Le début et la fin dans le roman policier : variations sur un strip-tease
1Si « nous n’avons plus de commencements », pour citer le début célèbre d’un livre de Georges Steiner – qui s’offre ainsi paradoxalement un magique incipit –, le roman policier nous permet de commencer, lui aussi paradoxalement mais solidement, par la mort. Calvino, qui comme Steiner, comme Sartre1, constatait que la vie n’a ni début ni fin, appréciait les récits qui empruntent à la littérature populaire, ces « formes », disait-il, « éprouvées par un long usage qui fait d’elles des structures quasi mythiques »2 et qui nous offrent les délices de la répétition.
21. À l’initiale du texte, le cadavre, en tant qu’événement absolu, permet une entrée dans le récit in medias res vraisemblable, à l’image des faits divers des journaux, favorisant le processus d’« embarquement » du lecteur. Phénomène d’ailleurs curieux : le cadavre figure crûment la violence souvent voilée de l’incipit, dont le caractère arbitraire transparaît dans ce corps mort de « mort non naturelle », victime tombée dans le piège de la confiance, comme le lecteur. Cependant l’idée de la mort nous habite plus que l’idée de notre naissance, elle nous semble à la fois arbitraire et absolument vraisemblable – et pour certains d’entre nous, aussi terrifiante que le cadavre décrit souvent complaisamment par les auteurs actuels. Par ailleurs, la violence de l’assassinat et de l’incipit est atténuée par le rituel de l’écriture policière, puisqu’un lecteur de roman policier attend ce mort dans les premières lignes et que celui-ci va en rejoindre bien d’autres sur les rayonnages de la bibliothèque.
3Même si l’on considère comme Paul Ricœur que tout récit est celui d’une quête3, ou que tout texte pose une interrogation, et en cherche la résolution, aucune question ne saurait être plus précise, plus fondée et plus brûlante que celle que pose la découverte d’un crime. Cette question nécessite une réponse qui, l’ayant close, terminera le texte simultanément et naturellement. La structure policière classique, dont Brecht disait qu’elle avait la santé d’un schéma4, offre une légitimation parfaite à la nécessité de découpage narratif. Ce cadre permet d’instaurer une circularité qui contente à la fois l’auteur dans son désir d’élaborer un objet fini – en même temps qu’un récit ayant rempli un programme clairement énoncé – et le lecteur, dans son désir de complétude et de redondance. En effet, au mort/problème correspond idéalement le mort/solution, c’est-à-dire le coupable que le récit se borne à identifier mais dont l’élimination est sous-entendue, au moins dans le roman-problème, qui prend ainsi pour Jacques Dubois des allures de rituel5. Ou de formule, tant semble grand le goût géométrique chez des auteurs comme Poe, souvent décrété inventeur du genre policier, et dont Steiner notait (je cite) « la sensibilité mathématique »6.
4 Les premières lignes du roman policier portent ainsi en elles la forme même et la cohérence de l’œuvre : on a pu, lors de la période faste du genre, demander à plusieurs auteurs de poursuivre un roman à partir d’un premier chapitre identique pour tous7. Les solutions trouvées étaient différentes, sans que rien ne vînt menacer, dans aucune version, la téléologie fondamentale commandée par le début, « la situation paradoxale dont tout le reste sortira »8, disait Narcejac. Dans la perspective de Poe, le début contient déjà la fin ; Iouri Lotman insiste sur (je cite) la « fonction modélisante déterminante » du commencement du texte, arguant du fait (je cite) qu’« expliquer un phénomène, – cela veut dire indiquer son origine »9, démarche influencée par le modèle scientifique. Dans le texte policier, le mort initial est à la fois l’origine du raisonnement qui constitue le développement, et l’aboutissement chronologique de la reconstruction opérée par ce raisonnement : tout part du cadavre, et tout aboutit à lui. Ce n’est donc pas un cadavre exquis : on voit bien qu’il y a, entre le commencement textuel et le commencement génétique le temps d’une programmation complète. Cette organisation structurelle extrême, typique du roman-problème anglais10, fait du début d’un récit le lieu de la plus grande domination auctoriale sur le lecteur. Ce dernier sent que tout est prévu et agencé, qu’il n’y aura qu’une solution, que tout est écrit dès le début. Il peut donc se sentir enfermé dans une histoire qui n’est qu’un « raisonnement pétrifié »11, d’après Narcejac, où la science limite les excès de l’inspiration – et donc dans une certaine mesure l’imagination du lecteur, qui ne peut entretenir l’illusion de cheminer aux côtés du narrateur ; il se sait postérieur aux faits, arrivé irrémédiablement trop tard, comme le détective devant le cadavre.
5À moins que l’auteur place d’abord son cadavre entre lui-même et sa peur de la page blanche, pour que du cadavre naisse l’écriture, ce qui est quand même une belle revanche sur la mort ! Les vertus créatrices du début sont indéniables puisque certains, comme Simenon, ont affirmé ne pas avoir la moindre idée de la fin en commençant leur roman12. Invenire, découvrir le cadavre, invenire, trouver ce qu’il y a sous le blanc de la page. Mourir, c’est disparaître, mais la mort, dans un récit, fait apparaître : le cadavre n’est donc pas non plus mortifère, au contraire, il fait venir au monde un texte, et une lecture des plus actives, jusqu’au bout. C’est dans ces conditions que la morbidité amenée par la présence du cadavre peut être le lieu d’un plaisir, – pas seulement celui d’une scène à faire, d’un tableau apéritif. Cette complicité se manifeste parfois par la jubilation, par le biais de descriptions détaillées du mort, ou de mises en scène grotesques, carnavalesques, l’humour contenu dans l’allusion mettant à distance le corps sacrifié au jeu littéraire, comme la Gloria décapitée qui ouvre Possessions de Julia Kristeva. Car il y a aussi, chez le lecteur, un plaisir de l’incipit reconnu, ce qui explique en partie la compulsion de répétition du lecteur de romans policiers, et même le désir de lire tous les livres du même auteur. En effet, ce dernier module légèrement ou de façon plus notable l’amorce traditionnelle, mais en instaurant des constantes dans les ouvertures de l’ensemble de son œuvre, comme une note liminaire reconnaissable entre toutes, et en même temps unique à chaque fois13.
6Derrière l’auteur classique commençant par la naissance du héros pour symboliser avec confiance la genèse de sa propre création se profile son double maudit, qui préfère la figure du mort pour se lancer, comme s’il lui fallait d’abord tuer quelque chose (ses vanités ?) ou quelqu’un (ses prédécesseurs ?) pour accoucher de son livre14. Ou comme s’il fallait dire ainsi la vérité du commencement, entre néant et être15, la proximité entre la création et la mort16. Dire tout haut ce que le roman blanc dissimule….
7D’ailleurs, le choix thématique de la mort, motif évident de terminaison, comme événement introductif, place le récit policier parmi l’immense ensemble des œuvres littéraires au pré-texte obscur, tel Œdipe-roi, l’ancêtre du genre. En tant que littérature populaire, le roman policier a simplement le mérite de poser les choses plus clairement, d’une manière théoriquement et pratiquement figée (il faut un cadavre à l’initiale), mais il rejoint quantité de livres depuis l’antiquité, aux composantes œdipiennes ou marquées par le mythe de la Chute, qui font peser sur le récit le poids d’un crime ou d’un forfait antérieur, idée qui fonde également bien des courants psychanalytiques17 et philosophiques18.
8Par la nature pseudo-scientifique, théorisée et sûre de son raisonnement, le héros policier laisse transparaître plus clairement que les autres le besoin fondamental de régler le problème et de se débarrasser du poids du crime ; c’est d’ailleurs pourquoi le sort du criminel est finalement si peu évoqué. On sort ainsi du Chaos originel, de ces ténèbres qui sont l’héritage de l’humanité, grâce à l’illumination du détective. Le roman policier classique manifeste explicitement l’exigence de rétablissement de l’ordre plus encore que de celui de la vérité, dont la fatale incomplétude est masquée par l’euphorie du retour à l’harmonie antérieure à la Chute.
9 D’autant plus qu’en fait, commencer par la mort, c’est l’affronter, en inversant le cours des choses, le déroulement inexorable du temps et de la chronologie. En ouvrant un roman policier, le lecteur sait qu’il va être invité à remonter le temps, activité des plus réjouissantes, à rétablir ce qui a été oblitéré. Le roman policier classique fait donc à l’évidence partie de ces fictions de la fin consolatrices. Dans de nombreuses enquêtes, on a le sentiment, par le fait d’une curieuse ellipse, qu’en triomphant du criminel, le détective a vaincu la mort. Elles se soumettent en cela aux préceptes religieux et mythiques, qui veulent encourager la marche vers l’avant et la lutte contre ce qui pour Freud est la plus primitive des pulsions : la pulsion de mort19.
10Choisir la mort pour débuter, c’est donc commencer par la fin ce qui est de toute façon la nature de tout récit20: le roman policier s’affiche comme récit à rebours, narration à partir de l’événement, à l’image des premiers récits de chasse. La découverte du cadavre diégétise la découverte du texte par le lecteur placé dès lors en position d’attente active, stimulé par la curiosité, moteur des policiers classiques, mais dans un désir de savoir confortable, grâce aux garanties offertes par le contrat de lecture policier. L’aspect accompli du texte et la sensation de circularité ont sûrement une fonction importante dans ce que le lecteur trouve dans le livre pour lutter contre les agressions de la réalité et suturer les béances qu’elle provoque en lui21. En outre, le lecteur, en général, a le plaisir de se reprendre et de sortir du monde du livre22 dont la fin correspond au moment où la tension de l’attente se résout, la faim de savoir étant alors comblée23.
11Cette restauration du lecteur est d’autant plus efficace dans le cas de la structure policière classique parce que la clôture, extrême (dans le droit fil des exigences de Poe), opère de surcroît à un double niveau, comme le remarquait Guy Larroux, au plan du récit et à celui du discours, par la prise de parole du détective à la fin du roman24, constituant sans doute la forme la plus accentuée de cette sorte de diktat auctorial qui s’exerce sur le lecteur chaque fois qu’un auteur termine son texte, acte autoritaire en tant que tel. L’auteur le délègue au personnage du détective, dont les paroles sont sans réplique possible : les personnages sont réduits au silence (et notamment le criminel, d’une façon remarquable) et, derrière eux, le lecteur. Il est évidemment crucial pour le genre qu’il en soit ainsi, cette univocité cachant mal l’arbitraire du récit (passant de tout récit), la solution du détective étant plaquée artificiellement comme la seule issue possible au mystère, et donc au texte. Il ne reste plus au lecteur, depuis la clausule, qu’à faire retour, au niveau du texte lui-même, sur ce qu’il a lu, pour récupérer et prendre conscience des indices textuels et de la manipulation du narrateur, c’est-à-dire, au fond, à réaliser combien le genre policier fait culminer la « fonction modélisante de la fin »25, d’après les termes célèbres de Iouri Lotman. Les rébellions comme celle de Pierre Bayard, qui a réécrit la fin du Meurtre de Roger Ackroyd d’Agatha Christie, demeurent l’exception26.
12La clôture policière rend ainsi lisible l’ensemble du texte, à deux niveaux : d’abord en tant que clé du mystère, ouvrant à l’unité du texte entier, ensuite pour Philippe Hamon en tant qu’« opérateur d’intertextualité »27 ; dans les textes fortement génériques, la clôture renvoie à un ensemble de textes, dont la lecture antérieure prépare celle du texte lu. Ce plaisir de la reconnaissance, offert au lecteur par l’auteur, est un des signes que ce qui se passe ici relève surtout de la fonction phatique, au rebours de ce que l’on s’imagine habituellement, à savoir qu’on lirait un roman policier uniquement pour connaître la fin28.
13Philippe Hamon, à propos des textes à structure question/réponse, « où sens (comme signification) se confondrait avec sens (comme orientation) »29, rapproche notamment le roman policier du strip-tease, caractérisé par l’attente et le dévoilement suspendu, escamoté. C’est plus précisément le discours final qui prend la forme de ce dévoilement successif et lacunaire, triangle noir posé sur une vérité toute nue absolument indicible. Et le lecteur, parvenu au terme du roman30, connaît la même déception inconsciente que l’auteur31, masquée par la satisfaction de la conscience face au triomphe de la ratio. C’est cette déception qui enfermerait l’auteur et le lecteur de romans policiers dans la compulsion de répétition32, comme Abel, dans Le Méridien de Greenwich de Jean Echenoz, lit et relit le grimoire où il espère trouver la vérité sur la strip-teaseuse Carla, secret « qui se livrait et se dérobait à lui […] comme elle avait toujours fait »33. Jacques Dubois, parmi d’autres, énonce l’idée que le lecteur, animal triste, passe d’un livre à l’autre, en quête de nouvelles satisfactions, liées à la connaissance d’un secret longtemps préservé, en proie je cite au « désir d’un autre dévoilement »34. Il s’agit moins d’un besoin de réduplication que du désir inconscient d’un dévoilement autre que celui qui nous est proposé, le dévoilement de cet autre contenu interdit de séjour et toujours recouvert, à l’image du criminel qui avance toujours masqué35.
14Par ailleurs, Philippe Hamon dit de toute clausule valorisée qu’elle constitue une « maquette » de l’énoncé : le récit policier entier ne serait que l’extension de cette unité qu’est le discours final, en tant que contournement de la vérité, et c’est cette « durée du dévêtement », comme disait Barthes, qui fait le roman36 et le lecteur/voyeur – comme il est à l’origine du plaisir procuré par le strip-tease. « Le secret, écrit Echenoz dans le même roman, n’est pas le dernier voile qui dissimule un certain objet au bout d’un certain parcours, il est ce qui anime la totalité de ce parcours »37.
152. En effet, ce plaisir du contournement et même de l’évitement, du travestissement, voilà ce que valorisent des auteurs actuels travaillant le schéma policier, pratiquant la surenchère de ses principes plus encore que la déviation. Le roman policier, porté par l’optimisme de la science naissante, a représenté par son bouclage parfait la complétude idéale ; remanié par la modernité, il en signifie de façon frappante les errements. Ruinant l’économie du roman policier classique, tous les égarements de l’enquête autorisent et justifient avec largesse les détours du récit, qui s’inscrivent dans la stratégie du suspens et sont perçus comme ce qui prolonge le plaisir de l’attente avant la révélation. L’enquête, vecteur de sens, n’existe plus, ou n’aboutit pas. La répétition, le jeu sur la structure cyclique, seraient alors la marque d’une remise en question de la fin d’un récit policier, machine conçue pour étouffer le pour quoi, afin de rétablir une linéarité accessible par la concaténation des liens de causalité 38.
16L’incertitude du sujet moderne ébranle naturellement les deux points d’ancrage du roman policier : les débuts et les fins s’exhibent comme subterfuges là-même où ils étaient le plus garants de l’illusion de réalité et de la non-contingence, puisque la structure cyclique du roman policier (mort/mort, question/réponse) est démystifiée ou subvertie. Les débuts sont hétérogènes : le romancier peut jouer avec le rite d’entrée du roman policier, créer une nouvelle attente, celle de l’événement criminel, le suspense portant parfois sur le genre, comme dans L’Enfer de René Belletto où le futur enquêteur, suicidaire, s’offre comme seul cadavre possible. L’auteur peut aller jusqu’à lancer à son lecteur une sorte de « contre-invitation à entrer dans l’univers fictionnel » (Genette) comme dans Le Méridien de Greenwich où un film raconté se laisse passer tout un chapitre pour l’incipit du roman, jusqu’au dernier paragraphe où Jean Echenoz désigne énergiquement la fiction par un « Point de roman donc ; un film c’était »39.
17Cependant, d’après Guy Larroux, c’est dans la clôture d’un roman en général que l’on repère au mieux la contestation du genre et des modèles. Amputer la structure classique du discours final, déjà, limite la clôture ; les auteurs parodiques tels Mendoza produisent donc une version délirante du discours conclusif – toujours délirant pour Pierre Bayard –, d’autres commuent ce discours en rapport à produire, dont l’angoissante nécessité, souvent mentionnée dès l’incipit et souvent rappelée, métaphorise la nécessité d’écrire, de produire un récit. L’absence du criminel, sa dispersion, son anonymat, marquent l’impossibilité de clore le roman, fonction classiquement dévolue au bouc-émissaire, rituellement expulsé pour assainir le climat social et édifier le lecteur. On peut aussi disjoindre la question initiale de la réponse finale, pour garantir l’impact de son récit. De cette façon, l’auteur joue avec un des prérequis du genre : surprendre. Mais dans le cas d’auteurs novateurs, si la fin est imprévisible, c’est parce qu’elle est déplacée, puisqu’on ne répond pas à la question de départ, par une infraction au code herméneutique. L’altération maximale se trouve dans le choix d’une fin ouverte, c’est-à-dire d’une suspension définitive de la révélation, confiée à la charge du lecteur comme souvent chez l’Américain Paul Auster, ou dans le dernier Philippe Claudel, Les Âmes grises. Cette infraction au code herméneutique vise à contester la coïncidence classique entre une forme close, c’est-à-dire achevée, avec un sens clos, clairement formulé. Alors que le policier classique propose une fin des plus « euphoriques », certains auteurs imposent une « dysphorie » d’autant plus frappante du fait de la prégnance hypotextuelle. À la triade harmonieuse fin/finition/finalité, selon les termes de Philippe Hamon, pour qui la sensation de finir une lecture de roman est liée à la prise de conscience de la corrélation et de la complicité entre ces trois paramètres40, l’œuvre moderne oppose l’infinitude41 : le temps n’est plus pensé comme une avancée vers quelque chose, linéarité, progrès ou Apocalypse, mais comme une circularité ; d’où l’attirance de certains écrivains pour des formes circulaires42 et la disparition de la téléologie romanesque. Le roman-machine (Narcejac) trouve une autre vérité à travers l’étrange machine créée par l’ingénieur faussaire dans Le Méridien de Greenwich: « Mais cet inachèvement était si flagrant, si insistant, si parfait en tant qu’inachèvement, que l’on pouvait penser qu’il constituait le principe même de la machine, puisqu’il en était la fin en soi […] on pouvait considérer que dès lors toute amélioration que l’on apporterait à la machine ne saurait plus consister qu’en un perfectionnement de son inachèvement même »43.
18Bien sûr, la valorisation de l’incomplétude coïncide avec une vision du monde perturbée, propre à notre époque parmi d’autres. Dans ce contexte, les auteurs vont avoir tendance à amplifier ce que Thomas Pavel appelle « l’inévitable incomplétude des mondes fictionnels »44, au lieu de la nier ou de l’obscurcir. L’incertitude nouvelle qui apparaît dans le roman policier moderne le rend dès lors tellement proche d’autres œuvres que la frontière générique se trouble, la taxinomie classique se trouvant dès lors grandement perturbée.
19Mais ce choix de l’ouverture peut être aussi conçu comme la réponse à la déception effective et souvent notée par les critiques : le nom du coupable ne suture pas les questions posées par le texte, parce que, notait Ernst Bloch, « aucun Œdipe n’a su répondre à la question que pose la cause, la raison pour laquelle il y a un monde, cette seule énigme digne du Sphinx, aucun Œdipe n’a su la résoudre »45. Les derniers mots de L’Enigme de Rezvani, ce roman dont la fable se met sans cesse en relation avec « l’énigme universelle »46 sont : « déchiffrer sans fin », l’un des enquêteurs s’opposant au « point final » qui anéantirait la curiosité qui le maintient en vie47. Car la révélation identitaire n’enraye pas tous les affects amenés par le « pôle émotif », indispensable à la survie du genre pour Thomas Narcejac48. L’imaginaire du lecteur joue un rôle essentiel dans l’activité interprétative. Pierre Bayard a montré combien la théorie de la clôture était illusoire, et en particulier dans le roman policier, où la subjectivité du narrateur est si visible ; la rétention de savoir qui s’exerce par définition dans le genre ne peut que mettre à contribution le lecteur dans l’après-texte, débouchant parfois sur une seconde lecture 49. Ajouter à cela une fin ouverte, c’est rendre le genre à sa vérité, puisqu’il est le roman du lecteur, et que la fin ouverte est un appel explicite à la coopération interprétative du récepteur.
20Chandler disait que « Le roman policier idéal serait celui qu’on lirait même en sachant qu’il manque le dernier chapitre »50. Il y aurait alors pour Charles Grivel51 une attente essentielle du lecteur, un quatrième besoin à ajouter aux désirs de croire, de posséder la vérité et d’être consolé, le prolongement d’une ignorance jouissive, qui n’est pas absente dans le genre policier initial : le lecteur de roman policier jouit de l’échec de tout son travail d’élaboration du sens, parce que ce qu’il valorise dans cette lecture, c’est la surprise ; fût-ce au prix d’une humiliation.
21 Cette surprise consiste pour les œuvres novatrices en une délivrance, le lecteur échappant à tout ce qui le conditionne, l’amenant à ne produire que des raisonnements imposés. La fin véritable de l’œuvre, suggère Iouri Lotman, serait alors le moment où le lecteur cède au monde de l’œuvre, renonçant au préfabriqué52. Par cette mutation, le roman policier peut vraiment entrer dans une esthétique du secret, chargée d’érotisme. Reprenons l’image du strip-tease : il ne s’agit plus de couvrir puis de dévoiler progressivement, mais d’exprimer une ambiguïté à tout instant. Lever l’ultime voile rendrait la démarche de dévoilement monosémique en ne faisant que montrer l’objet du mystère en surface, ce qui correspondrait sans doute à une désexualisation53, c’est-à-dire à une perte irrémédiable du caractère érotique de la lecture. L’attention aux signes, qui caractérise le lecteur, le rapproche, on l’a dit souvent, du voyeur. La vérité dans l’énigme classique, recouverte artificiellement – par la narration elle-même, se présente simplement telle la femme nue comme un « objet déguisé » (Barthes). Le « mystère ingénieux »54, une fois déshabillé, « se banalise »55, alors que le texte peut échapper à l’obscène de l’explicite s’il ne recouvre pas la séduction du hors-scène implicite et du langage intransitif (il ne parle plus, il est parlé).
22Sortir du domaine du cliché, c’est condamner l’euphorie touchant à la lisibilité du texte, et amener un autre type d’euphorie, envisagé par Philippe Hamon, procuré par l’« effet de surprise » sans « économie d’énergie liée à la reconnaissance du déjà-vu »56 ; ce qui rend la surprise inconfortable, le strip-tease plus tease (agacer, taquiner) que strip (déshabiller), n’aboutissant pas au défoulement des affects et des tensions engendrés par le texte. Piégé par la curiosité que le début avait encouragée, le lecteur doit reverser cette attention sur le texte, qu’il avait précédemment recousu et fléchi dans son sens57. De l’avis de Raymonde Debray-Genette, il faut « fermer la diégèse, ouvrir la réflexion »58 ; ainsi dans de nombreux policiers espagnols, où la vraie-fausse question de départ dévoile à l’arrivée de véritables interrogations, rouvrant de vraies plaies historiques. Le roman policier n’est plus alors de nature homéopathique ; il échappe à l’opération Astra dénoncée par Barthes, ou à la « positivité archétypale » dont parle Charles Grivel.59
23 Finalement, les auteurs novateurs peuvent écrire franchement ce que le genre classique sous-entend, avec sa fin téléphonée qu’on oublie très vite, processus sans accomplissement possible et qui finit par « se perdre en fumée », disait Kracauer60. Processus là encore révélateur de tout récit. Dans Enquête d’hiver, Jacques-Pierre Amette laisse mourir subitement son inspecteur Demange d’une mort tellement immotivée qu’elle se laisse passer pour un simple subterfuge61, visible dans son extrême maladresse, pour se débarrasser du personnage et du roman, pour faire une fin. Amette rend ainsi l’excipit à sa vérité, à ce qu’il constitue pour l’écrivain de nécessité de finir, pour, comme le disait Raymonde Debray-Genette, non pas « parachever le texte qui précède, mais simplement signifier qu’il n’y a plus rien à dire, qu’il ne peut ou ne veut plus rien dire »62. L’effeuilleuse laisse seulement tomber une dernière feuille, qui ne tombe pas forcément sous le sens…