De Goethe à Balzac : mythes et mitages du pacte
1Vouloir commenter le pacte diabolique chez Goethe et Balzac nous impose, vu l’ampleur du sujet, de tracer un cadre historique et thématique où situer les deux créateurs et leurs œuvres. A commencer par le constat certes banal mais néanmoins incontournable qu’un demi-siècle s’insère entre la naissance du premier (1749) et celle du second (1799) ; ce qui signifie que chacun grandit et mûrit dans un environnement spécifié non seulement par ses déterminations culturelles et géographiques mais aussi par son inscription dans une spectaculaire évolution politique.
2Goethe a tout loisir de s’imprégner des valeurs longtemps incontestées d’un Ancien Régime à l’allemande. Aussi juge-t-il que, pendant ses premières années de formation, la production intellectuelle et artistique de ses compatriotes, peu inventive à son goût, n’a pu que bénéficier de l’omniprésent modèle français. Ce n’est qu’à partir de son séjour strasbourgeois, sa rencontre avec Herder, la découverte des œuvres de Lessing et de Shakespeare, suivie d’une réaction de défiance à l’égard de l’esprit voltairien, qu’il entrevoit les prolégomènes d’une poésie nationale de langue allemande1. Quand la Révolution française éclate, Goethe a quarante ans. Au service du duc de Saxe-Weimar, il assiste à la bataille de Valmy, événement qu’il estime avoir inauguré « une nouvelle époque dans l’histoire du monde2», et apprend que, le lendemain de la canonnade, Louis XVI est destitué et la République proclamée (le 21 septembre 1792). Il suivra avec curiosité, puis admiration, la trajectoire de Napoléon, taxé en 1815 de plus grand esprit jamais éclos dans le monde3 et, en 1828, de créateur égal au poète et dramaturge parce que capable d’accomplir les plus hauts faits et gestes4.
3Le brasier révolutionnaire, qui semble nourrir de son inépuisable énergie le conquérant et dépeupleur de l’Europe, a donc fortement éclairé de ses reflets le génie goethéen. En témoigne aussi la figure de Faust, si rudimentaire encore dans son état originaire (début des années 1770), mais se muant au fil des décennies en symbole de l’ambivalence humaine dans un contexte de bouleversement historique5. Sa fébrile recherche des connaissances ultimes, son désir, après être passé sous domination méphistophélique, de se réaliser et transcender dans l’action, tout cela n’est-il pas lié à l’image titanesque, moitié divine, moitié démoniaque, que l’empereur a laissée dans l’esprit de son temps6?
4Si cette question peut se poser plus qu’hypothétiquement à propos de Goethe, elle reçoit une réponse évidente chez Balzac. L’auteur de La Comédie humaine voit en Napoléon l’incarnation exemplaire du dominateur nécessaire à la société de son époque, sans qu’il néglige pour autant de mettre en garde contre les pouvoir maléfiques de son ambition démesurée7. Il est vrai que la génération de Balzac assiste au spectacle de la gloire, puis de la chute de Napoléon, sans avoir l’âge de participer à l’aventure. Les premiers pas de l’écrivain coïncident avec la Restauration. Comme beaucoup de ses homologues, il fait son début dans la vie au moment où la France, épuisée par des années d’héroïsme à l’antique, s’ouvre aux innovations du Romantisme européen. Balzac s’initie au roman gothique, à Walter Scott et aussi à Goethe, dont il peut lire Faust dans la traduction de Nerval (1828). Il y trouve, comme dans Melmoth the wanderer de Mathurin (1820, traduction française de 1826), l’idée du pacte avec le diable qui, souvent déguisé en transaction politico-commerciale, devient un motif central de La Comédie humaine8. La découverte de Goethe par Balzac établit d’étonnantes connexions entre deux destins, l’un au soir de son accomplissement, l’autre à l’aube de son épanouissement. La Peau de chagrin, première réussite de son auteur et brillant prologue de La Comédie humaine, en est l’illustration exemplaire. Cette œuvre, qui tombe comme une sorte de météorite dans le paysage littéraire de 1830 – et aussi dans le contexte de la production balzacienne – serait en effet difficilement imaginable sans le précédent de Faust9.
5Au cœur de l’intertexte se trouve évidemment le pacte. Le candidat balzacien à la tentation diabolique brûle d’abord les ponts derrière lui, en quoi il imite Faust, même si sa descente vers l’abîme est différente par sa nature et son déroulement. Raphaël de Valentin renonce en effet à la recherche philosophique, liquide honneur et tradition familiales par ambition mondaine, courtise la maléfique Foedora, alors qu’il ignore les qualités de Pauline – une sorte de Marguerite à la façon rousseauiste, protégée elle aussi par une mère ayant connu des malheurs. Quand la désillusion se mue en désespoir, Raphaël, à l’instar du docteur allemand, s’apprête au suicide. Retardant l’exécution de son projet, il entre dans un magasin d’antiquités dont bien des aspects évoquent des ambiances faustiennes. Raphaël y fait un rêve diurne propice à la découverte d’objets plongés dans un jeu d’ombres et de lumières, vision que Balzac finit par assimiler à un « mystérieux sabbat digne des fantaisies entrevues par Faust sur le Brocken10 ». Comme ce dernier est passagèrement freiné dans son action fiévreuse lorsqu’il perçoit le renouveau pascal, le protagoniste de Balzac est momentanément calmé à la vue du Christ peint par Raphaël11.
6Peu après, l’antiquaire aux apparences méphistophéliques12 initie le jeune homme au mystère de la peau de chagrin. Celle-ci porte d’une part le cachet de Salomon – pendant du signe macrocosmique et de la clef de Salomon invoqués par Faust13. La peau réunit d’autre part les fonctions destructrices du pouvoir et du vouloir, à l’exclusion du savoir, ce qui n’est pas sans rappeler les propositions faustiennes de Sinn (esprit-savoir), Kraft (force-pouvoir) et Tat (action-vouloir) pour trouver une traduction au mot ultime du premier verset du Prologue de l’Evangile selon Jean : « Au commencement était le verbe14 ». Une fois placé sous le régime de la peau, Raphaël vit encore de nombreux moments évocateurs de la trajectoire faustienne : il connaît sa nuit de Walpurgis au cours d’une orgie chez le banquier Taillefer15 ; il apprend à craindre la résistance de la peau aux interventions des meilleurs savants de l’époque16 ; il fait preuve, au cours d’un duel, d’une invincibilité magique qui peut se comparer à la supériorité de Faust dans le combat meurtrier qui l’oppose au soldat Valentin, le frère de Marguerite17; il se replie enfin dans la nature auvergnate pour échapper aux tentations les plus pressantes – comme Faust se retire passagèrement dans la forêt pour méditer l’insoluble conflit qui le fait osciller entre son désir et ses scrupules18.
7Il est tout aussi significatif que Goethe et Balzac puissent se rapprocher par leur façon similaire de manier le fantastique et même par le mode de composition de leurs œuvres respectives. Ainsi le caniche qui trace ses boucles autour de Faust et Wagner intrigue-t-il le premier par les indices de sa nature démoniaque – il est, par exemple suivi d’une traînée de feu – alors que Wagner ne perçoit qu’un représentant typique de l’espèce canine. Un peu plus tard, dans son cabinet, Faust voit le chien se transformer en monstre terrifiant, puis en étudiant, sans que ces métamorphoses l’empêchent, par la suite, de nouer normalement un dialogue avec son visiteur, qui n’est autre que Méphistophélès19. Nous entrons donc, comme la suite le confirme, dans un univers où se compénètrent le surnaturel et le rationnel, combinaison maniable aux yeux de Faust, inquiétante selon les hôtes de la cave d’Auerbach, inadmissible d’après les convictions religieuses de Marguerite. La peau de chagrin évolue de la même manière entre magie et réalité : elle suscite l’incrédulité de Raphaël, avant de lui imposer sa loi ; elle provoque étonnement et frayeur auprès des savants ; mais elle n’a pas de prise sur Pauline, qui ne veut voir en son amant que la victime d’une maladie.
8Reste enfin la structure des deux œuvres, révélatrice d’importants parallèles. Goethe, au début de sa pièce, fait déplorer à Faust ses échecs répétitifs, avant de l’engager dans une suite de tableaux plus courts, composés pour la plupart de dialogues. Balzac, quant à lui, consacre à la déchéance de Raphaël un récit rétrospectif, certes bien plus long que celui de Faust, mais adopte sinon une technique comparable de scénettes juxtaposées. Conscient du schéma narratif inorthodoxe de La Peau de chagrin, présent nulle part ailleurs dans La Comédie humaine, son auteur a refusé de le baptiser « roman », préférant le nommer « fantaisie » : c’est ce terme que nous venons de voir appliquer par Balzac aux visions du docteur allemand pendant la nuit de Walpurgis20.
9Que l’œuvre de Goethe puisse pénétrer si aisément celle de Balzac ne s’explique pas seulement par le contexte romantique français, particulièrement favorable à l’intégration d’apports étrangers. Tout aussi important est le fait que les deux auteurs aient été marqués par une initiation profonde au domaine de l’occulte.
10Goethe apprend à connaître la tradition mystique et alchimique en 1768, dans l’entourage de Mlle von Klettenberg, pendant une phase où, rentré gravement malade de son séjour à Leipzig, il se fait administrer un sel magique par un médecin adepte auquel il estime devoir sa guérison21. Par la suite, il est certes séduit par d’autres types de savoir mais ne cesse pourtant d’enrichir ses notions de mysticisme néo-platonicien : au point que, poursuivant avec peu de zèle sa formation de juriste à Strasbourg (1770-1771), il finit par comparer son errance intellectuelle à celle du Faust de la légende populaire22. Balzac, quant à lui, possède très tôt une connaissance étendue de l’illuminisme, la bibliothèque de sa mère lui permettant d’accéder à la pensée de Jacob Boehme, Saint Martin et Swedenborg, entre autres. Il maîtrise de même d’importants pans de savoirs franc maçons, physiognomoniques et alchimistes, raison pour laquelle La Comédie humaine compte tant de chercheurs d’absolu23. Voici donc un fonds de connaissances communes aux deux écrivains, sur la base duquel on essaiera d’ébaucher le système philosophico-mystique spécifique à leurs œuvres respectives.
11Goethe dans un brillant passage de Poésie et vérité24, rappelle l’ordre conceptuel au moyen duquel il avait tenté, à l’époque de son adolescence, de schématiser ses idées mystiques. Ce système ne semble plus avoir subi de modifications ultérieures, puisqu’il sert de base philosophique à Faust. Loin du dogme chrétien, Goethe présuppose un Dieu spinoziste, coextensif à la nature et autogénérateur. La force créatrice de ce dernier implique la nécessité de se partager en plusieurs composantes. Dans un premier cercle se manifestent alors Dieu, son fils et un principe englobant – qui ne porte pas de nom mais semble devoir se rapporter au Saint-Esprit. Cette trinité est inapte à se doter d’un pendant identique mais ne cesse pas pour autant son action créatrice. Emerge alors une quatrième instance qui, placée hors du cercle trinitaire, en possède la puissance inconditionnelle, sans pouvoir se libérer cependant de certaines limites fixées par l’autorité originaire. Ainsi naît Lucifer. Celui-ci, désormais investi du don créateur, produit à son image la totalité des anges, gestation si glorieuse qu’il finit par se prendre pour le Dieu originaire. L’ingratitude de Lucifer à l’égard de son créateur coïncide avec son bannissement des sphères célestes. L’ange tombé produit à ce moment la matière terrestre, opaque et nocturne, afin d’y établir son royaume. C’est alors que Dieu, par l’action des anges qui lui sont restés fidèles, suscite dans cette obscurité la force salvatrice de la lumière. Ici commence la genèse au sens biblique du terme. A cette phase appartient la création de l’homme, conçu pour ressembler à Dieu. Ce qui signifie que l’être humain dispose, comme jadis Lucifer, de pouvoirs inconditionnels et pourtant restreints par son inscription dans un cercle éloigné de la sphère divine. Et Goethe d’observer :
[…] On pouvait prévoir qu’il [l’homme] serait à la fois la plus parfaite et la plus imparfaite, la plus heureuse et la plus malheureuse des créatures. Il ne tarda pas longtemps à jouer lui-même entièrement le rôle de Lucifer. En se séparant de son bienfaiteur, il manifestait sa véritable ingratitude, et la chute était donc pour la seconde fois imminente25.
12On comprend dès lors la nature des tensions opposées qui travaillent Faust dans les scènes initiales de la pièce. Trop impatient pour commencer une ascension purifiante vers les lumières du spirituel, trop hésitant pour descendre vers l’abîme fusionnel de la matière26, il cherche une issue à ses tourments en imaginant pouvoir mettre fin à son existence terrestre27.
13Que ce projet tourne court tient à l’irruption soudaine d’une ambiance pascale, qui inspire à Faust la joie vivifiante de son ancienne ferveur religieuse28. Très démonstratif, certes, par sa fonction dramaturgique et par son message, cette récupération in extremis est pourtant nécessitée par le prologue et par l’évolution ultérieure de la pièce. Faust, comme on le sait est l’enjeu d’un pari entre le Seigneur et Méphistophélès. Idéalement représentatif de l’ambivalence humaine, il doit servir de cobaye à une expérimentation conduite et supervisée par ces détenteurs de pouvoirs surhumains. Méphistophélès est persuadé qu’en tirant Faust vers les jouissances terrestres, il le guérira de sa vaine quête d’une transcendance spirituelle :
Le petit dieu du monde est toujours aussi drôle
Qu’au jour de la création,
Tant bien que mal jouant son rôle ;
Mais, du flambeau divin, qu’il appelle raison,
Ne faisant bien souvent usage,
Que pour ajouter à ses maux,
Et pour ravaler ton image
Au rang des plus vils animaux29.
14A quoi le Seigneur répond que Faust, pour acquis qu’il puisse se montrer aux plaidoyers de l’avocat du diable, ne se laissera jamais complètement vider de ses ressources spirituelles :
C’est bien, tu peux agir ;
Entraîne-le dans ta chatière,
Ecarte cet esprit de sa source première :
Mais si tu perds, tu devras bien rougir,
En voyant qu’un mortel, parmi la foule obscure,
Peut discerner le droit chemin30.
15Comment envisager le schéma conceptuel de Balzac par rapport à celui de Goethe ? L’auteur de La Comédie humaine, au bout d’un processus de maturation, propose une description atomiste de l’univers. Sa « substance » est l’équivalent de la somme des particules nécessaires à la formation de phénomènes aussi bien matériels que spirituels. La matière perceptible à l’homme est la substance transmuée par le mouvement et le nombre, jusqu’à s’articuler en « forme ». Génératrice du monde naturel, la même substance, par élévation et épuration, nourrit le spirituel, voire le divin – si tant est qu’on veuille l’appréhender en termes de gradation gnostique. L’homme, situé comme d’autres animaux à l’intersection du naturel et du spirituel, mais singularisé au sein de ce groupe par sa capacité de concentration énergétique, est classifiable en les catégories de l’« instinctif », de l’ « abstractif » et du « spécialiste31 ».
16Or, l’évolution des sociétés depuis la fin du Moyen Age produit, selon Balzac, un accroissement considérable des facultés abstractives. Employées le plus souvent à servir des démarches intéressées, ces forces alimentent, après la Révolution, une chasse frénétique à l’or et au plaisir. Elles permettent ainsi des carrières supposées ascensionnelles mais tendues en fait vers une finalité autodestructrice, conformément à l’image célèbre de la société parisienne dans le prologue de La Fille aux yeux d’or. Seuls les êtres dépassant l’esprit calculateur par l’intensité de leurs sensations et la profondeur de leur vision sont appelés à emprunter une voie prometteuse de vraies récompenses. C’est là le sort des personnages balzaciens travaillés par une passion, dans des domaines aussi divers que l’amour, la science ou l’art. Si leur combat les mène eux aussi vers une issue souvent fatale, il n’en laisse pas moins subsister un témoignage sublime de leur engagement : diamant formé grâce au génie, mais à l’insu, de Balthasar Claës, ostensoir offert par Eugénie Grandet à l’église de Saumur en témoignage secret de son amour bafoué, pied de la Belle Noiseuse ou fragments de pensée sauvés des naufrages de Frenhofer, respectivement Louis Lambert. Dans quelques rares exemples, c’est tout un être qui se transfigure pour entamer son élévation vers les sphères célestes. Henriette de Mortsauf et Séraphîta et sont les représentantes les plus pures.
17On constate donc que, du point de vue de leur soubassement systémique, les œuvres de Goethe et de Balzac se distinguent sur trois points majeurs. Premièrement, Balzac, contrairement à son prédécesseur, résout l’opposition entre le matériel et le spirituel en les renvoyant à une base commune : la substance. Deuxième point : il peut maintenir, par-delà l’éclatement de l’univers en une multitude de phénomènes, l’action in nuce d’un principe unifiant l’apparente diversité32. Goethe, en revanche, admet la juxtaposition de forces radicalement incompatibles – par exemple la sombre apparition de l’esprit de la terre et la lumineuse présence des anges sur l’échelle céleste33. Le lien entre ces figures opposées est assuré par le principe fondateur de la trinité originaire, déterminant tout ce qui en est sorti ultérieurement. Il s’agit là d’une série de dépendances logiquement organisées mais sans compénétration substantielle. Enfin, troisième point, le parcours conçu par Goethe contraint son protagoniste Faust, malgré ses ambitions initialement ascensionnelles, à avancer au niveau des sollicitations surtout matérielles de son existence terrestre34. Seuls les êtres touchant à un au-delà, comme Marguerite ou Méphistophélès, introduisent la possibilité de dépasser les contraintes terrestres, l’une par la purification et le pardon, l’autre par ses facultés magiques. Les grands personnages balzaciens35, au rebours, se distinguent par une force innée de dépassement spirituel, transcendance parfois démoniaque, mais plus souvent marquée par l’amorce d’une élévation vers le divin,
18On peut comprendre dès lors pourquoi Goethe et Balzac traitent d’une façon entièrement distincte le motif central du pacte. Le héros de Goethe, en effet, refuse la transaction classique, qui consisterait à laisser son âme au diable après en avoir obtenu l’accès aux jouissances terrestres36. Faust n’imagine pas consommer simplement les plaisirs matériels, tels la richesse, le sexe ou le pouvoir, comme il ne pense pas se contenter un jour d’un état de fainéantise sereine. La seule perspective qui lui paraisse séduisante est celle d’une quête incessante de l’intensité éphémère et l’évanescence simultanée de l’objet du désir : « Fais-moi voir un fruit qui pourrisse avant qu’on le cueille, et des arbres qui tous les jours se couvrent d’une verdure nouvelle37».
19Ainsi n’est signée aucune transaction, mais conclu un pari dont les termes fixent le destin du héros. Commence alors sa course éperdue qui ne s’arrêtera qu’à la fin de la deuxième partie de la tragédie : « Si je te dis à l’instant : Reste donc ! tu me plais tant ! Alors tu peux m’entourer de liens ! Alors, je consens à m’anéantir38 ». La quête de Faust ainsi articulée se présente d’emblée comme inapte à s’orienter vers une synthèse des contradictions qu’elle implique. Elle montre l’impossibilité de toucher au transcendant sur la base d’une expérience matérialiste, celle-ci excluant par définition la voie d’une ascension spirituelle.
20Telle n’est pas la vision de Balzac. Ses chercheurs d’absolu, nous l’avons vu, ne doutent pas d’atteindre un idéal défini, en quoi ils se surestiment le plus souvent, non sans parvenir pourtant assez près de leur objectif. Quant aux contractants d’un pacte ou d’une transaction, Balzac leur assigne des rôles conformes au modèle classique. Raphaël de Valentin, en se soumettant à l’autorité de la peau magique, obtient en échange de « vivre avec excès39 », c’est-à-dire de se perdre dans la dépense d’or et de plaisir ; Castanier, un fois investi du pouvoir de Melmoth, connaît un moment similaire de surconsommation jouissive40 ; Rastignac échappe de justesse à l’engrenage au moyen duquel Vautrin voudrait s’emparer de son âme41, alors que Lucien de Rubempré abandonne au même tentateur la totalité de sa personne42. Il apparaît donc que le Faust de Goethe n’a guère légué à Balzac les formes spécifiques de sa dialectique philosophique mais lui a plutôt transmis un ensemble de thèmes à redéployer. C’est ce que révèle notamment l’évolution spécifique de la quête que les deux écrivains font entreprendre à leurs héros.
21Faust, par ses premières paroles, avoue s’être abandonné à l’expérimentation magique43 après avoir constaté l’inefficacité de ses recherches précédentes : les savoirs enracinés dans la tradition universitaire lui ont certes permis d’affirmer sa maîtrise intellectuelle mais sans lui donner accès aux mystères de la création, ni d’ailleurs lui procurer fortune, pouvoir et honneur44. Quant à son œuvre médicale, malgré la popularité qu’elle lui a valu, il la juge mortifère parce qu’issue des pratiques mortifères de son père45. Seule la communion avec les esprits de l’air – contre lesquels Wagner le met en garde – lui semble désormais prometteuse de satisfaction46. Une fois invité par Méphistophélès à quitter sa morosité suicidaire pour découvrir une vie plus stimulante, Faust est prêt à renier, voire maudire, le bonheur du commun des mortels47. L’accord qu’il passe ensuite avec son tentateur rend cette damnation certes effective, mais n’empêche pas pour autant Faust de se lancer dans de nouvelles quêtes d’idéaux sentimentaux ou moraux : Marguerite, outre le désir érotique, lui inspire la passion amoureuse ; la nuit de Walpurgis, propice à l’oubli de soi dans la frénésie orgiaque, lui rappelle pourtant aussi les conséquences prévisibles de ses duperies et éveille ainsi sa compassion pour celle qu’il a fait faillir.
22Il en va bien différemment des personnages balzaciens soumis à la tentation diabolique. Ceux-ci, avant d’arriver au moment de fixer leur sort, connaissent la faillite de leurs ambitions intellectuelles, sociales ou économiques – échecs qui ne se confondent pas avec la frustration métaphysique de Faust. Raphaël de Valentin et Lucien de Rubempré ne délaissent pas leurs œuvres – philosophique ou littéraire – parce qu’ils douteraient de la valeur scientifique ou artistique de ces démarches, mais parce qu’ils leur préfèrent les apparentes facilités de la vie mondaine. Castanier et Rastignac – le premier ruiné par sa maîtresse, le second peu enclin à entamer une éprouvante montée sociale – n’ont même plus d’ambition créatrice mais prêtent une oreille fascinée aux promesses d’enrichissement et d’élévation immédiats. Aux yeux de Balzac, le diable s’est logé au cœur même du monde postrévolutionnaire, de sorte que les personnages cités ci-dessus ne sont que les illustrations particulièrement poignantes d’une société soumise tout entière à la tentation maléfique. Une fois le pacte scellé, les contractants n’ont plus de quoi échapper aux puissances destructrices, même s’ils mobilisent, à la façon de Raphaël, les sciences les plus avancées pour lutter conter le mal qui les ronge48. La victime de la peau, une fois avérée l’inefficacité des technologies modernes, admet enfin l’emprise d’une force diabolique sur son existence. Ebranlé par ce constat, Raphaël se souvient alors du destin tragique du docteur Faust :
Il crut alors à la puissance du démon, à tous les sortilèges rapportés dans les légendes du Moyen Age et mis en œuvre par les poètes. Se refusant avec horreur au sort de Faust, il invoqua soudain le ciel, ayant, comme les mourants une foi fervente en Dieu, en la vierge Marie49.
23Ce qui épouvante en fait Raphaël, ce n’est pas la laborieuse quête faustienne d’une éphémère sensation de plénitude, mais l’errance sans perspective spirituelle de ceux qui se satisfont d’accumuler or et plaisir.
24Or, le Faust de Goethe, nous l’avons vu, n’entend pas se voir offrir par Méphistophélès la simple satisfaction de désirs convenus. Il voudrait, au contraire, atteindre un idéal qui, à mesure qu’il s’en approche, s’éloigne ou change de nature. Dans Faust I, cette tension s’exprime surtout à travers la dialectique entre sexualité et amour, Marguerite provoquant le comportement ambivalent de son adorateur. Dans Faust II, en revanche, la quête s’orientera vers d’autres objectifs, dont plusieurs n’ont pu s’imposer à Goethe qu’en raison des bouleversements économiques, scientifiques et sociaux intervenus à la suite de la Révolution. On pense, à ce propos, à l’idée de remplacer l’or par le papier-monnaie, la création d’un homme artificiel (homunculus), le projet d’assainir une étendue marécageuse pour y établir une population croissante50. Que toutes ces entreprises, annoncées comme pourvoyeuses de progrès, tournent court ou finissent en catastrophe, n’est pas sans évoquer la méfiance avec laquelle Balzac envisage, dès La Peau de chagrin, les prétendus bienfaits de la modernité. Il faut supposer cependant que Faust II, accessible aux lecteurs allemands à partir de 1833 seulement, n’a pas pu servir d’inspiration à l’auteur de La Comédie humaine51. Il semble plus plausible en revanche que la fin étrangement abrupte et ouverte de Faust I – une voix annonce le salut de Marguerite alors que Méphistophélès et Faust se sauvent52 – ait posé à Balzac, comme d’ailleurs à tout destinataire, un problème de sens et d’équilibre structurel. Il paraît difficile en effet de ne pas imaginer une suite de l’histoire, Faust fuyant vers d’autres horizons, Marguerite entendant l’appel du Ciel53.
25Il ne fait aucun doute que Balzac a réfléchi sur les questions structurelles que soulèvent les derniers vers du Faust I. Attaché à suivre, dans certaines de ses œuvres, la courbe existentielle de ses protagonistes – on pense à La Peau de chagrin, Autre Etude de femme, Louis Lambert, Illusions perdues – il est conscient du fait que, dans Faust I, le potentiel de cette durée biographique est peu exploité. La crise métaphysique du docteur allemand, si elle est sommairement justifiée dans les 450 vers (sur 4614) de la scène intitulée « nuit », ne débouche pas en revanche sur le récit des errances qu’il devra assumer en conséquence de son accord avec le diable. Ce sera là précisément le contenu de Faust II. Voici pourquoi Balzac, ne pouvant connaître cette suite, écrit en 1835, à propos de Melmoth the wanderer de Mathurin :
Ce roman est pris dans l’idée-mère à laquelle nous devions déjà le drame de Faust, et dans laquelle lord Byron a taille depuis Manfred ; l’œuvre de Maturin n’est pas moins puissante que celle de Goethe, et repose sur une donnée plus dramatique peut-être, en ce sens que la lassitude des sentiments humains y préexiste, et que l’intérêt vient d’une condition dans le pacte qui laisse un espoir au damné. Son salut peut se faire encore s’il trouve un remplaçant […]54.
26Quant aux problèmes d’interprétation philosophique et morale que suscite la fin de Faust I, on peut supposer que c’est le sort incertain de Marguerite qui a le plus intrigué Balzac. L’héroïne de Goethe n’incarne pas seulement la pureté absolue, bien que mise à l’épreuve par un ensorceleur, elle possède aussi la vertu du don absolu de soi aux forces du bien. Ce qui explique pourquoi, dans son apothéose ultime, elle délivre Faust : parce que celui-ci aura prouvé que, malgré ses méfaits et échecs, il n’a jamais laissé étouffer son désir d’élévation. Or, l’énergie impulsant cette rencontre de deux générosités est l’amour, amour à dominante spirituelle pour Marguerite, à dominante sensuelle pour Faust55. Balzac, en revanche, ne pratique guère la figure richardsonienne de l’innocence féminine abusée par le donjuanisme. Si certaines de ses héroïnes font preuve d’un amour sublime à la hauteur de Marguerite, elles ne le font jamais au prix d’une expérience comparable à celle de leur consœur allemande. Même les souffrances d’Augustine Guillaume ou d’Eugénie Grandet ne sauraient se comparer au martyre de Marguerite. C’est que Balzac attribue la perfidie destructrice de l’autre plutôt aux Don Juan en jupe, comme en témoignent Foedora, Antoinette de Langeais, Béatrix et autres Valérie Marneffe. Chez Goethe, le malin esprit est un homme. Chez Balzac, il visite certes des suppôts comme Du Tillet ou Fraisier, mais il adore s’épanouir sous la forme de jolies diablesses.