Écrivains et danseurs au corps à corps : l’expérience chorégraphique de la littérature
1L’étroitesse des liens qui unissent la danse et la littérature est un phénomène qui remonte à l’Antiquité. Ce n’est finalement qu’à partir de la fin du xixe siècle que ces liens ont commencé à se détendre, les pratiques s’interrogeant désormais mutuellement sur ce qui les fondait en propre1. Depuis la mousikè grecque antique en passant par les rondeaux de Charles d’Orléans jusqu’à l’invention de la comédie-ballet en 1661 par Molière, avec Les Fâcheux, l’art du geste a évolué en interaction avec un art des mots et du texte2. Au xixe siècle arrive le « ballet blanc » à l’émergence duquel Théophile Gautier (1811-1872) a contribué en écrivant Giselle, ou les Willis (1841), et cela, tout en poursuivant une intense activité critique sur la danse qu’il publie dans la grande presse3. C’est encore alors l’âge du livret, comme pré-texte ou « avant-texte » à la danse, déterminant ou guidant cette dernière, le mouvement chorégraphique devant se subordonner à l’indication scénique4. La remise en question du statut du livret se fait à partir de la fin du xixe siècle, avec une évolution des pratiques scéniques de la danse vers l’expressivité du mouvement corporel et la visualité, songeons à Loïe Fuller puis aux ballets russes. Cela n’entraîne pas toutefois la disparition du texte comme support à la danse. Le texte pour la danse va évoluer, du statut d’une trame d’action dramatique vers une sorte de poème, inspirant la danse : c’est un Jean Cocteau qui s’identifiera désormais à un « chorépoète », plutôt qu’à un librettiste. Les mots qui fâchent et les étiquettes sont renouvelées : Paul Claudel, pour L’Homme et son désir (1917, création en 1921) ne parle pas de son texte comme d’un livret mais comme d’un « poème plastique », une succession d’images sur laquelle doivent se greffer des images chorégraphiques5.
2Le mouvement qui se dessine est progressif, mais il semble assez cohérent : comme l’indique Alain Montandon, au xxe siècle, la danse se constitue comme un langage du corps en contrepoint du langage de l’écrit, voire même en opposition avec lui. Depuis les années 1980, elle s’est définie comme une « contre-culture », contre la « culture écrite », mettant résolument l’accent sur l’expressivité du corps6. C’en est presque devenu un topos de chorégraphes que de prétendre « fuir la littérature » et le verbe, pour se dédier au seul mouvement. Et pourtant, les collaborations entre chorégraphes et écrivains ne cessent pas : elles sont plus ponctuelles. Elles suscitent parfois la suspicion : après 1945, l’exemple de Roland Petit qui fait souvent appel aux écrivains peut même passer pour une forme de passéisme ou de classicisme. Dès lors, on ne peut aujourd’hui s’intéresser aux relations entre littérature et danse sans ressentir une forme de résistance, qui s’est formée sur une série d’oppositions de caractéristiques ou de représentations liées à ces arts : verbalité et averbalité, fixité et mouvement, trace et geste. C’est aussi l’opposition entre un art soumis à la médiation d’un support et d’un langage articulé et un art où le corps se fait son propre objet, sans autre médiation7.
Relever le gant d’une tradition
3Il faut garder à l’esprit ces lignes d’évolution générale pour mieux appréhender un phénomène récent : celui d’une résurgence de rapports plus apaisés entre littérature et danse, c’est-à-dire d’échanges qui semblent échapper à une condamnation de passéisme. Depuis les années 1980, les exemples d’inspiration de la danse contemporaine dans la littérature se sont multipliés : songeons à May-Be de Maguy Marin qui s’inspire de l’œuvre de Samuel Beckett, aux spectacles de Dominique Bagouet basés sur l’œuvre d’Emmanuel Bove (le texte même du roman de Bove s’invite sur scène dans Mes amis en 1984 et Meublé sommairement en 1989). Les auteurs classiques ne sont pas en reste : en 2015, Anne Teresa De Keersmaeker revient à l’œuvre de William Shakespeare avec Golden Hours (As you like it), tandis qu’en 2017, Louise Vanneste adapte Orlando de Virginia Woolf dans son spectacle Thérians.
4Des modes d’échanges nouveaux émergent aussi, depuis les années 1990, avec l’augmentation d’exemples de collaborations directes et concrètes entre écrivains et chorégraphes : citons en vrac, Marie Nimier et Dominique Boivin, Mylène Lauzon et Karine Ponties, Thomas Gunzig et le couple Michèle Anne De Mey et Jaco Van Dormael (impliquant un cinéaste, cette fois), Eric Reinhardt et Angelin Preljocaj… Ces expériences trouvent un aboutissement sur la scène spectaculaire, mais aussi sur la scène éditoriale, puisque nombre de ces collaborations conduisent à une publication. Le texte constitue moins alors un avant-texte, comme l’était le livret, qu’un résultat parallèle ou postérieur à l’expérience scénique ; plutôt qu’un texte prescriptif, il devient un témoin, assurant une survivance à l’échange. On peut aussi observer un dédoublement entre spectacle et projet éditorial, même si les projets déploient tous deux une pensée du corps et du mouvement.
5Les collaborations peuvent impliquer la présence physique des écrivains dans les studios de répétition et dans les théâtres. C’est le cas de Marie Nimier qui rencontre les membres de la compagnie de Dominique Boivin pour le spectacle À quoi tu penses ? afin de nourrir des textes qui représentent autant d’itinéraires de danseurs, écrits sous une forme logorrhéique de monologues intérieurs, liant les pensées intimes et les souvenirs du temps long aux mouvements du corps déployés sur une scène éphémère. L’ensemble des textes produits par Nimier à cette occasion a ensuite donné lieu à la publication du recueil Vous dansez ?8, dont la nouvelle déclinaison du titre par rapport au spectacle inverse le sens de la question en interpellant le lecteur, comme pour répondre au titre précédent qui s’adressait au danseur. Ces variations dans le dispositif mis en place n’empêchent pas que subsiste une suspicion à l’égard du littéraire : le critique de Libération juge cette expérience déséquilibrée dans une critique intitulée « Dominique Boivin illustre Marie Nimier », qui rappelle insidieusement la longue histoire de subordinations, puis d’insubordinations, qui a animé les rapports entre écrivains et illustrateurs, depuis le xixe siècle9.
6Les expériences semblent pourtant se multiplier dans la même direction, celle de rendre les collaborations entre écrivains et danseurs toujours plus visibles et plus concrètes aux yeux du public, et cela, en mettant désormais en présence, en chair et en os, sur scène, les corps de l’écrivain et du danseur-chorégraphe. Depuis les années 1990, les exemples de ce type se répètent et se répondent, parfois sous des étiquettes de « lectures dansées » ou de « récits dansés ». On en citera quelques exemples connus, sans chercher à être exhaustif, afin de révéler l’étendue du phénomène. Dès 1997, Pierre Guyotat répond à une demande de Bernardo Montet, co-directeur du centre chorégraphique national de Rennes-Bretagne pour une collaboration qui donnera lieu au spectacle Issê Timossé10. Mathilde Monnier est rejointe par Jean-Luc Nancy, pour un spectacle intitulé Allitérations en 2002. En 2005, c’est Christine Angot qui monte sur scène avec Monnier pour La Place du singe. Elle a alors déjà collaboré avec la chorégraphe pour Arrêtons, Arrêtez, Arrête (1997), sans toutefois fouler les planches. Encore en 2005, Guyotat effectue une lecture de Prostitution aux côtés du danseur de butô Tanaka Min. Toujours la même année, Catherine Robbe-Grillet participe à l’interprétation de La Belle enfant blonde de Gisèle Vienne, dont elle co-écrit les textes avec Dennis Cooper. En 2010, Pascal Quignard accompagne sur scène Alain Mahe, musicien, joueur de koto, une cithare japonaise, et Carlotta Ikeda, une des dernières danseuses de butô, cette forme de danse crépusculaire qui est apparue au lendemain de la Seconde Guerre mondiale au Japon. Le spectacle intitulé Medea se concentre sur la représentation du dilemme et des interrogations de Médée. Quignard effectue une tournée de cinq années jusqu’au décès de la danseuse à l’âge de soixante-treize ans en 2015. Pour le spectacle BG/BG, en 2012, l’écrivaine Brigitte Giraud lit aussi son texte sur scène aux côtés de la chorégraphe Bernadette Gaillard.
7D’autres exemples peuvent certainement être ajoutés à cette liste, mais malgré leur nombre significatif, on peut se demander en quoi il est utile d’isoler ces collaborations variées, sous le sceau spécifique de la danse, alors qu’elles s’inscrivent aussi et plus globalement dans l’histoire des liens qu’entretiennent les écrivains avec la performance. La danse contemporaine ne brouille-t-elle pas de plus en plus les limites qui la séparent de la performance ? C’est que les collaborations entre écrivains et danseurs-chorégraphes partagent un certain nombre de particularités qui les poussent à se définir comme telles. Cette volonté est manifeste à travers l’exemple du festival annuel fondé par Jean-François Munnier en 2007 et qui a pour nom « Concordan(s)e11 ». Celui-ci se dédie à susciter des rencontres inédites, en confrontant les pratiques et en confrontant des acteurs aux identités professionnelles établies, qui écrivain, qui chorégraphe. Le festival inclut bien entendu la performance, mais, comme son nom l’indique, c’est sous le sceau de la danse qu’il se place. Il établit et institutionnalise un type de rencontres, auxquelles un grand nombre d’écrivains contemporains ont déjà pris part. Parmi la liste déjà longue de ceux qui se sont déjà prêtés au jeu, on peut citer Olivia Rosenthal, Thomas Clerc, Maylis de Kerangal, Mathieu Riboulet, Pierre Alferi, Célia Houdart. Avec sa structure hybride, le festival assume ensuite la fonction d’édition en publiant des recueils de textes, destinés à conserver la trace des échanges. Les parentés et affiliations de ce genre de collaborations sont vite repérées, comme en attestent les commentaires de Rosita Boisseau au Monde :
Que la danse devienne bavarde à force de flirter avec le texte, c’est maintenant une banalité. Qu’elle embarque désormais les écrivains sur le plateau, c'est plus nouveau. Quitter son bureau, son ordinateur et sa solitude, pour dire son texte et danser, ressemble à un coup de force. Christine Angot avait ainsi fait parler d'elle en retrouvant la chorégraphe Mathilde Monnier pour La Place du singe, en 2005. Marie Desplechin, Olivia Rosenthal, Arnaud Cathrine... grimpent aujourd’hui à l'affiche12.
8À Concordan(s)e, les échanges sont présentés comme des défis inattendus, des explorations aux limites des arts de chacun. Le dispositif produit, et reproduit, une certaine représentation des rapports entre danse et littérature, qui s’inscrit dans une généalogie et une histoire. Le festival reconduit, pour ainsi dire, la façon dont on se représente les échanges entre danse et littérature et dont l’étape la plus récente de leur histoire est marquée par la résistance, voire la conflictualité. Remettre en œuvre les échanges entre geste et mot, c’est prendre pied dans une longue histoire qui justifie à elle seule l’existence du festival. Les écrivains et chorégraphes y jouent, peut-être malgré eux, un rôle d’ambassadeurs de leurs pratiques créatives respectives. Voilà donc ce qui pourrait différencier ces rencontres d’autres formes de performances qui ne s’inscriraient pas sous le sceau de la danse : lorsque Quignard, Giraud ou Angot montent sur scène, ils supportent le poids d’une histoire longue et complexe dans la façon dont ils rejouent le rapport du littéraire à la danse. La conscience de cette histoire se manifeste parfois dans les références à des figures passées : ainsi en est-il dans L’Origine de la danse, où Quignard convoque Théophile Gautier (avec la danseuse Carlotta Grisi) au fil des réflexions qu’il tisse autour du spectacle avec Carlotta Ikeda13.
L’auctorialisation du chorégraphe et l’émancipation du texte
9Dans les exemples évoqués plus tôt, on observe que c’est souvent le danseur-chorégraphe qui sollicite l’écrivain : c’est le cas pour Guyotat (il connaît déjà Montet depuis 1987), mais c’est aussi le cas de Quignard ou d’Angot, eux aussi sollicités pour l’expérience. Ce qui motive les chorégraphes à tenter une telle expérience peut sans doute être lié à une forme d’intellectualisation de leur pratique, suivant en quelque sorte un processus qu’un Marcel Duchamp a entrepris pour l’art pictural et qui a eu pour effet d’en accroître la légitimité14. Ce même mouvement d’intellectualisation des pratiques conduit aussi les chorégraphes à l’écriture philosophique ou théorique, même sous des formes atypiques, dépassant ainsi la rédaction des traditionnels mémoires de danseurs et danseuses : songeons entre autres aux carnets de Dominique Bagouet ou de Boris Charmatz15. Le danseur se fait volontiers « auteur16 ». Ce ne seront donc plus (seulement) des récits ou des formes esthétiques que les chorégraphes chercheraient auprès de la littérature, ce seraient aussi des valeurs d’auctorialité dont ils peuvent revêtir leur pratique. En d’autres mots, les chorégraphes n’entendraient plus donner l’image d’exécutants ou de transcripteurs de mouvements : ils composeraient ; et la figure de l’écrivain incarnerait cette image de l’individu penseur et créateur. Le but est bien de brouiller les pistes et Bernardo Montet l’affirme : « Pour moi Pierre Guyotat, c’est un pilier, une sentinelle de l’humanité [...]. Pour moi, c’est un danseur. Quand on a fait le duo, j’étais avec un écrivain de fait, mais j’avais l’impression d’être avec un danseur17. »
10Le statut éditorial du texte lu sur la scène pose également question en dehors des limites du spectacle. Outre les liens tissés sur scène entre texte proféré et danse, on remarque que les textes utilisés sur scène par les écrivains ont un destin éditorial propre et original, souvent publiés dans d’autres supports que les programmes de spectacles. Cette caractéristique est partagée par de nombreuses collaborations scéniques entre écrivains et chorégraphes. Les textes liés aux spectacles remodèlent à leur façon l’écrire pour la danse. Le souvenir ancien du contraignant livret hante tous ces textes, et chacun cherche à s’en différencier, parfois explicitement. Dans le cas d’Issê Timossé, le texte ne préexiste pas à la collaboration : il germe en même temps que le spectacle s’élabore. Il ne sera finalement publié que trois ans après le spectacle dans la revue Lignes18, avec une dédicace à une danseuse du spectacle Tal Beit Halachmi19. Brigitte Giraud tire de son expérience un roman, Avoir un corps, qui raconte l’expérience du corps dans le passage à l’âge adulte d’une jeune fille, retraçant un itinéraire personnel dans un monde social dominé par le genre masculin20. Deux publications sont liées à Medea, le texte même lu sur scène et rédigé en versets, lui-même repris dans un essai protéiforme L’Origine de la danse qui aborde, de façon déliée, des questions relatives au corps et à l’érotisme, à la danse et au butô, à la méditation, à la naissance et à la mort. Les travaux de Mathilde Monnier avec Jean-Luc Nancy débouchent sur deux publications différentes : un carnet de travail Dehors la danse (Rroz, 2001) et un recueil Allitérations (Galilée, 2005). Ce dernier ouvrage, de même titre que le spectacle, reprend les échanges d’emails qui ont guidé les réflexions de Monnier et Nancy. Le texte d’Arrêtons, arrêtez, arrête est publié par Angot sous le titre de Normalement21, mais La Place du singe ne paraît pas avoir été publiée. Le rôle de ces interventions scéniques soulève d’ailleurs une suspicion d’intérêt éditorial comme le relaye Rosita Boisseau :
Au fait, le passage sur le plateau permet-il à un écrivain de vendre ses livres ? Aux dires des uns et des autres, non ! En revanche, les éditions de L'Œil d'or ont décidé́ de publier les œuvres des écrivains du festival Concordan(s)e de la saison 201022.
11Par la suite, le festival et L’Œil d’or ont pérennisé l’édition de recueils à la suite de ces manifestations, donnant une autonomie aux textes après l’expérience de la scène.
L’aura du geste et le corps du texte
12Si l’intérêt éditorial est maigre ou limité, pourquoi la danse demeure-t-elle l’objet de cette fascination de la part des écrivains ? On notera certes qu’un intérêt pour la matérialité et la corporéité est partagé par les œuvres des auteurs déjà cités dans cet article. Dans Issê Timossé, qui en ibo signifie « expérience traversée par le corps », Guyotat aborde le rapport de l’Afrique à la colonisation et la violence faite à l’identité à travers la guerre et le viol23. Il cherche la pulsion du corps par les mots, en mêlant des termes argotiques et savants et en les tronquant pour marquer l’oralité24. « Sur scène, deux danseuses et quatre danseurs – originaires d’Afrique aux deux tiers −, et Pierre Guyotat récitant25. » Les trente premières minutes du spectacle montrent l’écrivain debout, « engagé, texte et corps26 » :
[Guyotat] dit son verbe, sans autre appui que lui, tirant de lui toute sa force. Le danseur-chorégraphe, présent lui aussi sur le plateau, silencieux et immobile, semble absorber cette lecture, s’en imprégner, l’intérioriser, pour mieux en expulser et en agir, plus tard, avec les tensions et les rebonds, la charge sexuelle et agonique. Il entame alors un solo, véhément, doux et voluptueux, relayé ensuite par d’autres danseurs, comme si l’énergie du verbe de Pierre Guyotat se propageait de proche en proche27.
13Montet et Guyotat entendent décloisonner les arts et faire circuler la pulsion physique et émancipatrice des mots aux corps. Ces interactions viennent donc brouiller les pistes : le verbe, matérialisé par son oralité, est interprété par le corps. Guyotat apprécierait par ailleurs « l’atmosphère de troupe (les coulisses, la solidarité des artistes entre eux)28 ». C’est aussi en côtoyant les danseurs que Marie Nimier a écrit son texte, Vous dansez ? La scène, c’est donc aussi un univers dans lequel l’écrivain peut s’immerger, lier son art au corps et au mouvement à travers le collectif, en amont et en aval du spectacle.
14Pour Pascal Quignard, la confrontation au butô constitue une autre façon de s’impliquer corporellement en tant qu’écrivain dans le monde de la scène. Le butô a émergé dans le Japon de l’après-guerre, à la fin des années 1950. Cette danse se confond avec une transe inquiétante et nerveuse, une énergie qui semble émaner des profondeurs du sol tout en se rebellant violemment contre lui, dans une ambiance crépusculaire où l’attention du spectateur se porte sur les mouvements de corps débilités, décharnés, couverts de cendres, aux regards révulsés. Pour la danse et le ballet, Quignard avait déjà écrit plusieurs livrets, dont un texte, La Voix perdue, pour Angelin Preljocaj et son spectacle L’Anoure de 1995, mais il n’était pas alors monté sur scène. L’univers du butô renvoie d’emblée le spectateur aux travaux antérieurs de Quignard : sa collaboration avec Preljocaj, bien sûr, mais surtout ses nombreux écrits sur le corps, l’érotisme ou Sacher-Masoch : songeons à La Nuit sexuelle ou encore Le Sexe et l’Effroi. Dans L’Origine de la danse, qu’il rédige à la suite du spectacle et qui inclut dans ses pages le texte de Medea, Quignard tire de cette expérience de la scène l’occasion de réfléchir à ses sensations, au rapport de son corps à la création littéraire et artistique. Plusieurs passages du livre sont ainsi dédiés à des épisodes vécus, comme un évanouissement lors d’un moment de canicule29 ou des souvenirs d’effort sportif au moment de l’adolescence30. Ceux-ci tracent une continuité entre la scène et le hors-scène dans l’attention portée au corps. Dans Performances de ténèbres, un autre ouvrage de Quignard inspiré par une deuxième expérience de la scène avec Marie Vialle, on retrouve des passages de ressentis personnels et de réflexions sur son propre corps au moment du spectacle, mais aussi dans la vie quotidienne, notamment dans les moments d’écriture. Il se décrit lui-même dans la continuité charnelle de son écriture : « Ce ne sont plus des livres que j’écris. C’est un tissu redevenu vivant où germe et se développe une sensorialité fantôme. Les doigts qui les écrivent cherchent à retenir des notions impalpables et peu configurées qu’ils peinent à saisir31. »
15Au-delà de ces déclarations qui plaident pour la circulation trans-sémiotique, nous avions relevé que coexistent, au même moment, d’autres discours établissant l’idée d’une résistance entre les deux arts. L’objet de l’intérêt des écrivains pour la danse pourrait dépasser l’apparent irénisme de la synesthésie pour résider dans le statut complexe qui est celui de l’œuvre chorégraphique. Selon Frédéric Pouillaude, une des spécificités de l’art chorégraphique se trouve justement dans la fragilité de la notion d’œuvre que celui-ci révèle32. Cette notion d’œuvre devient fragile dès qu’on aborde le médium danse. Une telle analyse nous aide à penser autrement la notion d’œuvre, non seulement en ce qui concerne la danse, mais aussi par rapport à d’autres sphères de création. En l’absence d’une « bibliothèque du geste ou du mouvement » qui permettrait d’envisager la notion d’œuvre en danse, certains penseurs, comme Michel Foucault, en auraient conclu à une « absence d’œuvre » en danse. Or, selon Pouillaude, il existerait bien des œuvres en danse, mais celles-ci se déferaient aussitôt après leur événement : la danse créerait, mais elle devrait se résigner à ne pas produire d’œuvres stables. Les critères minimaux traditionnellement attribués à une œuvre seraient les suivants : un caractère de publicité, c’est-à-dire le fait de se donner à un public, et une capacité à survivre, à laisser une trace. La danse est toutefois fragilisée sur ces points par l’autoaffection (le danseur fait œuvre de son propre corps et nous ne pouvons ressentir son effort que par l’empathie) et par la dépense (la danse est une énergie qui s’évanouit et dont le mouvement ne peut constituer un élément minimum de définition). En dernier lieu, l’instabilité définitoire de l’œuvre de danse serait aussi due au fait qu’au moment de sa fondation vers la fin du xviiie siècle, l’esthétique n’aurait pas attribué de place à la danse dans sa hiérarchie des arts, plaçant celle-ci dans une relation de dépendance vis-à-vis des autres arts alors qu’elle était auparavant institutionnalisée.
16On aura noté que les collaborations citées précédemment sont souvent liées à l’essor d’une danse contemporaine expérimentale. Sans discuter de la pertinence de l’étiquette de Nouvelle danse française, on admettra que les chorégraphes qu’on désigne habituellement sous celle-ci acceptent cette fragilité de l’œuvre. Ils la mettent même au cœur d’un « travail réflexif de la performance ». Comme l’indique Pouillaude, ils ne recourent plus à une compagnie de danseurs stable, inscrivent les œuvres dans un lieu spécifique, substituent le principe de composition à celui d’une écriture du mouvement et conduisent la danse aux limites de la performance et à l’autoréflexivité33. En assumant cette condition, les chorégraphes donnent une nouvelle aura d’art expérimental à la danse dont l’image contraste avec le monde littéraire où la codification de la notion d’œuvre est bien plus établie. L’hypothèse qu’on fera est que ce caractère d’irrésolu de l’œuvre en danse, fondé sur la présence et la contingence, a quelque chose qui peut attirer des écrivains. L’association à la danse permet de s’évader provisoirement des dispositifs éditoriaux et médiatiques attendus. Par leurs commentaires, et malgré les complexités évidentes, les écrivains tentent de rapprocher leur art de celui de la danse ou de la performance. Ainsi Quignard semble vouloir tirer le littéraire vers le performatif, en attribuant au premier toutes les qualités (insoupçonnées) du second :
Le performatif fait ce qu’il dit. Pour moi le littéraire est à peu près impliqué dans une transformation comparable, non dans l’ordre du dire et du réel (que la phrase performative modifie sur-le-champ) mais dans l’ordre du silence et de l’irréel où la littérature transporte, déplace. La littérature dévie la vie de l’auteur, débiographise son passé, l’entraîne vers une énigme qui commence par passionner ses rêves la nuit, puis qui très vite annule les heures, ou le sentiment des heures, le jour34.
La réception empathique
17La médiatisation de la figure de l’écrivain, qui a été étudiée par Jérôme Meizoz, révèle aussi un autre processus qui entraîne le passage de l’émotion « de l’objet d’art vers la personne35 » et peut expliquer cette attention pour la danse. Par l’association au chorégraphique, il s’agit de renforcer la posture médiatique d’écrivains qui ont déjà fait du corps une question centrale de leur œuvre. Dans ce cadre, la collaboration scénique permet de favoriser la possibilité d’une « lecture empathique36 », c’est-à-dire de la capacité d’un « assemblage de mots écrits et lus » à « nous faire vivre des sensations somesthésiques37 ». Comme l’indique Pierre-Louis Patoine, l’empathie est un concept aux définitions communes très intuitives et il importe de la distinguer de la sympathie et de l’identification38. Elle implique un rapport plus corporel, selon une idée qui s’inspire de l’Einfühlung allemand : « le rapport empathique est allocentrique : en permettant de s’approprier l’état émotionnel du personnage, il nous fait vivre une émotion étrangère39 ». La sympathie qui fonctionne a contrario sur la compassion (suscitant la colère ou l’indignation) ramène le lecteur « à son propre jugement et à son propre corps40 ». L’attention grandissante que l’on porte aujourd’hui à cette expérience de la littérature semble répondre au développement de nos connaissances dans le rôle des neurones-miroirs dans l’empathie ressentie par le spectateur vis-à-vis du mouvement dansé. Les recherches en neuroscience ont effectivement montré que le ressenti d’un spectateur face au mouvement avait bien une réalité physiologique. Les neurones-miroirs permettraient, par le biais de la vue, de ressentir au-dedans, en nous, ce que les danseurs en mouvement éprouvent dans leur corps41.
18On aura observé dans les exemples de collaboration présentés ici un même souci chez les écrivains de faire ressentir physiquement leur texte. Selon Patoine, « la lecture empathique repose ainsi sur l’identité forte entre la pensée et le corps qui l’exprime42 ». Les marques d’oralité qui imprègnent l’écriture se renforcent à travers la voix de l’auteur. Comme le rappelle Meizoz, pour Angot, un texte doit passer par la voix et par le corps43. Guyotat aurait envisagé son texte en pensant à la danse, ponctuant la diction d’intervalles et recourant à la forme du verset, apte à rythmer le mouvement44. Dans son analyse de Medea, Maria Concetta La Rocca relève chez Quignard un lexique profondément marqué par le sens du toucher, permettant cette rencontre avec l’empathie kinesthésique45.
19La mise en rapport immédiate d’un texte récité avec un mouvement multiplie les possibilités de réception empathique. Le danseur et l’écrivain se coordonnent, mais ils ne coïncident pas. La réponse kinétique du chorégraphe au texte enclenche une réaction par le mouvement, tandis que la présence concrète de l’écrivain sur scène ouvre d’autres possibilités par la récitation. La Place du singe réinterprète de manière croisée les vécus de Monnier et Angot, et notamment les rejets du carcan familial et de l’oppression sociale ainsi que la quête du bonheur. Angot, sur un ton grave, mais aussi expressif et émotif, lit son propre texte sur scène tandis que Monnier ponctue la lecture de mouvements et l’interrompt par des onomatopées sur un registre apparemment plus enfantin et frivole. La rencontre des consciences à travers différentes voies d’empathie semble d’ailleurs être tout l’enjeu des textes de Quignard comme L’Origine de la danse ou Performances de ténèbres, dans lesquels l’auteur lie le sentiment de soi à la danse et au texte. L’ensemble du dispositif adopté pour Medea vient complexifier la question de cette transmission de la voix, qui se « dédoublerait » avant de s’adresser au public. Comme il le rapporte dans Performances de ténèbres, pour Medea, Quignard s’inspire des « mutations » du théâtre d’Eschyle, qui aurait le premier remplacé l’aède récitant seul son texte sur scène par un « dialogue » :
Eschyle dédouble la parole dans un dialogue tragique, devant tous, entre un récitant et un « personnage » (un porteur de persona, un acteur porte-masque). On quitte la troisième personne. On en arrive à mettre en scène la relation je/tu46.
20En ajoutant l’accompagnement d’un musicien, Quignard reprendrait une forme qui place « face à face l’auteur et l’acteur47 » dans un dialogue. L’écrivain entend ainsi rappeler que le dispositif apparemment expérimental auquel est confronté le spectateur n’est rien de moins que classique.
21Bien que les collaborations abordées donnent aux écrivains une place nouvelle sur la scène, multipliant les possibilités d’interaction entre verbe et mouvement, celles-ci ne remettent pas fondamentalement en jeu les places de l’écrivain et du danseur, qui demeurent d’ailleurs bien définies aux yeux du spectateur. L’aura de l’écrivain, inspiré-inspirant, démiurge de mots, n’est guère remise en cause. Il s’agit surtout d’interroger les limites des arts et, ce faisant, d’étendre leur champ d’application. À propos de la danse, les écrivains qui ont engagé des collaborations, voire qui sont montés sur scène, avec des danseurs, sont plus sollicités pour s’exprimer au sujet de la danse : l’expérience leur confère une légitimité jusqu’alors dormante. Les collaborations s’étendent aussi : dans Performances de ténèbres (2017), Quignard explique que la performance La Rive dans le noir réalisée avec l’actrice Marie Vialle n’a pu avoir lieu que grâce à l’expérience tentée avec Carlotta Ikeda. Franchir de nouvelles limites, dépasser d’ultimes résistances, c’est aussi ce que tentent désormais certains artistes en assumant à eux seuls l’écriture et la danse, telle Louise Desbrusses, dont le titre du spectacle créé en 2013, Le corps est-il soluble dans l’écrit ? résume les enjeux. En sous-titre de cette création (et de la publication qui en est issue48), on peut lire qu’il s’agit d’une « conférence dansée ». Gageons que c’est pour tout ce qu’une telle expression peut sembler avoir d’oxymorique aujourd’hui qu’elle peut renvoyer à l’expérimentation tant en danse qu’en littérature.