Canaliser le roman-fleuve : Les Thibault de Roger Martin du Gard
1Critique, la relation entre le début et la fin l’est tout particulièrement dans le cas du roman-fleuve, qui multiplie les seuils à plaisir, et où l’ambition de totalisation se double d’une tentative de maîtriser et d’organiser la masse textuelle en canalisant le parcours. Avant d’en venir aux Thibault, nous voudrions rapidement caractériser ce type de structure formelle, qui se traduit par un investissement particulier des débuts et des fins, et par l’importance de relations spécifiques de hiérarchisation, de contiguïté et de distance entre les seuils des romans qui le constituent.
2La métaphore hydrologique héritée de Romain Rolland1 qui désigne cette forme longue et sinueuse ne doit pas masquer le primat de la structure de l’ensemble sur l’épanchement narratif, primat très largement fondé sur le jeu des divers seuils du texte. Sa longueur, sa sérialité, par la publication échelonnée dans le temps des parties, et sa grande lisibilité, à travers, selon les termes de Tiphaine Samoyault, « la redondance sémantique et la répétition des structures, la surréférentialité et le principe de non-contradiction interne »2 rapprochent le roman-fleuve du roman feuilleton, mais sa structure est sensiblement différente, puisqu’il n’a pas vocation à être un « récit interminable »3. Forme fondamentalement composée, et fermement bornée, il articule une série finie de romans à la fois relativement autonomes et entièrement soumis à la logique d’ensemble de l’œuvre qui les subsume. Dans un roman-fleuve, les débuts et les fins font système : à l’ouverture et à la clôture qui bornent la série, il faut ajouter les ouvertures et clôtures interstitielles qui délimitent chacun des romans qui la compose. Parus isolément ou par deux, ceux-ci présentent une structure interne, une dynamique propre et une unité suffisamment fermes pour supporter une lecture de longue haleine progressant par paliers, et sont pourvus de titres propres. Contrairement à d’autres formes sérielles ou cycliques, où les romans sont pleinement indépendants, tels ceux qui composent Les Rougon-Macquart ou La Comédie Humaine, l’autonomie de chaque roman est provisoire, caractéristique essentielle de cette forme4. Le roman-fleuve nous semble relever d’une sérialité paradoxale, qui traduit par la tension permanente entre l’autonomie de chaque partie et de la primauté du tout, une double exigence fondatrice : d’une part, la lisibilité provisoire de chaque roman articulé aux précédents dans une structure cumulative, dans le cadre d’une publication fractionnée et d’une lecture progressive ; d’autre part, la cohésion absolue de l’œuvre intégrale, dans une perspective essentiellement téléologique et le plus souvent chronologique. La partition d’une forme qui articule des fragments provisoirement autonomes dans une logique segmentaire donne aux débuts et aux fins des romans composant la série une dimension plus saillante que les autres seuils intermédiaires que sont les débuts et fins de chapitre ou de partie. Les seuils sont les lieux privilégiés où se noue le double enjeu de la sérialité paradoxale de cette forme, à l’échelle du roman et à l’échelle de la série, et leur mise en relation est fondamentale pour la canalisation de l’ensemble : ils sont les points de contact entre les différents romans, de véritables balises du roman-fleuve sans pour autant perdre leur fonction dans le cadre de chacun des romans.
3Nous proposons de définir trois types de relation entre début et fin qui structurent et dynamisent la sérialité paradoxale du roman-fleuve : l’encadrement, la délimitation et l’enchaînement. La première relation, entre le début et la fin du roman-fleuve, relève d’une logique non spécifique, celle de l’encadrement de l’œuvre par les seuils enchâssants, qui marque l’achèvement et la complétude de la série. Elle est cependant compliquée par la distance entre le début et la fin d’une œuvre longue, caractérisée par la profusion et la dilatation extrêmes du récit. La deuxième relation, au niveau des parties cette fois, entre le début et la fin de chaque roman, relève d’une logique que nous dirons de délimitation. Elle cristallise la tension entre l’exigence de la partie et la primauté du tout. La troisième enfin relève de la logique sérielle, et s’applique à la relation entre la fin d’un roman et le début du suivant. C’est une relation d’enchaînement entre deux seuils contigus et hétérogènes, qui caractérise la tension entre une fonction locale, à l’échelle de chaque roman (achèvement ou relance) et une fonction globale, à l’échelle de l’ensemble (effet de suspension). Ainsi, la mise en relation des divers seuils enchâssants et enchâssés n’a rien d’un geste arbitraire mais répond à la spécificité de cette forme de sérialité paradoxale. L’idée d’un roman-fleuve au long cours, lent épanchement narratif à peine rythmé par l’enchaînement des divers romans qui le constituent doit être nuancée : une structuration spécifique se construit dans le jeu complexe des seuils, véritable canalisation d’un récit menacé de débordement par son ampleur même.
4Dans cette perspective, le cas des Thibault de Roger Martin du Gard apparaît particulièrement intéressant, pour au moins deux raisons. La série retrace l’histoire d’une famille du début du siècle à la Grande Guerre, autour de trois figures principales, le père dominateur, Oscar Thibault, grand bourgeois catholique, et les deux frères aux caractères divergents, Antoine, le médecin raisonnable, et Jacques le révolté. D’abord, la composition et la publication de ce roman-fleuve, constitué de huit romans parus entre 1922 et 1940 sont pour le moins chaotiques, les volumes s’espaçant au fur et à mesure que le temps passe, tout en épaississant : la question de la cohérence de l’ensemble, de l’architecture générale se pose donc déjà dans la dilatation du temps de l’écriture, ce qui rend cruciale la négociation permanente entre autonomie provisoire des romans et totalisation de l’ensemble, à travers les seuils, qui doivent témoigner du caractère à la fois intermédiaire et suffisant de chaque roman jusqu’au dernier. Ensuite, Martin du Gard entretient un rapport complexe avec la forme de son œuvre, qui relève pour lui d’une contrainte à la fois inévitable et détestée. Il écrit dans un avertissement au lecteur, au début de la première édition du Cahier Gris5 en 1922, que les impératifs éditoriaux expliquent seuls que l’ouvrage soit débité par tranche – définition fort péjorative du roman-fleuve – et, lui promettant la suite et la fin d’ici quelques mois, il l’invite à n’en tenir aucun compte de cette partition contingente dans sa lecture. Par la suite, il ne cessera de déplorer le caractère discontinu de son œuvre, et cela se traduit en particulier par sa hantise de l’inachevé : juste après avoir expédié le manuscrit d’Épilogue, qui clôt les Thibault, il écrit à Gide que « [son] soulagement est moins d’être délivré, que de pouvoir [se] dire que l’entreprise est complètement réalisée, constitue un ensemble, ne peut être une chose inachevée.6 » La sérialité des Thibault ne relève absolument pas d’un choix d’écriture, mais matérialise la lenteur et la difficulté d’écrire, tout autant que la prolifération d’un projet démesuré7. Les contingences de la composition, traduites par la publication fractionnée de l’œuvre, en ont largement informé la structure : une fois achevé, présenté dans son intégralité comme une œuvre de longue haleine, le roman-fleuve garde la trace de l’agglomération progressive qui l’a constitué. Martin du Gard en avait conscience, puisque contrairement à sa première intention, il a maintenu la présence des titres des romans dans les éditions intégrales des Thibault8. La sérialité formelle, issue des conditions d’écriture et de publication, devient ainsi, bon gré mal gré, une structure très visible contribuant nécessairement à la construction du sens. Ainsi, les enjeux de la canalisation (concilier au mieux l’autonomie provisoire de chaque roman et l’exigence de totalisation de la série) sont rendus encore plus cruciaux par la dilatation temporelle de l’écriture, et par le caractère problématique d’une forme-temps qui semble échapper à la maîtrise de l’écrivain. Les seuils sont les lieux privilégiés où cette maîtrise peut s’inscrire, où l’écrivain architecte peut espérer contrôler le fleuve.
5En partant de l’image linéaire du fleuve, nous analyserons les relations multiples entre débuts et fins, à partir des modalités définies précédemment (encadrement, délimitation, enchaînement), pour mettre au jour la canalisation complexe d’un récit de plus en plus débordant, qui joue de sa structure, contrainte informée par le temps de l’écriture, pour finalement échapper à la seule dynamique téléologique : l’œuvre trouve ainsi paradoxalement son ouverture aux lieux mêmes de sa canalisation. Nous tenterons donc de construire successivement trois figurations structurelles et dynamiques de la série : d’abord celle du réseau, à partir d’un premier détournement du cours linéaire du récit, suscité par la mise en parallèle appelée par certains seuils, entre digues et entrelacs, ensuite celle du débordement, figure massive de la fin de la série, qui se caractérise par une hypertrophie telle que l’estuaire est tout près d’envahir la source, et enfin, troisième détournement, à contre-courant, la figure du cycle, qui fonde une lecture rétrospective de la série.
6La lecture progressive et intégrale de la série est scandée par ces « bornes doubles » que constitue la juxtaposition de chaque fin de roman avec le début du suivant : cela conduit à privilégier les effets d’enchaînement, entre résonance et dissonance, produits par la contiguïté de seuils hétérogènes, au détriment de la relation distante entre le début et la fin du roman. Non nécessaires à une lecture continue et intégrale de la série, ces effets de délimitation, s’ils s’imposent au lecteur, rappellent la dimension composée de la série. Cela en rompt la linéarité, et constitue un réseau : les digues favorisent l’apparition d’entrelacs, structure seconde de la série.
7Les deux premiers romans, Le Cahier Gris et Le Pénitencier présentent des seuils classiques en régime réaliste : pour le premier, un incipit in medias res, constitué par un dialogue entre Antoine et son père à propos de la fugue de Jacques, dont le récit occupera l’ensemble du roman, et une clausule soulignée par un changement énonciatif et un mot de la fin paradoxal : l’« Adieu ! » qui conclut la lettre de Jacques à son compagnon de fugue annonçant qu’il va être envoyé loin de Paris. Pour le second, un incipit sur le mode de la liaison : « Depuis ce jour de l’année dernière où Antoine avait ramené les deux écoliers fugitifs » et une clausule double, marquée par le départ de la première maîtresse de Jacques, et par un nouveau mot de la fin : « Continuez, dit le professeur. » Dans les deux cas, les seuils soulignent la délimitation des romans, renforçant la cohérence d’un récit clairement tendu entre un début (découverte de la fugue ; décision d’Antoine de libérer son frère du pénitencier) et une fin (sanction de la fugue ; retour de Jacques à une vie normale, après une succession d’initiations). La première borne double est également le lieu stratégique d’une dynamique sérielle explicitement soulignée par l’anaphore (« depuis ce jour de l’année dernière »), qui comble l’ellipse narrative et estompe la discontinuité entre les deux romans. Aucun « dilemme communicatif »9 : l’absence de protocole d’introduction et la simple affirmation de la continuité, sur le mode de l’allusion, témoignent d’un pacte de lecture avec un lecteur a priori fidèle qui a lu le volume précédent. La dynamique sérielle est également à l’œuvre dans le jeu des mots de la fin, tous deux excessifs, et antithétiques. Ainsi, ces deux premiers romans voient-ils s’harmoniser au mieux les logiques de l’enchaînement et de la délimitation.
8Dès le troisième roman cependant, cette belle ordonnance s’écroule et la confrontation entre le début et la fin d’une même partie semble n’avoir de sens que dans la perspective d’une stratégie globale du décalage. Désormais, c’est la dynamique sérielle et les systèmes d’enchaînement qui priment sur la délimitation, ainsi que pour les trois romans suivants. L’ouverture de La Belle Saison par un dialogue sur la réussite de Jacques au concours de Normale, marque le début des événements qui vont conduire à sa nouvelle fuite, qui ne sera racontée que deux romans plus tard. La clôture, un mot de la fin typique, un jugement sans appel porté par un employé de gare sur Antoine désespéré de voir partir sa maîtresse : « Et ça veut faire le costaud ! », sanctionne la fin de l’aventure amoureuse de celui-ci, commencée au beau milieu du roman. Si l’effet de rupture est net, la multiplication des fils romanesques et la non-coïncidence entre l’unité formelle du roman et l’unité narrative de l’intrigue signale l’absence d’autonomie du roman au sein de la série : la logique de la délimitation se limite à la visibilité de la partition. En revanche, la logique de l’enchaînement fonctionne plutôt bien. La relation entre la fin d’un roman et le début du suivant est à la fois sous le signe de la rupture forte et de la cohérence : le début de La Belle Saison est abrupt, dépourvu de tout protocole introductif, mais l’objet scolaire du dialogue instaure un lien avec la clausule du Pénitencier. De même, l’incipit du roman suivant, La Consultation, cristallise les enjeux thématiques du roman – célébration d’Antoine en médecin exemplaire – et semble ainsi répondre à la remarque peu amène de l’employé de gare. La clôture du roman sanctionne l’unité de temps – c’est la fin du « jour de consultation » annoncé dans l’incipit. La liaison avec La Sorellina est plus problématique : le roman s’ouvre sur un début de journée pour M. Thibault, et s’achève sur l’image des deux frères, dans le train, leur impossible dialogue et l’abandon au sommeil. Cette absence apparente d’enchaînement des seuils entre la Consultation et la Sorellina, qui s’explique peut-être par la publication simultanée des deux volumes, est compensée par une analogie : les deux romans sont centrés sur la figure d’Antoine, sur deux jours de consultation. Ils forment un diptyque, dont la symétrie est soulignée par l’image du sommeil commune aux deux clausules. La dynamique sérielle est ici assurée par un enchaînement distant de fin à fin, qui se substitue à la linéarité des enchaînements contigus de fin à début. Celle-ci reprend ses droits avec La Mort du Père, qui s’ouvre sur une formule anaphorique : « Le soir où Antoine, avant de prendre le train de Suisse… » inscrivant le roman dans la continuité narrative de ce qui précède. La clausule est plus étrange : si l’épisode final des obsèques du père est parfaitement conclusif, la clausule proprement dite consiste en un échange théologique entre Antoine et un abbé, qui a le dernier mot : « La religion catholique, c’est tout à fait autre chose, mon ami, croyez-moi : c’est beaucoup, beaucoup plus qu’il ne vous a été permis, jusqu’ici, d’entrevoir… » La structure du mot de la fin semble tourner ici à vide, échappant à toute dynamique sérielle. L’effet de suspension est donc maximal, d’autant plus que l’incipit du roman suivant, Été 1914 n’établit aucun lien avec cette clôture.
9En effet, avec les deux derniers romans de la série, on retrouve semble-t-il de façon dominante la logique de la délimitation. L’Été 1914 s’ouvre sur Jacques, qui pose pour l’un de ses amis peintres à Genève. Cette scène abrupte et figée donne l’impulsion à un roman centré sur Jacques en héros ambigu, jusqu’à une autre scène, terminale à tous points de vue, où, pris pour un espion alors qu’il tentait de lancer des tracts pacifistes sur le front, il est abattu par un soldat dont il gêne la fuite, en pleine déroute des Ardennes. Une fois encore, un mot de la fin : l’injure criée par le meurtrier, pour se donner du courage « Fumier ! Fumier ! Fumier ! » Le terme de « bourreau » suffit à assurer un lien thématique fort entre les seuils du roman. Pas de transition avec Épilogue – son titre suffit à l’intégrer dans la continuité de la série – dont la dimension terminale est présente dès l’incipit, et est exhibée dans la clausule. Le roman s’ouvre en effet sur l’annonce d’une mort, celle de la gouvernante, et, désormais confondu avec le Journal d’Antoine, s’achève triplement : avec l’agonie et le suicide d’Antoine, le dernier Thibault survivant disparaît, la voix du narrateur s’éteint, le texte même devient lambeaux jusqu’à l’assourdissement final. D’une mort l’autre, les seuils d’Épilogue dialoguent lugubrement, encadrant un parcours qui s’apparente à une lente déchéance, s’inscrivant ainsi dans une logique de délimitation. Entre les deux romans, véritable diptyque terminal, la symétrie évidente de la mort des deux frères construit un enchaînement distant, de fin à fin.
10Les seuils des romans constituant les Thibault sont fortement marqués sur le plan formel, et par le biais de figurations de la fin (quatre morts, deux départs, deux endormissements), et du début (attente, absence, commencement). Ils relèvent par là d’une poétique des frontières tout à fait classique en régime réaliste. Mais si les digues sont bien en place, le cours du roman-fleuve est quelque peu tortueux. La logique de la délimitation prévaut pour les romans qui encadrent l’ensemble : il s’agit de lancer le récit, progressivement, sur des bases claires, et de l’endiguer, en deux fois, en exténuant la dynamique de la série par la juxtaposition de deux romans terminaux. Entre-temps, c’est la logique de l’enchaînement qui l’emporte, linéaire, quand elle suture la fin d’un roman avec le début du suivant – l’effet de continuité étant presque toujours atténué par un effet de rupture – ou non linéaire, quand ce sont deux clausules qui se font écho, constituant a posteriori un diptyque. La relation fondamentale entre le début et la fin se noue à la fois dans la contiguïté – enchaînement linéaire qui souligne l’écoulement du roman-fleuve – et dans la distance, en écho – solution seconde, qui souligne l’effet d’entrelacs, et dynamise l’ensemble par cette variation dans la composition. Relevant d’une poétique architecturale, davantage que fluviale, cette variation esthétique est plus ou moins lisible, et dans le cas de L’Été 1914, la difficulté à réinscrire, grâce aux seuils, le roman dans le cycle signale un dysfonctionnement local de la dynamique sérielle.
11Le lecteur tenant coûte que coûte à l’enchaînement des parties malgré la rupture très visible entre La Mort du père et L’Été 1914 peut cependant reconnaître une structure croisée des incipit depuis La Consultation jusqu’à L’Été 1914 : après trois incipit mettant en scène des Thibault dialoguant à propos d’autres Thibault, quatre incipit sont centrés sur un Thibault, sur Antoine comme figure de médecin idéal, puis deux fois sur le père, enfin sur Jacques posant pour son ami peintre. L’enchaînement distant des incipit souligne l’importance d’une composition globale qui équilibre le traitement des personnages : l’enchaînement se rapproche d’une logique d’encadrement.
12D’une lecture linéaire et progressive, visant à articuler les seuils entre eux pour dégager les structures qui assurent la continuité du roman-fleuve sans le figer, nous passons à une lecture globale de la série. La question de la localisation du début et de la fin d’un roman-fleuve est à la fois complexe et évidente : évidente, si l’on raisonne à l’échelle des romans (on aurait alors un roman-ouverture, le premier, et un roman-clôture, le dernier) ; et complexe, si l’on considère que les analyses précédentes ont justement permis de montrer l’importance des phénomènes de résonances entre certains seuils, qui compliquent la simple linéarité de l’ensemble. Nous commencerons par la fin, puisque c’est là que l’enchaînement est problématique.
13L’ultime volume des Thibault, l’Épilogue, déborde largement le statut de simple clôture formelle du cycle que semble lui assigner son titre, par sa longueur, sa relative autonomie, sa structure propre qui le constituent bel et bien en roman, et non pas seulement en ultime péroraison. Et, si ce titre programme bien une lecture de la finition, puisqu’il renvoie à un certain nombre de codes du genre romanesque, encore faut-il évaluer la dimension terminale de L’Été 1914. Pour qu’il y ait une séquence spécifiquement dédiée à un achèvement formel, il est nécessaire que la précédente réalise l’achèvement du récit : en d’autres termes, il ne peut y avoir « épilogue » que si L’Été 1914 réalise préalablement le dénouement des Thibault.
14L’analyse de ce roman comme dénouement de la série se heurte assez vite à des difficultés d’ordre structurel. D’abord, il fait suite à un volume qui thématise fortement la fin : La Mort du Père, organisé autour d’une longue scène d’agonie, et qui se clôt sur un retour d’enterrement – c’était déjà un épilogue possible. Si l’expression « fin des Thibault » est à prendre au sens propre, L’Été 1914 n’y suffit pas : il faut aussi qu’Antoine disparaisse, et s’assurer que le fils de Jacques ne portera pas son nom. Ensuite, le roman apparaît comme une expansion de l’univers fictionnel, qui passe de l’individuel au collectif, du roman familial à la fresque historique, pour aller vite, et s’emballe, selon l’image aragonienne10 : quelques semaines occupent trois volumes. Enfin et surtout, la fin de L’Été 1914 fonctionne selon un régime paradoxal, puisqu’elle esquive le point d’aboutissement que le titre, les dialogues, et le rythme même du récit exhibent : la course à la guerre, cette catastrophe collective, débouche sur un épisode anomique, invraisemblable à force d’être singulier, l’échec de Jacques et son exécution. La puissance dramatique de la fin se concentre sur la destinée d’un seul, à travers la représentation de son inutile martyre. Comme dénouement des Thibault, L’Été 1914 est à la fois insuffisant et inadéquat.
15De même, analyser l’Épilogue comme récit subsidiaire à utilité essentiellement formelle s’avère pour le moins réducteur. C’est bien un accord final, avec l’orchestration du retour de presque tous les personnages du cycle : le destin de chacun est fixé, sanctionné par la mort ou par le figement en une image définitive. La guerre s’achève en même temps que leur histoire, en même temps que la narration. C’est aussi un écho du roman précédent, formel et thématique. Mais surtout, et c’est peut-être là la clef du titre, l’Épilogue reconstruit le roman précédent comme fin des Thibault : fermement situé dans le temps, ancré dans l’Histoire, il représente un tout autre monde. L’Épilogue réfléchit vertigineusement l’ensemble de l’œuvre, thématisant fortement la rupture, le jamais plus, la fin d’une époque et des Thibault père et fils qui l’incarnaient, et donne au roman précédent le caractère dramatique d’une fin qui s’ignore encore.
16Ainsi, la rupture de la dynamique sérielle, qui isole les deux derniers romans de la série et les constitue en diptyque par un montage en parallèle, est un indice du changement de régime du texte. De l’écoulement narratif, succession d’épisodes à caractère essentiellement familial, organisé par les digues et les entrelacs que dessinent les seuils, on est passé à un débordement général. L’Histoire envahit le roman-fleuve dans L’Été 1914 : la série semble dériver, le fleuve sort de son lit, mais c’est pour aussitôt, dans l’élargissement en estuaire, s’épuiser jusqu’au silence asséchant de l’Épilogue.
17La signification de l’hypertrophie de la fin – dire la disparition d’un monde, tout en en faisant douloureusement le deuil dans l’écriture – conduit à faire apparaître les volumes précédant la rupture comme décentrés. Ils décrivent le temps d’avant – avant les désillusions, avant la mort. L’effet de saillance produit par la constitution du diptyque final, au plan structurel, et par la multiplication des effets terminaux, au plan thématique, invite à plaider pour une reconfiguration de la série tout entière à partir de cette fin hors normes, de remonter à la source à partir de cet estuaire paradoxal, son extension signifiant assèchement immédiat.
18La mise en parallèle de la fin avec les premiers volumes des Thibault se révèle fructueuse : on retrouve, avec Le Cahier gris et Le Pénitencier une structure clivée, très comparable à celle des deux romans terminaux. De la fugue de Jacques à sa disparition, organisée par son père, puis de la quête d’Antoine, jusqu’à l’apaisement final, on retrouve la double courbe, sur un mode assourdi, de l’itinéraire de Jacques, depuis l’engagement pacifiste jusqu’à la mort, et de celui d’Antoine, en quête de sens jusqu’à une mort amère mais sereine. La relative autonomie de ce diptyque, qui le rapproche d’un prologue, ne lui permet sans doute pas d’impulser l’élan suffisant à la série, et cette fugue initiale se révèle n’être qu’un faux départ – comme en témoigne le « Continuez » du professeur à la fin du Pénitencier. Un thème essentiel est cependant mis en place, en mineur : les départs de Jacques : fugue d’adolescent, puis fuite du jeune homme devant le conformisme, et enfin départ enfiévré pour tenter d’arrêter la guerre, ces départs suivent une gradation très nette, et se soldent par des désillusions – la mort sordide de Jacques en est le dernier avatar. Deux logiques concurrentes sont ici à l’œuvre : un prologue est nettement distingué, mais déjà, la suite et la fin des Thibault y sont préfigurées. La logique statique de l’encadrement est donc compliquée par la figure dynamique de la répétition, forme narrative de la relance.
19Ainsi, la canalisation de l’ensemble, dans la logique d’encadrement, est exhibée par la délimitation nette du début et la saillance d’une fin excessive et hypertrophiée. La source vive du Cahier gris et du Pénitencier, premier élan donné au récit (dimension de prologue) et première formulation narrative des enjeux poussés à l’extrême à la fin de la série (la déchéance et la désillusion) débouche sur l’écoulement diffus d’un récit qui s’épuise lentement, un estuaire paradoxal, puisque sans issue. Au mélancolique élan du début répond ainsi le ressassement de la fin, thématique, structurel, stylistique, qui dit jusqu’à l’écœurement la catastrophe de la guerre, en traduisant le double caractère de cette fin, à la fois durée lente du processus qui conduit à l’écroulement d’un monde, et rupture absolue et irrévocable dans le temps de l’Histoire.
20L’effet d’écho entre les deux diptyques qui encadrent la série assure en premier lieu la cohérence et la cohésion de l’ensemble, mais peut également justifier une nouvelle reconfiguration du texte. Les images de la courbe et de la boucle sont fréquentes sous la plume de Martin du Gard comme de ses critiques pour désigner l’ensemble des Thibault : ces images de l’équilibre et de l’achèvement renvoient à la construction de la série comme totalité close et comme architecture raisonnée. La lecture en parallèle des seuils enchâssants de la série apporte une confirmation puissante à cette double intuition : la figure de la boucle associe la linéarité constitutive et structurante du roman-fleuve et l’idée d’un pli, d’un recouvrement entre le début et la fin de l’ensemble.
21Après l’étude des jeux linéaires et croisés entre les débuts et fins enchâssés, puis de la structure enchâssante, nous nous proposons de prolonger la réflexion sur les perturbations de la linéarité du roman-fleuve en rapprochant encore davantage la fin et le début, et en inversant la perspective : à contre-courant, donc, en nous fondant sur la figuration de la série comme un cycle pour lire le début à la lumière de la fin.
22L’une des conséquences de l’hypertrophie de la fin des Thibault est de la constituer, dans l’étirement du texte, comme un processus, et non pas véritablement une sanction. Entre la fin de L’Été 1914 et le début d’Épilogue, l’ellipse temporelle couvre la durée presque totale de la guerre. La catastrophe historique n’est pas représentée directement, mais c’est par ce vide, ce point aveugle du texte que l’ensemble de la série prend tout son sens. C’est avant tout un récit de la fin – d’ailleurs, contrairement aux sagas familiales, il n’est pas amorcé par une naissance, ou tout autre événement fondateur de l’identité familiale, et il n’est pas non plus le récit d’une déchéance, mais bien plutôt celui d’une disparition pure et simple, à travers la fugue de Jacques. Le début de la série n’est donc pas tant destiné à définir et à décrire ce qui va être détruit, qu’à moduler, en mineur, le thème de l’illusion – illusion de la fuite en avant pour Jacques, de l’action raisonnable pour Antoine. Les premières pages du roman s’ouvrent sur le tableau d’une société condamnée à la guerre, par son aveuglement et sa méconnaissance des réalités. La boucle formelle, construite par la résonance des seuils de la série, conduit donc à une relecture en forme de diagnostic : derrière la logique trop visible de la chronologie et du déroulement linéaire des événements, les entrelacs et la circularité de l’ensemble invitent à une appréhension heuristique du texte, une recherche des origines de la catastrophe, cet aboutissement à la fois explicable et fatal du récit. La guerre ne donne donc pas lieu à une plongée directe dans l’événement mais apparaît comme le point aveugle de la série, catastrophe qui n’est dicible que par le détour de la boucle. Cette boucle, qui est d’abord un contournement, fait passer la catastrophe du statut d’événement singulier à celui de menace récurrente et universalisable.
23Dès lors, on comprend comment la série a pu être lue simultanément comme témoignage et analyse d’une époque absolument révolue, sorte d’enquête historique et sociale sur un monde englouti avec la Grande Guerre, et comme avertissement donné aux lecteurs de la fin des années trente. Avec la parution, en février 1940 du dernier volume, l’analogie entre les deux avant-guerres saute aux yeux de beaucoup. La fin du roman, traversée par les illusions pacifistes et wilsoniennes d’Antoine, et aboutissant au prénom du fils de Jacques, qui, comme le souligne Antoine dans son Journal, aura vingt-cinq ans en 1940, invite à cette relecture de la série comme discours double, entre témoignage et engagement. La boucle qui structure l’ensemble répond dramatiquement à ce qui apparaît à beaucoup comme une répétition tragique de l’histoire : d’une guerre… l’autre : c’est alors avec la fin des Thibault, après la mort d’Antoine vaincu par la Der des Ders que tout peut recommencer – hors de la série, avec le destin de Jean-Paul, ou dans la série, la première avant-guerre devenant alors un récit oblique de la seconde, et la boucle est parfaitement bouclée. C’est ainsi qu’en 1940, un critique d’extrême droite, qui considère Épilogue comme un ouvrage polémique, anti-patriote et défaitiste, peut écrire qu’il « est le prologue d’une nouvelle campagne pour brouiller les certitudes les plus éclatantes11 » et que, dans une tout autre perspective, Claude Mauriac aux armées évoque sa lecture le 20 février 1940 en ces termes : « Antoine mourait, et un paquet de larmes montait en moi. Je pleurais sur lui, mais plus encore sur l’image qu’il me donnait d’une réalité vivante, présente. Cette guerre qui s’achevait par sa mort, avait fait place à une autre guerre où des milliers de morts en sursis attendaient leur tour. Nous étions au seuil de cette horreur d’où Antoine sortait vaincu mais rempli d’espoir quant aux chances de la nouvelle humanité »12.
24Cette lecture conjoncturelle de la série, comme bilan de la fin d’une époque et annonce d’une nouvelle guerre à venir, réapparaît après la Deuxième Guerre mondiale. L’effet d’analogie est différent : tandis qu’en 1940 on mettait l’accent sur le tableau d’une société qui courait à sa perte en 1910 comme en 1930, en 1957 Pierre Daix insiste sur l’ironie tragique de la fin de la série, avec l’évocation des vains espoirs d’Antoine, et sur la nouvelle portée du texte dans le contexte d’une autre après-guerre : « ce retour à une génération de distance de la guerre mondiale est à nouveau ce que nous vivons. Sans doute cela prolonge-t-il l’œuvre en nous »13. Il souligne le jeu des décalages temporels dans la perspective d’une Histoire elle-même cyclique : « ce roman de la Première Guerre mondiale, achevé quand la Seconde commence, semble ainsi directement écrit pour l’après-guerre que nous connaissons ; contre ceux qui dès le lendemain de la victoire nous préparaient à un nouvel entre-deux-guerres »14. Cette rencontre entre une structure, la boucle, et l’Histoire, dramatise évidemment la lecture, et accentue la dimension tragique des Thibault.
25Enfin, pour terminer sur cette question du rapport entre une forme et l’Histoire, il faut souligner ce paradoxe, qui conduit un écrivain, soumis à une contrainte formelle qu’il regrette, celle de la sérialité, à investir dans la structure même du roman l’épaisseur du temps de l’écriture : c’est l’historicité et la contingence d’une écriture lente, douloureuse même, qui fonde la rupture entre La Mort du père et L’Été 1914, et c’est cette rupture qui suscite la recherche du sens ailleurs que dans la simple logique linéaire et téléologique, et qui fait sans doute la réussite d’un roman-fleuve, dans la tension irréductible entre la totalité d’une œuvre conçue dès 1920 et l’historicité des romans écrits durant la montée des périls, entre 1933 et 1939.
26Affirmant en 1949 que, dans l’œuvre de Martin du Gard, « les dimensions viennent de la juxtaposition des parties plus que de leur développement15 », Gaëtan Picon est fort sévère. La subtilité des enchaînements entre seuils, linéaires ou croisés, contribue à assurer une forme de cohésion à la série qui n’est pas simple accumulation. L’enjeu de la continuité et de la cohérence du cours du roman-fleuve se double de la nécessité de le circonscrire : la forme sérielle rend problématique la notion de finitude. Le jeu des seuils enchâssants et enchâssés des Thibault est bien loin de se limiter à des effets de suture : il oriente et balise le flux narratif, structurant la série en méandres significatifs, loin de la pure linéarité de la chronique. Cette forme linéaire et courbe traduit à l’échelle de la série tout entière une négociation permanente entre deux ambitions : l’esthétique naturaliste de la tranche de vie, qui travaille localement les Thibault, et l’ambition totalisante de la somme romanesque, destinée à représenter un monde complet. Les impératifs structurels, résolus de façon variée et dynamique, aboutissent à une architecture à la fois complexe et très lisible, orientant la lecture vers la fin excessive que nous avons décrite – une fin continuée, en quelque sorte. La finition du récit et le bouclage textuel répondent à une esthétique de la complétude – on ne peut totaliser qu’un monde circonscrit. Le tableau historique de la fin d’un monde, la pensée de la catastrophe comme fin absolue et indicible répondent à une exigence éthique double du romancier : rendre compte du monde, dans une intention à la fois documentaire et de combat historique, tout en récusant la réduction de l’œuvre littéraire à un contexte historique.
27Archétype du roman-fleuve, l’œuvre de Martin du Gard ne cesse en réalité d’en troubler le cours, aux lieux mêmes qui le définissent, ce que nous avons nommé digues, entrelacs, source et estuaire. Multiplication des seuils, complexité des relations croisées qu’ils entretiennent, rupture de la linéarité et dérive apparente du roman-fleuve dans le temps : le jeu subtil et signifiant des débuts et des fins, induits par les conditions particulières d’écriture des Thibault et témoignant de l’inscription d’une forme dans l’Histoire nous semble en constituer un ressort esthétique fondamental.