, elle, marquée par le niveau alimentaire (et notamment l'ivresse). On peut parler d'une chute de la valeur différentielle de la nourriture. D'autre part, avec son déclin politique, l’aristocratie voit ses pratiques d'échange symbolique, pour reprendre le terme de J. Baudrillard, perdre signification et efficacité. Louis XIV est peut-être le plus gros mangeur de son royaume et Versailles un lieu de fêtes : mais le tout pris dans une intention politique précise, qui espère tirer un bénéfice des pratiques traditionnelles de dépense et de consommation — les pervertit, en quelque sorte. D’autres valeurs gouvernent déjà ce règne que Saint-Simon qualifiera de « bourgeois ». Face à l'ensemble dépense-consommation-destruction se dessine un autre ensemble : épargne-investissement-transformation de la nature-production, etc., termes entre lesquels il existe des contradictions, mais qui ont en commun de s'opposer à cet emblème d'une destruction sans bénéfice qu'est la consommation alimentaire. Exemplaires à cet égard les utopiens hermaphrodites inventés par Foigny, en 1676, dans sa Terre Australe : consommant peu (des fruits), ignorant la cuisine, faisant très peu d'excréments, et se cachant pour manger, car l'action en est honteuse. Honte du corps mangeant : est-on si loin de la position des moralistes chrétiens qui voient dans le trop-manger l'insulte la plus visible à l'indigence populaire ? Ce corps, la tragédie et la nouvelle historique le frappent de forclusion — c'est bien ce qui inquiète des Grieux. C'est dans le roman comique qu'on boit et on mange. Au début du 18e siècle, la délicatesse moderne supporte mal le spectacle d'Achille apprêtant le bœuf qu'il va rôtir et manger, et fait grief aux Anciens de cette vulgarité de L’Iliade.
3À l'opposition entre ceux qui mangent trop et ceux qui mangent trop peu, s'en superpose et substitue une autre, entre un monde où il n'est pas question du manger et un autre où le rapport à l'aliment fait événement. Ce n'est pas pour rien que les dévotes du Paysan parvenu se dissimulent à elles-mêmes leur gourmandise. Le corps bourgeois, non marqué par la différence du nom, épris de distinction, répugne à exhiber des signes qui pourraient le rapprocher du populaire.
4Dernier point à évoquer (je n'entrerai pas dans le détail de son rapport avec les faits précédents) pour ébaucher ce fond sur lequel examiner l'œuvre de Chardin : dans le domaine pictural, notamment, la lecture symbolique de l'œuvre s'efface au profit d'une lecture fondée sur l'identification aux personnages, et donc sur l'expression des passions. Qu'on pense, dans la première moitié du l7e siècle, aux toiles des caravagesques français (Valentin, Tournier, La Tour) : sujet grave que la prise de nourriture et de boisson, car l'aliment y figure les nourritures terrestres, même si n'intervient pas un squelette évocateur des fins dernières, sujet évidemment plus « intéressant » que l'identification à un personnage affamé... La disparition de telles scènes après 1660 me semble révélatrice. La nourriture perd de sa valeur symbolique, mais la peinture perd aussi les moyens et le désir de signifier cette valeur, sauf dans les cas où elle est soutenue d'une très forte tradition, la Cène par exemple.
5D'un certain malaise dans la représentation du manger, on pourrait prendre pour exemples les Déjeuners parallèles du musée de Chantilly. Le décor, les vêtements, l’aliment choisi (les huîtres) traduisent chez de Troy le désir de donner à la scène une certaine distinction. L'abondance, le gaspillage, le relâchement signifient la fête : mais le peintre ne renonce pas à marquer la nécessaire désinvolture que doit manifester la bonne compagnie à l'égard de la nourriture. Et le corps mangeant reste anecdotique. Le jambon plus plébéien de Lancret fait pencher vers une bacchanale qu'ennoblirait un peu le souvenir d'un parc de Watteau. Mais bacchanale mineure, bourgeoise, que le costume, les expressions, les animaux familiers affectent de dérision. Avec ce pique-nique un peu vulgaire, on est tout aussi loin de Poussin que de la robuste simplicité des fêtes flamandes. Plus que jamais, au 18e siècle, la nourriture, ses objets, ses actions relèvent de la peinture de genre. Et même du registre le plus bas de ce « genre ». Quelle est sa place chez Chardin ?
6À considérer l'ensemble des natures mortes, la première constatation qui s'impose est que la majorité des toiles de Chardin peuvent être inscrites dans un cycle de la nourriture. En procédant par élimination, on exclura radicalement de ce cycle, outre l'unique vase de fleurs du musée d'Édimbourg, les diverses séries d'attributs consacrés à la célébration des arts, on peut considérer, d'autre part, qu'y reste relativement extérieur l'univers de la chasse. Relativement, car le gibier finit à la cuisine ; et si l'appartenance à cet univers est marqué par le décor naturel (rarement, comme dans le Chien courant de Pasadena (R 6 ; W 69)) ou des gibecières et poires à poudre (cas le plus fréquent), il arrive que ces signes manquent1. En suspendant ses animaux à la manière de Desportes, Chardin tend à neutraliser le lieu de leur présentation, qui pourrait donc être cuisine ou office (voir les lapins, grives et faisans, R 98, 99 et 101). Toutes les autres toiles ont un rapport indéniable avec la nourriture. Chardin n'a donc nullement évité ce domaine réputé « bas ».
7Seconde constatation : cet univers alimentaire est singulièrement répétitif, les mêmes objets y reviennent avec insistance, et pourtant il n'est pas homogène. Faisant grâce au lecteur du détail chiffré de l'enquête, je distinguerais volontiers deux ensembles : celui du préparatif de repas, qui est aussi celui du cru, réunissant viandes, volailles, poissons, légumes, œufs, fromage et ustensiles de cuisine, et, d'autre part, celui de la consommation, dominé par les fruits, les conserves, le pâté, la broche et les ustensiles servant à la consommation (théière, bouteille, écuelle, etc., faits de matière relativement nobles : verre, porcelaine, argent). Ce dernier ensemble n'est que fort peu celui du cuit, à moins de considérer que, selon l'expression de l'époque, les fruits sont « cuits » par la chaleur du soleil. Chardin évite la présentation d'aliments préparés, dont les seuls exemples sont le pâte, les biscuits, la brioche, objets de pâte et non de chair. L'opposition cru/cuit reste cependant pertinente en ce que se trouvent opposés un univers d'objets qui vont subir la cuisson ou y servir, et un autre d'objets qui n'en ont plus ou pas besoin.
8Les intersections entre ces deux séries sont très rares (comme la rencontre d'artichauts, de cerises et de groseilles dans un tableau ancien, W 26) et les exclusions très rigoureuses. L'oiseau constitue une exception seulement apparente : il convient de distinguer entre le poulet plumé situé près des légumes et des casseroles, et le gibier suspendu (grives, canard, en compagnie ou non d'un lièvre) qui renvoie à l'univers de la chasse et présente un intérêt autre que culinaire : ainsi le Canard mort de 1764 (R 122 ; W 337) peut surplomber une table où se trouvent des biscuits et un verre de vin à demi plein. Ailleurs, le gibier avoisine le fruit normalement exclusif de toute viande. On reviendra plus loin sur le cas du Chat guettant... de Washington (R 20 ; W 33) qui réunit, exceptionnellement, lièvre, grive, fruits, pot à oille d'argent et un cardon « déplacé ». Cette répartition suggère deux pôles : celui de la cuisine et celui de la salle à manger. Mais pôles plutôt que lieux : selon toute vraisemblance, la Raie ou le Menu de maigre se situent dans une cuisine, mais Chardin se soucie peu de spécifier un lieu précis, ou même, semble-t-il, s'applique à ne pas le spécifier dans bien des toiles, notamment en ce qui concerne l'ensemble du consommable (fruits, etc.). Enfin, il serait inexact de considérer qu un de ces ensembles caractérise exclusivement une période de la carrière du peintre : la cuisine et le cru marquent effectivement la première série des natures mortes et le cuit apparaît plutôt dans la seconde, mais les fruits sont présents dans les tableaux les plus anciens. Il ne s'agit là que de différences de fréquence. Il nous semble plus important de retenir que ces deux ensembles se situent autour d'un acte qui est la préparation culinaire, que le premier fait attendre, et dont le second écarte au contraire autant que possible l'idée. Ce qui se trouve aussi écarté est l'idée de manger l'aliment cuit, viande, poisson, chair ou légume Peu d'effets de succulence, mais aussi peu de procédés d'actualisation du sujet, à entendre par là les divers moyens, familiers aux Hollandais, qui permettent de suggérer dans la nature morte une action humaine en train de se dérouler : verre renversé, parfois brisé, pâté entamé, reflet d'un visage au flanc d'une coupe d'argent, etc. Des œuvres de jeunesse comme les Apprêts d'un déjeuner (R 9 ; W 24 (1726), 28) ou le Plat d'huîtres (R 12 ;W 27, même époque) semblent presque appeler à l'action, tout comme le cervelas, le pain, le couteau, les bouteilles mises à rafraîchir de La nappe (W 73). Mais il ne s'agit pas d'aliments cuits, et Chardin ne revient pas, par la suite, à ce genre de procédés (ou bien les réduit à l'extrême : biscuits rompus, verre de vin à demi plein, vapeur d'une tasse de thé...). P. Rosenberg a montré à propos de la Table d'Office (R 103,104 ; W 258, 327) que cette œuvre longtemps nommée apprêts ou débris d'un déjeuner représente une table sur laquelle reposent des aliments encore intacts.
9À ces rares exceptions près, la disposition des objets n'obéit donc pas à des impératifs fonctionnels. Et cela est vrai aussi de l'univers pré-culinaire qui a été évoqué plus haut. Il est exact que des titres comme Menu de maigre ou Menu de gras indiquent la raison de la réunion de tels ou tels objets. Mais leur disposition n'est pas gouvernée par l'action qui devrait suivre, pas plus que ne l'est le rapport entre un gobelet d'argent et un panier de fruits. Il arrive relativement rarement que Chardin aille jusqu'à offusquer la vraisemblance et parvienne à ce qu'il faudrait appeler une fonctionnalité négative : c'est le cas du Chat guettant..., où le spectateur pourrait se dire que ce cardon, ce lièvre, ce pot d'argent n'ont, en somme, rien à faire ensemble, et où les taches de couleur des fruits, la courbe du cardon, la patte du lièvre obéissent sans dissimulation à l'arbitraire du caprice du peintre. Généralement, de façon plus discrète, le peintre retient des dispositions traditionnelles (l’oiseau est suspendu, le verre sur son pied, etc.), mais il en dispose à son tour en vue du meilleur effet pictural. Le cardon du Chat guettant a pour fonction de répondre aux courbes du lièvre et du rebord de pierre, beaucoup plus que de servir de légume d'accompagnement... Et il y a une sorte d'insolence dans la manière dont la tache orange d'une bigarade signe parfois ce parti pris d'artiste (voir le Lapin mort du Musée de la Chasse, R 15, W 39).
10Le paradoxe est ici que, soucieux de l'effet de sa peinture, Chardin se soit refusé à user d'un certain nombre de moyens susceptibles de relever le genre qu'il pratiquait, dans le domaine vil de la nourriture. On peut songer à la solution suggérée par Diderot dans son Essai sur la peinture (chap. 5) lorsqu'ayant décidé de baptiser peinture d'histoire toute peinture à sujet humain, il tente aussi de sauver la peinture de genre proprement dite : accroître la complexité et la difficulté du modèle, à la limite copier un objet d'art qui représenterait lui-même l'humain ou du moins l'animé. Cette revalorisation de l'objet, Desportes et Oudry l'avaient déjà pratiquée, en peignant des objets de luxe et des animaux royaux, mais aussi les Hollandais : on peut songer aux argenteries compliquées de Claesz ou de Kalf, aux nautiles superbement ornés (parfois de figures en ronde bosse), a l'inévitable citron dont la spirale éclatante et les perles de lumière viennent s'accorder au caractère précieux de l'ensemble. Or a consulter le poétique inventaire des objets de Chardin dressé par P. Rosenberg, on verra que lorsqu'il ne s'agit d'ustensiles de cuisine, tout à fait communs (marmite, chaudron, écumoire), les objets de « luxe » restent chez le peintre dans les étroites limites d'une modeste aisance bourgeoise. Rien là de suffisamment riche pour faire oublier, au profit de la vue, leur destination alimentaire.
11Il se trouve également que Chardin a fort peu tiré parti des moyens par lesquels les peintres obtenaient, de la représentation d'objets communs, un effet d’émerveillement. Rien ici, bien sur, de la profusion qui triomphe dans les étals de gibier et de poissons des Hollandais et fait de certaines toiles un hymne a l'infinie variété des formes naturelles. Mais rien non plus de cet effet de fascination légèrement surréaliste produit par un Baugin ou un Stosskoff qui magnifient des gaufrettes, une miche de pain, des verres, détachent les objets les uns des autres, comme les mots d'une écriture, les arrachent à leur usage quotidien pour faire surgir une valeur plastique que cet usage dissimulait. La disposition de Chardin est particulièrement étrangère a cette présentation séparante qui isole l'objet pour le faire mieux voir dans sa singularité et se retrouve dans la nature morte hollandaise comme dans la Vanité française (où la beauté de l'objet humble dégage un sens conforme au « message » de l'œuvre). Cette mise en scène volontariste profite d'abord a l’objet lui-même, souvent mis en valeur par une vision plongeante.
12La mise en scène de Chardin trahit la main du peintre, mais elle obéit à un souci architectural ou harmonique de la disposition des objets sur la toile, non à celui de la meilleure lisibilité de l'objet lui-même, jusqu'à compromettre parfois la possibilité de nommer ces objets (ainsi du jambon (?) du Gobelet d'argent, ou de tels fruits difficilement identifiables) La différence avec un certain nombre d'œuvres antérieures tient à ceci que la valeur est ostensiblement, chez lui, dans la peinture et non dans l'objet. Il convient ici de ne pas céder à la tentation de l'anachronisme. Par exemple, en supposant que Chardin a découvert la beauté des objets humbles (alors que nous l’éprouvons précisément parce qu'il les a peints.. ) Dans le langage de l'époque, ces objets ne peuvent être qualifiés de beaux. Ou encore en imaginant que Chardin, seulement soucieux de valeurs plastiques, a choisi n'importe quels objets. Il convient d'aller plus loin. C'est peut-être en raison de leur humilité (et non pas malgré elle) que Chardin choisit ses objets, dans la mesure même où, en somme, ils ne lui font pas concurrence, puisqu'ils n ont pas de valeur esthétique propre et reconnue (ce qui expliquerait le refus des fleurs et le curieux brouillage, l'illisibilité du vase d'Edimbourg). Ce qui conduit à admettre, non pas une neutralité a l'égard de ses modèles, mais bien l'existence d'un rapport agressif à leur endroit, un désir de les maintenir dans leur bassesse. À quoi le peintre, en tant que tel, trouve un bénéfice : il est d'autant plus grand que son modèle est plus humble. Ce point de vue rend partiellement compte du choix du domaine de la nourriture, en tant que domaine « bas ». Mais partiellement seulement, car ce domaine n'a pas le privilège de l'humilité. Et d'autre part, cette explication par un triomphe de la peinture sur son modèle ne rend pas compte de la manière singulière dont l'univers alimentaire est structuré chez le peintre.
13La comparaison avec les natures mortes d'autres artistes permet du moins (en montrant ce que Chardin n'a pas voulu faire) de parvenir à quelques conclusions positives : qu'il neutralise le lieu précis de ses présentations d'objets n'empêche pas qu'un lieu commun les englobe toutes, et ce lieu est sans aucun doute possible l'intérieur d'une maison. Les aliments et les ustensiles qui leur tiennent compagnie font l'objet d'un usage quotidien, excluant l'idée de dépense somptuaire souvent liée à la représentation de la nourriture (à l'exception, peut-être, du Buffet du Louvre, unique en son genre). Leur quantité et leur nature correspondent à ce qui est nécessaire pour l'entretien d'une famille, à entendre ce terme au sens moderne plus qu'à celui de l'ancien régime, c'est-à-dire parents, enfants, et éventuellement une petite domesticité. Ce à quoi ramènent ces sujets d'une intense banalité, c'est à un univers familier d’objets qui se mangent ou servent à manger, et circulent à l'intérieur de la maison. Des objets qui reviennent de toile en toile comme ils reviennent dans la vie de tous les jours. Ce qui est exclu ici est le dehors, qu'au reste même les tableaux de chasse n'évoquent qu'avec une extrême discrétion. Par la nullité (en valeur) de ses modèles, la toile proclame que c'est la peinture qui compte. Que l'objet envisagé soit globalement un intérieur où l'on prépare des aliments, puis où on en regarde d'autres (et ce ne sont pas les mêmes), ne nous semble pas cependant indifférent. Reste à savoir ce qu'il peut y avoir de si fascinant dans ces objets si communs et les opérations relativement triviales dont ils sont l'occasion.
14La raie, œuvre exceptionnelle à bien des égards (elle fait entrer son auteur à l'Académie), appartient sans aucun doute à l'univers du préparatif culinaire, présenté ici dans toute sa violence, au moyen de cet objet « dégoûtant » (Diderot) qu'est la raie — dégoûtant à la fois en raison du caractère monstrueux du poisson (il a des ailes, et Furetière voit en son squelette « un monstre qui fait peur »), et de la large blessure qu'il porte, qui a permis de le vider de ses viscères et donc de le rendre propre à la consommation. Scène sanglante, aggravée par deux traits : un semblant de visage humain, un masque de carnaval est dessiné par la bouche et les ouïes du poisson ; un animal vivant intervient, un petit chat qui met ses pattes dans les huîtres. Autre titre de l'œuvre : Intérieur de cuisine.
15Au moyen de ce poisson monumental et douloureux, Chardin nous fait assister aux suites immédiates d'un moment pénible : l’éventrement d'un animal, dont l'instrument peut être le couteau dont on voit le manche (la lame étant prise dans un repli de la nappe). Bien entendu, ce n'est pas le chat qui a éventré la raie : idée qui se présente à l'esprit cependant, du fait que le chat est carnivore, amateur de poisson et, ici, en quête de nourriture. Cet agresseur vorace est en tous cas une curieuse insulte à la bienséance et à la propreté (le 18e siècle risquait d'y être encore plus sensible que nous, vu les pouvoirs toxiques et maléfiques dont le chat est couramment gratifié à cette époque). Ce chat vise plutôt les huîtres et il les souille (on ne met pas les pieds dans ce qu'on mange). Dans cet appétit d'huîtres, il est proche de l'homme : l’un et l'autre mangent le mollusque cru et même vivant. L'homme ne mange pas la raie crue, comme pourrait le faire le chat, mais il l'éventre. Le résultat de la mise en scène est une interférence entre l'objet dégoûtant et sanglant et l'idée de manger cru — qui amène à penser le rapport pour le refuser. Rapport qui suppose le contact d'une bouche et d'une blessure. Un autre énoncé négatif est nécessaire à la lecture correcte de la toile : le visage du triangle supérieur de la raie est une illusion, ce poisson n'est pas humain. Ce qui exige de l'avoir, un moment, pensé humain et d'avoir affronté la redoutable image d’un ventre humain ouvert, d'une profondeur organique mutilée, dans un rapport peu évitable avec le sexe féminin. On notera que les deux objets visés par l'agression du chat proviennent tous deux de la mer. Enfin, même à oublier que le chat est depuis fort longtemps emblème de la vue (et à ce titre en relation avec le peintre), il est évident qu'étant vivant animé, voyant, désirant, il est le seul élément du tableau où le spectateur puisse ébaucher quelque chose comme une identification.
16L'affleurement d'un fantasme sadique-oral semble ici peu niable : l’appétit d'un petit d'animal pseudo-humain se trouve lié à une blessure faite au corps de la mère, évoquée ici tant par le genre du nom que par la nature de la blessure et l'origine marine, la pulsion orale étant associée à la scopique : le chat regarde ce qu'il va dévorer. Les huîtres ont ici un rôle médiateur : elles sont ce qu'il est permis, sans horreur, de manger cru. Il se peut que la souillure infligée par la patte—le contact de l'eau et du poil— relève d'un autre niveau de fantasmes, de type œdipien. On comprend mieux, dès lors, ce qu'à de troublant l'acte de préparation culinaire. Si le couteau, dans le « réel » de la représentation tient la place du chat, il répète le dommage fait au corps maternel, et son sang répandu. En même temps il est partie intégrante d'un processus civilisateur qui va dispenser le sujet d'être ce mangeur de cru, cet agresseur impitoyable qu'est le petit chat. Ambivalence profonde : l’acte culinaire de préparation du vivant est à la fois interdit et permis, et à ce titre, relève d'un sacré. D'un sacré dont l'officiante et la victime est la femme-mère, celle dont le sein et le corps en général ont fait l'objet des attaques de l'enfant, pourvu de ces dents qui marquent la fin de la période de succion2. Pour avoir été cet objet, elle seule peut exécuter une variation conjuratoire de l'acte agressif, variation qui permettra de ne pas succomber à l'horreur de la nourriture. Peut-être saisira-t-on mieux alors le souci de propreté méticuleuse qui anime Chardin à l'endroit des objets du culte domestique, et sa relative indifférence à leur valeur esthétique spécifique.
17Il est exclu, bien entendu, qu'il ait pu lui-même interpréter ainsi son œuvre. Qu'il ait obscurément ressenti le besoin de s'écarter d'une toile qui en disait trop (et à laquelle on l'identifiait volontiers) explique sans doute le curieux destin des éléments de ce tableau, souvent soumis, par dissociation ou combinaison, a des procédures d'atténuation. Ainsi on retrouve le chat, le couteau et les huîtres dans le Chat friand d 'huîtres (W 275), mais la raie monumentale suspendue latéralement est hors de portée de l'animal et ne porte plus trace de blessure, ni d'humanisation. Le pendant de ce tableau, Le larron en bonne fortune (1728) (W 274) donne un exemple de dissociation : la fonction « poisson mort » est répartie sur des harengs qui reprennent la verticale de la raie, et une tranche de saumon (il y a eu coupure, le rouge orangé tend vers la couleur du sang, mais l'animal n'est pas identifiable comme tel). Par la suite, Chardin utilise, semble-t-il, le couple harengs/saumon comme un équivalent mineur du couple raie/huîtres (la raie exclut les harengs comme le saumon les huîtres).Autre atténuation par dissociation : dans une Nature morte à la raie et au panier d'oignons (1ère version de 1728, W 103, R 36 pour la version de 1731), une raie de taille modeste répond, sur la même diagonale, à un poulet plumé au cou pendant, le tout sans trace d'opération sanglante. (La raie, devenue illustre en 1728, remonte très probablement à des années antérieures. Ces compositions de 1728 sont peut-être des réponses à sa mise en valeur par l'Académie).
18Il semble qu'avec le poisson, le couteau, les huîtres et le chat, dont l'affinité est chez Chardin évidente, on soit au plus près de la pulsion agressive orale. Qu'en dépit de son caractère immédiatement consommable, l’huître se trouve du côté du préparatif ne doit pas étonner, puisqu'elle évoque l'idée du manger-cru, de la dévoration du vivant par le vivant qui est au cœur même du fantasme. Une seule fois, dans cet hapax que constitue le Chat guettant de Washington déjà évoqué, Chardin a fait du chat l'agresseur éventuel d'un lièvre et d'une perdrix. Tentative elle aussi ancienne (vers 1727-1728) et sans lendemain qui opérait le mariage exceptionnel du légume et du fruit, dans une disposition inhabituellement sophistiquée. Les toiles ultérieures renonceront à la représentation de l'animal vivant.
19Le thème de la suspension de l'animal se retrouve dans les tableaux inspirés de la chasse. Du côté de la cuisine, font écho plus directement aux fantasmes sanglants de La raie, les divers quartiers de viande (gigot, côte de bœuf, etc.) où se trouve évoquée la chair rouge que va faire disparaître la cérémonie culinaire. Présence du sang, de l'intérieur organique, mais absence de la forme animale, et absence aussi de la peau (alors que le rapport peau/chair dans La raie constituait un de ses éléments les plus troublants, la présence simultanée de l'une et de l'autre supposant muqueuse ou blessure). Inversement, le poulet plumé montre sa peau et non sa chair, poulet et viande rouge s'excluant mutuellement, comme d'ailleurs viande rouge et poisson (ce que signifie dans les titres l'opposition menu de maigre et de gras). Du trouble sadique-oral, on s'éloigne davantage encore avec les toiles qui s'organisent autour des légumes et des œufs. A tenir compte de ce fantasme, on saisit mieux pourquoi le manger est à la fois omniprésent, central, chez Chardin, et l'objet d'un soigneux évitement. D'où la structuration binaire de l'univers de la nourriture : aux enfers (inférieurs) de la cuisine, où on coupe, tranche, mutile avant de cuire s'oppose l'univers du déjà cuit, celui des fruits comme de la brioche, dont ne discordent pas le verre de vin ou même le canard (en tant que la plume fait oublier la chair), ou encore les bocaux de conserve, forme apaisée, s'il en fut, de la préparation culinaire. L'objet naturel (vivant, cuit) reste radicalement exclu. Les traces de l'acte culinaire sont, autant que possible, éliminées. Et c'est pourquoi sans doute les divers ustensiles de préparation humbles, mais toujours intacts, sont représentés avant usage, au repos en quelque sorte.
20On a voulu faire de Chardin un chantre des valeurs bourgeoises. Il faut être précis. Il s'agit ici de famille, mais non au sens où l'entendre chez un Greuze. La seule valeur défendue est celle de la peinture. Ne faisons pas parler abusivement le chaudron et l'égrugeoir. Il est question de famille, dans la mesure même où Chardin n'en professe rien. L'ensemble des objets ramène à la famille comme lieu où on prépare la nourriture (ce qui suppose sans doute une fascination précoce pour les activités féminines qui y sont reliées). À la famille comme lieu situé au delà de toute possible verbalisation, à l'époque, en tant par exemple, que lieu où il se passe des choses qui tiennent à la dévoration En tant aussi que les objets représentés évoquent ce qu est la relation quotidienne des membres de la famille entre eux, dont ne peut dire grand chose une peinture centrée sur l'expression des passions. Ce dont il est question ici est un rapport aux objets de l'intérieur domestique, ramenant aux couches sans doute les plus primitives de la psyché, au rapport du sujet à la nourriture, et donc à la mère.Il passe donc ici tout autre chose que le « sublime du technique »... De quoi rendre compte de cette évolution des « cuisines » aux Compositions plus apaisées des ultimes natures mortes. On peut rêver devant cette branche de fleurs d'oranger qui couronne la Brioche de 1763 (R 118, W 323) flanquée d’une écuelle et d'un carafon assez luxueux. Quelque chose se réconcilie peut-être, ici, de ce qui était voué en 1728 à un insupportable déchirement.
21Les scènes de genre sont le « second talent » de Chardin, auquel il consacre le meilleur de son temps entre 1731 et 1750 , a peu près. Des scènes d'intérieur, où l'adulte masculin brille par son absence presque totale. (A vrai dire, le seul qui soit évidemment à l'extérieur est l'Aveugle des Quinze-vlngt (être au dehors condamnerait-il à ne plus voir ?) Scènes familières et familiales, évoquant le plus souvent, des femmes, des adolescents, des enfants, dont les contemporains se sont plu à reconnaître qu'elles relevaient le niveau du « genre » en l'écartant de « ces images humiliantes pour l’humanité e » (Raynal) qu'affectionnaient les peintres flamands (tabagies, rixes, beuveries, etc.). A peindre des servantes ou des enfants en train de jouer, Chardin évite effectivement toute trace de dérision Il prend ses personnages au sérieux. Et il répond aussi a la demande de « distinction » de l'époque : sans être au niveau héroïque, décor, vêtements, et activités supposent l’appartenance à un milieu relativement aisé.
22Si on admet qu'en passant à la scène animée, il a eu le souci de pratiquer un genre plus relevé, on ne saurait s'étonner que la nourriture n'y ait pas la même place centrale que dans la nature morte. La petite fille aux cerises (toile aujourd’hui détruite W 151) ne fait guère autre chose que jouer avec des fruits Pour la Dame qui prend du thé (R 64 ; W 148), il serait presque injurieux de parler d'aliment à propos de cette rêveuse qui fixe son regard sur la vapeur qui s’élève de la tasse. Un rituel du loisir tout au plus, donnant le droit d’être ailleurs, le thé y servant de prétexte.
23Avec la Femme tirant de l'eau à la fontaine (R 59 ; W 127), on est en revanche du côté du travail : on notera le contrepoint de l'eau (à boire, sans doute) avec la tache rouge du quartier de viande suspendu au-dessus du personnage, écho des natures mortes Le choix de l'activité de la Récureuse (R 79 ; W 185) est pour nous plus intéressant : l'opération permet d'éliminer les traces de la consommation alimentaire et de revenir à la scrupuleuse propreté des objets évoqués plus haut. J'examinerai de façon plus détaillée quatre toiles directement consacrées au cycle de la nourriture, dans l'ordre naturel de leurs opérations.
24La toile est dominée par la figure imposante d'une servante appuyée sur un buffet où elle a posé ses pains, tenant de la main droite un linge d'où dépasse le manche d'un gigot. Une ouverture, à gauche, donne accès à un autre espace, plus lumineux, où se détache la silhouette d'une fontaine. Au fond une figure féminine converse, à travers l'ouverture d'une porte avec un personnage dont on voit vaguement le tricorne et une partie du visage, qui reste donc à l'extérieur, comme en témoigne le triangle de ciel bleu au-dessus de sa tête.
25L'aliment entre dans la maison : moment de contact entre l univers social et le familial, passage de l'extérieur à l'intérieur. e tableau provoque un commentaire réservé de Diderot . il trouve la servante « un peu colossale et maniérée d'attitude ». Le graveur Lépicié imagine qu'à être si bien vêtue, elle doit sans doute « prendre sur la dépense »... Un malaise ? De fait, la masse de la servante est accentuée par son contraste avec la figure du fond. L'effet de perspective est aggravé par le fait que cette silhouette d'une indéniable féminité semble, dans l'intention de Chardin, avoir été une très jeune fille ou une enfant, à comparer sa taille à celles de la porte et de son interlocuteur. C’est a cette seconde figure qu'on attribuerait plutôt l'élégance reprochée par Lépicié à la première : selon les canons de l’époque, elle est plus séduisante, et sa situation est celle, traditionnelle, de l’entretien amoureux. On ajoutera que ce contraste des tailles ne peut manquer d'en évoquer un autre, celui, fréquent chez Chardin, qui se voit entre mères et enfants.
26Dans cette cérémonie de l'entrée de la nourriture, le dialogue amoureux reste à la porte, et l'homme exclu, rejeté dans l'espace extérieur. Il ne parcourt pas cette enfilade d'espaces, gardé par la fontaine, où est passée la porteuse de nourriture, dont la fonction est maternelle. L’événement n’en est pas moins coloré érotiquement par la scène du fond (même si l'intention du peintre a été d’exclure cette association par la disproportion des tailles). L’univers intérieur est celui de la protection, peut-être aussi d'une certaine contrainte, à envisager les connotations du ciel bleu, si rare chez Chardin. On est loin encore de l'acte de manger, avant même le temps du préparatif. Mais il se trouve que cette entrée de l'aliment, encore brut (et cache par des linges, pour la viande du moins) dans un intérieur, en pourrait être l'équivalent symbolique.
27Étape suivante : le nettoyage avant la cuisson. Surprise à un moment où elle a suspendu sa tâche, la ratisseuse, assise, regarde droit devant elle, dans le vide, un navet dans sa main gauche, un couteau brandi dans la droite. À ses pieds, une terrine remplie d'eau où baignent d'autres navets, et un ensemble de légumes dont P. Rosenberg, évoquant les tons presque criards, souligne que c'est le seul cas de rencontre entre nature morte et scène de genre. S'agissant de navets, on ne s'attendrait pas à retrouver les fantasmes de La raie. Même à négliger le regard anormalement lourd, presque tragique, de la servante, on ne peut manquer de noter un détail surprenant : ce regard plane au-dessus d'un billot taché de sang frais, où se trouve planté un couperet qui fait écho au couteau tenu la pointe en l'air. A donc dû se produire une opération récente de découpage ou de nettoyage d'un animal, dont le ratissage de navets est l'équivalent végétal (il consiste exactement à enlever la peau...). Par rapport à La raie, la situation est inversée : l'objet a disparu, mais l'agent est encore présent. On retrouve donc l'agression orale et les fantasmes de mort liés aux préparatifs culinaires. D'où peut-être le quatrain bizarrement écologique du graveur qui maudit « l'art de faire un poison de notre nourriture », autrement dit l'art culinaire ; ce qui va directement à l'encontre de ce que prétend signifier le tableau, mais répond peut-être à ce qu'il dit malgré lui : que la cuisine a quelque part affaire avec la mort, et une mort violente.
28Ultimes préparatifs du repas, cette fois, sa présentation. Rien de plus doux et de plus subtilement harmonieux (en contraste avec la précédente) que cette toile, où la garde-malade, debout près d'une table chargée d'aliments légers, brise la coquille d'un œuf. Pas de viande et pas de sang possible : mais le choix du thème implique justement une présence de la mort qui a menace le destinataire de ces aliments. Rien de plus naturel, en ces circonstances, que l'œuf, bien détaché par sa blancheur : ce qui n'autorise pas à négliger sa valeur symbolique. L'agression est minimale, mais elle atteint l'intégrité d'une forme dont le nom ne peut manquer d'entraîner l'idée de naissance, en ce que l'œuf a été origine possible d'un vivant. Ce qui ramène encore au thème de la mort. Dans La ratisseuse, la pression du fantasme menait aux limites du lapsus. Ici le geste, à peine agressif, est tout entier récupéré dans l'intention évidemment maternante de la garde-malade. En d'autres termes, ce qui aurait pu être redoutable rétorsion de l'attaque menée par l'enfant contre le corps maternel se trouve détourné, en sens inverse, vers la conservation de la vie Et peut-être l'effet particulièrement heureux de cette toile est-il dû au fait qu'elle constitue une méditation sur la vie et la mort, qui ne peut dire son nom, ni les mots qu’elle occulte.
29Des mots, il y en a dans Le bénédicité, situé au plus près de l’acte de manger, non seulement parce que la prière s'y fait parole, mais parce que Chardin a sans doute voulu, comme le suggère P. Rosenberg, inventer une scène prêtant au commentaire. Scène au reste dépourvue de solennité : les contemporains ont apprécié l'humour de cette composition où le petit garçon « bégaie son oraison » (Lépicié) sous l’œil amusé de sa sœur. Le déplaisir de l’enfant, si nettement marqué dans d’autres scènes éducatives, est ici minimal. Autre différence : loin de tenir les yeux baissés, l’enfant échange un regard avec sa mère.
30Moyennant cet humour, la symbolique propre à Chardin a trouvé à se loger dans la symbolique chrétienne de la prière avant le repas. En produisant la parole, la bouche semble se purifier de la fonction agressive qu'elle a dans la nutrition. Comme si la fonction de parole rassurait quant au manger. Légère contrainte assurément : les jouets doivent être délaissés, on ne mange pas encore. Mais contrainte qui assure que la bouche de la mère comme celle de l'enfant peuvent être soumises à d'autres fonctions que celle de dévoration, soumises à une parole qui ne vient en réalité ni de l'une ni de l'autre, mais bien, en somme, de Dieu le Père, en cet univers dont le père est exemplairement absent ; une parole qui désigne ici ce qui, d'être situé au delà du désir propre de chacun des personnages, leur permet de se regarder. La présence d'un tiers riant semble bien être la traduction de ce soulagement qu'apporte une parole venue d'ailleurs (dans une version au moins, la famille se complétait d'un valet ; voir le tableau du musée Boymans, à Rotterdam). Au prix de cette parole, devient soutenable le rapport à l'autre, et le rapport au manger, liés en ceci que l'autre est d'abord la
31mère. Se regarder au lieu de manger : c'est ce que propose Le Bénédicité, faisant de la famille un lieu où on parle (bien entendu, il ne s'agit pas de la même parole qui se rencontre dans La gouvernante ou La mère laborieuse, parole de réprimande qui pourrait n'être qu'une autre version de l'agression orale).
32Récureuse, ratisseuse, pourvoyeuse, garde-malade, mère médiatrice de la parole qui autorise à manger : ce n'est pas la consommation que Chardin célèbre, mais bien le rituel domestique dans son rapport à la nourriture, ces fonctions féminines dont la liste se complète par cette Économe ébauchée (R 91 ; W 219) qui « écrit la dépense de son ménage », donnant ainsi l'exemple d'une maîtrise intellectuelle sur les aliments : activité qui, d'une autre manière que Le bénédicité, désamorce, par passage au langage, le péril archaïque du manger, et s'accorde bien avec la réserve manifestée par Chardin comme par son siècle à l'égard de la nourriture.
33Comment on passe de la dévoration à la parole, de la nature à la culture, c'est une des questions auxquelles reviennent volontiers, au siècle des Lumières, les divers discours sur les origines. Chardin ne tient pas un discours philosophique, mais sans impatience de rien prouver, ses fantasmes rejoignent les questions que se pose son époque, en évoquant d'autres qu'elle ne peut énoncer.
34C'est ici le temps de l'émergence de la famille moderne, nucléaire, fondée sur le couple, par opposition à ce qu'on appelle famille d'ancien régime, définie d'abord par son ascendance et sa place dans la société. Les philosophes rêvent sur cette famille originelle. Ils y rêvent d'autant plus qu'à mesure que se dissout la taxinomie féodale, cette famille pourrait être le premier élément « naturel » d'une construction sociale. Pour beaucoup de groupes ascendants, du reste, ce qui les distingue de la « lie du peuple » est précisément le fait familial, la maison qui lui sert de symbole, où on retrouve ce qu'on possède, où on se retrouve, au sens aussi bien réfléchi que réciproque. Lieu déjà d'une intimité fondée sur un nœud de relations entre couple conjugal enfants domestiques et… objets. D'où le mythe du père de famille, dont Chardin montre en quelque sorte l'envers. Dans la mesure où ce sont les relations internes qui définissent cette famille, ce n'est plus le père (chargé du rapport à la société), mais bien la mère qui en devient l'élément central. D'où l'importance du rituel alimentaire et l'investissement dont il peut être l'objet. Et aussi l'émergence de questions sur le féminin, et la mise en scène de relations primitives du type mère-enfant. Non, bien sûr, que ces relations n'aient existé auparavant. Mais elles prennent une autre importance qui conduit à leur représentation directe ou symbolique, étant admis que ce rôle nouveau de la mère fait l'objet, le plus souvent, de dénégations (l'inflation du mythe du père de famille a sans aucun doute, à cet égard, une valeur conjuratoire). Nous ne saurons jamais, ou du moins très mal, quels facteurs particuliers ont conduit Chardin en cet endroit de l'imaginaire : nous pouvons constater qu'il rencontre un lieu crucial pour l'imaginaire de son époque. D'autres questions se posent assurément à partir de là : notamment le rapport de l'évolution historique à certains processus régressifs ; et le rapport de cette explication avec le recours narcissique que suppose un individualisme.
35À partir de l'analyse du manger, on approche d'un peu plus près une partie au moins de la symbolique de ce peintre d'intérieur que fut Chardin, qui s'enferme (nul, dit-on, ne l'a vu peindre) avec ses objets pour leur arracher son propre secret. Si on admet que les scènes de genre questionnent les diverses fonctions de la mère (à travers les mères ou les servantes), on se demandera si cet intérieur où baignent les objets des natures mortes n'a pas une valeur symbolique précise. La relation sadique-orale est, on le sait, réversible : l'enfant désire à la fois dévorer la mère et la pénétrer de ses dents, et craint le retour contre lui de ses tendances agressives. En tant qu'il existe une équivalence symbolique de la mère et de la maison, on peut se demander si l'intérieur des natures mortes n'est pas symboliquement une maison-ventre, où le peintre fait en somme l'inventaire des objets du corps maternel (ce qui n'exclut pas que ce corps puisse en même temps être électivement représenté par un de ses objets, par exemple la raie). À poursuivre l'analyse dans une direction proche de celle de Mélanie Klein, on comprendrait mieux la peine infinie prise par Chardin pour reproduire, refaire ces objets sans valeur : ce dont il s'agit pour lui, c'est de réparer les objets de ce corps auquel un dommage a été fait (on sait que, pour Mélanie Klein, cette capacité de réparation, surgissant lors de la` position dépressive, est à la base même de l'activité créatrice).
36De cet intérêt inconscient, il semble que l'invention des scènes de genre fasse passer à un désir conscient d'envisager les fonctions maternelles, l'évitement du manger correspondant à l'horreur persistante de la relation cannibalique (rien d'étonnant donc à ce que le secteur périlleux de la cuisine soit rejeté sur des servantes). Que l'intérieur de la maison n'en reste pas moins inconsciemment un corps, La pourvoyeuse le montre : la nourriture est introduite dans la maison comme l'aliment dans le corps. Corps du sujet aussi bien : par une curieuse inversion, c'est ce corps propre du sujet qui maintenant semble envelopper celui de la nourrisseuse. Acte d'amour, si on en croit le couple à la porte lointaine.