Boucle épigraphique et téléologie romanesque chez Claude Simon, W.G. Sebald et Graham Swift
1Je voudrais évoquer dans cet article l’usage que peut faire un romancier de l’épigraphe, de la citation épigraphique comme ante-incipit, commencement d’avant le commencement, paradoxalement définitoire d’une finalité profonde du récit.
2En étant située stratégiquement dans un entre-deux, l’épigraphe définit une contractualité implicite, littéralement pré-liminaire, de l’échange romanesque. Ni exactement paratexte ni encore tout à fait texte, elle occupe en effet une position qui est à la fois de surplomb et de médiation : l’épigraphe introduit à l’incipit et ses effets propres, mais aussi annonce l’intégralité du texte et oriente la lecture. Ou pour le dire autrement, elle fait office d’ouverture programmatique, d’instance de médiation, et de support d’universalisation : fonctionnant ainsi un peu à la manière d’un complément antéposé auquel viendrait s’accorder le sujet du roman auquel elle appartient, l’épigraphe engage d’emblée une esthétique et une axiologie dont l’autorité doit demeurer efficace pour l’ensemble du texte.
3D’où la nécessité de considérer tout autant l’épigraphe comme fin virtuelle, implicite du roman : une fin que vient redoubler l’explicit (lequel porte bien ainsi son nom), en en livrant la version singulière, textualisée. L’explicit du roman actualise la virtualité de l’épigraphe, mais aussi la motive rétroactivement. Avec peut-être même un renversement des hiérarchies ? Comme si le fragment d’hypotexte affiché en épigraphe devenait a posteriori le noyau hypertextuel dont le roman n’est que le texte-source.
4En parlant de « boucle épigraphique » et de « téléologie romanesque », je fais ainsi allusion à cette circularité secrète du roman, instaurée par un jeu de construction intertextuelle, et qui ressortit principalement à une orientation du texte vers sa fin et à une axiologisation, par ce biais, de la pratique de l’écriture. J’hésite même à parler de « bouclage » plutôt que de boucle simplement ; mais il me semble malgré tout qu’il s’agit là d’une pratique moins strictement autoritaire qu’il n’y paraît, car elle accompagne généralement un travail de mise en question des pouvoirs de l’écriture : le renversement hiérarchique qui fait de l’épigraphe l’hypertexte secret du récit manifeste ainsi, derrière le pseudo-argument d’autorité initial, l’aveu et la reconnaissance d’une appartenance et d’une dépendance à un questionnement plus large et ancien, au questionnement même de la littérature.
5Pour illustrer ces principes théoriques, j’ai choisi d’évoquer trois exemples complémentaires, liés entre eux par des sollicitations intertextuelles communes : Claude Simon, W.G. Sebald et Graham Swift, lesquels renvoient à Joseph Conrad et Thomas Browne.
6Dans les derniers romans de Claude Simon (notamment depuis L’Acacia [1989] et à l’ombre du Discours de Stockholm de 1986), et en particulier dans Le Jardin des Plantes [1997]1, on assiste à la reprise significative du substrat historique (ou plutôt, si l’on suit l’auteur, du « produit » historique) des grands romans antérieurs, alors même que l’ambition est dénoncée d’une transposition directe de l’expérience : c’est l’objet notamment de l’entretien de l’écrivain « S. » avec le journaliste, portant sur le « magma d’images et de sensations » laissé par l’expérience passée dans la mémoire2 ; comment faire comprendre à l’autre ce qui est déjà incompréhensible (et « incrédible ») à soi-même ?
7L’épigraphe conradienne de la troisième partie du Jardin des Plantes formule la réponse à cette question :
Non, c’est impossible : il est impossible de communiquer la sensation vivante d’aucune époque donnée de son existence – ce qui fait sa vérité, son sens – sa subtile et pénétrante essence. C’est impossible. Nous vivons comme nous rêvons – seuls.
Joseph Conrad (219)
8Or ce que montre le roman dans le même temps, c’est que cette solitude de l’expérience alimente toujours le rêve de l’écriture : le roman met en scène la quête du texte introuvable de l’histoire, dont chaque variation narrative raconte le besoin et l’absence. Cette quête-là n’est jamais achevée, puisque chacun des livres qui la recueillent et la fixent menace toujours d’en trahir le sens, en la soumettant aux aléas de la communication littéraire3.
9Aussi le roman consiste-t-il en une reprise et une refonte de l’ambition initiale, de plus en plus dénudée de ses illusions, et éprouvée dans la répétition et la correction : la reformulation constante des mêmes moments (en particulier la débâcle de la cavalerie en mai 1940), est ici identifiée à la recherche vaine d’une exactitude impossible – « tant démoralise l’homme tout travail littéraire, même entrepris uniquement pour soi », comme l’annonce de son côté l’épigraphe dostoïevskienne de la première partie.
10À cette pratique de la correction s’ajoute une démultiplication des fils narratifs dans une poétique du montage, qui produit dans l’horizontalité du texte un îlotage de fragments fortement hétérogènes : comme l’ont déjà remarqué les commentateurs du roman, la juxtaposition brutale des textes les plus divers ne permet jamais de combler tout à fait les vides du récit ; on assiste ainsi à la promotion d’un montage « mélancolique » et « illisible », pour reprendre les termes employés par Nathalie Piégay-Gros dans un article récent4.
11Et pourtant, Claude Simon fait, au-delà ou au travers du scepticisme affiché par l’intermédiaire de S., démonstration d’une certaine efficacité textuelle de la rhétorique narrative, qui n’est pas qu’illusion pervertie : de même que l’épigraphe de la deuxième partie signale que l’« on a recensé 367 démonstrations différentes du théorème de Pythagore » (The Pythagore Proposition – Elisha Scott), de même le principe de répétition et de correction de la « proposition » simonienne oblige seulement le lecteur à déplacer le regard vers l’oblique et la périphérie, dans l’éclairage indirect du récit par des notations digressives, dans l’écriture entre parenthèses et l’entre-deux des lignes narratives : soit dans ce qui « sous-tend » le roman – son hypothénuse.
12L’auto-critique de l’écriture de l’histoire5 passe ainsi par un feuilletage textuel sans hiérarchie : les enchâssements apparaissent réversibles6 ; et la méta-textualité est généralisée au travers des doubles-écrivains – avec l’usage en contrepoint des citations et corrections de la Recherche, notamment, ou des notes sur Dostoïevski, Flaubert ou Stendhal. Le roman définit ainsi en artifice concerté et en commentaire critique, en réalité produite, la pseudo-immédiateté de l’expérience : « l’artificiel » (que revendique le Discours de Stockholm) est « dénoncé », c’est-à-dire rendu manifeste et sensible notamment à travers l’usage de quelques motifs (la mouette proustienne, les tableaux de Poussin...) qui viennent tout juste suturer les uns aux autres les fragments hétérogènes, sans pour autant définir un sens univoque ; et le déplacement final du récit en scénario et en avertissements pour l’adaptation cinématographique témoigne de la poursuite sans fin d’une expérience sans commencement.
13Or dans cette nouvelle économie textuelle de la mémoire, c’est le passage à la surface et l’ordonnancement, la dispositio qui tient lieu d’ordre historique et de généalogie personnelle, au-delà de la multiplicité irréductible des régimes stylistiques et de l’indéfinition du sens : exactement comme au « jardin des Plantes », fait des « parcelles » et « lopins » évoqués précisément dans l’épigraphe d’ensemble tirée de Montaigne7. Tout devient de l’ordre de la chronique, et rien ne l’est à proprement parler, dans cette architecture romanesque sans point de vue intégrateur autre que l’exercice complet de l’écriture.
14Aussi la nouvelle épigraphe conradienne qui ouvre Le Tramway [2001] vient-elle compléter celle du Jardin des Plantes :
« ... pour lui le sens d’un épisode ne se trouve pas à l’intérieur, comme d’une noix, mais à l’extérieur, et enveloppe le conte qui l’a suscité, comme une lumière suscite une vapeur... »8
15Le sens n’est plus absent, mais vaporisé. Il a quitté l’illusion du centre ou de l’origine pour rejoindre l’irisation de la surface : halo immatériel éclairé de l’intérieur par le texte, comme par ces « dernières lueurs » qui « ressurgissent » encore au brasier des archives évoqué au centre du Jardin des plantes ; ou bien encore « voile en suspension » qui vient coïncider, aux tout derniers mots du Tramway, avec « l’impalpable et protecteur brouillard de la mémoire », recouvrant de cendres un autre jardin :
Comme si quelque chose de plus que l’été n’en finissait pas d’agoniser dans l’étouffante immobilité de l’air où semblait toujours flotter ce voile en suspension qu’aucun souffle d’air ne chassait, s’affalant lentement, recouvrant d’un uniforme linceul les lauriers touffus, les gazons brûlés par le soleil, les iris fanés et le bassin d’eau croupie sous une impalpable couche de cendres, l’impalpable et protecteur brouillard de la mémoire. (141)
16La tonalité et le registre mêmes de ces figures ne laissent pas de doute : elles relèvent à la fois d’une auto-critique ultra-sceptique sur les moyens de la littérature face à l’histoire, et de la revendication d’une autorité indiscutable, d’une « crédibilité » qui dépend seulement, comme le veut le Discours de Stockholm, « d’une causalité intérieure ». L’explicit exerce bien ainsi son effet d’actualisation de l’épigraphe, et affiche hautement, par « bouclage » du récit, cette fonction de régie par laquelle s’établit principalement l’identité de l’auteur.
17C’est une autre épigraphe signée de Conrad que l’on trouve à l’ouverture de Die Ringe des Saturn (Les Anneaux de Saturne) [1995] de W. G. Sebald9, et qui résonne en écho à celles de Claude Simon, en retrouvant – formulée d’une façon plus proche du fonds poétique dans lequel puise Sebald – la même interrogation sur le sens et la légitimité d’une contemplation à distance de l’histoire :
Il faut surtout pardonner à ces âmes malheureuses qui ont élu de faire le pèlerinage à pied, qui côtoient le rivage et regardent sans comprendre l’horreur de la lutte et le profond désespoir des vaincus.
Joseph Conrad à Marguerite Poradowska
18Cette image de l’âme malheureuse – qui renverse le motif classique du sage épicurien de Lucrèce10 – connaît un peu plus loin, avec la description de l’amie romaniste penchée sur le désordre concerté de ses innombrables notes, une refiguration – refiguration en « ange de la mélancolie tel que Dürer l’a représenté, immobile, parmi les instruments de la destruction ». C’est là une comparaison qui rappellerait assez la façon dont l’écrivain S., dans Le Jardin des Plantes, oppose au sentiment de peur que le journaliste veut à tout prix lui faire admettre dans le récit de la débâcle, le terme de « Mélancolie » : en le prononçant sur le fond d’une « rumeur étale, sans plus de consistance qu’une faible et unique vibration dans quoi vient se confondre toute l’agitation du dehors, se neutraliser toute la violence, les passions, les désirs, les peines, les terreurs »11.
19C’est bien à ce vertige mélancolique de la destruction que Sebald consacre la méditation des Anneaux de Saturne, en l’articulant très étroitement à une réflexion sur les limites de la représentation :
Die erlittene Pein, das gesamte Werk der Zerstörung übersteigt um ein Vielfaches unser Vorstellungs-vermögen. [...] Wie ich an jenem Abend in Southwold so dasaß auf meinem Platz über dem deutschen Ozean, da war es mir auf einmal, als spürte ich ganz deutlich das langsame Sichhineindrehen der Welt in die Dunkelheit. (96-97) |
Les souffrances endurées, toute l’œuvre de destruction dépassent largement notre faculté de représentation. [...] Ce soir-là, à Southwold, comme j’étais assis à ma place surplombant l’océan allemand, j’eus soudain l’impression de sentir très nettement la lente immersion du monde basculant dans les ténèbres. (106-107) |
20La mélancolie de l’écrivain ne consiste pas dans le regret d’un passé perdu mais au contraire dans la conscience intime et articulée du passé, dans le travail d’une conscience attachée à dire, coûte que coûte, cette logique de destruction – et ce, en recueillant les traces laissées par de multiples existences au travers des œuvres et des textes qui en témoignent.
21D’où le déploiement savant de l’épigraphe en micro-biographie de Conrad (ou plutôt de Konrad Korzeniowski), et le glissement, par le biais de l’expérience africaine de l’écrivain (et de son double, Roger Casement), vers une définition de soi et de l’histoire : dans un jeu de miroir et de dédoublement (Konrad lui-même croit reconnaître dans les Travailleurs de la mer « le miroir de sa propre vie »), la reconstitution biographique, strictement enchâssée dans le récit principal, en vient à s’effacer dans le cours d’une méditation au présent sur les illusions de la représentation historique ; par le biais d’un court-circuit temporel qui identifie la vision conradienne de Bruxelles à celle du narrateur – le « tombeau érigé sur une gigantesque fosse commune de cadavres noirs » devient « macabre atmosphère » d’inspiration coloniale –, Sebald déplace le texte aux temps présents et dénonce la « quintessence de laideur » et l’erreur vertigineuse que constitue pour lui le panorama pictural installé au monument de Waterloo :
Das also, denkt man, indem man langsam im Kreis geht, ist die Kunst der Repräsentation der Geschichte. Wir, die Überlebenden, sehen alles von oben herunter, sehen alles zugleich und wissen dennoch nicht, wie es war. (152) |
C’est donc cela, se dit-on en marchant lentement en rond, l’art de la représentation de l’histoire. Il repose sur une perspective faussée. Nous, les survivants, nous voyons les choses de haut, toutes en même temps, et cependant, nous ne savons pas comment c’était. (165) |
22Ce n’est qu’en « fermant les yeux » et en voyant « Fabrice, le jeune héros de Stendhal, errer sur le champ de bataille », ainsi qu’un colonel tombé de cheval, que Sebald, comme Claude Simon avant lui, retrouve une impression de la bataille. Mais la mise en doute demeure et touche à la situation même de l’écrivain, homme d’après, et au statut rétrospectif du récit : il pèse toujours sur eux – comme « la peur du faux » qui terrassait Flaubert – le soupçon d’une erreur de perspective, voire d’une trahison, dans l’incapacité à épouser la conscience du passé.
23Or, dans le passage qui suit immédiatement l’impression de vertige produite par l’immersion du monde dans les ténèbres, Sebald transforme à nouveau la sensation intime en vision construite, culturelle, intertextuelle, empruntée cette fois à l’écrivain et médecin anglais du XVIIème siècle, Thomas Browne, l’auteur de Hydriotaphia, The Urn Burial [Or a Discourse of the Sepulchrall Urnes lately found in Norfolk, 1658] :
In Amerika, so Thomas Browne in seinem Traktat über das Urnen-Begräbnis, stehen die Jäger auf, wenn die Perser gerade eintauchen in den tiefsten Schlaf. Gleich einer Schleppe wird der Nachtschatten über die Erde gezogen, und da nach Sonnenuntergang fast alles von einem Weltgürtel zum nächsten sich niederlegt, so fährt er fort, könnte man, immer der untergehenden Sonne nachfolgend, die von uns bewohnte Kugel andauernd voller hingestreckter, wie von der Sense Saturns umgelegter und geernteter Leiber erblicken – einen endlos langen Kirchhof für eine fallsüchtige Menschheit. (97) |
En Amérique, nous dit Thomas Browne dans son traité sur l’enfouissement des urnes, les chasseurs se lèvent à l’heure où les Persans s’enfoncent dans le plus profond sommeil. L’ombre de la nuit se déplace telle une traîne hâlée par-dessus terre, et comme presque tout, après le coucher du soleil, s’étend cercle après cercle – ainsi poursuit-il – on pourrait, en suivant toujours le soleil couchant, voir continuellement la sphère habitée par nous pleine de corps allongés, comme coupés et moissonnés par la faux de Saturne – un cimetière interminablement long pour une humanité atteinte du haut mal. (107-108) |
24Cette figuration de la destruction par le motif, mythologique et astronomique, de Saturne permet alors au récit de réunir autour du même centre, au fil des pages et des relevés intertextuels, les cercles de Southwold en 1672, de Waterloo, des provinces musulmanes de l’Empire chinois en 1876, de la Galicie en 1914, de Theresienstadt en 1942, de Dresde et Cologne en 1945, des guerres civiles d’Irlande ou des Balkans aujourd’hui.
25Mais les cercles annulaires de Saturne définissent aussi bien la quête intérieure : ces « fantômes de la répétition » qui « hantent de plus en plus » le narrateur et auxquels se confronte son écriture, font que le « théâtre vide » de soi-même devient « jardin labyrinthique »12 :
Und als ich von diesem Aussichtsposten hinabblickte, sah ich auch das Labyrinth selber, [...] ein im Vergleich mit den Irrwegen, die ich zurückgelegt hatte, einfaches Muster, von dem ich im Traum mit absoluter Sicherheit wußte, daß es einen Querschnitt darstellte durch mein Gehirn. (206) |
Et lorsque, de mon poste d’observation, je regardai en contrebas, je vis ce labyrinthe, [...] composant, en comparaison de l’entrelacs de chemins où je venais de m’égarer, un motif simple dont je savais, dans mon rêve, avec une absolue certitude, qu’il représentait une coupe transversale de mon cerveau. (224) |
26Et l’on revient alors à la seconde épigraphe du roman, tirée de l’Encyclopédie Brockhaus et définissant ainsi Saturne :
Die Ringe des Saturn bestehen aus Eiskristallen und vermutlich meteoritischen Staubteilchen, die den Planeten in dessen Äquatorebene in kreisförmigen Bahnen umlaufen. [...] |
Les anneaux de Saturne sont constitués de cristaux de glace vraisemblablement mêlés à des particules de météorites qui tournent en bandes circulaires dans le plan de l’équateur de la planète. [...] |
27Cette seconde citation (pré)liminaire annonce la circularité des boucles épigraphiques, placées à l’équilibre du récit, ou dans le plan « équatorial » qui conjoint l’espace du texte à celui du lecteur, en faisant de ce labyrinthe textuel la coupe de nos cerveaux ; mais elle identifie aussi ces boucles annulaires au déploiement d’un voile constitué de cristaux et de particules de poussière (Staub).
28Par une nouvelle circulation intertextuelle, l’auteur se place et nous place alors dans la ligne courbe du Tlön, Uqbar, Orbis Tertius de Borges, dont « la construction labyrinthique » menace « d’effacer le monde connu », et dont l’histoire « masque tout ce que nous savions ou croyions savoir ». « Déjà apparaissent dans l’historiographie les incontestables avantages d’un passé fictif », répète Sebald après Borges, et c’est pour contredire cette transfiguration de la terre en nouveau Tlön que l’écrivain allemand reprend sans cesse le cours des existences passées et les traces laissées par ces existences – au risque de se retrouver par instants « au beau milieu des vestiges de notre propre civilisation anéantie au cours d’une catastrophe future »13.
29Or, de même que le narrateur borgésien de la nouvelle est précisément occupé, comme il le confie au terme de l’explicit, à travailler à « une indécise traduction quévédienne de The Urn Burial de Thomas Browne », Sebald réécrit lui aussi le parcours de l’écrivain, et livre la version saturnienne et moderne de l’essai anglais – méditation cosmique sur les tombes – tout en convoquant avec lui une bibliothèque à la fois réelle et imaginaire, où prédominent les éléments d’une étude systématique des vers à soie.
30Et voilà que par une dernière boucle épigraphique, l’on revient au motif du voile (voile de soie cette fois) par lequel Sebald vient figurer le rapport de l’écriture à la représentation de soi et de son histoire :
Indem ich jetzt, wo ich dies niederchreibe, noch einmal unsere beinahe nur aus Kalamitäten bestehende Geschichte überdenke, kommt es mir in den Sinn, daß einst für die Damen der gehobenen Stände das Tragen schwerer Roben aus schwarzem Seidentaft oder schwarzer Crêpe de Chine als der einzige angemessene Ausdruck der tiefsten Trauer gegolten hat. [...] Und Thomas Browne, der als Sohn eines Seidenhändlers dafür ein Auge gehabt haben mochte, vermerkt ein irgendeiner [...], in Holland sei es zu seiner Zeit Sitte gewesen, im Hause eines Verstorbenen alle Spiegel und alle Bilder, auf denen Landschaften, Menschen oder die Früchte der Felder zu sehen waren, mit seidenem Trauerflor zu verhängen, damit nicht die den Körper verlassende Seele auf ihrer letzten Reise abgelenkt würde, sei es durch ihren eigenen Anblick, sei es durch den ihrer Bald auf immer verlorenen Heimat. (350) |
Songeant une fois encore, à l’instant même où j’écris ces lignes, à notre histoire presque exclusivement constituée de calamités, il me vient à l’esprit que le port de lourdes parures de taffetas noir ou de crêpe de Chine noir par les dames de la haute société passait autrefois pour la seule expression convenable du deuil le plus profond. [...] Et Thomas Browne, qui devait avoir eu, en tant que fils d’un marchand de soie, un œil pour ce genre de choses, note [...] qu’il était d’usage de son temps, en Hollande, dans la maison d’un défunt, de recouvrir de crêpe de soie noire tous les miroirs et tableaux représentant des paysages, des hommes ou des fruits de la terre, afin que l’âme s’échappant du corps ne soit déroutée, lors de son ultime voyage, ni par la vue de sa propre image ni par celle de sa patrie à jamais perdue. (382-383) |
31Comme de ce crêpe de soie noire, Les anneaux de Saturne recouvre les multiples miroirs – ou « lacs de mercure » – des récits qu’il rapporte et des tableaux qu’il décrit du « voile », de « la brume » du rêve et de l’imagination : lambeau de soie pourpre dans l’urne de Patrocle, « voiles blancs flottants » des souvenirs de Frédérick Farrar à Lowestoft, « traîne hâlée » par l’ombre de la nuit et la faux de Saturne, faible souffle d’air glacé qui balaie les provinces chinoises affamées, sable évaporé dans l’air léger du château de Swinburne à Dunwich, robe « brochée comme d’une toile d’araignée de fils de soie » par les filles solitaires des Ashbury dans leur enclave d’Irlande, « voiles de poudre » qui recouvrent la terre d’Orford à l’approche des fortins abandonnés depuis la seconde guerre mondiale, nimbe qui recouvre la mémoire de Chateaubriand, etc.
32Si, entouré de ce voile de soie qui déplace la linéarité du récit en circularité épigraphique, Sebald retrouve Borges et réactualise à sa suite les mots de Thomas Browne, il retrouve aussi Graham Swift, placé lui aussi dans l’orbe saturnienne de Thomas Browne in Last Orders / La dernière tournée14 :
But man is a Noble Animal, splendid in ashes, and pompous in grave. Thomas Browne |
Mais l’homme est un Noble Animal, splendide en cendres, et pompeux dans la tombe. Thomas Browne |
33Urne, ici, qui matérialise Jack, l’absent, en concentrant ses cendres promises à la dispersion au terme d’une épopée houleuse menée par ses amis et son fils adoptif.
34Mais surtout : travail progressif d’identification entre l’urne et le nom du défunt, avec jeu ironique sur le sac plastique qui contient l’urne pendant le voyage et renvoie le défunt à son identité singulière de boucher de quartier : Rochester Victuailles est remplacé in fine par le nom propre, d’abord en italiques (« J’extrais donc le bocal et laisse tomber le sac à mes pieds. Jack Arthur Dodds », p. 373), puis en caractères romains (« je sors le bocal de sous mon manteau, Jack Arthur Dodds », p. 379) : la dispersion des cendres coïncide à terme avec l’énonciation, si longtemps repoussée, de l’épitaphe, et c’est le jeu des voix alternées et des secrets dévoilés qui, en composant tout le récit singulier de Swift, finit par énoncer l’identité intégrale du mort, identifié à chacun :
Jack Arthur Dodds, save our souls, and the ash that I carried in my hands, which was the Jack who once walked around, is carried away by the wind, is whirled away by the wind till the ash becomes wind and the wind becomes Jack what we’re made of. (295) |
Jack Arthur Dodds, sauvez nos âmes, et la cendre que j’ai transportée dans mes mains, la cendre qui était le Jack qui se promenait jadis par ici, est emportée par le vent, emportée en tourbillon par le vent, jusqu’à ce que la cendre devienne vent, et que le vent devienne ce Jack dont tout un chacun nous sommes faits. (382) |
35Quand Swift transforme le nom du personnage dont on disperse les cendres en « the Jack who... », Jack est utilisé comme équivalent de « type »15 : ce type dont nous sommes fait, soit : « tout un chacun ».
36L’explicit universalisant revient ainsi à recomposer l’épigraphe initiale de Browne en intégrant tous les détours du récit ; commencement et fin signifient aussi épigraphe / épitaphe : la citation de l’ « Hydriotaphia » de Thomas Browne est réinscrite sur le tombeau – taphios – de l’homme ordinaire qu’est Jack Arthur Dodds, notre semblable, notre frère. Un tombeau avec lequel coïncide précisément le roman, après que ce dernier s’est évidé comme l’urne – hydria.
37Et le voile de soie (Sebald) ou le « voile en suspension » (Simon) de l’écriture, ici déployé comme un voile de cendres, réécrit le « tombeau » littéraire dont il s’inspire avec toute l’ironie et le sérieux de la littérature contemporaine – sans plus du tout d’arrière-plan théologique, mais bien dans l’axe d’une vraie téléologie romanesque.
38Le dernier mot, je préfère le laisser à Borges, en dévoilant in fine l’épigraphe secrète de cette communication... Il s’agit d’un fragment apocryphe de la traduction du chapitre V d’Urn Burial – fragment ajouté par Borges et Bioy Casares à la traduction qu’ils ont finalement eux-mêmes réalisée, en lieu et place du narrateur de Tlön Uqbar Orbis Tertius :
Vastes sont les trésors de l’oubli, et innombrables les masses de choses dans un état proche de la nullité ; il y a plus de faits ensevelis sous le silence que de faits enregistrés et les volumes les plus abondants sont les épitomés de ce qui s’est passé.
39Si en effet les romans sont les épitomés de l’histoire (et nos articles les épitomés des romans), leurs épigraphes sont comme des épitomés au second degré : abrégés d’abrégés, nœuds des boucles textuelles, commencement et fin d’une écriture vouée à retrouver le silence d’où elle vient.