Et les Lumières ne furent plus… ?
1Si chaque époque recrée le passé à son image (quand elle n’en fait pas un repoussoir), la critique se sent prise dans un infini jeu de miroirs qui la délégitime alors même qu’elle tente de mettre au jour les impensés ou les présupposés qui la fondent. Celle qui prétend définir les Lumières n’échappe pas à cette malédiction. Suffit-il de prendre conscience qu’il s’agit d’une construction intellectuelle et historiographique ? Le seul fait de recourir à la notion de « Lumières » ne constitue-t-il pas d’ores et déjà une pétition de principe, un de ces préjugés dont il faudrait se garantir ? La notion de « Lumières » pourrait bien apparaître comme un moyen d’occulter la diversité des mouvements qui ont agité le xviiie siècle – ce que déjà pratiquait la critique marxiste, depuis longtemps accusée d’avoir minimisé les écarts entre des auteurs qui parfois s’opposent.
2Le premier effet d’une vision rétrospective est donc de donner consistance (voire de conférer l’existence) à ce qui avait été perçu de manière confuse ou incomplète par ceux-là même qui l’ont vécu. Ainsi les acteurs des Lumières, qu’ils jouent les premiers ou les seconds rôles, pris dans le tourbillon confus des luttes qui les opposent à des forces sociales ou intellectuelles, auraient tout à gagner à être vus de l’autre bord. Ils n’en courent pas moins des risques, inévitables : Diderot réanimé par le marxisme et trouvant en Russie une terre d’élection, Rousseau accusé par temps de guerre froide de fonder en raison le totalitarisme, Montesquieu tombant dans les oubliettes de l’histoire pour avoir été trop monarchiste et trop peu révolutionnaire, Voltaire sauvé par Candide, Zadig et l’Ingénu, mais dépouillé de son œuvre majeure, historique et théâtrale… Tel serait le prix à payer. Le solde peut être positif : La Dispute de Chéreau (1973) n’a pas grand-chose à voir avec celle de Marivaux (1744), qu’on peine à assigner au mouvement des Lumières ; la plus récente attribue à la plus ancienne une ambition qu’elle n’avait sans doute pas : d’un divertissement jouant de ses contradictions, voire de ses invraisemblances volontaires, et empreint d’une fausse naïveté, elle a fait une pièce métaphysique, explorant l’interrogation fondamentale sur l’origine du monde – du monde social, s’entend, mais aussi de la différence des sexes. Chéreau ne met pas « en scène », il donne du sens : n’est-ce pas ce qu’on attend du meilleur lecteur, celui qui en fécondera d’autres ?
3L’ambiguïté du travail de l’interprète, médiateur invisible qui doit laisser parler le texte, s’effacer devant lui, mais qui aussi le commente et le déforme nécessairement en le disant dans une autre langue, la sienne propre, pourrait être un modèle de ce qu’on appelle la « réception ». Dans quelle mesure celui-ci s’applique-t-il au phénomène étrange qui frappe la manière d’appréhender les Lumières en France depuis la fin du xxe siècle, et au-delà ? En effet, la « pensée des Lumières », qui triomphait dans les années 1960 pour fonder un nouvel humanisme, fait l’objet d’usages divergents, voire contradictoires : constamment invoquées, plus rarement pratiquées, comment se parlent-elles en France, du xxe au xxie siècle ? À la fois célébrées et détestées, elles pourraient bien être devenues une langue ancienne, pour ne pas dire une langue bientôt morte.
Les Lumières occultées
4Tel est le cas du modèle le plus prégnant parmi les lectures de ce qu’on appellera ici par commodité « mouvement des Lumières ». Il relève d’un phénomène peu théorisé, et qui paraît a priori peu intéressant ; mais il s’est imposé à un large public, et à ce seul titre mériterait d’être pris en considération si ne s’imposait une raison plus forte encore : il repose sur des implicites qu’il faut mettre au jour, et sur une tradition fort ancienne et remarquablement constante. Il consiste à occulter les Lumières, ou plutôt à les dissocier du xviiie siècle, autrement dit à en faire une simple option de lecture, un aspect parmi d’autres : Rousseau n’est-il pas l’auteur des Confessions et des Rêveries du promeneur solitaire ? Fondateur de l’autobiographie, et de ce fait favorisé dans les manuels scolaires par l’approche générique, il jouit d’une aura particulière, mais pas pour les œuvres qui ont constitué une véritable rupture en philosophie politique comme le Discours sur l’origine de l’inégalité ou Le Contrat social. Filtré, décanté, épuré comme l’avait voulu Sainte-Beuve1, voilà le xviiie siècle sauvé par la littérature – en fonction d’une distinction entre littérature et philosophie qui n’existe pas avant le xixe siècle, mais qui permet au xxe de faire honneur au Neveu de Rameau ou à Jacques le Fataliste. La même tradition veut qu’on s’attache aux hommes plus qu’aux œuvres, et de celles-ci on ne retiendra que ce qui s’éloigne de toute interprétation politique ou critique : pour Sainte-Beuve, les plus belles pages de L’Esprit des lois portent sur Charlemagne et Alexandre…
5De ce mouvement témoignent les premières décennies de la collection « Bibliothèque de la Pléiade », que j’ai étudiée ailleurs2 ; de 1932 à 1950, sont privilégiées les œuvres qui restent en marge de toute contestation de fond, qu’il s’agisse d’idéologie, de religion ou de politique : Les Liaisons dangereuses de Laclos, le théâtre de Beaumarchais, les Œuvres complètes d’André Chénier, les romans et le théâtre de Marivaux, tandis qu’à partir de 1953 commencent la publication des Mémoires de Saint-Simon et en 1958 celle des Mémoires de Casanova. Pourtant on y trouve Rousseau dès 1933, Voltaire la même année (1957 pour ses Œuvres historiques, 1961 pour des Mélanges), Diderot dès 1935… Mais la formule anthologique permet d’éliminer les œuvres contestataires ou d’en effacer la virulence, voire le venin : si le premier Voltaire de la collection est celui des Romans et contes, ceux-ci sont présentés comme pur divertissement ; et les Œuvres historiques excluent La Philosophie de l’histoire comme l’Essai sur les mœurs : ainsi est esquivée toute critique du christianisme et tout écho de la grande campagne « Écr.l’inf », au profit du Siècle de Louis XIV, qui affirme la supériorité du Grand Siècle et fonde toute une tradition historiographique : rien que de très rassurant, donc. Le volume consacré à Rousseau illustre la prépondérance de l’axe autobiographique, placé sous le chef d’une analyse psychologique ; quant au Diderot d’André Billy, il fait la part belle aux écrits d’ordre biographique, suivant en cela l’impulsion donnée par Lanson : Diderot « est bavard, conteur, conseilleur, raisonneur. […] Mais il a écrit comme il parlait, facilement, gaiement, sans fatigue et sans relâche […]3 ». Les œuvres proprement philosophiques ne sont pas oubliées, puisque sont offerts le Rêve de d’Alembert, l’Entretien d’un philosophe avec la maréchale, le Supplément au voyage de Bougainville ; mais elles ne sont introduites que pour être disqualifiées comme autant de tentatives brouillonnes et incohérentes : cette « philosophie » se dénonce elle-même.
6La publication en Pléiade de Rousseau juge de Jean-Jacques, également connu sous le titre de Dialogues, illustre l’ambiguïté de ce qui peut apparaître en 1959 comme un renouveau : l’ouvrage, alors seulement connu comme témoignage de la maladie mentale de son auteur, figure dans une nouvelle édition des œuvres autobiographiques, ce qui lui confère la dignité d’œuvre littéraire, en tête de la série des Œuvres complètes de Rousseau4 ; mais on pourrait bien en retenir surtout la fausseté de « ces Messieurs », les philosophes ligués contre le malheureux Jean-Jacques qui dénonce avec l’énergie du désespoir le complot dont il est victime, sans que soit pour autant rehaussée l’image d’un personnage halluciné et atteint de manie de la persécution…
7Ces publications, dira-t-on, sont anciennes ; mais elles ont parfois encore cours : les Œuvres historiques de Voltaire figurent toujours au catalogue Gallimard, et le Diderot si litigieux n’a commencé à être remplacé qu’en 2004. Quant aux thèmes, ils continuent à affleurer, y compris dans des publications universitaires récentes. On en prendra pour seule preuve l’argument, ou plutôt le poncif, de la « girouette de Langres ». L’origine en est une lettre à Sophie Volland du 10 août 1759 où Diderot n’évoque l’instabilité de ses compatriotes, dont la tête n’est « jamais fixe sur un point », que pour mieux s’en défendre5 ; elle n’en est pas moins utilisée avec constance pour signifier la vivacité, mais aussi l’instabilité, et donc l’incohérence déjà évoquée de Diderot. De plus elle offre l’avantage de faire coïncider cette disqualification, implicite ou non, avec le motif biographique, sous couvert d’une expression heureuse : elle condense donc toutes les caractéristiques d’une philosophie qui n’en est pas une et que rachète la qualification dans l’ordre de la littérature, où le brillant fait passer le décousu.
8Enfin, la « littérarisation » du xviiie siècle issue de Sainte-Beuve reste à l’ordre du jour, ou plutôt s’est imposée depuis la fin du xxe siècle, comme le montre de manière flagrante un observatoire de choix : le programme des agrégations de lettres, où les œuvres relevant de l’histoire des idées se font de plus en plus rares au tournant du xxe et du xxie siècle. Ainsi Chénier y fait une entrée brillante, deux fois en douze ans (2006 et 2018), mieux encore que Crébillon (1996 et 2010), alors que les Lettres persanes ne sont convoquées que deux fois en près de quarante ans (1988 et 2014), L’Esprit des lois ayant sombré, de manière semble-t-il définitive, après 1977 ; Beaumarchais est un invité régulier, battu néanmoins par Marivaux, qui entre 1992 et 2019 revient à cinq reprises, contre quatre pour Diderot. Mais quel Diderot ? En 2001 c’est celui du Rêve de D’Alembert ; cela ne renverse pas la tendance générale, qui voit apparaître deux fois Le Neveu de Rameau (1992 et 2017) et en 2008 les Salons. Enfin, s’étonnera-t-on que sur la même période, de Rousseau aient été retenus en 1997 les Rêveries, en 2004 Rousseau juge de Jean-Jacques, et en 2013 les Confessions ?
9 Pareils choix ne font que reproduire le filtrage si bien mené par la Pléiade ; au fil des générations, l’Université ainsi formée et devenue formatrice peut-elle ne pas le reconduire à son tour6 ? Un élargissement bienvenu dans la mesure où il ouvre notamment la voie au roman libertin se solde en fin de compte par la récurrence des mêmes auteurs, réputés plus abordables, et par un rétrécissement, pour ne pas dire un effondrement des œuvres dites « d’idées7 ». Les Lumières apparaissent comme les principales victimes d’une conception de plus en plus restrictive de la « littérature » ; une de leurs principales leçons, l’élaboration d’une philosophie destinée au plus grand nombre qui pour cela passe par la maîtrise de l’écriture8, est ainsi désavouée, ou oubliée. Est-ce une cause ou un effet ?
Les Lumières désavouées
10Le champ des idées est souvent composé de contradictions ; celui de la réception n’en est pas exempt. À l’opposé de ce mouvement d’occultation, un autre se fait jour, qui tend à considérer la « philosophie des Lumières » comme la base de toute la pensée moderne : il s’agit alors, pour prolonger la métaphore, d’une langue vivante, mais cet avantage se retourne immédiatement contre elle. On parle alors non plus en termes de « réception », mais d’« héritage » : or l’héritage est parfois une charge, qu’un héritier a le droit de refuser. La fin du xxe et le début du xxie siècle ne s’en privent pas. Les Lumières ont acquis droit de cité – de manière particulière, il est vrai, car elles ont été pour ainsi dire réquisitionnées : le xviiie siècle idéalement (ou plutôt fictivement) et inégalement partagé entre Lumières et anti-Lumières9, le triomphe des premières est censé donner un sens à une histoire qui nous a fait devenir ce que nous sommes. Mais cette prééminence n’en est que plus dangereuse : aussi voit-on surgir régulièrement des ouvrages qui dénoncent leurs « mensonges » pour récuser leur influence sur le monde actuel et leur position (forcément abusive et trompeuse) de « phare10 ». On peut difficilement répondre à ce qui s’énonce sur le mode de l’imprécation, mais qui surtout se fonde sur un argumentaire aussi péremptoire qu’approximatif11, sinon par une argumentation plus complexe qui dépasse cette perspective12. Je me bornerai à constater ici que l’accusation repose sur le principe que les Lumières auraient parfaitement réalisé leur ambitieux projet en imposant, de façon quasi impérialiste, les valeurs qu’elles défendaient. Elles deviennent coupables d’avoir créé des concepts que nous détestons après les avoir adorés. Parmi les causes de cette détestation, dont la forme est souvent violente, la toute-puissance supposée de la raison : loin d’apparaître comme un instrument de combat ou comme un principe, elle est donnée comme la fin ultime des Lumières, qui y auraient naïvement vu le mètre étalon de toute chose, au service d’une universalité définie comme un horizon indépassable.
11La notion de progrès, à laquelle on assimile souvent les Lumières, semble aussi jouer en ce sens un rôle pivot : non seulement celles-ci auraient porté cette idée, mais en la réalisant elles auraient jeté ce pont idéal entre l’âge classique, auquel elles s’arrachaient, et nous. Or le siècle des Lumières s’est bien gardé d’hypostasier la notion de progrès, et même d’en faire un concept universellement opératoire : le terme se décline alors presque exclusivement au pluriel, et s’assortit d’un génitif qui l’assigne à un champ spécifique (progrès des arts, c’est-à-dire des techniques, progrès des connaissances, mais aussi de l’agriculture ou de la médecine, etc.) ; ce progrès n’est en fait guère qu’une progression, et n’a rien d’un creuset où viendraient se fondre techniques, sciences, mœurs et même raison humaine, et d’où jaillirait un puissant mouvement qui transcenderait l’humanité pour la conduire vers un avenir meilleur… Certes l’homme porte en lui la capacité à améliorer sa condition, et même le fonctionnement de son esprit, autrement dit cette perfectibilité qui s’oppose à la fixité de la nature humaine et ouvre le champ des possibles à une liberté toute neuve ; mais c’est au risque, dira Rousseau, d’une dénaturation13. La notion est donc loin d’être univoque et d’ouvrir la voie à l’assomption du « Progrès ».
12Ces remarques n’ont rien d’inédit ; manuels et dictionnaires s’obstinent à le rappeler : c’est au xixe siècle que s’est développée cette grande idée d’un progrès universel, linéaire et continu ; si elle s’enracine incontestablement au xviiie siècle, notamment grâce à Condorcet14, elle connaît alors tant de restrictions, de précautions, de doutes, qu’elle doit susciter la plus grande prudence. N’importe – contre toute évidence, elle est assignée voire assimilée aux Lumières aussi constamment que la girouette de Langres l’est à Diderot. J’y verrais volontiers le signe qu’elle répond à un besoin, celui de voir dans les Lumières à la fois l’origine d’un mouvement continu qui se porte jusqu’à nous et la théorisation de ce mouvement même : ce qu’elles pensent, elles le mettent en œuvre, et se donnent ainsi une postérité qui nous légitime. Mais ce fondement devient leur tare, voire leur péché originel, quand la notion de progrès a perdu son prestige ; coupables d’avoir créé cette illusion, elles font de nous leurs victimes15.
13Les idées attribuées aux Lumières se prêtent d’autant plus aisément à la caricature qu’elles sont rapportées à leurs effets supposés, ou disqualifiées par l’usage qui en est fait. Responsables de leurs écrits, les philosophes sont-ils coupables de ce qu’on y a lu ? Rien n’est plus facile que de voir dans ces Lumières le germe de tous les maux modernes, pour ne pas même parler de la Révolution française où le xixe siècle voyait la preuve absolue de l’inconséquence sans bornes des philosophes. On discerne le fanatisme de la raison chez Helvétius ou d’Holbach, le totalitarisme déjà évoqué à propos de Rousseau, ou encore le conservatisme de Montesquieu, voire l’amour pour la féodalité qu’Althusser déchiffrait dans L’Esprit des lois16. Seul le « hideux sourire » qui glaçait le Rolla de Musset semble avoir régressé : Voltaire est-il autre chose qu’un facétieux auteur des contes, ricanant mais jamais effrayant ? Mais voilà justement un auteur souvent mis en avant, par une sorte de réflexe, à chaque soubresaut de la démocratie17. « Reviens, Voltaire… » apparaît comme un leitmotiv, requis pour défendre la liberté d’expression comme la laïcité (qu’il n’imaginait guère, mais cela importe finalement peu), ou encore le simple bon sens, cette raison du pauvre. Une telle plasticité en fait une figure emblématique, vidée de tout contenu idéologique ; mais au moins ce Voltaire parle encore sa langue : celle du combat.
14Ces exemples, que l’on peut juger creux et dévoyés, permettent en effet de rappeler que les Lumières doivent leur naissance à un contexte historique et intellectuel précis. Elles en ont tiré forme et consistance dans la mesure où elles répondaient à leur manière et à un moment donné à des aspirations intemporelles (au bonheur, à la liberté). Ce point de vue risque évidemment d’apparaître comme restrictif et appauvrissant, car il les prive de leur universalité, pour ne pas dire de la dimension transcendante qui a fait leur force d’entraînement depuis deux siècles… Aussi le prendra-t-on surtout comme une forme de correctif à une démarche polémique ou à une conception certes exaltante, mais tout aussi approximative qui tend à faire des Lumières le fondement en acte mais aussi en raison du monde dit moderne. Peut-on aussi s’appuyer sur l’idée qu’on a affaire, avec la littérature des Lumières, à des œuvres qui « veulent dire » quelque chose ? Prétention insensée, et même faiblesse, dont la critique a fait justice depuis longtemps – mais en empruntant toujours ses exemples et ses arguments à la fiction ou à la poésie (ce n’est pas sur l’Encyclopédie que Picard et Barthes se sont affrontés).
15On peut néanmoins légitimement se demander pourquoi ces œuvres diraient seulement ce qu’elles « veulent dire » ; ne pourraient-elles même dire tout autre chose, voire l’inverse ? Montesquieu n’ayant pas donné le mode d’emploi de l’abolition de l’esclavage, doit-on lire le chapitre de L’Esprit des lois (1748) sur « L’esclavage des nègres » comme la mise à bas radicale des pseudo-raisonnements qui en fondent l’institution, ou comme un spirituel acte de langage qui se contente d’amuser, donnant bonne conscience au lecteur ? La connivence créée par l’énonciation ironique ne ferait que conforter son pharisaïsme. Ainsi l’un des textes les plus prisés des manuels scolaires au xxe siècle (et plus encore s’ils se concentrent sur les modalités d’énonciation et les approches stylistiques plutôt que sur l’histoire littéraire et sur les approches thématiques) peut apparaître simultanément comme un puissant aiguillon de la libération d’esprits rendus sensibles au scandale que constitue l’esclavage, et comme un euphorisant non moins puissant, capable d’assoupir toute sérieuse velléité de réforme – de fait, il faudra attendre quarante-cinq ans (et combien de révoltes d’esclaves ?) pour que l’abolition entre, timidement et brièvement, dans la réalité. Or les auteurs des Lumières ne prétendent-ils pas avant tout agir ? Mais quelle est la valeur du point de vue rétrospectif (celui de la réception) qui déplore ce retard, où il faut plutôt voir le temps long du travail de l’esprit et de l’évolution des sociétés ? Le seul qui vaille est celui qui mesure la pertinence de l’argumentation et son adaptation à un instant T d’une société donnée ; ainsi peut-on espérer sortir de l’ornière critique de « l’intention » et de l’aporie que constitue la mesure des effets, et même de ce qui commande un tel mode de réception : la critique s’est transformée en tribunal. Dans l’histoire littéraire, quel autre mouvement passe ainsi en jugement ?
Pour conclure : les Lumières filtrées
16Une autre lecture, plus gratifiante, en a été proposée, qui s’est donnée d’emblée comme un moyen de renouveler et les Lumières elles-mêmes, et le rapport qu’entretient notre époque avec elles. Le xviiie siècle se voit ainsi gratifié de la qualification, forcément laudative, de « moderne », en un usage banalisé, ni historique ni littéraire : il est moderne parce qu’il nous ressemble, ce qui est évidemment tenu pour une qualité positive. C’est ce qui permet à Jonathan Israel de définir des « Lumières radicales18 », autrement dit les seules vraies Lumières, selon un schéma interprétatif qui a l’avantage d’élargir chronologiquement et géographiquement un champ autrefois restreint à la « crise de la conscience européenne » (1680-1715) de Paul Hazard et à l’espace défini par les allées et venues de quelques écrivains français : dans un espace européen où il faut rendre à la Hollande un rôle éminent, Spinoza apparaît comme une figure tutélaire ou plutôt nourricière, dont on retrouve plus ou moins les traces chez différents écrivains.
17Parmi les principes qui seuls méritent d’être désignés comme composantes de cette « modernité », je retiendrai ici l’égalité des hommes et des femmes. Si l’on voit assez bien pourquoi ce thème a été retenu, on peut se demander à quoi il correspond dans la production intellectuelle du siècle, d’autant que Bayle, considéré comme un relais essentiel par Jonathan Israel, est très loin de l’illustrer. On comprend aussi que Montesquieu soit exclu de cette marche triomphale vers le xxie siècle, lui qui fait de la pudeur l’attribut majeur des femmes, du moins dans une société bien réglée, et explique si bien les raisons de la polygamie au livre XVI de L’Esprit des lois. Mais c’est méconnaître qu’il traite la question à partir d’une analyse d’ordre social et historique, et qu’il se refuse constamment à essentialiser la domination masculine, comme bien d’autres aspects sur lesquels il a été attaqué ou tenu pour rétrograde. En 1783 Laclos témoigne de la complexité de la question lorsqu’il réfléchit sur le sujet empreint de bonnes intentions qu’a proposé pour son prix annuel l’académie de Châlons-sur-Marne : « Quels seraient les meilleurs moyens de perfectionner l’éducation des femmes ? ». Le superlatif suppose acquise l’existence de tels moyens, et traduit un consensus : il n’est besoin que de les traduire en plan de réforme… La réponse de Laclos est restée à l’état d’ébauche, mais elle est claire : « il n’est aucun moyen de perfectionner l’éducation des femmes ». Pour Laclos, dans la France du xviiie siècle où les femmes sont esclaves, quiconque prétendra améliorer leur condition en s’appuyant sur la notion universelle et tant vantée d’éducation, se fourvoiera tant que l’édifice social n’aura pas été jeté à bas. Peut-on rappeler plus crûment les limites d’une question posée de manière si simple ?
18On pourrait reprendre ainsi les différents aspects de ce « radicalisme » prédéterminé qui prête finalement peu d’attention aux textes mêmes, à leur complexité intrinsèque et à leur contexte intellectuel19. Mais c’est le principe même d’une lecture téléologique qui en rend l’application contestable, à quoi s’ajoute une autre faille : que l’on puisse unifier la multiplicité des courants des Lumières sous une influence majeure, fût-elle la pensée puissante de Spinoza. Quand le pluriel est désormais de rigueur pour rendre compte de la diversité des positions de ce qui jamais ne fut réduit en corps de doctrine (ainsi on ne parlera donc plus de déisme, mais des déismes du xviiie siècle), il semble vain d’espérer l’impossible synthèse qui marquera durablement l’histoire des idées en donnant une idée certaine, précise et complète des Lumières, offrant à l’histoire ou la typologie de la réception un nouveau développement. Cet objet d’étude que l’on n’aurait pas choisi s’il n’était d’une infinie diversité ne mérite-t-il pas mieux ?