Colloques en ligne

Jérémy Naïm et David Roulier

La table des matières dans les textes savants : essai d’une poétique historique (XVIIe-XIXe siècles)

Introduction

1Cet article porte sur les « tables des matières » dans les textes savants du xviie au xixe siècles. D’emblée, cela implique quelques précisions. D’abord, par « table des matières », il faudra entendre plutôt ce qui relève de la liste des chapitres, même si l’on verra qu’il existe des dispositifs nommés « table des matières » et qui ne sont pas des listes de chapitre. Ensuite, par textes savants, on entend une variété hétérogène de textes non-fictionnels, qui ont tous plus ou moins une vocation universitaire : traités de l’esprit et histoires littéraires principalement, mais sans exclusive d’autre type. Cette diversité permet de neutraliser le biais générique dans la construction de la table. Enfin, si les tables analysées vont du xviie au xixe siècles, c’est pour mettre en place un bornage chronologique, mais à partir duquel nous nous efforcerons de construire une poétique (historicisée) du dispositif de référencement des chapitres dans l’ouvrage savant.

2 Notre point de départ est l’excellent article de Georges Mathieu, qui réfléchit, entre autres choses, aux normes régissant la table des matières dans les productions universitaires contemporaines. Mathieu soutient que la table des matières démontre la compétence de l’auteur dans l’organisation et la présentation du savoir, et qu’elle est fondée sur le mythe de la rationalité. Plus précisément, il écrit que la « table des matières […] est considérée comme une fille du ramisme, véritable morale de l’écriture universitaire. Elle affirme la divisibilité du discours en fragments plus ou moins autonomes, hiérarchisés ou juxtaposés1 […] ». Elle « met[trait] en évidence la construction de l’œuvre, donc la démarche intellectuelle de l’auteur, elle en [serait] même la représentation2 ». Il précise enfin que ce pouvoir de représentation peut, selon « le genre et l’époque », s’incarner en des formes variées.

3 La thèse de Mathieu est donc que la table des matières est à la fois un reflet du discours de l’auteur et un reflet du type de savoir dont relève son discours. Or, à l’examen des textes, il nous a semblé que cette proposition était surtout vraie au xxe siècle, et pour le genre de texte très spécifique qu’étudie Georges Mathieu, c’est-à-dire l’écrit universitaire soumis à évaluation. Nous aimerions dans cet article mettre sa thèse à l’examen d’un corpus chronologiquement plus étendu et génériquement plus varié. En fin d’étude, il s’agira de fournir un premier outil qui permette d’interroger les intentions signifiantes des tables des matières dans les ouvrages savants, du xviie au xixe siècles. En analysant un ensemble d’exemples, en abstrayant au fur et à mesure de l’étude les traits qui nous semblent dessiner une cohérence, nous pensons qu’il est possible de construire deux types de table entre lesquels s’organisent la majorité des tables réelles des ouvrages publiés pendant ces trois siècles.

4Nous appellerons ces types respectivement classique et moderne, parce qu’ils correspondent à des tendances dominantes, pour l’une plutôt au xviie siècle, pour l’autre plutôt au xixe siècle. Notre démarche est celle d’un essai de poétique historique, dans la mesure où une historicisation précise de la table des matières, pour autant qu’elle soit possible, exigerait une érudition qui excéderait très largement le cadre d’un article. Mais ces types ne seront pas des moyennes de ce qui existe réellement. Il s’agira pour l’essentiel d’un essai, dont les conclusions sont forcément dépendantes des exemples mobilisés. Notre but, à ce stade, n’est pas de construire un modèle qui tiendrait compte de toute la diversité des tables publiées, mais de mettre au jour deux logiques internes différentes, concurrentes, qui nous semblent commander aux tables des matières durant ces siècles.

5Au cours de ces trois siècles, les dénominations varient ; des objets formellement proches sont désignés différemment, des objets formellement distincts sont confondus sous une même appellation. Par souci de clarté, nous appellerons toujours notre premier type table classique, ou TDC (pour table des chapitres, conformément à son appellation dominante dans les ouvrages) ; nous nommerons le deuxième type table moderne, ou TDM (pour table des matières, ainsi qu’elle est le plus souvent intitulée dans nos exemples). Nous appellerons index la reprise des principales matières de l’ouvrage par ordre alphabétique, qui se trouve ordinairement en fin de volume. Toutes les dénominations historiques réelles seront indiquées entre guillemets. Dans ces termes, le but de l’article est de construire par contraste les deux objets que sont la TDC et la TDM, et ses résultats sont résumés dans le tableau heuristique que nous présentons en conclusion.

1. La table et le plan

A. Distinctions liminaires

6Pour réfléchir aux intentions de sens des tables aux siècles classiques, pour savoir si l’on peut légitimement y rechercher une organisation signifiante, il faut déjà savoir de quelle table on parle. L’exemple du Traité de la Sagesse de Pierre Charron doit nous inviter à la circonspection, car on y trouve a priori trois objets nommés « table » :

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Fig. 1 : P. Charron, De la sagesse, Bordeaux, Millanges, 1601.

7On voit, en suivant l’ordre des pages : 1/ vers le début de l’ouvrage, une « Table des chapitres de ces trois livres de Sagesse » ; 2/ à l’intérieur de l’ouvrage, diverses « tables » qui correspondent à ces diagrammes dichotomiques arborescents qu’on rapporte souvent à Pierre de La Ramée ; et 3/ à la fin du livre, une « Table des matières principales » classées par ordre alphabétique. Ces trois dispositifs sont clairement distincts.

8Le dispositif de la « table des matières », situé en fin d’ouvrage, est un système de renvois, un index des matériaux informationnels du livre établi selon l’ordre alphabétique, c’est-à-dire l’ordre le moins signifiant qui soit. Cette « table des matières » ne construit pas de vue d’ensemble de l’œuvre : elle est un simple outil, que l’éditeur propose au lecteur, pour aider ce dernier à trouver les mots qu’il recherche et à comparer les passages entre eux. Elle a pour fonction de déconstruire la logique de l’auteur afin de permettre au lecteur de suivre la sienne. Dans la table, ce n’est donc pas l’auteur qui parle de l’œuvre, c’est l’éditeur qui parle du livre. La table relève ainsi de la liberté et de la responsabilité de l’éditeur : d’une édition à l’autre du Traité de la Sagesse, si le corps du texte demeure, on voit la table apparaître, disparaître, changer ; sa présence est un argument de vente qu’on mentionne en première page.

9Le dispositif de la « table des chapitres », situé en début d’ouvrage, liste mécaniquement les en-têtes des divisions du texte dans leur ordre d’apparition. Fait curieux : tous les dictionnaires, jusqu’au début du xixe siècle, évoquent la « table des chapitres » (quand ils l’évoquent) après la « table des matières ». La « table des chapitres » apparaît en fait comme cas particulier de cet index alphabétique qu’est la « table des matières ». La « table des chapitres » est donc d’abord un index, et à ce titre, elle est le lieu de l’éditeur.

10Le dispositif des « tables dichotomiques », à l’inverse des deux autres, possède une claire signification visuelle de totalisation. De même que le texte ordinaire, les tables dichotomiques se lisent horizontalement, de gauche à droite ; et c’est dans leur épaisseur, par leurs ramifications, que se manifeste l’intention de totalisation. La table dichotomique est un dispositif didactique. Relevant de l’œuvre elle-même, donc de la responsabilité de l’auteur, ces tables sont assez fidèlement reprises d’édition en édition.

11Le Traité de la Sagesse illustre ainsi trois sens correspondant à deux fonctionnements de la « table », du moins pour le xviie siècle : d’une part ces tables que sont l’index alphabétique final et la table des chapitres, dispositifs verticaux et spatialement non signifiants, outils de localisation des passages au service du lecteur ; et d’autre part la table dichotomique, dispositif au développement horizontal, outil d’auteur spatialement signifiant, qui est une réduction méthodique sur une planche, visant à faciliter la compréhension et la mémorisation de l’ensemble du propos.

12On comprendra peut-être mieux l’opposition fonctionnelle entre ces deux dispositifs en considérant l’exemple d’un objet qui pourrait paraître hybride à nos yeux modernes :

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Fig. 2 : P. Charron, De la sagesse, Bordeaux, Millanges, 1601. Table dichotomique.

13Il s’agit ici de la fin de la préface du premier livre, lequel est consacré à la « connaissance […] de l’humaine condition ». Charron termine cette introduction en exposant la division du discours à venir. Il va considérer l’homme, explique-t-il, « en cinq manières représentées en cette table, qui est le sommaire de ce livre ». La précision n’est pas redondante : la « table » dichotomique, dispositif graphiquement signifiant, sert à exhiber la cohérence d’ensemble du discours. Elle constitue également un « sommaire », parce qu’elle indique brièvement le contenu de l’ouvrage. Mais elle n’est en un rien une table des chapitres. En effet, sa place serait incongrue, elle n’indique aucun numéro de page, et elle ne reprend pas les soixante-deux en-têtes du premier livre. Cette table est une table dichotomique, dont le contenu se trouve correspondre aux titres des chapitres à venir ; et Charron recourt à ce dispositif inhabituel pour affirmer que la signification de son discours se trouvera moins dans l’enchaînement linéaire des raisons que dans la totalité construite. — Cette distinction fonctionnelle entre table des chapitres et table dichotomique n’est sans doute plus si nette au xixe siècle ; du moins Amaury Duval, qui édite le traité en 1827, imprime-t-il la « table » de Charon verticalement, comme s’il s’agissait d’une table des chapitres. Il efface ainsi les fonctions apportées par le dispositif dichotomique. Il considérait d’ailleurs peut-être que, puisqu’il y manquait les numéros de pages, cette « table » ressemblait fort à ces autres tables que le xixe siècle nomme justement des « sommaires ».

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Fig. 3 : Fig. 2 : P. Charron, De la sagesse, Bordeaux, Millanges, 1601. Sommaires dichotomiques.

B. La table commentée

14Le changement de régime de la table s’observe dans le développement des tables de chapitres « commentées », c’est-à-dire des tables qui sont accompagnées d’un « sommaire » (au sens de résumé). Celle de De l’esprit (1758) d’Helvétius porte d’ailleurs le titre significatif de « Table sommaire » de manière à marquer le supplément d’information qu’elle apporte par rapport à la seule fonction d’indexation de chapitres et de parties.

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Fig. 4 : Helvétius, De l’esprit, Paris, chez Durand, 1758, p. vii.3

15Dans cette image, on observe que la table référence deux niveaux de division, le « Discours » (l’ouvrage en comprend quatre) et le « chapitre » (quatre sur cette page). Les chapitres sont encadrés en amont et en aval par un paragraphe continu, sans indication de pages, correspondant à l’hypothèse du « Discours » (« L’objet de ce discours est de prouver que… ») et à ses conséquences (« Il résulte de ce discours que… »). Ainsi, en plus de sa fonction d’indexation, la table se charge d’une fonction d’explicitation de la logique profonde du traité.

16 Il n’est pas impossible que cette évolution de la table des chapitres soit à mettre en rapport avec l’évolution du titre. On remarque en tout cas dans cette page d’Helvétius que plus le titre du chapitre est court, plus ce dernier est susceptible d’être complété par un bref paragraphe. Le premier chapitre, sans titre, est donc accompagné d’une mention brève, décalée sur la droite, « Exposition des principes ». Le troisième et le quatrième, intitulés à la façon d’un traité (« De l’ignorance », « De l’abus des mots ») compensent la concision de leur matière par un texte plus développé (pour le troisième, par exemple : « On prouve, dans ce chapitre, que la seconde source de nos erreurs consiste dans l’ignorance des faits de la comparaison desquels dépend, en chaque genre, la justesse de nos décisions. »). Quant au troisième chapitre, celui dont le titre est le plus long (« Des erreurs occasionnées par nos passions »), et en cela, plus explicite, il ne fait l’objet d’aucun développement supplémentaire. L’irrégularité de la table, le caractère non-automatique des « sommaires » transforment la table en véritable texte second, chargée d’intentionnalité.

17 On retrouve cette fonction de commentaire dans la « Table des matières » de la Philosophie zoologique (1809) de Lamarck 4:

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Fig. 5 : J.-B. de Lamarck, Philosophie zoologique, t. 1, Paris, Dentu, 1809, p. 423.

18On observe un dispositif un peu différent de celui d’Helvétius. La table recense l’« Avertissement » de l’auteur, un « Discours préliminaire » et toutes les divisions infratextuelles (« Partie » et « Chapitres »). À l’exception des « Parties », toutes les entrées sont suivies d’un bref résumé en italique, décalé sur la droite. Ces résumés prennent le plus souvent la forme de propositions en « Que » ou en « Comment », séparées par des points virgules. Sous le titre du chapitre 7,

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Fig. 6 : J.-B. de Lamarck, Philosophie zoologique, t. 1, Paris, Dentu, 1809, p. 426

19le lecteur trouve le développement suivant :

Comment la diversité des circonstances influence sur l’état de l’organisation, la forme générale, et les parties des animaux ; comment ensuite des changements survenus dans les circonstances d’habitation, de manière de vivre, etc., en amènent dans les actions des animaux ; enfin, comment un changement dans les actions, devenu habituel, exige, d’une part, l’emploi plus fréquent de telle des parties de l’animal, ce qui la développe et l’agrandit proportionnellement, tandis que de l’autre part, ce même changement rend moins fréquent et quelquefois nul l’emploi de telle autre partie, ce qui nuit à ses développements, l’atténue, et finit par la faire disparaître5.

20Le découpage en trois propositions permet de faire ressortir la logique organisationnelle du discours, celles-ci pouvant, par exception, correspondre à une division interne du texte. Si ce n’est pas le cas ici, les connecteurs « ensuite » et « enfin » suppléent, en quelque sorte, aux divisions manquantes.

21 Cette table présente deux caractères, atypiques par rapport à la table des chapitres classique, mais que l’on retrouve souvent au xixe siècle. D’abord, comme le montre la dernière image, elle sert de table de renvois. Après le résumé, une phrase signale au lecteur un texte à consulter dans le second volume de l’ouvrage (le chapitre 7 est dans le premier) : « Voyez les additions à la fin du deuxième volume ». Autre curiosité qui apparaît dans ce résumé de chapitre,

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Fig. 7 : J.-B. de Lamarck, Philosophie zoologique, t. 1, Paris, Dentu, 1809, p.427.

22la table est écrite à la première personne :

Que la distribution ici présentée est évidemment celle qui approche le plus de l’ordre même de la nature ; en sorte que s’il y a des corrections à faire dans cette distribution, ce ne peut être que dans les détails ; comme en effet je crois que les polypes nus (p. 289) devront former le troisième ordre de la classe, et les polypes flottants en constituer le quatrième6.

23Avec l’irruption du « je » et de la modalisation, le renversement de l’énonciation est consommé : la table porte la voix de l’auteur, et non plus celle de l’éditeur. La fonction d’indexation de la table des chapitres est complétée, voire dépassée, par une fonction critique, de commentaire, qui complète et prolonge le contenu développé dans les chapitres.

24À l’issue de cette première partie, on voit donc se dessiner quelques caractères des deux tables types esquissés en introduction, la table « classique » et la table « moderne ». La première relève surtout d’une logique d’indexation des chapitres, prototypiquement nommé table des chapitres (TDC), la seconde, d’une logique de résumé, comme en témoigne le titre de « Table sommaire » que l’on retrouve chez Helvétius. Parce que cette dernière table ne recopie pas seulement les divisions internes de l’ouvrage mais qu’elle les commente, elle est possiblement investie par l’auteur, qui a toute latitude pour en faire un véritable texte second.

2. De l’importance d’être une « table des matières »

A. Changer de position, de nom, de fonction.

25Est-il indifférent que la table listant les chapitres apparaisse en début ou en fin d’ouvrage ? Nous voulons réfléchir aux enjeux liés à ce positionnement en comparant les diverses éditions de L’Esprit des lois, selon qu’elles sont parues au xviiie ou au xixe siècle. L’ouvrage de Montesquieu constitue en effet un observatoire très commode pour une telle étude : paru pour la première fois à Genève en 1748, c’est une œuvre longue, toujours publiée en plusieurs volumes, munie dès 1749 d’un index alphabétique final (intitulé « table des matières »), et connaissant des rééditions nombreuses dans des formats variés.

26Voici quatre exemples du xviiie siècle. L’image montre, pour chaque édition, les deux premières pages de la table des chapitres :

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Fig. 8 : C. Montesquieu, De l’esprit des lois. Quatre éditions : 1) Genève, chez Barrillot & fils, 1748 ; 2) Genève, chez Barrillot & fils, 1749 ; 3) Londres, 1757 ; 4) Paris, chez Plassan, Régent-Bernard, et Grégoire, 1796.

27On constate une très grande régularité des choix éditoriaux. Toutes les éditions du xviiie siècle placent en effet la table juste avant le premier chapitre, et ce dans chaque volume. Certes, après la mort de Montesquieu, il devient usuel d’ouvrir le premier volume par trois autres éléments : l’éloge de l’auteur que d’Alembert a rédigé pour L’Encyclopédie en 1755, une l’analyse de l’Esprit des lois et un discours préliminaire de Montesquieu. Et ces pièces, quoique placées avant la table des chapitres, y sont presque toujours mentionnées. À l’inverse, l’index qui clôt le dernier volume depuis 1749 n’est jamais annoncé dans la table (sauf en 1796). L’index, en effet, ne fait pas partie de l’œuvre elle-même, et la TDC reprend prioritairement les éléments de l’œuvre, pas du volume. Dernier élément de régularité : toutes ces tables sont intitulées « Tables des livres et chapitres contenus en/dans ce [numéro] volume ». La double mention des livres et chapitres précise la nature des éléments répertoriés, et confirme ainsi que le terme « table » désigne une opération de collecte et de mise en liste, pouvant s’appliquer à des objets divers. Ici comme dans la grande majorité des ouvrages savants depuis le début du xviie siècle, la TDC rassemble en un même lieu les en-têtes, sans chercher particulièrement à donner une vue synthétique de l’ouvrage.

28On peut d’ailleurs réfléchir, à la lumière du type de la TDC, à la vieille question des parties de L’Esprit des lois. Rappelons que ces « parties » constituent la division de plus haut degré dans l’ouvrage : chaque partie regroupe plusieurs livres, et chaque livre plusieurs chapitres. Comme on sait, Montesquieu avait décidé, après quelques hésitations, de diviser l’ouvrage en six parties, mais Jacob Vernet — correcteur de la première édition et représentant des intentions de l’auteur auprès de l’imprimeur genevois — avait négligé de faire appliquer cette exigence. C’est pourquoi Montesquieu y avait veillé, après-coup, pour l’édition datée de 1751 :

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Fig. 9 : C. Montesquieu, De l’esprit des lois, Genève, chez Barrillot & fils, 1751.

29Or la mention de ces parties n’est pas reprise par les éditions ultérieures du xviiie siècle. Pourquoi ? Sans rouvrir ici la question du « désordre » de L’Esprit, on peut supposer qu’un facteur important fut que ces parties contreviennent radicalement à la logique de la TDC. Premièrement, on l’a vu, la TDC est traditionnellement le lieu de l’éditeur. Encore dans la deuxième moitié du xviiie siècle, l’autorité de l’auteur ne s’étend pas automatiquement à cette section du livre. Deuxièmement, si la numérotation des chapitres recommence à chaque livre, en revanche la numérotation des livres se poursuit continûment tout au long de l’ouvrage. Par exemple, la première partie contient les livres I à VIII, la seconde partie les livres IX à XIII, etc. La division en parties est donc inutile pour se repérer dans l’ouvrage. Aucunement indicatrice, purement signifiante, elle contredit pleinement la logique usuelle de la TDC. Troisièmement, Montesquieu n’a pas donné de titre aux parties. Or comment reprendre dans la TDC un titre qui n’existe pas ? Et dans le corps de l’ouvrage, comment ouvrir une section sans titre ? En 1751, on voit que l’éditeur s’est senti obligé de répéter le titre général de l’œuvre pour avoir quelque chose à écrire (cf. image de droite, ci-dessus). Ainsi, la TDC apparaît-elle, au milieu du xviiie siècle, comme un lieu de tension entre les logiques auctoriale et éditoriale : si pour l’auteur, la table peut (déjà) servir à préciser le plan d’ensemble de l’ouvrage, l’éditeur considère (encore) que la table n’est que la liste des en-têtes de sections. Et après la mort de l’auteur, le rapport de force devient évidemment plus favorable à l’éditeur.

30Le contraste avec les éditions du début du xixe siècle est saisissant. Étudions celle de 1816, des Œuvres complètes en six volume, in-8°. Le texte de L’Esprit des lois remplit les trois premiers volumes, et la table alphabétique des matières occupe une bonne part du quatrième.

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Fig. 10 : C. Montesquieu, Œuvres complètes, Paris, Lefèvre, 1816 (vol. 1 et 2)

31Cet exemple illustre un radical changement de régime de la table des chapitres. Tout d’abord, cette table est désormais placée à la fin de chaque volume. De plus, ce déplacement est accompagné d’un changement partiel de dénomination. Si les deuxième et troisième volumes proposent chacun une « table des chapitres », en revanche le premier volume nomme « table des matières » la table des chapitres. Cela n’est pas incohérent, dans la mesure où le contenu du premier volume contient, outre le texte de L’Esprit, les textes préliminaires déjà mentionnés. La mention des « matières » semble rendre compte de cette hétérogénéité du contenu, effectivement non réductible à des « chapitres ». On comprend ainsi que la position finale a modifié la définition implicite de la TDC : elle n’est plus la liste des en-têtes de l’œuvre, éventuellement étendue à d’autres pièces ; elle est désormais de plein droit la liste des éléments contenus dans le livre. La nouvelle dénomination reste cependant fragile : dès la deuxième page de cette « table des matières », le titre courant indique qu’il s’agit de la « table des chapitres ». Il est vrai que la table ne liste plus, sur cette deuxième page, que des « chapitres ».

32Ce changement de dénomination amène des équivoques. On constate donc qu’il s’impose malgré ces équivoques. Par exemple, la table des chapitres du quatrième volume est logiquement intitulée « table des matières », puisqu’elle reprend un contenu plus hétérogène qu’une simple suite de chapitres. Or dans ce contenu figure notamment l’index alphabétique de L’Esprit. Cette dernière ayant conservé son nom — « table des matières » –, on aboutit à une curieuse situation de synonymie entre deux dispositifs enchâssés et de natures différentes : une « table des matières contenues dans ce volume » (qui est une liste des titres des chapitres) compte parmi ses éléments une « table des matières contenues dans L’Esprit des lois et dans La Défense » (qui est un index alphabétique).

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Fig. 11 : C. Montesquieu, Œuvres complètes, Paris, Lefèvre, 1816 (vol. 4).

33Il est clair que cette situation était gênante pour les éditeurs. Elle a entraîné en tout cas bien des hésitations dans les éditions du premier xixe siècle. En particulier, celle de 1824 (en quatre volume in-12°, chez la Veuve Dabo) multiplie les incohérences. Dans le premier volume, la liste des chapitres, intitulée « table des matières », est reprise dans les titres courants tantôt « table des matières », tantôt « table des chapitres » sans que cette variation semble signifiante. Le deuxième volume, par une coquille révélatrice de ces hésitations (et du surcroît de travail typographique qu’elles occasionnent), propose au lecteur une « table des chapitres contenues dans le second volume » (sic).

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Fig. 12 : C. Montesquieu, L’Esprit des lois, Paris, Veuve Dabo, 1824 (vol. 2).

34Le quatrième volume, on le comprend, cherche alors à contourner le problème de la synonymie, et renomme sobrement la dernière table des chapitres « Table. »

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Fig. 13 : C. Montesquieu, L’Esprit des lois, Paris, Veuve Dabo, 1824 (vol. 4).

35Ainsi l’exemple de L’Esprit des lois illustre-t-il (parfois jusqu’à la caricature) le maintien du type de la TDC tout au long du xviiie siècle, puis le rapide basculement vers une autre organisation de la table des chapitres après la Révolution. En changeant de position, la table des chapitres change donc aussi de nom et de fonction. Repoussée en fin du volume, renommée « table des matières », cette table a désormais la fonction de permettre un repérage dans l’ensemble du livre, et plus seulement de lister les titres des chapitres de l’œuvre imprimée. Dans sa version prototypique, comme nous l’avons vu, cette table des matières moderne — que nous écrirons TDM — est une liste des titres de chapitres munie de sommaires. Elle devient ainsi une sorte d’abrégé du texte, ou plus généralement d’analogue miniature du volume.

B. L’index comme « table des matières analytique ».

36Il reste, pour finir, à étudier le sort de l’index alphabétique. En effet, la concurrence pour l’appellation hyperonymique « table des matières », ouverte entre la TDM et l’index, semble tourner au détriment du second, qui doit s’adjoindre un adjectif et devenir une « table des matières analytique ». Il n’apparaît alors plus que comme un cas particulier de la TDM, laquelle se réserve dorénavant l’appellation générale de « table des matières ». Certes, dans notre essai de typification, qui se limite à l’empan du xviie au xixe siècle, l’index tient encore souvent son rang de « table des matières », fût-elle analytique. Mais le phénomène de déclassement théorique se poursuit : dans le courant du xxe siècle, l’index cédera franchement le pas pour devenir, justement, un « index ».

37Pourquoi l’adjectif analytique s’est-il provisoirement imposé ? Si l’index est dit « analytique », c’est parce que la TDM apparaît alors, à l’inverse, comme une présentation synthétique des matières de l’ouvrage. Les deux dispositifs sont ainsi réputés présenter le même matériau de deux manières différentes. Il faut prendre la mesure du double déplacement sémiotique qui s’est opéré au tournant des xviiie et xixe siècles. D’une part, les contenus de ces dispositifs ont fusionné, mettant fin à l’opposition entre la TDC (liste de titres) et l’index alphabétique (liste des notions abordées dans l’ouvrage). D’autre part, et à l’inverse, les logiques de classement ont divergé. Auparavant la TDC et l’index étaient des dispositifs spatialement non signifiants, établis par l’éditeur pour faciliter le cheminement libre du lecteur. Désormais, si l’index a conservé cette fonction, la TDM vise à proposer une vue synthétique des contenus de l’ouvrage, donnant possiblement à voir son architecture générale et le sens global que l’auteur veut imposer à l’œuvre.

38En outre, l’adjonction de l’adjectif « analytique » n’a pas été perçu comme la marque d’un déclassement. Au xviiie siècle, il revendique au contraire le travail d’analyse opéré par l’éditeur ou le commentateur, il réclame pour l’index le statut d’œuvre seconde, voire participe à l’autonomisation de l’index par rapport à l’œuvre première. À ce titre, la Table analytique et raisonnée des matières de l’Encyclopédie que Pierre Mouchon publie en 1780 donne une idée intéressante de ce que peut être un index lorsqu’il ambitionne de remplacer l’ouvrage qu’il commente.

39 La Table se présente sous la forme d’un index alphabétique, paradoxe justement souligné par Mouchon, qui écrit dans l’« Avertissement » que « rien ne par[aît] moins susceptible d’une Table de matières qu’un Dictionnaire (puisqu’en général la Table d’un Ouvrage n’est qu’une espèce de Dictionnaire dans lequel on rapproche sous un même mot tout ce qui peut y avoir rapport7) ». La Table de Mouchon a, de fait, les fonctions traditionnelles de l’index : elle répertorie, sous une seule étiquette, des idées réparties en plusieurs articles, et assure la fonction de renvoi au sein de l’Encyclopédie. Ainsi, à l’entrée « Règne » (au sens de « règne animal »),

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Fig. 14 : P. Mouchon, « Avertissement », Table analytique et raisonnée des matières contenues dans les XXXIII volumes in-folio du Dictionnaire des sciences, des arts et des métiers et dans son supplément, t. 1, Paris, Panckoucke, 1780, p.574

40sont détaillées toutes les idées rattachées au thème-titre (« Division des trois règnes par M. Daubenton », « Les lignes de séparation entre les règnes n’existent point dans la nature », etc.), et un renvoi est signalé à l’article « Histoire naturelle ». Or cet article « Règne » n’est pas dans l’Encyclopédie. Il a été ajouté par Mouchon, qui à partir des « matériaux épars » de l’ouvrage a créé de toutes pièces des articles qui n’existaient pas. Il s’agit autant de suppléer aux manques de l’Encyclopédie que de donner à sa Table le statut d’un ouvrage autonome. À la fin de l’« Avertissement », on lit en effet l’indication suivante :

Ainsi, on peut regarder la Table que nous annonçons, comme un excellent Abrégé de ce fameux Dictionnaire : elle est nécessaire à ceux qui ont l’Encyclopédie et les Suppléments : elle peut servir à ceux qui ne possédant pas ce grand Ouvrage, ont cependant besoin, et sont à portée de le consulter quelquefois ; elle le complète, elle en multiplie singulièrement l’utilité, et en rend l’usage aussi facile que commode : elle peut même le remplacer dans bien des occasions8.

41La proposition soulignée révèle l’ambition de Mouchon : la Table, parce qu’analytique, parce qu’aussi noble que le travail d’un Abrégé, peut remplacer l’Encyclopédie. Elle est à rapporter au mouvement d’autonomisation de tous les dispositifs tabulaires de l’époque moderne, qui deviennent de véritables textes seconds. À la fin du xixe siècle, dans la préface de L’Art d’écrire enseigné en vingt leçons (1899), Antoine Albalat considère ainsi que la table des matières de son ouvrage — ici à comprendre au sens moderne de la table des chapitres — l’exonère de toute présentation du plan de son ouvrage : « L’énoncé de la Table des matières, écrit-il, indique le plan et le but de cet ouvrage qui pourrait s’intituler : La démonstration de l’art d’écrire, étudié du côté des artistes9. »

3. Types de table et formes de pensée

42Dans cette dernière partie, il s’agit de nous interroger sur les rapports entre la forme d’une table des matières et la manière dont elle peut refléter les modes de pensée. L’idée selon laquelle toute table, par sa forme, même indépendamment de son intention de signifier, peut se trouver dans un rapport de convenance plus ou moins grande avec la logique du texte qu’elle présente, — cette idée est facile à admettre en général. Nous voulons seulement l’illustrer brièvement sur quelques cas particuliers, dans l’espoir d’enrichir les deux prototypes que nous construisons.

A. TDC et cartésianisme.

43Un exemple est celui des rapports entre la table classique et les textes du cartésianisme. Pour Descartes, on le sait, au-delà des vérités premières, une proposition n’est considérée comme vraie que si l’on peut, « par un mouvement continu et nulle part interrompu de la pensée » (continuo et nullibi interrupto cogitationis motu), non seulement énumérer toutes les choses qui se rapportent à notre dessein (c’est la septième des Règles pour la direction de l’esprit), mais aussi parcourir l’enchaînement des conclusions qui lie la proposition complexe aux vérités premières qui la fondent (onzième règle). À la suite du maître, les cartésiens inscrivent alors de manière topique dans leurs exordes de lettres ou d’ouvrages l’exigence d’une lecture continue, complète et attentive. Quelle peut donc être l’utilité d’une table pour une lecture linéaire continue ? Certes, aucune table ne saurait se substituer au contenu, et Malebranche n’a que du mépris pour ceux qui « n’ont guère lu que les tables des livres qu’ils citent10 », mais peut-on espérer d’une TDC qu’elle facilite la compréhension de l’enchaînement des idées ?

44Il semble que non. Le Traité de l’esprit de l’homme et de ses facultés… de Louis de La Forge (1666) s’ouvre une réalisation assez pure du prototype de la TDC :

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Fig. 15 : L. de La Forge, Traitté de l’Esprit de l’Homme, de ses Facultez & Fonctions, & de son union avec le Corps, Suivant les Principes de René Descartes, Amsterdam, Abraham Wolfgang, 1666 [fac-similé, Olms Verlag, Hildesheim, 1984]

45On en voit la limitation : l’utilisation d’un seul niveau de titres empêche d’appréhender par un mouvement continu de la pensée le mouvement d’analyse-synthèse revendiqué par le cartésianisme. Au chapitre I, La Forge explique par exemple que l’ensemble du Traité comprend cinq parties principales11 : ces articulations, existant à une échelle plus large que celle du chapitre, restent invisibles dans la table. À l’inverse, les trois chapitres XIII, XIV, XV sont censés correspondre à cinq étapes de pensée12, dont le dernier n’est même pas évoqué par les titres. Le chapitre apparaît ainsi comme une unité tantôt trop large, tantôt trop étroite, et la TDC ainsi utilisée interfère avec le mode de pensée de l’auteur.

46Pour rendre compte du mouvement d’analyse-synthèse, de l’enchâssement des idées à différents niveaux, il semblerait plus commode de rédiger un sommaire. Pour les ouvrages courts, cela ne pose pas de problème, et c’est justement par un sommaire que Descartes avait ouvert le Discours de la méthode. Pour les ouvrages plus longs, cette solution est impossible. À défaut, la TDC ne peut être rendue signifiante que si l’auteur adapte et la structure de l’ouvrage, et le mode de rédaction des titres. C’est du moins ce que suggère la solution trouvée par Malebranche pour la Recherche de la vérité :

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Fig. 16 : N. Malebranche, Recherche de la vérité, Paris, Pralard, 1674.

47L’important n’est pas la division à plusieurs niveaux, en livres et chapitres. L’important est que les chapitres n’ont pas de titre propre. En effet, le « titre » d’un chapitre n’est que la reprise des mentions marginales (c’est-à-dire des indications de plus bas niveau) contenues dans le chapitre : comme on le voit (cf. ci-dessus, image de droite), le titre ressemble à un sommaire numéroté. En outre, les numéros ne sont pas repris dans la table générale, de sorte que la table prend la forme d’un véritable sommaire. La table de la première édition (cf. ci-dessus image de gauche) est d’ailleurs paginée exactement comme une page régulière.

48Cet exemple suggère qu’il y aurait une plus grande convenance entre le cartésianisme et la TDM moderne, faite de sommaires en îlots, qui assurent la multiplicité des niveaux et la continuité du plus bas niveau. Le paradoxe, c’est que ces titres-formant-sommaires rédigés par Malebranche, justement parce qu’ils s’adaptaient au type de la TDC, ont occasionné des malentendus au xixe siècle. En 1842, Jules Simon réédite la Recherche pour Charpentier & Cie : sans doute aurait-il volontiers constitué des sommaires à partir des titres de chapitres — mais ceux-ci, issus des marginalia, semblaient probablement trop longs et trop peu légitimes pour être être repris en tant que titres. Cela donne un résultat plutôt étrange et malcommode :

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Fig. 17 : N. Malebranche, Recherche de la vérité, Paris, Charpentier & Cie, 1842.

49Ce problème fut heureusement corrigé lors de la réimpression, en utilisant cette fois la convenance entre le titrage de Malebranche et la TDM moderne :

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Fig. 18 : N. Malebranche, Recherche de la vérité, Paris, Charpentier & Cie, 1871.

B. Le problème de l’îlotisation

50L’îlotisation de la TDM, (c’est-à-dire la fragmentation du sommaire en mots ou expressions-clefs, généralement séparés par un tiret cadratin) peut également entrer en tension avec certains genres ou certains styles de pensée.

51 Dans l’écriture historique, par exemple, notamment quand l’Histoire recherche la continuité narrative, les îlots créent une segmentation absente du texte commenté. Soit, par exemple, l’Histoire de la littérature française (1894) de Lanson. Dans cette présentation du chapitre 3,

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Fig. 19 : G. Lanson, Histoire de la littérature française, Paris, Hachette, 1894, p. 1180.

52le sommaire répertorie des unités de statut différent : des unités intrachapitrales, numérotées de 1 à 7, et que l’on retrouve à l’intérieur du volume ; des unités sémantiques, séparées entre elles par un point, et qui n’ont pas de correspondant textuel. Dans la première, ainsi, « 1. Réforme de la langue et du vers. La langue redevient matérielle, sensible, pittoresque. Réveil de la sonorité et du rythme. L’alexandrin romantique », seul « 1. Réforme de la langue et du vers » correspond à un titre marqué en texte ; le reste est une synthèse qui n’apparaît même pas dans les titres courants, et dont l’unification n’est, au mieux, qu’un plan a posteriori.

53 Un autre type de tension apparaît dans le onzième tome de l’Histoire littéraire d’Italie (1834), que Salfi poursuit après la mort de Ginguené. Dans ce sommaire du chapitre 2,

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Fig. 20 : P.-L. Ginguené, Histoire littéraire d’Italie (continuée par F. Salfi, son collaborateur), t. 11, Paris, Michaud, 1834, p. 452.

54se suivent quelques mots-clefs sans déterminant, « État de la civilisation », « Universités et collèges », etc., avant qu’apparaisse un cycle thématique. Dans ce chapitre consacré à l’enseignement en Italie, Salfi traite en effet des institutions académiques, ce qui donne, en table des matières, la séquence suivante : « Les Académies et leurs fondateurs. — Leur esprit. — Leur but. — Leurs lois. — Leur utilité. » Ce mode de présentation suppose que ces matières se suivent dans le chapitre, mais en réalité, il linéarise un contenu traité de façon tabulaire : Salfi, en effet, présente une dizaine d’Académies, et pour chacun d’elle, nomme ses fondateurs, dégage l’esprit de son enseignement, son but, ses lois et son utilité. Le sommaire, et sans doute par économie de moyen, réorganise donc la matière du texte en en déployant la logique plutôt qu’en calquant sa stricte continuité linéaire.

55Cette discordance entre texte et table apparaît de façon plus spectaculaire chez Bergson, dont la pensée semble a priori incompatible avec le régime moderne de la table à îlots. Entre 1889 et 1934, Bergson publie huit ouvrages chez le même éditeur, Félix Alcan, et dans la même collection, « Bibliothèque de philosophie contemporaine ». Dans le premier, Essai sur les données immédiates de la conscience (1889), la table des matières est minimaliste.

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Fig. 21 : H. Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, Paris, Félix Alcan, « Bibliothèque de philosophie contemporaine », 1889, p. 183.

56Elle se nomme bien « Table des matières », mais elle n’est en réalité qu’une table des chapitres, en conformité avec une écriture qui fuit l’excès de division. L’ouvrage comprend pourtant une sorte de sommaire sous-jacent, par l’intermédiaire des titres courants.

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Fig. 22 : H. Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, Paris, Félix Alcan, « Bibliothèque de philosophie contemporaine », 1889, p. 3

57Sur toutes les pages impaires, des mots-clefs apparaissent (ici « L’intensif et l’extensif »), qui ne correspondent pas à une unité divisionnaire du texte, mais à une unité sémantique. À partir de L’Évolution créatrice (1907), les tables des livres de Bergson comprennent, en plus d’un relevé des chapitres, un relevé des grands thèmes abordés dans le chapitre.

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Fig. 23. H. Bergson, L’Évolution créatrice, Paris, Félix Alcan, « Bibliothèque de philosophie contemporaine », 1907, p. 401.

58Pour s’adapter à l’écriture filée de l’auteur, le dispositif tabulaire segmente quatre ensembles non numérotés, qui n’ont pas d’équivalent divisionnaire dans le texte. La table rend apparent le plan sous la forme de sommaires à îlots.

59 Il est même à se demander si, parfois, la table ne crée pas le plan. Dans Durée et simultanéité (1922), le livre qui discute la théorie de la relativité d’Einstein, la table

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Fig. 24 : H. Bergson, Durée et simultanéité, Paris, Félix Alcan, « Bibliothèque de philosophie contemporaine », 1922, p. 243.

60ressemble à celle des histoires littéraires de Lanson ou de Salfi : sous le titre du chapitre, figure un sommaire avec mots-clefs, séparés par des tirets cadratins. Mais ce classicisme relatif n’est qu’apparent, car le sommaire entretient un rapport étrange au texte. Les six entrées mentionnées ne sont pas toutes traitées, et quand elles le sont, ce n’est pas dans l’ordre indiqué. Dans ce premier chapitre, après « L’expérience de Michelson-Morley » qui est en effet le point de départ du texte, ne suit pas « La relativité unilatérale », mais « Contraction longitudinale », censée être traité deux points plus tard. « Signification concrète des termes qui entrent dans les formules de Lorentz » ne suit pas non plus, comme le suppose la table des matières, « Contradiction longitudinale ». Il est peu probable qu’il y ait là une coquille de l’éditeur, ou alors elle aura passé toutes les éditions modernes sans être corrigée. Mais surtout, l’ensemble des sommaires de la table entretient une même discordance avec la linéarité du texte. Cette inadéquation révèle que, devant la continuité de l’écriture bergsonienne, la table, texte second, ne peut faire mieux que d’expliciter la logique sous-jacente du texte premier. Loin d’être le miroir de ce dernier, elle en est le commentaire lointain, reconstruction nécessairement imparfaite.

Conclusion

61Ainsi notre brève série d’analyses aboutit-elle à la construction de deux prototypes de tables — la TDC et la TDM — autour desquels semblent s’organiser les tables des matières des ouvrages savants entre le xviie siècle et le xixe siècle. Quoique issus d’une enquête diachronique, ces deux prototypes se veulent principalement un outil de poétique. Une étude historique, qui reste à faire, serait un travail d’une autre ampleur.

62Ces types ne sont pas des types moyens : ce sont des cas extrêmes, sans doute à peine réalisables entièrement. Ils soulignent simplement la corrélation de certaines options formelles, et la cohérence de ces corrélations. Comme nous les avons construits en les opposant l’un à l’autre, nous obtenons une série de critères binaires qui — nous l’espérons — pourront aider à faire apparaître les logiques hétérogènes (techniques, économiques, polémiques, disciplinaires etc.) auxquelles sont soumises les tables des matières réelles des discours savants aux xviie, xviiie et xixe siècles. Pour faciliter l’utilisation de ces deux types (ainsi que leur critique ou leur approfondissement), il nous a semblé pertinent de rassembler finalement ces critères en un tableau :

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