Introduction
1La performance est à la mode. Le terme se généralise en effet pour désigner des interventions elles-mêmes de plus en plus nombreuses sur ce que l’on tend désormais à appeler non plus le « champ » mais la « scène littéraire » : un nombre accru d’écrivains, poètes et romanciers, en revendique la pratique et les festivals (« ActOral », « Les Correspondances de Manosque » ou le récent « Extra ! » à Beaubourg) lui font volontiers accueil – quand ils ne lui sont pas entièrement dédiés comme « Performance » à Nantes ou « Inact » à Strasbourg. D’usage de plus en plus fréquent, le mot « performance » n’en a pas pour autant gagné en précision et en clarté. Bien au contraire. Car, outre que son emploi massif dans des domaines variés (spectacle, linguistique, sport, management) ne contribue pas à clarifier les choses, ce qu’il sert à nommer dans le champ littéraire s’est considérablement diversifié1.
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2Au sens où il s’est imposé dans le champ poétique, le terme de « performance » désigne, comme dans le langage artistique où il s’était répandu au début des années 1970, une « forme d’expression […] pour laquelle l’œuvre consiste en une action engagée par l’artiste dans un temps et un espace donnés plutôt qu’en un objet pérenne2 ». C’est dire que, même dans le cas où son auteur a, par ailleurs, le statut d’écrivain, l’œuvre est irréductible à un texte. Qu’il soit proféré ou écrit en direct, comme il peut l’être dans les performances d’écriture de Julien Bismuth, où son image projetée est immédiatement lisible pour le public, celui-ci n’en est qu’une composante éventuelle. Il y a des performances poétiques sans mots ou presque. La dernière performance de la série Chute chut ! de Julien Blaine lors de laquelle le poète, circulant en costume parmi les passants, se jette soudain du haut des escaliers de la gare Saint-Charles à Marseille qu’il dévale en roulant sur toute leur hauteur, est muette jusqu’en sa toute fin quand le performeur couché au sol pose un doigt sur ses lèvres et souffle (ou mime) un discret « Chut ! ». D’autres, il est vrai, font une part plus large au texte, qui peut être pré-écrit ou improvisé, tantôt en toute liberté, tantôt sur un canevas préexistant. Mais l’œuvre n’existe pleinement que dans son effectuation. La diction, la position adoptée, la gestuelle, les déplacements, les costumes et les accessoires éventuels (des fruits de Blaine aux élastiques de Julien d’Abrigeon) en sont partie intégrante au même titre que les possibles effets machiniques (projection d’images, superpositions sonores, réverbérations etc.)3. La publication éventuelle du texte, la captation photographique de l’action, l’enregistrement audio ou vidéo ne sont que partition (parfois assortie de gloses) pour la première, traces pour les autres. Documents, en somme. Ou, si l’on veut, un autre état d’une œuvre mouvante, dont toute fixation est provisoire, dont il n’existe pas de version de référence. Investissant les lieux les plus divers – de la scène de théâtre aux espaces urbains –, associant parfois écrivains et artistes, la performance qui travaille avec le texte mais aussi le son, l’image fixe ou mouvante et, bien sûr, avec le corps, est hétérogène par nature, plurielle, et d’autant plus insaisissable qu’en constant renouvellement. Pour sa première historienne RoseLee Goldberg, elle « défie toute définition précise ou commode4 ». Peut-on parler de « performance » quand, en 1917, à New York, Arthur Cravan, au lieu de jouer le jeu codifié de la conférence, arrive ivre à la Grand Central Gallery et commence à se déshabiller devant un public médusé ? Et faut-il penser, comme le fait l’historien des avant-gardes Giovanni Lista, qu’en orchestrant son combat de boxe truqué contre Jack Johnson, champion du monde poids lourds, le responsable de Maintenant réalise « plus qu’une escroquerie […] une performance qui illustre sa façon de jouer de la vie5 » ? La question se pose. Elle se pose aussi, selon Jean-Michel Espitallier, quand Jacques Sivan et Vanina Maestri « tissent en de subtils contrepoints, répons et canons, leur double lecture 6».
3Certes la lecture publique, qu’elle soit mondaine, professionnelle, cénaculaire ou spectaculaire, suppose toujours un texte préexistant qu’elle projette dans l’espace sonore en un processus de remédiation. Elle ne saurait en aucun cas se confondre avec l’œuvre dont elle tire son existence et sa légitimité. Nul sans doute ne ferait spontanément d’Antoine Emaz un performeur sous prétexte qu’il lui est devenu possible de lire ses poèmes en public et qu’il accepte désormais de se livrer à l’exercice, même s’il estime que « lire à voix haute » appauvrit le texte parce que cela « force à trancher entre des propositions que la page laissait simultanément libres7 ». Pourtant la lecture à voix haute et en public est, elle aussi, une action publique et éphémère. Elle offre à l’écrivain, au-delà de la simple médiation orale de son texte, l’occasion de « produire un nouvel objet d’art […] irréductible à son support textuel » mais « adossé » à lui dont il présente « une forme particulière d’apparition »8, et elle implique, volens nolens, une mise en vue et en scène du corps. D’ailleurs, dès que l’écrivain accepte de travailler avec ce que Christian Prigent nomme les « conditions de l’exercice (la sonorité, l’accentuation des respirations et des rythmes, la présence du corps réel, le volume de la salle et le dispositif de la scène9 », disons dès que la lecture publique est pensée dans sa spécificité, les frontières entre lecture et performance se brouillent, comme en témoignent les notions de « lecture performée » et de « lecture-performance », ou « lecture-perf’ » souvent mobilisées par les écrivains contemporains. On pourrait, il est vrai, en notant, comme le fait Éric Suchère10, que les lecteurs se répartissent en deux grands groupes, ceux qui lisent debout au pupitre et ceux qui lisent assis à une table, chercher dans la position du corps un critère discriminant entre les écrivains performeurs adoptant plutôt la position debout plus proche de celle de l’acteur ou de l’orateur et les autres qui préfèrent, semble-t-il (au moins en France), la position assise, à une table – la même que celle de l’écriture. Mais la partition ne se fait pas toujours facilement. On comprend que Jean-Pierre Bobillot ait pu s’interroger sur ce qui « différencie – tant en matière de composantes que du point de vue des effets – la lecture publique relevant de la performance d’une qui n’en relève pas11 ». Les catégories ne sont pas étanches et une classification rigide n’est pas toujours facile – est-elle même souhaitable ? Si une lecture à voix haute et en public n’est pas forcément une performance, si certains écrivains refusent, comme Emaz, que leur « travail, écrire, devien[ne]spectacle12 » et revendiquent leur choix de la « simple » oralisation du texte, d’autres, par l’emploi élargi qu’ils font de la notion de performance, rendent plus incertaines encore les frontières d’un territoire mal défini.
4D’autant plus mal défini que la lecture publique n’est pas le seul genre frontalier. La conférence d’écrivain est ainsi, quand le modèle en est distendu voire distordu jusqu’à dysfonctionner, susceptible de s’intégrer à une typologie des pratiques performancielles. La prestation alcoolisée de Cravan à New York n’est pas en effet un cas isolé. Outre que le poète boxeur avait déjà donné lui-même une « conférence boxée et dansée » en juillet 1914 à Paris, salle des Sociétés savantes, sa manière provocatrice de décevoir les attentes du public trouve un prolongement dans les « méta-conférences » de Gabriel Pomerand « qui tournent en dérision le cadre même dans lequel elles se déroulent et le déjouent13 ». Aujourd’hui, la catégorie hybride de « conférence-performance » volontiers employée pour désigner des interventions comme celles d’Éric Duyckaerts ou Jean-Yves Jouannais est venue, au même titre que celle de lecture-performance, entériner la porosité des frontières.
5Même l’entretien littéraire, qui, accompagnant l’œuvre, se présente a priori comme parergon ou, en termes genettiens, paratexte, peut croiser la performance. Dans l’entretien live ou télévisuel, (et plus récemment sur Internet), l’écrivain n’est pas seulement, comme l’entend le Dumayet des Lectures pour tous (1966), un représentant de son œuvre, mais un performeur qui doit jouer son propre rôle : c’est la personne en chair et en os, d’ordinaire dans les coulisses de l’œuvre, qui occupe maintenant le devant de la scène. Qu’il s’agisse d’un tête-à-tête avec un intervieweur ou d’un plateau plus (Apostrophes) ou moins (Tout le monde en parle) littéraire, une question se pose : comment l’écrivain réalise-t-il les scripts de l’entretien, genre où, en régime médiatique, il s’agit de fabriquer une image de marque14 qui corresponde avec sa poétique, genre aussi où l’auctorialité est partagée entre l’interviewé, l’intervieweur, et le metteur en scène15. Selon le type d’entretien, l’écrivain est plus ou moins amené à jouer le jeu médiatique de spectacularisation (lequel consisterait, selon Agamben16, à livrer au spectacle ce qui n’est pas vendable autrement). Tenues vestimentaires (les chemises blanches de Marc Lévy), regard expressif ou absent (Sarraute, Allende, Montherlant qui n’accepte d’être interviewé pour les Archives du xxe siècle qu’à condition de porter des lunettes noires), voix plus ou moins séduisante : tout élément corporel peut-être exploité au service de la promotion d’une marque et donc d’une poétique – par l’écrivain ainsi que par la mise en scène de l’émission. Lorsqu’il « entre en scène17 », l’écrivain cherche plus ou moins à maîtriser sa performance : de Nabokov qui refuse le spontané chez Pivot, en mettant en scène le spectacle d’une spontanéité feinte jusqu’à Modiano, qui se résigne à sa non-éloquence à l’oral (il l’admettra lors de son discours de réception du prix Nobel, 2014), en passant par un Robbe-Grillet bégayant qui fait de son élocution une arme explicite lorsqu’il s’entretient avec Benoît Peeters en 2001. Parfois la mise en scène lui échappe vraiment sur les plateaux, quand la caméra s’engage à transmettre une image de lui, malgré lui : Nelly Arcan (Putain, Le Seuil, 2001) est ainsi filmée (dans Tout le monde en parle, 2001) en fille sage/séduisante. Parfois il rompt le contrat de l’entretien : Christine Angot, enfant terrible des plateaux, entre en conflit avec les autres participants ou quitte carrément le plateau en des performances médiatiques qui chevauchent son écriture et qui lui font gagner aujourd’hui la place du chroniqueur (depuis 2017) sur le plateau d’On n’est pas couché. Ainsi l’entretien live ou filmé, qui fait de l’écrivain, dont il impose le corps, à la fois l’auteur et l’acteur voire la marionnette du spectacle, peut-il être considéré comme une performance dans le sens où il permet à l’écrivain, en résistance plus ou moins marquée au modèle, de jouer sa persona dans une sphère proche des genres autobiographiques et, quelquefois, quand le dialogue se fait maïeutique, de produire de l’inédit, d’effectuer l’œuvre au lieu d’en parler.
6Dans l’élargissement du champ de la performance postulé par l’inflation présente du terme, il y a sans nul doute un risque de confusion et, par voie de conséquence, un appel aux précautions et préambules terminologiques. Mais il ne s’agit pas ici de déplorer un état de fait. Plutôt d’en prendre acte et de s’en prévaloir pour interroger des « performances d’écrivains » sans se limiter à la « performance poétique18 », objet ces dernières années de nombreuses manifestations institutionnelles et de bien des publications académiques19. Précisons que le projet est moins d’estimer la pertinence de la labellisation – d’en mesurer, si l’on veut, la justesse théorique – que de questionner la banalisation de l’étiquette avec ses diverses implications. Nous ne prétendons pas davantage en recourant à l’expression « performance d’écrivain » élaborer une catégorie théorique et critique rigoureuse à vocation pérenne. Simplement forger un concept opératoire en un moment précis de la réflexion, un concept autorisant la confrontation de pratiques le plus souvent étudiées séparément et permettant de réexaminer des interventions publiques d’écrivains bien antérieures à la constitution et à l’implantation dans le champ littéraire de la catégorie générique de « performance ». Antérieures même à ce qu’il est convenu de considérer comme le temps d’une première genèse de la performance, celui des avant-gardes du premier xxe siècle.
7C’est dire qu’il s’agit moins d’établir la cartographie d’un territoire, selon une métaphore spatiale fréquente aujourd’hui, ou, si l’on préfère, de constituer une typologie, que d’esquisser une histoire longue des écrivains en performances qui recoupe sans se confondre avec elles d’autres histoires. Celles de la performance et des poésies sonore et action ou scénique, bien sûr ; celles aussi de la lecture publique, de la conférence d’écrivain, de l’entretien littéraire.
8Cette histoire, nous la faisons commencer au xixe siècle, parce que nous avons posé l’hypothèse qu’elle croise l’histoire des médias, voire en épouse les grandes scansions, les écrivains répondant de façon quasi réflexe aux défis des mutations médiatiques. Les grands pics de performance ne coïncideraient-ils pas en effet avec des périodes d’impérialisme et de triomphe de nouveaux médias : 1830, l’entrée dans l’ère médiatique ; 1890, le triomphe de la grande presse d’information ; 1920, les débuts de la radio ; 1970, le règne hégémonique de la télévision et enfin aujourd’hui, les années Internet ? La performance semble vouloir prendre ses distances avec ces phénomènes d’hégémonies médiatiques tout en en récupérant les dispositifs. Si l’on suit cette hypothèse, la performance stricto sensu, celle qui a émergé dans les années soixante et s’est nommée dans la décennie suivante, n’en serait qu’un moment, celui sans doute où, le terme supplantant d’autres appellations (happening, événement ou event, poème-action, poème en chair et en os etc.), la pratique s’est affirmée comme forme d’art à part entière.
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9Reprenons.
10Dès la décennie 1830, en France, on peut trouver les prémisses de la performance, à la fois sous la forme minimale de la lecture publique, parfois en petit comité, et sous une forme plus disruptive, assez caractéristique des sorties de révolution. Cela ne signifie pas que ces deux formes n’aient pas existé avant la décennie 1830 mais cette dernière constitue une première étape dans l’entrée dans l’ère médiatique, ce qui a plusieurs conséquences. Avec l’entrée dans un régime où la littérature de l’imprimé est prépondérante sur la littérature de discours – nous renvoyons aux analyses d’Alain Vaillant –, toute performance ne relève plus du régime prépondérant de la littérature, elle appartient à un avant ou un à-côté. Elle précède l’impression (c’est souvent le cas dans les lectures de salons qui constituent des mises à l’épreuve du texte) ou elle constitue une mise en scène d’une opposition, qu’elle soit générationnelle dans le cas des Jeunes-France qui tentent de se distinguer par tous les moyens possibles de la génération précédente qui contrôle l’édition, ou générique pour les poètes qui connaissent les réticences des éditeurs à publier de la poésie. La performance réagit au régime publicitaire de la littérature qui se met en place et en même temps en profite. Les petits journaux et les revues donnent le détail des soirées de l’Arsenal et diffusent les excentricités des Jeunes-France, le « Camp de Tartares », soit un campement nudiste implanté à l’été 1831 dans les jardins d’une maison proche du boulevard Rochechouart20 ou la promenade de Nerval avec un homard au bout d’une faveur bleue au jardin du Palais-royal.
11Au xixe siècle, une grande partie de la littérature française a été récitée ou lue avant d’être imprimée. Ces lectures, dont nous avons de multiples témoignages pour Lamartine (qu’Alain Vaillant voit comme le premier auteur-interprète21 de la littérature dès 1818), pour Hugo, pour Chateaubriand, se faisaient généralement dans des espaces semi-privés, cénacles ou salons, devant un public trié qui révélait le régime encore réticulaire de la littérature. Cette dynamique collaborative vient briser l’image du poète solitaire, créant en secret. C’est dans ces lectures ou dans des récitations publiques qui ne laissent pas de trace que se forge une poésie oralisée très sensible dans les Contes d’Espagne et d’Italie de Musset, exemple caractéristique d’une poésie de chansons et de ballades, essayée dans les salons par un poète vedette. Or ce qui frappe dans les comptes rendus de lectures ou de récitations, c’est l’attention portée au corps du poète récitant comme si le lyrisme était moins dans la poésie que dans l’émoi suscité par la voix et le corps exposé du poète. Vincent Laisney22 met aussi en évidence une habitude de lecture à voix haute, fortement déclamatoire pendant la première moitié du siècle, si bien que l’intervention d’une lecture (ou d’une récitation) inexpressive, détimbrée, comme celles de Mérimée puis de Baudelaire, littéralement sidère. Cette tradition de communautés d’hommes unis par des liens affectifs, esthétiques ou idéologiques se réunissant dans des lieux semi-privés (salons) ou semi-publics (restaurants) pour des lectures-essais se perpétue au moins jusqu’à la fin du siècle.
12Mais un autre type de phénomène se met en place dans la seconde moitié du xixe siècle lorsque le récitant se transporte dans d’autres espaces, publics, comme les cafés, les bistrots ou les salles de conférence et lorsque l’on passe d’une lecture-essai à une récitation de divertissement. On peut évoquer un pivot symbolique avec la récitation sérieuse, « d’une voix faible et à peine coupante », par Charles Cros du poème du « Hareng Saur » chez Nina de Villard en 1876. Ici la rupture entre le texte absurde et la récitation sérieuse provoque le comique. C’est aussi le moment où l’on voit le monologue comique23 s’imposer avec un Coquelin Cadet qui d’interprète devient auteur car la performance provoque de telles conversions à la fin du siècle. Cette émergence du monologue comique a son importance car la performance se fonde sur la relation émotionnelle, euphorique ou dysphorique, qui se crée entre un émetteur et un récepteur, entre deux corps. « Le rire impose la relation interpersonnelle et la reconnaissance de l’autre : on rit toujours avec quelqu’un24. » Notons d’ailleurs que le rire constitue un exutoire économique en termes de coût social.
13Le premier cercle littéraire à produire d’une manière publique et systématique des poètes, à côté des chansonniers et des acteurs, est le cercle des Hydropathes (octobre 1878-juin 1880) fondé par le poète Émile Goudeau et réuni au Quartier latin. Goudeau décrit son entreprise comme une « sorte de théâtre de la poésie » ouvert à tous, « jusqu’aux mauvais poètes désireux de se lancer »25. Il s’agit maintenant de dire ou de chanter plus que lire. Et l’idée est bien que l’auteur performe en personne. Impressionnent ainsi les cris gutturaux, les gémissements, les grincements que Rollinat insère dans ses poèmes. Goudeau instaure un rituel parodique présidence, sonnette, vice-présidence, secrétariat imité dans les cinq ans qui vont suivre par plusieurs autres cercles éphémères comme les Hirsutes, les Jeunes, Nous autres, les Zutistes, les Jemenfoutistes, les Hydropathes II. Les Hydropathes s’appuient sur un journal hebdomadaire qui permet de donner de la publicité aux réunions. Les identités hybrides comme celle de poètes-chansonniers (Jules Jouy, Mac Nab) sont encouragées. Le public est extrêmement houleux et l’ensemble se termine en juin 1880 par un énorme chahut organisé par Sapeck, l’artiste sans œuvre, Fragerolles et Allais.
14Une autre étape arrive avec la commercialisation de la proto-performance et l’absorption par la société de sa marge bohème. Elle intervient en décembre 1881 lorsque Rodolphe Salis inaugure le cabaret artistique du Chat Noir sur la butte Montmartre. Moins éphémère que ses prédécesseurs, il va vivre pendant seize années sur le modèle des Hydropathes avec un journal Le Chat Noir dont le premier numéro paraît le 14 janvier 1882, et dont le premier rédacteur en chef est Émile Goudeau, avant Alphonse Allais. Maintenant les performeurs exigent cachets et contrats, le public règle son écot et, comme l’écrit le poète et chansonnier Maurice Donnay, « bientôt la grosse finance, la politique nantie, la noce dorée vinrent rendre visite à l’insouciante bohème26 ». Passer au Chat Noir apporte la visibilité au-delà des cercles poétiques car la chronique de Jules Lemaitre du Journal des débats est directement branchée sur le cabaret. C’est un lieu de décloisonnement des arts où se côtoient poètes, musiciens, peintres et sculpteurs, où cohabitent fumistes et artistes, et où la frontière entre ceux qui regardent et ceux qui jouent est encore relativement poreuse. Des cérémonies totales comme la fausse veillée funèbre de Rodolphe Salis en 1882 impliquent le public. À côté de la poésie se diffusent d’autres genres comme les récits farfelus, en chausse-trappe qui, selon Élisabeth Pillet27 dans son article précurseur sur les cafés-concerts et cabarets, déconcertent le lecteur ou l’auteur non averti.
15Sur un modèle ressemblant mais moins ouvert, se construisent les soirées littéraires des revues dont les plus prestigieuses, celles de La Plume inaugurées en septembre 1889 au café de Fleurus, à l’initiative de Léon Deschamps se transportent ensuite au Soleil d’or, le café qui avait accueilli les Hydropathes et les Hirsutes. Là encore, ces prestations permettent de se faire connaître et d’entrer en littérature.
16Le xixe siècle voit donc les écrivains s’impliquer dans de multiples actes de performances avant la lettre, dans des lieux divers qui se relaient sans s’éliminer (les salons, les restaurants, les cafés, les cabarets). Des genres parfois éphémères dont il faut faire le compte comme le toast28 surgissent. Il faut aussi signaler la pratique de la conférence d’écrivain qui se développe dans la seconde moitié du siècle sur un mode sérieux (Vallès) ou comique (Allais), pratique peu documentée mais avérée dont il reste à faire l’histoire.
17Les premières décennies du xxe siècle, marquées par l’émergence successive des avant-gardes, futuriste, dada, surréaliste, constituent une nouvelle étape dans le développement de la proto-performance. Tous ces groupes qui unissent écrivains et artistes d’horizon divers partagent, outre leur refus de l’ordre établi, le désir de sortir de la littérature, décloisonner les arts, rapprocher l’art de la vie. Ils ont aussi en commun un souci de visibilité. D’où le privilège accordé au genre du manifeste et la multiplication des interventions publiques, parfois directement publicitaires comme les lancers de tracts futuristes, du haut de monuments historiques, d’un avion, ou depuis une voiture en marche. D’où aussi l’organisation de matinées et de soirées sur les scènes des théâtres, des music-halls, des cabarets qui offrent aux écrivains et aux artistes l’occasion de performances avant la lettre devant un public souvent agité, perplexe ou furieux. Les serate futuristes incluent des déclamations « synoptiques » où la profération de « mots en liberté » et de poèmes onomatopéiques s’accompagne d’effets sonores induits par les déplacements sur scène des déclamateurs ainsi que de percussions et d’instruments bruitistes rudimentaires voire de dessins tels ceux que trace Marinetti à la craie sur les trois tableaux noirs dont il dispose lors de sa lecture du Bombardement d’Andrinople, à Londres en avril 1914. Comme les futuristes auxquels ils doivent une part de leur activisme, les dadas multiplient les manifestations que l’on peut qualifier de proto-performances où la diction, la gestuelle et, éventuellement, le costume, les masques, jouent un rôle non négligeable. Il y a des épisodes célèbres comme la lecture du « Poème simultan » de Tzara, « L’amiral cherche une maison à louer », à trois voix (Huelsenbeck, Janco et Tzara) et en trois langues (allemand, anglais, français) avec accompagnement bruitiste ; ou la déclamation par Ball de ses poèmes sans mots, à trois pupitres, en costume de scène de carton, sur « la très ancienne cadence de la lamentation sacrée ». Inassignable à la scène, la proto-performance dada se fond parfois dans la vie et dans la ville, par exemple quand le groupe dada parisien organise à Paris une parodie de visite touristique dans le jardin attenant à l’église Saint-Julien-le-Pauvre (le 14 avril 1921).
18C’est là, dans l’activisme des avant-gardes du premier xxe siècle, que ses historiens, dont la pionnière RoseLee Goldberg, situent la première genèse de la performance. Là que les fondateurs vont, rétrospectivement, chercher des précurseurs ou des références. À moins qu’ils ne mentionnent le cri d’Artaud (on sait le « choc sublime » qu’a été par exemple pour Jean-Jacques Lebel l’audition de Pour en finir avec le jugement de Dieu) ou le hurlement lettriste.
19Après la Deuxième Guerre mondiale, outre que la montée en puissance de médias comme la radio puis la télévision contribue à reconfigurer le champ littéraire, la démocratisation du magnétophone à bande puis de la caméra vidéo offre aux écrivains de nouveaux moyens de conservation, de diffusion et de création. Dès la fin des années 1950 les trois fondateurs de ce que l’on va appeler la « poésie sonore », Dufrêne, Chopin, Heidsieck, s’emparent du magnétophone à bande pour fixer puis élaborer de nouvelles formes – crirythme, audiopoème, poème-partition ou poème-action – qui imposent la présence vocale de l’auteur. Souvent aussi sa présence scénique. Dans les années 1960, les « événements » fluxus, les happenings de Jean-Jacques Lebel, la « poésie à cor et à cris », les « poèmes en chair et en os » de Julien Blaine accordent la prééminence à l’action, à l’exécution vocale et gestuelle. Bientôt, empruntant au lexique des arts plastiques, on nommera « performances » ces gestes poétiques. Le terme va s’imposer. Non sans un certain flou.
20Initialement marginales et dotées à des degrés divers d’une intention critique et subversive, les pratiques qu’il désigne s’institutionnalisent peu à peu. Dans les années 1990, des expositions, comme « Poésure & Peintrie » en 1993 à Marseille ou « Hors limites » à Paris en 1994, accroissent leur visibilité et leur légitimité. Parallèlement, à partir des années 1980 et surtout 1990, « on assiste à une multiplication sans précédent du nombre des lectures publiques29 » dans les Maisons de la Culture, les Maisons de la Poésie, les musées, les médiathèques, les librairies. Tous genres confondus, poésie comprise, en ses tendances variées. Car la lecture à voix haute n’est plus l’apanage des « sonores » ; peu à peu, même ceux qui se reconnaissent marqués par les expérimentations textualistes et qui, aux alentours des années 1980 encore, auraient, comme Jean-Marie Gleize, jugé « la lecture orale et publique d’un texte écrit […] de l’ordre de l’impensable30 » se plient à l’exercice.
21Il faut dire qu’ils n’ont pas toujours le sentiment de pouvoir s’y soustraire, beaucoup pensant comme Jan Baetens que l’« écrivain aujourd’hui n’a plus le choix. Ou bien il accepte de lire ses textes en public, ou bien il se condamne à l’inexistence31 ». C’est dire qu’il lui faut composer avec l’exigence médiatique de visibilité. Selon Pierre Nora, Apostrophes, diffusée pour la première fois en janvier 1975, a amorcé « la montée en puissance de l’auteur-acteur dont la prestation faisait ou non le succès du livre32 », bref a amorcé, en ces années 1970 où la Télévision s’est imposée comme le médium dominant, une spectacularisation de la littérature qui est allée s’accentuant au fil des décennies.
22Avec les années 2000, où les festivals littéraires fleurissent, la performance se généralise, glissant vers le spectacle quand l’écrivain s’associe à des artistes de la scène : musiciens, chanteurs, chorégraphes, danseurs, comédiens, attirant à elle la lecture publique, dont une part se fait lecture perf’, flirtant même avec le numérique quand le corps en performance interagit avec un univers 3D. Que Pascal Quignard, écrivain du livre s’il en est (bien qu’il n’ait pas toujours boudé la lecture à voix haute et en public), se produise désormais dans ce qu’il appelle des « performances de ténèbres » en compagnie de musiciens, danseurs, acteurs et même d’oiseaux rapaces illustre bien le constat d’Olivier Chaudenson, fondateur des « Correspondances de Manosque » en 1999 puis directeur de la Maison de la Poésie, selon lequel le « goût de la scène […] concerne désormais toutes les catégories d’auteurs et tous les genres littéraires33 ». Outre les poètes et post-poètes, de nombreux romanciers revendiquent aujourd’hui la performance ou la lecture performée qu’ils conçoivent de façon très variable comme lecture agie voire agitée ou comme lecture augmentée de sons et/ou d’images, parfois préenregistrés, parfois produits en temps réel. Sans doute est-ce pour cette raison qu’aux yeux d’un acteur historique du champ comme Arnaud Labelle-Rojoux, le mot se trouve à présent « mis à toutes les sauces dès lors qu’il y a présentation publique34 ». Il est vrai qu’il recouvre des interventions aussi diverses que la lecture de Michel Houellebecq avec le chanteur Jean-Louis Aubert (13 septembre 2014), la série d’interventions in situ organisée en 2011 par Jérôme Game au Mac/Val où chaque participant – poète, romancier, théoricien, critique –, a dû choisir une œuvre ou un ensemble d’œuvres en regard de quoi fonder son intervention, les « visites guidées d’objets urbains a priori non remarquables » que propose Philippe Vasset dans la continuité de son Livre blanc ou le poème-action électronique Conception, fruit de la collaboration entre Julien Blaine et hp-process (Philippe Boisnard et Hortense Gauthier) qui projette le corps d’Hortense Gauthier, capté en direct, dans un univers de lettres animées, celles du texte de Blaine dont l’intensité lumineuse, la vitesse et la direction sont conditionnées par l’action scénique, i. e. par la vitesse des mouvements de la performeuse et par la voix de Blaine ou son souffle dans des conques.
23Revendiquant leurs origines historiques ou tout à fait émancipées, les pratiques performancielles des écrivains, aujourd’hui en pleine expansion, rendent le regard surplombant, de type taxinomique, plus difficile que jamais.
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24Reste le corps. Le corps exposé de l’écrivain. On y revient car c’est à lui dans son aisance ou son malaise et ses possibles défaillances que reconduit toujours plus ou moins la performance. Sans doute est-ce la pensée de cette ostension du corps, si contraire à l’idée naguère dominante d’un absentement de l’auteur dans son texte, qui a appelé le titre initial du colloque à l’origine de la présente publication : « Ceci est mon corps ». Où résonnait aussi l’interrogation sur les raisons qui poussent l’écrivain, figure souvent fantasmée dans son affrontement solitaire à la langue, à s’offrir ainsi « en chair et en os » sur l’autel du spectacle.
25Pourquoi la performance en effet ? Première réponse, quasi automatique : la performance peut contribuer sous certaines de ses formes à la visibilité de l’auteur et à la constitution d’un « label » publicitaire exploitable dans une logique marchande. Elle compte au nombre des « activités connexes » qui, selon Gisèle Sapiro, « constituent […] une source de revenu vitale pour les écrivain-e-s situé-e-s au pôle de production restreinte du champ littéraire35 ». Propos de sociologue qu’on retrouverait mutatis mutandis chez certains acteurs du champ, qu’ils soient programmateurs, tel Olivier Chaudenson rappelant que la prestation orale, quelque forme qu’elle prenne, « offr[e] aux écrivains une nouvelle source de rémunération », ou écrivains et performeurs comme Jean-Michel Espitallier faisant remarquer que le terme de performance est « plus vendeur36 » que celui de lecture.
26Mais le rapport de la performance à l’argent est complexe. Nul espoir de gain (financier tout du moins) dans les performances « historiques », celles des années soixante et soixante-dix souvent anti-institutionnelles, marquées parfois par un certain esprit libertaire. Aujourd’hui encore Philippe Vasset trouve dans la performance l’occasion de « sortir de l’économie de l’imprimé », de se délivrer de « l’objet-livre » qui transforme l’écrivain en « représentant de commerce » (de séances de dédicaces en promotion sur les médias et en candidatures aux divers prix littéraires) ; bref une possibilité de « produire du gratuit », du « don total »37.
27Tout dépendrait-il donc du type de performance ? Performance spectacle, source appréciable de revenus d’appoints pour son auteur, ou performance « proche d’une fête », « moment privilégié, non reproductible, où l’on consomme une production artistique jusqu’à épuisement des stocks »38. Mais, outre qu’il n’est pas si sûr que la performance potlatch soit radicalement étrangère à la sphère marchande, la performance spectacle n’est pas seulement une source de revenus complémentaires. Elle est aussi pensée par ceux qui la promeuvent comme un instrument de démocratisation de la littérature. Olivier Chaudenson l’inclut dans les pratiques qui « propos[ent] au public une autre façon d’accéder aux textes et aux auteurs39 » par l’intermédiaire de la scène, la voix la musique, l’image, l’écran et corrigent l’a priori selon lequel le domaine littéraire serait élitiste, réservé à un public averti. Certains diront que, ce faisant, la littérature s’adultère, qu’en voulant séduire un public non lettré, elle perd son exigence et même sa spécificité. Qu’elle se dilue dans le « culturel ». Et ce n’est pas toujours faux.
28Mais il y a spectacle et spectacle. Pourquoi son éventuelle nuance spectaculaire empêcherait-elle en soi la performance d’être un moyen d’expression à part entière, de faire partie intégrante de l’œuvre de l’écrivain au même titre que ses poèmes, ses romans, ses pièces de théâtre, ses essais ? D’être une œuvre au sein de l’œuvre ? Une œuvre multi-, inter- ou transmédiale (selon les cas), foncièrement « indisciplinée » selon le mot de Labelle-Rojoux, brouillant les frontières entre les genres et les arts, invitant à s’interroger sur les modalités de ces rencontres (métissage ou frottement, voire affrontement). Obligeant de surcroît, à réexaminer des concepts familiers : « littérature », bien sûr (où en sont les bornes ?), « œuvre » (où est l’œuvre de référence quand le texte circule hors du livre qui n’en est plus qu’une version possible ?), « auteur » (quel est l’auteur de certaines performances interactives où chaque membre du public peut prétendre au statut de performeur anonyme ?), « autorité » (de quelle autorité peut bien se prévaloir l’écrivain quand il s’improvise danseur, chanteur ou vidéaste ?).
29Cette question du corps – ou plutôt sans doute cet ensemble de questions suscitées par la présence effective du corps de l’écrivain – constitue le fil directeur qui noue, d’un nœud plus ou moins serré, les articles et les poèmes regroupés ici. Ceux qui reviennent sur la pratique de la lecture à voix haute et en public pour en cerner les modalités et les enjeux, en examiner le caractère spectaculaire ou, à l’inverse, la volonté anti-spectaculaire. Ceux qui interrogent plutôt les parts respectives de la stratégie promotionnelle et de l’invention poétique. Ceux qui, s’attachant avant tout au décloisonnement des genres et des disciplines – inhérent à la pratique performancielle –, examinent des performances collaboratives entre écrivains et danseurs, chorégraphes, musiciens, ou cartographient des formes hybrides, voire en créent eux-mêmes en (se) jouant des codes. Et, bien entendu, ceux qui analysent les techniques corporelles ainsi que la ou les poétique(s) du corps à l’œuvre dans l’écriture ou sous-jacentes aux performances d’écrivains. Que la notion de performance y soit acceptée comme un acquis ou interrogée (voire soupçonnée) dans son élasticité présente, qu’elle y soit employée stricto ou lato sensu, que le point de vue soit externe ou interne, le cadrage serré ou panoramique, dans toutes ces approches, le corps est là, central – comme il l’est dans les deux suites poétiques – ou à l’arrière-plan ; voire par simple métaphore quand la performance est qualifiée de « pataude » ou d’« élégante ».
30Chantier pour une histoire à venir des écrivains en performances, ce recueil invite donc à revenir sur l’évolution historique du rapport entre la présence de l’écrivain « en voix et en corps » et celle de son texte. À revenir, en particulier, sur les modalités de présence et les fonctions du corps. De plus en plus consciemment utilisé comme bio-medium, composante d’œuvres qui ne s’identifient plus à un texte (lequel, quand il existe, ne prend plus nécessairement forme de livre), il est aussi – au moins depuis le xixe siècle – un instrument publicitaire exploité dans un contexte médiatique donné avec la complicité plus ou moins grande de l’écrivain. Signe d’un désir croissant de spectacularisation de la littérature, que ses acteurs présentent comme dépoussiérage et comme démocratisation, ne serait-il pas aujourd’hui l’indice d’un désir d’incarnation face à la dématérialisation du tout numérique ?