Colloques en ligne

Philippe Haugeard

Le don et la réciprocité au prisme d’Aspremont (v. 1‑5545)

1C’est une question fondamentale (et donc classique) de l’anthropologie que celle de la réciprocité : elle commande les échanges, elle entretient le lien social, elle entre en jeu dans le système de domination. Poser la question de la réciprocité conduit à penser à deux de ses théoriciens majeurs, Marcel Mauss d’abord, avec son Essai sur le don, et Claude Lévi-Strauss ensuite, avec ses Structures élémentaires de la parenté, et plus précisément le chapitre 5 de la Première partie, « Le principe de réciprocité »1. Les thèses ou les analyses de ces deux penseurs ne résument pas pour autant – on s’en doute – la réflexion savante sur le don et la réciprocité, lesquels intéressent en effet la philosophie et la plupart des sciences humaines, ce qui fait beaucoup. La bibliographie sur la question est donc immense, sans cesse renouvelée, moins désormais par des études de terrain que par un dialogue entre des auteurs qui se lisent, se rencontrent ou s’opposent, se nuancent ou se corrigent – s’admirent ou se méprisent2. Pour le médiéviste qui croit qu’une mise en perspective anthropologique de la représentation littéraire permet de restituer une lisibilité perdue en raison d’un éloignement dans le temps qui est aussi un éloignement culturel, il n’est pas nécessairement facile de trouver dans la vaste production philosophique et scientifique sur le don et la réciprocité l’auteur ou le texte qui, à défaut de constituer une autorité indiscutable et indépassable, proposerait du moins un système d’analyse utile à leur compréhension (nous parlons du don et de la réciprocité) dans les textes littéraires du Moyen Âge, lesquels leur accordent une place considérable, à travers notamment les gestes et le discours de la largesse.

2Nous avons trouvé chez Bourdieu une pensée du don qui possède selon nous un double mérite : elle permet, d’abord, de surmonter les paradoxes acceptés chez Mauss comme chez Lévi-Strauss d’un geste qui instaure de l’amitié et entretient de la rivalité ; cette pensée, ensuite, apparaît parfaitement adaptée pour décrire dans sa logique interne, au-delà du discours de promotion dont elle est massivement l’objet, une largesse, royale ou seigneuriale, politique et/ou sociale, qui est profondément, ou objectivement, un exercice de la domination. L’ouverture d’Aspremont nous avait ainsi permis de soumettre le texte littéraire à l’épreuve de la théorie sociale, dans le cadre d’une approche comparative qui faisait entrer dans l’étude un épisode fameux du Lancelot en prose, celui où Arthur, après sa défaite contre Galehaut, se voit administrer une longue leçon de largesse par un preudome anonyme3. Notre analyse portait alors sur le texte de l’édition de Louis Brandin, lequel est fort proche de celui du manuscrit édité par François Suard : la comparaison n’appelle donc pas une révision4. Nous n’avions pas intégré à l’étude – ce n’était d’ailleurs pas son objet – une analyse de la représentation des différents dons effectués dans le cadre du récit ; ils sont pourtant nombreux, et mériteraient sans doute un examen, ne serait-ce qu’en raison de leur variété : à côté des manifestations traditionnelles de la largesse royale (Charlemagne) ou seigneuriale (Girard de Fraite), le texte évoque en effet des dons plus personnels, comme celui fait par la reine sarrasine à Naimes, un anneau en gage d’amour, celui fait par Naimes à Balant, une croix en gage d’amitié, ou encore celui fait par Balant à Charlemagne, un cheval de prix en gage de conversion future. Ce ne sont cependant pas le don et les formes du don dans la première partie d’Aspremont qui nous intéresseront ici, mais plus exactement la réciprocité, c’est-à-dire le don en tant qu’il appelle un contre-don en retour. Le texte épique met en effet en scène des individus qui participent tous au système du don et qui (presque) tous sont soumis à une exigence de réciprocité qui les fait agir et réagir : il permet en cela de saisir, au-delà de la représentation littéraire, la place fondamentale ou la fonction structurante de la réciprocité dans l’univers mental médiéval. La mise en lumière du phénomène permet en retour de mettre au jour certaines caractéristiques de l’œuvre dans l’image qu’elle construit des mondes franc et chrétien.

3La réciprocité n’est pas exactement l’échange, et peut-être Lévi-Strauss, en comprenant la nécessité du contre-don comme la simple conséquence de la nécessité plus large, englobante, de l’échange, a-t-il trop rapidement évacué de la problématique du don la question de l’obligation de rendre qui avait tellement retenu l’attention de Mauss : en effet, alors que l’échange repose sur une équivalence de valeur entre les produits ou les prestations mis en circulation, la question de la valeur du contre-don ou de la contre-prestation apparaît dans la réciprocité relativement secondaire par rapport à l’obligation de rendre, cette obligation de rendre structurant le système du don plus que le don lui-même5. Constatant que le don contraignait et obligeait, Mauss avait cru devoir aller au-delà de la nature sociale et morale de l’obligation de rendre pour lui trouver une origine plus profonde, magico-religieuse, à travers la notion maorie de hau, « l’esprit de la chose donnée », qu’il avait en réalité – on le sait désormais – mal comprise en raison d’une erreur de traduction dont il n’était au demeurant pas responsable6. Il n’est pas besoin de donner une explication magico-religieuse à l’obligation de rendre, laquelle relève simplement d’une psychologie du don dans un univers mental ou un imaginaire social qui fait que celui qui reçoit se sent l’obligé de celui qui donne, dans une dialectique de la domination que Bourdieu définit ainsi :

Le don qui n’est pas restitué peut devenir une dette, une obligation durable ; et le seul pouvoir reconnu, la reconnaissance, la fidélité personnelle ou le prestige, est celui que l’on s’assure en donnant. Dans un tel univers, il n’y a que deux manières de tenir quelqu’un durablement : le don ou la dette, les obligations ouvertement économiques qu’impose l’usurier, ou les obligations morales et les attachements affectifs que crée et entretient le don généreux, bref la violence ouverte ou la violence symbolique, violence censurée et euphémisée, c’est-à-dire méconnaissable et reconnue.7

4Loin d’exercer une violence ouverte, le don exerce une violence symbolique en cela qu’il instaure et perpétue une relation enchantée de domination entre celui qui donne et celui qui reçoit, ce dernier rendant en reconnaissance et en soumission ce qu’il a reçu en biens et en richesses.

5Cette relation enchantée est le produit de l’effet conjugué d’un art de donner et d’un discours de la générosité qui visent l’un et l’autre à masquer la vérité objective de la générosité royale ou seigneuriale. C’est ce qu’illustre parfaitement la scène d’ouverture d’Aspremont où la largesse de Charlemagne, qui vide son trésor en distribuant ses richesses d’une façon qui prend en compte le statut des donataires, est accompagnée d’un discours de Naimes qui commente en faveur du donateur une attitude de générosité qui manifeste une « valeur » exceptionnelle (juste après celle de Dieu, dit le texte) – valeur qui légitime ce dernier dans sa fonction souveraine et qui du même mouvement justifie le service et l’amitié qu’on lui rend, dans la fiction d’un désintéressement partagé. La suite des événements constitue une démonstration de l’efficacité pratique de la largesse de Charlemagne : c’est en effet avec empressement et dévouement que ses vassaux, petits et grands, répondent à son appel et viennent gonfler les rangs de son armée ; c’est avec un sens aigu du sacrifice qu’ils se battent ensuite pour lui, et pour Dieu, selon le même principe de réciprocité d’ailleurs (comme nous le verrons).

6Parler de désintéressement quand on voit parfois Charlemagne, et Girard de Fraite, promettre de récompenser leurs hommes (des vassaux, mais aussi des guerriers sous leurs ordres) par des fiefs et des richesses pour stimuler leur service ou leur ardeur au combat peut paraître excessif, voire franchement discutable. Ces promesses de récompense pouvant être accompagnées de menaces dans certains cas, on pourrait même douter de l’efficacité pratique d’une générosité dont les effets apparaîtraient alors bien momentanés, ou du moins de très courte durée.  

7Voici par exemple comment Charlemagne s’adresse aux barons et aux chevaliers présents à la cour après le départ de Balant ; il est monté sur une estrade, parle d’une voix forte et demande qu’on lui envoie tous les chevaliers dans le besoin, il saura les doter en armes et en argent comme il faut ; quant à ceux qui ne répondront pas à sa convocation (le propos vise maintenant tout le monde), ils le paieront de leur vie, leurs lignées seront persécutées et leurs fiefs confisqués (v. 780-793) ; il ajoute un peu plus loin :

« Franc chevalier, ne me devez faillir,
Ne moi laissier vergonder et honir.
Venez o moi por Damedeu servir,
.i. don vos doing, que cort voille tenir,
En mon demoine vos ferai bien garir,
Si come rois qui terre a a tenir. » (v. 801-807)

8Charlemagne promet donc de récompenser ceux qui le suivront dans la guerre contre les Sarrasins. Pourtant, il ne s’agit pas d’une rétribution pour un service rendu (service au sens de prestation, ici guerrière) : dans leur simplicité, ces quelques vers énoncent plutôt une réciprocité de devoirs, eux-mêmes liés à la nature des statuts respectifs des acteurs du système féodo-vassalique ; s’il est du devoir des vassaux de servir leur seigneur, il est du devoir du seigneur (en l’occurrence du roi, mais c’est pareil : on évolue dans le cadre d’une monarchie féodale) de se montrer généreux ; cette réciprocité de devoirs n’exclut pas l’intérêt sans doute, politique d’un côté, socio-économique de l’autre, mais ce n’est pas lui qui commande l’action des acteurs du système, en tout cas subjectivement.

9La séquence construite autour de la prise de l’étendard sarrasin par les troupes de Girard de Fraite illustre plus clairement encore le fonctionnement interne de la réciprocité féodo-vassalique. Cette séquence s’ouvre par une demande formulée par Girard de Fraite qui recourt au vocabulaire du don :

« Franc chevalier, a moi an antendez !
Mes fiez tenez et mes granz eritez,
Dont vos avez les destriers sejornez,
Mais bien voudrai que vos les conperez.
.i. dom vos ruis, ja ne me soit vaez,
C’est l’estendart Yaumont que la veez,
A cel pomel, a cel aigle dorez,
Me soit renduz, tex est ma volontez.
Se vos nel faites, vés vos deseritez. » (v. 4387-4395)8

10La demande de don est impérieuse et ne souffre pas de réponse négative ; elle est explicitement exigée en retour des bienfaits (investitures de fiefs) reçus par des vassaux à qui on demande maintenant de les comperer, de les mériter ou de les payer, à condition de ne pas donner une signification marchande à ce dernier verbe ; le don est un contre-don, exigé en vertu de ce que l’on pourrait appeler une dette, mais cette dette a ceci de particulier que les vassaux ne sauraient s’en acquitter en satisfaisant à la demande particulière de leur seigneur, limitée ici à une mission guerrière, symbolique et stratégique. Les hommes de Girard sont tenus vis-à-vis de lui par un lien plus durable, institutionnel, moral et affectif (foi et amor), et qui est leur condition de vassal, laquelle les contraint à rendre en service ce qu’ils doivent à leur seigneur en terme de condition sociale et économique. Ce qui se joue dans l’extrait entre Girard et ses hommes n’est pas réductible à un échange mais à une forme de réciprocité parfaitement assumée, laquelle conforte Girard dans son autorité et son pouvoir de seigneur, en cela qu’il est le maître des fiefs et des richesses.

11La menace ouverte et la réciprocité assumée ne désenchantent pas un système dont le ré-enchantement est continu. Une fois conquis, l’étendard est remis à Girard qui remercie avec chaleur ses chevaliers, des jeunes et des moins jeunes visiblement :

Et dist Girarz : « Vos mercis, bel anfant ;
Or ne plain mie que vos amoie tant.
Mi chevalier, granz mercis vos en rent :
Por cel servise, se somes repairant,
Toz mes tresors vos irai desfermant ;
Qui n’a moillier, je li donrai vaillant. » (v. 4511-4516)

12Le texte met en scène un seigneur qui se félicite des libéralités faites précédemment à ses jeunes chevaliers – l’amor du seigneur pour ses nourris implique sa générosité à leur endroit – et qui promet de récompenser tout le monde par la suite, plus particulièrement les chevaliers non casés par de fructueux mariages, c’est-à-dire par des fiefs. La réciprocité entre le service des vassaux et la générosité du seigneur est médiatisée par une amitié elle-même réciproque, laquelle, dans le discours de promotion de la largesse, commande le don généreux d’un côté comme le service dévoué de l’autre. La séquence de la conquête de l’étendard sarrasin est une illustration, dans l’action et en action, de l’enchantement du don décrit dans la scène d’ouverture d’Aspremont : elle dit le gain qu’il y a pour le seigneur à se montrer généreux, elle dit aussi celui du vassal à servir son seigneur, mais l’intérêt, s’il est reconnu, n’apparaît pas (répétons-le) comme le principe premier de l’action des acteurs du système, lesquels agissent par amor et/ou en vertu de ce que dictent moralement leurs conditions respectives, dans une pratique de la réciprocité qui évite soigneusement de se réduire à l’échange ou au donnant-donnant.

13Il n’en va pas de même dans le camp sarrasin.

14En raison de son goût marqué pour les effets de symétrie, le texte actualise deux fois le motif narratif de la désignation d’un messager, d’abord dans le camp chrétien, où l’on désigne Richier, ensuite dans le camp sarrasin, où l’on désigne Gorhant, les deux personnages s’étant montrés volontaires pour remplir la mission. Si dans le camp chrétien, les candidats sont pléthore, mais tous récusés par Charlemagne qui souhaite épargner ses grands barons et envoyer un povre chevalier pour une affaire si dangereuse, on ne se presse pas pour répondre à la demande d’Agoulant dans le camp sarrasin, où l’on s’empresse en revanche d’accepter la candidature de Gorhant, après celle de Salatiel, récusée par Agoulant, les barons sarrasins se montrant visiblement très contents de voir quelqu’un se charger d’une mission qu’ils ne souhaitent nullement devoir assumer. On voit bien de quel côté se trouvent le courage et le dévouement au souverain. Mais c’est une autre différence qui importe à notre propos.

15L’intervention de Gorhant est rapportée en quelques vers :

« Rois, dist Gorhan, je nel quier ja celer,
Se me volez le blanc cheval doner
Qui l’autre jor vos vint d’outre la mer,
Lors me verroiz an Aspremont monter
Et les compaignes des Crestïens esmer ;
Et s’il vos plaist, a Charle irai parler,
Et lui meïsme anquerre et demander
S’il se larra issis deseriter
Ou s’il voudra Mahomet aorer. »
Paiens conmencent maintenant a crïer :
« Riches rois, sire, faites li delivrer ! » (v. 1738-1758)

16Gorhant conditionne son service à l’obtention d’un don : la réciprocité devient ici proprement un échange, au sens même de donnant-donnant. Le système du don exige, comme le fait remarquer Bourdieu, que le contre-don soit différé et différent : rendre le même annule le don, et peut même constituer une offense ; la différence dans le temps est plus fondamentale, c’est elle qui distingue l’échange de dons du donnant-donnant : « L’intervalle de temps qui sépare le don du contre-don est ce qui permet de percevoir comme irréversible une relation d’échange toujours menacée d’apparaître et de s’apparaître réversible, c’est-à-dire comme à la fois obligée et intéressée.9 » La construction hypothétique prêtée à Gorhant fait du service rendu une conséquence d’un don qui apparaît clairement comme la rétribution matérielle d’une mission qui n’est réalisée que parce qu’elle s’accompagne de l’obtention d’un bien : on se trouve dans le domaine de la prestation, au sens économique et marchand du terme.

17La scène entre Charlemagne et Richier montre une configuration toute différente :

Devant Charlon se vint agenoillier :
« Sire ampereres, je suis .i. chevalier,
N’ai oir ne fil ne terre a justissier ;
Se povres hons i volez anvoier,
Je am serai s’il vos plaist mesagier,
A mon pooir vos voldrai bien aidier.
– Amis, dist Charles, bien fait a otroier.
Se sainz et sauz am poez repairier,
Ce sachoiz vos, ge vos quit si paier,
Toz vos linages i avra recovrier. » (v. 1472-1481)

18C’est son service dévoué que propose Richier, et c’est ce service qui est accepté par Charlemagne, lequel promet, tout de suite après, mais après seulement, de récompenser son dévouement, à travers l’emploi du verbe paier – lequel n’implique pas l’idée de rétribution, au sens commun du terme désormais, qui est marchand et économique. Ce sens est incompatible avec le contexte, qui met en scène des personnages qui agissent et réagissent selon les exigences de leur condition sociale et politique : dévouement du chevalier qui désire servir et générosité du seigneur qui désire récompenser. L’emploi du verbe paier ne situe pas ce qui se joue entre Richier et Charlemagne dans l’espace de l’échange de type marchand, il ne sort pas la réciprocité entre le service du vassal et la générosité du seigneur de la sphère du don10.

19En revanche, quand Eaumont s’exprime dans les mêmes termes pour inviter Charlemagne, près de la fontaine où il en a fait la rencontre, à renier la foi chrétienne, ce qui se trouve instauré, c’est une relation d’échange du type de celle que nous avons déjà commentée entre Gorhant et Agoulant :

« Tu t’en iras sain et sauf et antier,
Mes que tes armes t’i covendra laissier.
Et se tu viaulz le tien deu renoier,
Par Mahomet je te quit si paier,
Toz tes linages i avra recovrier. » (v. 5185-5189)

20En conditionnant sa générosité au reniement de son interlocuteur, Eaumont établit une relation de strict échange avec Charlemagne : le même verbe, paier, prend alors une autre signification, et sort la proposition de la sphère du don pour instaurer une structure de transaction.

21On peut juger les différences ténues entre les exemples analysés, elles le sont en effet, ce qui ne les empêche pas d’être fondamentales. L’enchantement du don est tributaire de la manière de faire, et il faut peu de choses pour le dissiper : une erreur de tempo ou une formulation malheureuse peuvent réduire la réciprocité à l’échange, le don et le contre-don dévoués, libres et/ou volontaires (faussement, mais peu importe, c’est la perception subjective qui compte) au donnant-donnant, à la rétribution ou à la contre-prestation au sens marchand de ces termes.

22Le système du don tel que nous l’avons décrit et commenté jusqu’ici, c’est celui en vigueur dans la structure féodo-vassalique, laquelle lie dans un rapport de dépendance des vassaux à leur seigneur. Par rapport à la configuration habituellement représentée dans les chansons de geste, Aspremont propose une situation politique originale en décrivant une monarchie féodale au sein de laquelle, en tout cas géographiquement, prospère un espace indépendant de l’autorité de l’empereur d’un point de vue vassalique – un espace à la tête duquel se trouve Girard de Fraite qui, comme Charlemagne, prétend en effet tenir de Dieu, ce qui exclut la possibilité qu’il soit le vassal de qui que ce soit11. Le texte met ainsi en scène deux égaux, et l’on ne voit pas Charlemagne considérer Girard de Fraite autrement que comme un égal ; si Charlemagne envoie Turpin auprès de ce dernier pour lui demander son aide, il ne s’agit en rien d’une convocation :

« Sire archevesque, ne vos doit anuier,
A dant Girart vos voldrai anvoier,
Que il me viegne a ces besoing aidier,
Par covenant, se il an a mestier,
Souz ciel n’a home se il le viaut chacier
Que ne li viegne tot maintenant aidier,
Q’a son talant s’em porra vengier.
Vos li devez loer et conseiller,
Car s’Agolanz me puet de champ chacier,
Crestïentez n’i avra ja mestier. » (v. 924-933)  

23La demande d’aide est assortie d’une promesse d’aide en retour, cette promesse prenant la forme d’un covenant, c’est-à-dire d’un engagement formel qui possède une dimension contractuelle ; la réciprocité, contractualisée, tend à l’échange en cela que les prestations, l’une prêtée et l’autre rendue, sont de même nature et donc de même valeur, mais elle ne se réduit pas pour autant à un donnant-donnant. La valeur contractuelle de l’accord réside dans la parole de Charlemagne ; la réciprocité laisse de la place à l’incertain, elle repose alors sur la confiance, qui est reconnaissance du crédit que l’on peut faire à l’autre acteur du contrat, contrat qui est moral et garanti par l’honneur. Le don attendu de Girard obligerait Charlemagne, mais la capacité de Charlemagne à rendre le préserve du risque de soumission inclus dans la dette dont on ne peut pas complètement s’acquitter – dette qui est exactement celle des vassaux, tenus vis-vis à de leur seigneur du fait qu’ils tiennent de lui et leurs fiefs et leurs biens. Ce que propose Charlemagne à Girard, c’est d’entrer dans une réciprocité positive, qui est celle qui lie entre eux des égaux, que les circonstances invitent à s’allier, dans une réciprocité qui engage moralement, mais qui n’engage pas politiquement ou socialement, c’est-à-dire qui ne met pas en jeu le statut de l’un par rapport à l’autre. Le don qui peut être rendu crée du lien, ce qui n’exclut pas la rivalité ou la compétition (comme l’a suffisamment montré Mauss à travers le potlatch), mais il ne peut produire de la soumission et instaurer un système de domination.

24On a vu que Girard avait demandé à ses vassaux, au nom de ce que ces derniers lui devaient, de s’emparer de l’étendard des Sarrasins ; cette demande répondait à un objectif militaire et stratégique, mais la suite du texte conduit à donner une interprétation plus large à la volonté du personnage qui, juste après l’avoir reçu des mains de ses hommes, leur demande en effet de donner l’étendard à Charlemagne :

« Cel estendart prenez isnellement ;
De moie part an faites .i. presant
A Charlemaigne, le roi qui France apent,
Et si li dites qu’il ne s’esmait noiant,
Que Sarrazin afebloient durement. » (v. 4535-4539)

25Ce geste est à rapprocher, mais pour en faire apparaître toute la différence, de celui des hommes de Charlemagne qui, après avoir mis en fuite les Sarrasins, remettent leur butin (qui incluait les quatre idoles) à leur souverain, ce dernier le leur rendant immédiatement. La remise du butin à Charlemagne est un signe d’allégeance à un souverain qui, dans Aspremont, est explicitement reconnu comme le maître des richesses, les vassaux qui les reçoivent ou qui en bénéficient n’en étant jamais que des dépositaires temporaires. Tout ce qui se trouve sur le territoire ou dépend du territoire sur lequel s’exerce sa souveraineté est en effet propriété pleine et entière de Charlemagne, et le reste quand bien même il en a fait le don à ses vassaux, comme le montre le discours du personnage quand il restitue/redistribue le riche butin qui a été fait dans la journée :

« Baron, dist il, .i. petit m’entendez.
Amis et freres et parens avez,
Vous qui la char et le sanc en perdez,
Et les soufraites que vous en endurez,
Vos est l’avoirs, entre vous le portez :
Ja n’en avrai le montant d’un dé.
Qant vous serés la ou vous futes nez,
Vous qui vendites vos viles et vos prez,
A ceus qui n’eurent, les chastiaus en donnez,
Que il ne soient par moi desireté.
Et si avés filles, si les marïez,
Et vos nieces, si les avez,
Moie est la terre ou l’avoir porterez,
Miens est l’avoirs ou que vous le metez. » (v. 2712-2725)

26Cet extrait condense une conception repérable ailleurs de la circulation des richesses remontant jusqu’à un souverain qui, en les redistribuant à ses grands barons, enclenche un mouvement de ruissellement vers le bas stimulé par la propre largesse de ces derniers ; mais il est rare de trouver dans les textes médiévaux une affirmation aussi forte d’un principe d’identité entre la personne du souverain, l’espace qu’il domine et les richesses que cet espace contient.

27Le geste de Girard de Fraite de faire don de l’étendard sarrasin à Charlemagne ne procède en rien de cette logique. Ce geste, bien sûr, est nécessairement une reconnaissance du statut de Charlemagne comme chef de la Chrétienté en guerre contre les Sarrasins, mais il ne manifeste pas une allégeance ou une dépendance de Girard de Fraite vis-à-vis de l’empereur franc. Girard de Fraite fait simplement la démonstration de son utilité et même de son importance guerrière et militaire dans une lutte commune, au service d’une cause qui surmonte en effet les divisions et les rivalités potentielles au sein du camp chrétien. La réponse de Charlemagne aux messagers de Girard montre à quel point il prend en bonne part le geste de son allié temporaire :

– Hé Dex, dist Charles, par Ta Redemptïon,
Se repairier pooie a Monloon,
Je li donroie .i. molt bon guerredon. » (v. 4552-4554)

28Le guerredon n’est ici ni récompense, ni salaire – désignés le plus souvent par le mot loier, dont les occurrences sont bien plus nombreuses dans la première partie d’Aspremont que celle de guerredon, dont nous n’avons repéré en effet qu’un seul autre emploi, v. 720, quand Balant se plaint à Agoulant qui l’accuse de trahison d’être mal récompensé de son service. Le guerredon promis par Charlemagne, c’est très strictement le don en retour, non encore défini mais dont la valeur et la signification seront comparables à celles du don reçu – un don en retour commandé par la réciprocité positive dans laquelle les deux puissants personnages sont entrés et qu’ils entendent faire durer.

29Aspremont montre des Chrétiens engagés dans une relation de réciprocité avec Dieu, et cette relation de réciprocité les oblige. Le texte actualise un discours repérable dans d’autres chansons de geste et qui était aussi celui des propagandistes de la croisade, lesquels comparaient les rétifs à des traîtres voués à la damnation tandis qu’ils promettaient le Paradis aux autres, alléguant de surcroît la nécessité de rendre au Christ ce qui lui était dû à la suite de son sacrifice pour les hommes12. Les promesses de Paradis sont nombreuses dans Aspremont, formulées par des personnages de puissants – Charlemagne, Girard et le Pape – qui encouragent les Francs dans la bataille et qui les galvanisent dans leur piété et dans leur foi. Le principe d’une dette des Chrétiens à l’endroit de Dieu qui s’est fait homme pour les sauver sur la Croix du péché originel est exprimé à diverses reprises. Un certain Godefroi, comte de Soisson et du pays de Laon, n’apparaît dans le texte que pour justifier par son désir de participer aux combats son refus de porter un message à Charlemagne :

« Armes ai bones et molt riche conroi,
Ja ne larrai que granz cox n’i amploi,
Si rendrai Deu ce que paier li doi.
M’ame et mon cors ansenble li otroi,
Por Lui morrai, car Il moru por moi. » (v. 3299-3302)

30Plus loin c’est Girard de Fraite que l’on entend s’adresser à Dieu puis à ses hommes dans les termes suivants :

« Dex, dist Girarz, par Ton Saintisme Non,
Ja ving ge Sire por Toi an Aspremont ;
De tant franc home ai esté norriçon,
De coi (je) Vos fis hui matin livroison !
Je ne sai traire de ce autre raison :
Por nos moristes et nos por Vos morron.
Franc chevalier, des or nos esforçon,
Rendons a Deu ce que nos Li devons. » (v. 4088-4095)

31La réciprocité, qui commande les relations entre les hommes, et plus particulièrement le lien qui unit seigneur et vassaux, se trouve donc étendue à la relation entre les hommes et Dieu, et cette réciprocité est remarquablement mise en valeur stylistiquement par la structure du vers, comme le montrent les vers 4093 et 4095 de la citation.

32La dette des Chrétiens vis-à-vis de Dieu possède en effet un point commun – aux conséquences majeures – avec celle des vassaux vis-à-vis de leur seigneur : elle ne peut être complètement acquittée, elle perdure au-delà du sacrifice des individus dans des guerres saintes sans cesse renouvelées, comme perdure celle des vassaux au-delà des services qu’ils rendent à leur seigneur, de façon continue et répétée ; les Chrétiens sont tenus vis-à-vis de Dieu comme les vassaux vis-à-vis de leur seigneur par un don irréversible, au sens où l’entend Bourdieu, c’est-à-dire un don pour lequel il n’y a pas de contre-don possible, susceptible de l’annuler ou de l’effacer ; ce don premier, irréversible, instaure une relation dissymétrique de domination et de soumission fondée sur la reconnaissance et l’obligation : les Francs, comme Chrétiens et comme vassaux, sont les obligés de Dieu et de leur seigneur – définitivement.

33À la place du peu satisfaisant proverbe de paysan auquel recourt Naimes, dans le manuscrit édité par François Suard,  pour encourager Charlemagne à faire la démonstration de sa largesse au début de la chanson :

« Ne fu pas fox qui ainz dona loier,
Et cil fu sages qui dona a mostier. » (v. 83-84)

34le texte de l’édition Brandin, fondée sur le manuscrit de Wollaton Hall, propose une formulation plus courte et surtout plus significative, et indiscutablement plus fidèle à la pensée médiévale (et anthropologique) du don comme système de domination :

« Ne fu pas fols cil qui dona premier. » (v. 81)13

35Donner le premier est sans doute sage, et plus sage encore de faire un don que l’on ne saurait rendre ; c’est s’assurer des obligés qui ne pourront jamais s’acquitter de leur dette, et à qui il ne reste plus que le dévouement et le sacrifice. Tel sont les Francs d’Aspremont, comme vassaux et comme Chrétiens – ce qui ne les empêche pas d’être sublimes, leur dévouement et leur sacrifice participant à l’enchantement collectif recherché par le texte épique, pour la plus grande gloire de Charlemagne et de Dieu.

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