Quand la fin paralyse le début, ou l’impossibilité de commencer chez Perec, des Choses à La Vie mode d’emploi
1Perec n’aime pas commencer. Parce que commencer c’est déjà admettre qu’il se passe quelque chose, ou qu’il peut se passer quelque chose. Or Perec doit ceci à Flaubert qu’il ne croit pas à l’action. C’est un peintre de la vie désertée (Un homme qui dort), de la vie fantôme où l’on est agi plus qu’on n’agit (Les Choses), en un mot un écrivain du spectacle désincarné de la vie plus que de la vie elle-même. Même La Vie mode d’emploi est le reflet de la vie agitée, voire frénétique, des autres sur l’existence sans vagues d’un peintre sans ambition. La mort, réelle ou métaphorique par renoncement à sa vie, survole les existences des personnages et les paralyse. Car si une chose est claire, chez Perec, c’est la fin : presque toujours teintée de mort, elle répond à l’incertitude des commencements par une certitude macabre. Comme disait Romain Gary : « les mots de la fin sont toujours les mêmes »1, ou, pour reprendre la dernière phrase de La Disparition : « la mort nous a dit la fin du roman »2. Mais, contrairement à Gary, que ce constat galvanise dans le défi, l’ombre de cette fin inéluctable paralyse les récits de Perec : c’est particulièrement vrai de ses premiers romans, les Choses, Un homme qui dort, qui sont des romans de l’attente angoissée. L’angoisse d’être arrête les personnages au seuil de leur existence. Pas de destin. Ils sont condamnés à rester dans les limbes de leur vie.
2Paralysie, absence d’événements douloureusement ressentie, existences qui patinent, le monde des romans de Perec est fait de représentations du temps cotonneuses ou, à l’inverse, tellement saturées qu’elles en deviennent paralysantes : dans un cas comme dans l’autre, invivables. Pour traduire ce malaise à être dans le temps, Perec cherche à créer des représentations du temps qui, elles aussi, patinent. C’est pourquoi le commencement de ses romans est un enjeu important pour lui, comme un défi à relever. On pourrait le formuler ainsi : comment gommer l’élan qui porte naturellement un début de récit ? comment retirer sa dynamique à un commencement ? À propos de son second roman publié, Un homme qui dort, Perec déclarait : il y a eu un « travail sur la destruction du temps : on ne sait pas quand ça commence, ni quand… en fait le livre n’a pas vraiment de commencement, il a déjà commencé »3. Il a déjà commencé, c’est-à-dire qu’il n’a pas démarré, qu’il n’y a pas de point de départ clair. Le début du livre a pour fonction d’estomper le commencement plutôt que de le construire.
3À travers le jeu sur le commencement qui ne commence pas, c’est la représentation même du temps, d’un temps linéaire et ordonné, qui est mise en jeu. Il n’est pas possible de commencer parce qu’il n’est pas possible de vivre. Si vivre signifie avoir une prise sur le cours de son existence, agir, saisir ou même seulement donner un sens à son existence, alors cela relève de l’impossible pour les personnages perecquiens. Il ne leur arrive rien, sans que leur soit même accordée la dimension tragique qui est celle des personnages de Beckett. De ces existences vidées de toute substance ne subsiste que la perception angoissée du passage du temps, mise à nue, comme c’est le cas, par exemple, dans Un homme qui dort.
4Pour représenter ce temps dévitalisé, Perec élabore des dispositifs narratifs originaux qui mettent souvent en rapport le début et la fin des œuvres. Deux œuvres sont particulièrement intéressantes de ce point de vue : Les Choses et La Vie mode d’emploi – le début et la fin de sa création littéraire, justement, son premier roman et son œuvre majeure, une des dernières aussi. On peut les opposer du point de vue des moyens mis en œuvre et des effets produits. Mais l’objectif de neutralisation du début de l’histoire reste en réalité le même.
5Perec choisit presque toujours de décaler commencement du texte et commencement du récit. La plupart de ses romans débutent par un texte de nature non narrative, qui se distingue nettement du récit qui va suivre. Ce texte hors du cadre du récit peut être de plusieurs natures : soit un texte théorique, comme le préambule de la Vie mode d’emploi, qui est un exposé sur l’art du puzzle ; soit un texte descriptif : l’endormissement au début d’Un homme qui dort, décrit à partir des données scientifiques dont disposait Perec par son métier de documentaliste au CNRS ; ou bien l’image idéalisée du confort moderne, au début des Choses ; ou même, de manière différente, l’Avant-propos apocalyptique de La Disparition, dont aucun élément ne sera repris directement dans la suite du récit. Ce n’est que dans un second temps, nettement séparé, dans un second chapitre (ou un premier s’il s’agissait d’un préambule), que le récit débute. Le rapport entre le préambule et le début du récit est généralement clair, de nature illustrative ou programmatique. Mais il n’apparaît qu’après coup, ce qui permet à Perec de jouer sur des ambiguïtés narratives dont il tire toutes sortes d’effets. Ce dispositif à double détente contribue, par exemple, à créer l’effet de déjà commencé dont parle Perec. Le texte a commencé sans le récit, avant lui ; mais comme il y a un lien entre les deux, Perec crée l’illusion que le récit se déroulait déjà comme en dessous, si l’on peut dire, à l’arrière-plan de ces premiers chapitres, reliés après coup à l’histoire des personnages.
6Symétriquement, la fin des récits est souvent doublée par un épilogue séparé du corps principal du texte. C’est le cas des Choses ou de La Vie mode d’emploi, explicitement, mais on pourrait aussi le dire d’Un homme qui dort, dont le dernier chapitre se distingue nettement des autres, considérant dans son ensemble et au passé la crise traversée, dépeinte jusqu’alors exclusivement au présent.
7Dans Les Choses, deux chapitres encadrent ainsi le récit proprement dit. Ils s’en distinguent stylistiquement, par les formes verbales : le premier chapitre est entièrement écrit au conditionnel, l’épilogue, au futur. Dans un entretien, Perec décrit ainsi ce qu’il a voulu faire en écrivant Les Choses :
Le seul travail conscient qu’il y a eu dans Les Choses, c’était d’écrire comme Flaubert, une sorte d’exercice d’imitation.
B. Noël - Et le temps des verbes : ça commence au conditionnel et ça finit au futur ?
G. Perec - Au futur, ça, je crois que ça s’imposait. Ça commençait comme un rêve et ça se terminait comme... Je ne connais rien de plus terrible que l’emploi du futur dans un texte, parce que ça gèle. Commencer au conditionnel et finir au futur, je crois que c’est le livre. L’évidence... c’est quand j’ai trouvé cette forme...4
8La mise en rapport du début et de la fin est fondatrice de l’écriture, au témoignage même de Perec. Mais ce qui est également frappant, c’est que ce début et cette fin ne sont pas définis d’abord comme des événements de l’histoire des personnages. Cette mise à l’écart des péripéties de l’histoire est révélatrice du projet de Perec : comme chez Flaubert, c’est une non-histoire qu’il entreprend de raconter, celle de personnages à qui il n’arrive rien ou presque, des modèles d’anti-héros se fondant dans la masse d’une génération et que rien ne distingue particulièrement. Le début et la fin de l’œuvre, tout comme le corps du récit, n’auront donc pas pour fonction première de mettre en avant ce qui arrive aux personnages, mais, au contraire, de le tenir à distance. C’est à la lumière de cette conception du roman que je voudrais analyser l’effet recherché par l’usage de ces deux formes verbales au début et à la fin du texte.
9Le récit dans les Choses est dominé par l’imparfait. Cela a pour conséquence d’ancrer la narration dans une représentation du temps de l’ordre de la passivité, comme chez Flaubert. On se rappelle ce que disait Proust, lecteur de L’Éducation sentimentale, parlant de cette façon de raconter à l’imparfait comme d’« un long rapport de toute une vie, sans que les personnages prennent pour ainsi dire une part active à l’action »5. La remarque s’applique parfaitement aux Choses, à cette étrange absence de Jérôme et de Sylvie, qui ne semblent presque jamais prendre part à leur propre vie, comme exclus de leur existence. En reprenant la métaphore utilisée par Proust à propos du style de Flaubert, on pourrait ainsi dire que les imparfaits constituent dans Les Choses le « fond tout en demi-teintes »6 sur lequel viennent se détacher les couleurs plus vives des formes verbales employées par contraste dans le premier chapitre et l’épilogue.
10Comme on sait, dans la théorie de Benveniste, le récit (qu’il appelle énonciation historique) exclut l’emploi de certaines formes verbales données comme caractéristiques du discours7. C’est le cas du futur, qui appartient exclusivement, dans cette classification, au domaine du discours. Le conditionnel présent peut se trouver, lui, dans les deux groupes, selon ses différentes valeurs. Employé seul, avec son sens modal préludique – comme quand deux enfants imaginent : « je serais le roi, tu serais la reine… » –, il se rattache plutôt au discours, tout en ouvrant des possibilités d’ambiguïté dans le cadre du discours rapporté. Les deux formes verbales choisies par Perec pour le début et la fin se situent donc sur un plan discursif qui se distingue nettement du reste du récit. D’autant que Perec a tendance à renforcer les oppositions en utilisant les formes verbales de façon massive : il y a des chapitres du roman où il n’y a presque que des imparfaits, à l’exclusion des passé simples et autres formes du récit. L’effet stylistique est donc très marqué, singularisant de façon spectaculaire le début et la fin par rapport au récit.
11Le conditionnel n’est pas un temps habituel pour un incipit. Son usage est très déstabilisant. En effet, il ne permet pas de situer dans le temps l’action qu’il décrit. Du fait qu’il n’actualise pas les procès des verbes, mais les envisage comme virtuels, le conditionnel ne les situe pas à l’intérieur d’une représentation du temps en passé/présent/futur. Il les place sur un autre plan, celui de la virtualité, en quelque sorte hors-temps. Comme il n’est pas en lui-même porteur d’informations temporelles, la situation d’énonciation à laquelle il se rattache est généralement définie par le biais d’autres formes verbales ou d’autres éléments linguistiques ayant un sens temporel. Or ces informations temporelles font défaut ici. L’emploi d’une seule forme verbale dans tout le chapitre neutralise les repérages habituels. De plus, les autres formes de déictiques temporels sont totalement absentes du texte. Il n’y a aucun adverbe de temps avec un sens déictique, ni syntagme prépositionnel équivalent. Les indications temporelles autres que celles contenues dans les formes verbales ne nous aident pas beaucoup plus. Elles sont très peu nombreuses dans le chapitre. Elles sont toutes indépendantes du moment de l’énonciation, n’ont pas de sens déictique. Là où nous sommes en droit d’attendre que l’on nous donne des points de repères pour situer l’action à venir, que l’on nous ouvre le temps narratif, nous sommes maintenus dans une sorte de non-temps.
12Cette ambiguïté temporelle est redoublée par une ambiguïté énonciative : qui parle ? est-ce le narrateur ? Est-ce un personnage ? On ne trouve aucun verbe de communication qui viendrait introduire, au départ, ce discours et qui permettrait d’interpréter l’emploi du conditionnel. On aurait pu imaginer un début comme : « Jérôme et Sylvie imaginaient souvent l’appartement idéal, tel qu’ils le voyaient dans leurs rêves : l’œil, d’abord, glisserait… » La situation narrative et énonciative aurait été alors sans ambiguïté. L’emploi du conditionnel en lui-même ne permet pas, en outre, de clarifier le dispositif énonciatif, la forme verbale ayant la propriété de pouvoir faire partie aussi bien d’un discours que d’un discours rapporté. Cette ambiguïté énonciative est entretenue par l’absence d’indication de personnes. Rien ne renvoie à un énonciateur. Aucun pronom sauf à l’intérieur de tournures impersonnelles. Perec les évite systématiquement dans ce début du texte. Les choses sont en position de sujet de la plupart des verbes, même lorsqu’il s’agit de verbes de mouvement, assez nombreux. Exemples : « Trois gravures mèneraient à une tenture de cuir » ; « Ce serait une salle de séjour, longue de sept mètres environ, large de trois »8 ; « Plus loin, au pied du lit, il y aurait un gros pouf de cuir naturel »9. Les verbes à des modes non personnels – les participes présents et passés, et les infinitifs – abondent dans ces premières pages, où ils permettent d’enrichir la description sans désigner jamais d’agent. Ces verbes à des modes non personnels permettent aussi de décrire des gestes sans avoir à mentionner ceux qui les font. À plusieurs reprises l’action de personnages qui restent invisibles est ainsi évoquée, fantomatique : « À droite, de chaque côté de la fenêtre, deux étagères étroites et hautes contiendraient quelques livres inlassablement repris »10. À aucun moment, dans toutes les pages du début du chapitre, le texte ne fait directement référence aux habitants.
13Seul indice, la mention d’un très anonyme « œil », qui sous-entend la présence d’un regard, dans la première phrase du roman :
L’œil, d’abord, glisserait sur la moquette grise d’un long corridor, haut et étroit. Les murs seraient des placards de bois clair, dont les ferrures de cuivre luiraient.11
14À qui appartient cet œil ? Nul élément dans les paragraphes ou les pages qui suivent ne permet de dire qui regarde. Tout se passe comme si le regard était en quelque sorte celui d’une personne absente, narrateur, lecteur, ou personnage anonyme. À aucun moment elle n’est intégrée à la narration.
15Cette situation évolue dans les trois derniers paragraphes du chapitre. L’on passe de la description de l’appartement rêvé à celle de la vie qu’il serait possible d’y mener. Des pronoms apparaissent, qui introduisent des personnages, sans les nommer :
Ils décachetteraient leur courrier, ils ouvriraient les journaux. Ils allumeraient une première cigarette. Ils sortiraient. Leur travail ne les retiendrait que quelques heures, le matin. Ils se retrouveraient pour déjeuner, d’un sandwich ou d’une grillade, selon leur humeur ; ils prendraient un café à une terrasse, puis rentreraient chez eux, à pied, lentement.
Leur appartement serait rarement en ordre mais son désordre même serait son plus grand charme.12
16Jusque-là, l’absence de marques de personne en rendait l’interprétation problématique. L’hypothèse la plus naturelle était d’abord, à la lecture des premières pages, de rattacher ce qui était dit au narrateur auto-commentant la mise en place de son univers romanesque. L’introduction de pronoms, à la fin du chapitre, vient ouvrir l’autre hypothèse de lecture : celle d’un discours rapporté des personnages désignés par ces ils, qu’on ne connaît toujours pas, mais que le texte mentionne de façon répétée. Ce serait à leur voix, alors, qu’il faudrait rattacher la rêverie. Le texte évolue d’une totale neutralité vers ce qui ressemble de plus en plus à un discours rapporté.
17Au début du second chapitre, la mise en place du récit et le passage au conditionnel passé viennent lever les ambiguïtés :
Ils auraient aimé être riches. Ils croyaient qu’ils auraient su l’être. Ils auraient su s’habiller, regarder, sourire comme des gens riches. […] Ces choses-là ne sont pas faciles, au contraire. Pour ce jeune couple, qui n’était pas riche, mais désirait l’être, simplement parce qu’il n’était pas pauvre, il n’existait pas de situation plus inconfortable. […] Ils vivaient dans un appartement minuscule et charmant…13
18Les rôles sont distribués : le narrateur d’un côté, les personnages de l’autre. Le rêve du premier chapitre apparaît rétrospectivement comme étant clairement un discours rapporté des personnages. Le mouvement général que nous y avons vu se dessiner d’une neutralité absolue vers l’introduction de personnes trouve là sa conclusion naturelle par la présentation des personnages qui étaient désignés par les seuls pronoms. D’autre part, un cadre temporel est mis en place, et les repères qui manquaient dans le premier chapitre sont enfin indiqués. Ils permettent de situer le rêve à l’intérieur de l’histoire des personnages, comme appartenant à un moment passé, à une période donnée de leur vie, même si celle-ci reste par ailleurs très vaguement définie.
19Pourquoi avoir isolé de cette façon les rêves des personnages dans un premier chapitre distinct ? Pour bien le comprendre, il faut lever deux ambiguïtés supplémentaires, liées aux particularités du conditionnel. Si tout le premier chapitre est un discours rapporté des personnages au style indirect libre, repéré par rapport à un repère passé donné dans le récit a posteriori, la question se pose, en effet, de savoir à quelle forme verbale il correspondrait si le passage était au discours direct. L’emploi du conditionnel dans le premier chapitre peut être interprété de deux façons : soit il est la transposition au discours indirect libre de verbes qui, au discours direct, seraient au futur ; soit ceux-ci seraient au conditionnel. La différence est importante. Dans le cas du futur, en effet, il pourrait s’agir de la formulation de projets, d’objectifs que les personnages voudraient réaliser ; dans celui du conditionnel, il s’agit de simples rêves des personnages, coupés de la réalité et relevant du seul domaine de l’imaginaire. Le statut des images ainsi présentées au commencement se trouve profondément modifié selon que l’on se place dans l’une ou l’autre de ces deux perspectives. S’il s’agissait de projets, l’histoire se trouverait orientée vers leur réalisation, les obstacles à surmonter, les moyens d’y arriver. Et le roman tout entier serait jugé à l’aune de la réussite ou de l’échec des personnages à parvenir à leurs fins. Dans l’autre cas, au contraire, le rêve des personnages ne préjuge pas de l’histoire et son contenu ne pèse pas de la même manière sur la suite du roman. La reprise de ces images par le narrateur au conditionnel passé dès les premières lignes du second chapitre, invite à interpréter les conditionnels du premier chapitre comme la transposition de ce qui serait, au discours direct, des conditionnels et non des futurs. Rétrospectivement, on comprend donc qu’il s’agissait d’un rêve des personnages, coupé de toute réalité. Moins l’évocation de ce qui serait possible, à portée de main pourvu qu’on s’en donne les moyens, que celle d’images inaccessibles, belles et brillantes qui permettent de fuir hors d’une réalité morose et rétrécie.
20On comprend la logique qui a conduit Perec à décrire ces rêves à part, de façon autonome. Il les isole. Le relief important qui leur est donné, notamment par la forme verbale, accuse fortement la distance mise entre ces rêveries et la réalité des personnages. Le début du second chapitre les rejette d’autant plus brutalement à la fois dans le passé et dans l’irréel qu’ils ont été mis en avant de façon plus éclatante. Par son isolement, son caractère achevé et clos sur lui-même, le rêve du premier chapitre semble ainsi coupé de tout prolongement possible.
21Mais Perec tire aussi un autre effet, plus pervers, de ce début. En ménageant l’ambiguïté narrative initiale, Perec tend un piège au lecteur. En laissant en suspens le statut de ce texte, il pousse le lecteur à s’identifier à cette image, à rêver avec les personnages, sans se méfier – comme s’il s’agissait là d’une image qui va de soi, l’image du confort moderne détachée de tout contexte et donc inoffensive, à laquelle on peut se laisser aller sans crainte. Presque comme dans une publicité. La « chute » dans la réalité des personnages, dans un deuxième temps, se nourrira de cette identification passagère du début pour créer une sorte de culpabilité chez le lecteur. Vous avez rêvé avec les personnages, et bien dansez maintenant ! semble nous dire Perec. Regardez à quel point vous êtes pris par les miroirs aux alouettes de la société de consommation ! Les futurs de la fin se coloreront alors d’une dimension prophétique : à travers le destin des personnages, ils annoncent le destin qui attend la société tout entière – en tout cas, de tous ceux qui se seront reconnus un tant soit peu dans les rêves du début. Perec renforcera cet effet de culpabilisation en plaçant à la fin de l’épilogue une citation de Marx, censée donner du poids à cet aspect de critique sociale du roman.
22Perec construit la suite de son roman comme une série d’échos à ce premier chapitre, qui, dans leur contenu autant que dans leur forme, dessinent l’évolution du rapport des personnages à ces rêves. La tension structurante entre le conditionnel initial et le futur final dispose de relais à l’intérieur du récit. Ainsi, pour ne prendre qu’un exemple, le début et la fin de la première partie se répondent : le dernier chapitre en est, à nouveau, essentiellement consacré à la description d’une rêverie des personnages. Mais le contenu du rêve, tout comme le choix de ne plus recourir au conditionnel mais à l’imparfait, en signent la dégradation : le rêve n’est plus qu’une fuite panique de la réalité devenue insupportable de leur vie. En passant du conditionnel à l’imparfait, le rêve des personnages se trouve en quelque sorte réintégré dans leur passé, son évocation perd de son intensité. L’histoire reprend le dessus sur la rêverie.
23L’épilogue du roman donne véritablement la réplique au début. Cette fois, sans ambiguïté aucune, le narrateur prend directement la parole, réduisant les personnages au silence, en quelque sorte. Le conditionnel préludique permettait essentiellement de faire entendre la voix des personnages en train de rêver, en jouant sur l’ambiguïté de son statut énonciatif, pour provoquer l’identification du lecteur Le futur, lui, est un temps qui appartient exclusivement au discours14. L’emploi du futur dans le contexte général d’un récit n’est possible que dans deux situations : soit par le discours direct, et il s’agit alors de la parole rapportée des personnages ; soit dans un discours du narrateur repéré par rapport au présent de la narration. Il n’y a donc plus avec cette forme verbale les ambiguïtés que l’on a pu relever pour le conditionnel. Employer le futur, c’est sortir clairement du récit, signaler le passage au discours et se placer sur un plan différent. Comme dans le cas de l’emploi du conditionnel préludique dans le discours rapporté, un effet de relief apparaît : l’emploi du futur tranche sur le fond des formes non embrayées du récit avec toute l’intensité d’une forme embrayée. Les deux formes verbales, appartenant toutes deux au discours, se répondent ainsi dans le roman.
24Perec insiste sur l’importance de finir au futur – « Au futur, ça, je crois que ça s’imposait ». Cela incite à penser que l’écriture du roman tout entier est orientée vers cette fin, que c’est elle qui détermine la structure d’ensemble. Tout le roman la prépare. On peut dire que c’est par rapport au futur de l’épilogue que le premier chapitre au conditionnel prend toute son importance. Le roman étant l’histoire de personnages qui perdent pied et se résignent à vivre une vie dont ils ne voulaient pas initialement, c’est l’annonce finale de leur absence de destin tout tracé qui en constitue la vérité et le centre de gravité. Tout ce qui précède s’ordonne ainsi et trouve sa place par rapport à cette fin qui renvoie définitivement les rêves dans le domaine de l’irréel.
25Le narrateur par son autorité de narrateur omniscient, fixe le destin des personnages. Cette autorité du narrateur donne au futur la connotation glaçante dont parle Perec – « ça gèle » – : parce qu’il est supposé connaître à l’avance le destin de ses personnages, les prédictions au futur du narrateur sonnent comme une condamnation. Le narrateur a repris la parole et les personnages sont redevenus des marionnettes entre ses mains : voilà ce qui est terrifiant dans cet épilogue : c’est un coup de grâce. Une façon d’affirmer que les détails importent peu, que, d’une certaine façon, l’histoire des deux personnages est de toutes façons insignifiante et que, désormais, le narrateur s’en détourne, après ne s’y être intéressé que trop longtemps. Par cet épilogue, Perec renvoie ses personnages hors de la sphère du récit, un peu comme si, avec leur capacité de rêver, c’était leur capacité à se raconter qui était morte : dès lors leur histoire n’est plus la leur mais celle qui a été écrite par d’autres pour eux. Ils collent à leur rôle. Ils ne sont plus que des masques, des pantins s’attachant à vivre la vie que la société attend qu’ils vivent, dépersonnalisés, impersonnels. Ils sont exclus du champ romanesque par dépersonnalisation.
26Il n’y a aucun doute que Perec a trouvé là un procédé efficace. La reprise du contrôle par le narrateur sur ses personnages crée un effet de décadrage qui provoque un brusque retour vers une temporalité tragique – une « tragédie tranquille », comme il l’écrit à la fin du roman. Ce n’est pas sans faire penser à la reprise en main brutale du récit par le narrateur à la fin de La Montagne magique, abandonnant Hans Castorp à son destin au milieu des tranchées de la première guerre mondiale.
27Là où le récit de Perec est piégé, c’est que, paradoxalement, ce futur perçu comme gel, étouffement de la vie, leur promet exactement les choses dont ils rêvaient dans le premier chapitre ! Mais pas ce dont le rêve de ces choses tenait lieu en réalité : c’est à dire, le bonheur. C’est donc moins les rêves en eux-mêmes qui sont condamnés que la capacité de rêver en-dehors du moule social (Perec se situe dans la filiation des théories de Marcuse sur la société de consommation). C’est cet aspect de critique sociale qui a fait le succès du roman, non sans ambiguïtés.
28Le début et la fin du roman jouent donc un rôle important dans la dévitalisation de l’histoire des personnages. Ils soulignent le vide. Perec joue sur ce qu’on pourrait appeler un effet de parenthèse. Le récit s’insère dans une sorte de parenthèse, qui est ouverte par les rêves inaccessibles du début et est refermée par la fin : toute la période de leur vie racontée dans le roman est présentée comme un moment suspendu de leur vie, où rien ne se passe, rien n’arrive, où ils ne vont nulle part. Comme l’indique le narrateur à la fin de la deuxième partie, les personnages ne vivent pas une quête, ils n’apprennent rien. Ils ne parcourent aucun chemin, aucune trajectoire. Comme si les images brillantes de la société de consommation les fascinaient avec une telle force qu’elles les paralysaient. Jusqu’au moment où la vie reprenant son cours « normal », venait mettre fin à cette fascination malsaine. Ces images sont le reflet d’un désir d’échapper au temps, un rêve d’éternité qui est la face séduisante d’une terreur profonde devant le temps, l’histoire et les événements.
29Perec enserre l’histoire des personnages comme dans un étau entre le premier chapitre et l’épilogue. Leur destin est véritablement écrasé entre les rêves dépeints au début et l’annonce tragique de la fin.
30Le roman dénonce des rêves artificiels et incapables de porter la destinée des personnages, dans une sorte de manifeste anti-romantique, à la Flaubert.
31La Vie mode d’emploi est une œuvre construite de manière apparemment opposée. Le roman foisonne d’histoires rocambolesques, situées précisément dans le temps et l’espace, le récit est ancré dans un repérage spatial et temporel on ne peut plus précis (l’immeuble, dont l’adresse est donnée dès le premier chapitre, 11, rue Simon Crubellier ; la date, le 23 juin 1975, vers huit heures du soir, dans le dernier chapitre, mais le repérage temporel est présent dès le premier, « il y a deux ans », etc.). La Vie mode d’emploi se présente comme un texte énigmatique où le lecteur doit faire son chemin : le lecteur doit apprendre à s’orienter à travers une masse d’histoires, d’objets et de personnages, dont rien ne nous livre le sens global ; machine herméneutique par excellence, le roman appelle le déchiffrement, encourage les interprétations, s’amuse à égarer, jouant sur les fausses pistes, déjouant les lectures qu’il semble parfois encourager.
32Le roman est précédé d’un préambule consacré à l’art du puzzle, avertissement au lecteur du travail de reconstitution qui l’attend, comme si l’auteur se contentait de livrer les pièces en vrac d’une image d’ensemble qu’il se refuse à rendre lisible d’emblée. Ce préambule a une fonction de mode d’emploi du roman. Le véritable commencement, c’est la règle du jeu. En soulignant la construction du texte comme une sorte de puzzle géant, Perec semble rejeter le début et la fin dans l’indifférence : peu importe quelle est la première pièce que l’on prend, peu importe la dernière. Cela se traduit dans l’apparente désinvolture du début du premier chapitre :
Oui, cela pourrait commencer ainsi, ici, comme ça… […]
Oui, ça commencera ici : entre le troisième et le quatrième étage, 11, rue Simon-Crubellier. Une femme d’une trentaine d’années est en train de monter les escaliers […]15
33Comme si le commencement n’était que la réalisation d’un possible parmi d’autres, assez indifférent, dans un endroit neutre, écrit Perec. Le lecteur a le sentiment d’être associé à la réflexion du narrateur au travail en train d’imaginer l’œuvre qu’il va entreprendre. Le lecteur est associé à ses réflexions préliminaires. Le roman semble ne pas avoir commencé. Et c’est seulement au début du paragraphe suivant que l’emploi du futur, qui est encore un temps du discours (sorte de réminiscence des Choses), puis celui du présent viennent actualiser le fait que ça commence. En même temps la situation d’énonciation est clarifiée. Le repère temporel est donné comme présent. Un lieu et un temps apparaissent. Le narrateur entreprend de raconter son histoire.
34Le sens de ce début ne se limite cependant pas à cet aspect ludique, un peu comme on peut le trouver dans le merveilleux commencement de Si par une nuit d’hiver un voyageur, d’Italo Calvino, par exemple. On pourrait d’abord remarquer que l’apparente désinvolture de ce commencement est vite contredite par un véritable commencement d’histoire, dès la fin du premier chapitre. Perec triche, bien sûr (serait-il un véritable oulipien sans cela ?), avec la règle qu’il vient d’exposer avec tant d’autorité. En effet, malgré les avertissements du préambule sur la construction en puzzle, Perec est bien conscient que ce type de construction suivi à la lettre sur 600 pages risquerait d’être trop lâche, peu lisible. Il y intègre donc une histoire qui sert de fil conducteur et assure la tension nécessaire à la progression du récit. D’où à nouveau un début et une fin à double détente. Deux structures narratives se superposent dans le roman : l’une est soumise au morcellement et, de ce point de vue, chaque pièce occupe effectivement, à quelques exceptions près, une place indifférente dans l’ensemble. Mais il y a aussi une trame narrative plus classique, formée par l’histoire principale autour de laquelle un grand nombre d’autres gravitent, et qui, elle, a un début, des péripéties, des effets de suspens et une fin assez classiques. La grande habileté de Perec a été d’intégrer cette histoire parmi toutes celles qui sont prises dans la machine à éparpiller du grand puzzle. C’est un problème de dosage : faire en sorte que la tension de l’histoire centrale soit suffisante, sans pour autant qu’elle abolisse la perception de la structure éclatée. C’est pourquoi les éléments se rapportant à l’histoire centrale de Bartlebooth sont si parcimonieux dans le texte. Ils sont d’ailleurs très inégalement répartis, principalement dans le premier et le dernier tiers de l’œuvre, là où il est nécessaire de créer la tension narrative : l’installer au début et construire la fin.
35L’image initiale du puzzle, exposée dans le Préambule, peut alors se comprendre en deux sens : si l’on privilégie l’image du morcellement, alors elle renvoie à la description systématique des pièces et des histoires. Si l’on met en avant l’image continue qui existe par delà les coupures entre les pièces du puzzle, deux interprétations sont possibles : celle qui se présente en premier est celle de la continuité de l’histoire principale, que le lecteur reconstitue peu à peu, assemblant les informations glanées au fil des différents chapitres et savamment disposées par l’auteur à son intention – du premier chapitre qui annonce une vengeance non encore assouvie, au dernier, où cette vengeance s’accomplit.
36Car, et c’est le point essentiel, il importe à Perec que la structure éclatée ne paraisse pas être un simple artifice narratif, mais qu’elle englobe véritablement l’histoire centrale dans un système plus vaste. Rassembler les pièces du puzzle ne doit pas se limiter à reconstituer l’histoire de Bartlebooth, mais avoir un sens supérieur, plus général, plus universel. Ce sens se comprend à partir d’un troisième texte liminaire, situé avant même le Préambule : le prière d’insérer placé en quatrième de couverture. C’est, en réalité, le premier maillon du dispositif mis en place par Perec pour commencer son roman. Il introduit le personnage d’un peintre, Valène, qui a pour ambition de peindre une toile représentant l’immeuble où il a vécu toute sa vie – projet qui ressemble étrangement à celui du livre que l’on est en train de lire. On comprend peu à peu, sans que ce soit jamais dit explicitement, que Valène est le narrateur du roman. C’est sa voix qui hésite sur le commencement : par quelle pièce va-t-il commencer sa toile ? D’où le système de double détente mis au point par Perec : le premier chapitre lance le suspense de l’histoire centrale, mais, avant, il instaure une indétermination qui est là pour insérer un arrière-plan. Derrière les péripéties de l’histoire centrale se poursuit un autre projet, d’une essence toute autre, essentiellement un travail de mémoire et d’hommage. L’intérêt principal de Valène, n’est pas de savoir le fin mot de l’histoire centrale. Son intérêt, c’est la vie de l’immeuble et de ses habitants, en tant qu’ils sont symboliques de la vie elle-même, dans ses mouvements les plus variés et les plus contraires. Le début du premier chapitre, avec son commencement en deux temps, est chargé de faire sentir – sans pour autant l’exposer clairement, pour ne pas dévoiler la structure dès le début – la différence entre ces deux conceptions qui, dans la suite du roman, ont tendance à se confondre en se superposant.
37C’est à la fin du roman qu’il revient d’exposer en pleine lumière cette structure interne de l’œuvre, jusque-là restée dans l’ombre. Perec y lève les ambiguïtés, afin de révéler la nature profonde de son projet. À la fin du roman, Perec crée un très violent effet de décadrage. Le dernier chapitre décrit la dernière pièce de l’immeuble non encore parcourue et termine l’histoire centrale. C’est une vraie fin, le héros paradoxal de cette quête immobile, Bartlebooth, expire, l’artisan est vengé. L’immeuble a été totalement parcouru. Mais l’épilogue vient bousculer cette « belle » fin, en sortant du cadre narratif : un narrateur différent de celui qui a décrit les pièces de l’immeuble, raconte la mort du personnage à la voix duquel on peut rattacher cette description. À côté de son lit, une toile qui représente l’immeuble dont on vient de parcourir toutes les pièces. Mais à la place du tableau attendu, le texte laisse le lecteur en face d’une toile presque vierge : blanche. D’un coup, Perec fait basculer dans l’irréalité tout ce que le roman s’est ingénié à faire prendre corps dans les quelques six cent pages qui ont précédé : les centaines de personnages, d’histoires et d’objets qui se croisent dans cet immeuble parisien. Ce qui, au fil des pages s’est imposé comme la description objective de l’immeuble et de ses habitants bascule d’un coup dans la fiction ou, du moins, dans la représentation imaginaire. Le lecteur se révolte face à cet incroyable coup d’éponge : mais non, a-t-il envie de réclamer, je sais bien ce que j’ai lu, vous ne pouvez pas faire cela ! Dans sa révolte, le lecteur affirme du même coup la réalité de la fiction, le pouvoir souverain de l’imagination – ce qui est le but recherché.
38Cet effacement final impose un recommencement, ne serait-il que mémoriel, une récapitulation, comme si l’on avait besoin de vérifier qu’on avait bien lu ce qu’on avait lu, que l’on avait pas rêvé avoir lu La Vie mode d’emploi, qu’on en avait bien parcouru les pages. Mettant en cause la mémoire même du lecteur, la fin du roman impose à la fois la réalité de la mort et du temps destructeur, image qui hante tout le livre, et les efforts de la mémoire pour s’y opposer. Malicieusement, Perec oriente le lecteur vers ce travail de remémoration – voire de relecture – en faisant succéder à l’épilogue toute une série de pièces annexes : une chronologie, un index, une table des principales histoires, etc., tous éléments qui tendent à donner une existence à la fiction, à l’ancrer dans une réalité.
39Quelle est donc dès lors la vérité du texte ? Ni en son début, ni en sa fin, même si, bien sûr, ils y contribuent : mais en son centre. L’inaccessible vision totale, achevée, de la toile se trouve décrite, rêvée, dans le chapitre LI : tout le livre tourne autour – et dans – cette vision, point focal où se reflètent toutes ses histoires, où toutes les pièces du puzzle s’encastrent et se complètent. Cette image totale, non de l’histoire principale, mais de toutes les histoires racontées, n’existe qu’à l’état de rêve dans l’œuvre, mais l’horizon de cette totalité est bien réel, et c’est lui qui baigne l’ensemble de cette lumière si particulière qui est celle du livre. Du point de vue de cette vision globale, il n’y a plus ni commencement ni fin, tout est co-présence, parce qu’elle suppose une abolition du temps, ou si l’on préfère, ce que j’ai appelé dans ma thèse, le point de vue de l’éternité sur la vie16. Le modèle de Perec est la nouvelle de Borgès, L’Aleph. De ce point de vue-là, où tout ce qui existe, a existé et existera est perçu simultanément, la position à l’intérieur d’un récit est absolument indifférente.
40La vérité n’est pas dans la fin de l’histoire mais dans chacune des pièces qui la constituent, chacune de ces pièces étant en elle-même insuffisante, et renvoyant à la quête d’un tout inaccessible. Perec crée ainsi une sorte de tourbillon sans fin qui renvoie le lecteur d’une dimension à l’autre dans un jeu qui se voudrait infini : on se laisse prendre par cette merveilleuse mécanique que rien ne peut véritablement arrêter ni achever : le lecteur est condamné à l’expérience de l’incomplétude, tout en ayant l’impression que la totalité existe : on a quand même le livre entre les mains ! Mais ce livre ne cesse d’échapper à la compréhension, de se refuser, comme s’il fuyait vers l’intérieur, vers là où il est sûr de nous égarer si on décide de le suivre.
41Singulariser le début pour mieux ne pas commencer ou, au contraire, le banaliser jusqu’à le rendre indifférent par la mise en place d’une règle extérieure au récit et à ses dynamiques propres, tout est bon pour biaiser et éviter un incipit qui affirme trop nettement la primauté de l’action et de l’événement. Perec a besoin de neutraliser ce seuil. De ce point de vue, malgré la diversité des moyens mis en œuvre, il ne change pas fondamentalement entre son premier et son dernier roman publié. L’évolution de son œuvre concerne la prégnance de la fin sur le début. Dans Les Choses, la fin écrase littéralement, non seulement l’histoire mais aussi le début, le rejetant avec violence dans le domaine de l’illusion. La fin de La Vie mode d’emploi, pour sombre qu’elle soit, n’annule que partiellement ce qui s’est passé avant. En particulier, elle ne nie pas qu’il se soit passé quelque chose. Cette modeste esquisse garde comme horizon qu’il est possible de sauver quelque chose : elle préserve le début. La toile est presque blanche, la mort conserve le dernier mot. Mais le rêve que le regard du narrateur a fait passer sur elle, est cette fois un rêve plein d’humanité, qui n’a plus rien à voir avec les images faussées de la société de consommation. Et surtout, le rêve n’est plus en lui-même dénoncé comme une illusion : placé au cœur du roman, il échappe, par la grâce de l’œuvre d’art, à la fatalité de la fin.