Le modèle de Scott et trois romans historiques français : le début et les fins
1Walter Scott raconte dans le Post-scriptum à Waverley et surtout dans sa Préface générale de 1829 au cycle des Waverley Novels que le début de Waverley, son premier roman, a été écrit presque dix ans avant la composition du roman lui-même. Cette première partie n’avait rien d’historique et bien qu’il laisse entendre le contraire, il est probable qu’en 1805, il n’avait pas encore le projet d’écrire un roman historique. Cette première partie est liée à la nouvelle rédaction en particulier grâce aux premières phrases du roman : « Il y a soixante ans qu’Édouard Waverley, le héros de cet ouvrage, quitta sa famille pour joindre le régiment de dragons dans lequel il venait d’obtenir une commission d’officier. Ce fut un jour de tristesse au château de Waverley-Honour, que celui où le jeune militaire prit congé de sir Éverard, l’oncle affectionné dont il était l’héritier »1. Il y a donc un jeune homme qui quitte la maison de son père pour aller dans des régions lointaines et sauvages. L’intrigue romanesque est située dans cet espace autre. Une fois que les Highlands ont été pacifiées (non par lui, mais malgré lui), il peut revenir à la maison de famille, le château de Waverley. Mais la vie dans cette maison se situe au delà du roman, parce qu’elle n’est pas romanesque. Le modèle de Waverley, qui pose deux espaces, change avec Ivanhoé.
2Le début d’Ivanhoé consiste en une description très précise du lieu géographique qui sera l’unique théâtre de la narration et donne des informations sur l’époque historique dans laquelle elle se déroule. Après cet incipit qui répond à deux des questions fondamentales des débuts qu’Andrea Del Lungo résume par les deux adverbes : « où ?, quand ? »2, ce n’est qu’au deuxième chapitre que le lecteur connaît les protagonistes et les enjeux du roman et il doit attendre le douzième chapitre pour reconnaître Ivanhoé, le héros du roman banni par son père. L’histoire narre donc le retour dans les terres de son enfance du protagoniste qui a acquis une grande expérience aux croisades. Il contribuera à rendre la paix à son Pays, et retrouvera sa place légitime dans la maison paternelle. Le modèle d’Ivanhoé, privilégiant la description topographique, l’arrivée dans une région de quelqu’un et le déroulement de toute l’histoire dans cette même région, a été considéré par ses contemporains comme plus novateur.
3On retrouve le même genre de début que Waverley dans deux des plus importants romans historiques français. Dans le premier chapitre de Cinq-Mars, qui s’appelle justement Les Adieux, le narrateur commence par donner une description générale de la Touraine et, par un rapprochement progressif, en vient à présenter le château de Chaumont et ses hôtes, et enfin, à nommer Henri d’Effiat qui vient faire ses adieux à sa famille : « Toute l’escorte partit et, cinq jours après, entra dans la vieille cité de Loudun en Poitou, silencieusement et sans événement »3. Ce n’est qu’une étape – où il y aura un épisode important mais satellite, celui du couvent de Loudun – sur la route qui le mènera à Paris et à la cour.
4C’est par un procédé similaire que l’on entre dans La Chronique du règne de Charles IX : grâce à la formidable description d’une niche contenant une Madone et d’un mur où sont écrites des inscriptions menaçantes de Catholiques et de Protestants (différentes mais néanmoins analogues), le narrateur introduit aux temps des guerres de religion4. Les deux premiers chapitres, moins importants pour l’intrigue, montrent la confusion et la naïveté de Bernard qui vient de sortir de la maison de son père pour rejoindre Paris. C’est au chapitre suivant que Bernard rencontre son frère et voit pour la première fois Diane de Tourgis, l’héroïne du roman. Les voyages des protagonistes de Vigny et de Mérimée sont dans un registre encore picaresque. Ils sont dominés par l’aventure et ils servent à présenter le caractère du héros et les contradictions du temps.
5En revanche le début canonique du roman de Scott est beaucoup plus serré. Il y a encore une autre différence : Waverley part pour l’Écosse, il va donc du centre vers les marges du Pays, tandis que les protagonistes français vont de la province vers la capitale. Cette opposition des directions me semble plus importante que la similitude initiale du départ et confirme que les deux auteurs français sont largement indépendants de Scott. Le roman de Scott décrit une expérience de la frontière entre des niveaux de développement différents cohabitant dans la même nation : il présuppose ce que Franco Moretti, en employant une formule d’Ernst Bloch, a appelé « la contemporanéité du non contemporain »5. Cette différence est confirmée par les dénouements. Weverley peut revenir chez lui tandis que ni Cinq-Mars ni George de Mergy ne reverront plus leurs maisons paternelles.
6En revanche, le début des Chouans ne présente pas un jeune en formation qui part pour un voyage initiatique. Il reprend plutôt la manière d’Ivanhoé. La description du paysage breton, qui est de nature géographique et historique à la fois, introduit au cœur même de l’intrigue en présentant deux de ses protagonistes (Hulot, Marche-à-terre) et en indiquant les mobiles politiques et économiques de l’action : la sauvagerie et le sous-développement. La question, soulignée par tous les interprètes du roman, est de déchiffrer les signes de cette culture obscure et dangereuse. Comme dans l’Écosse du Nord de Waverley, ici le théâtre de l’histoire est une région périphérique de la France – la Bretagne. À la différence des romans de Vigny et de Mérimée, et comme dans les romans de Scott, dans le roman de Balzac, deux cultures relèvent de temps différents et coexistent : justement « la contemporanéité du non contemporain ». Mais – bien qu’il y ait des différences avec les autres romans français – dans Les Chouans aussi les protagonistes meurent.
7Comment Scott parvient-il à donner une fin heureuse à ses histoires, tout en posant au début les prémisses de la lutte politique et de l’intrigue amoureuse ? Et quelles sont les différences avec les auteurs français qui, au contraire, conduisent toujours leurs protagonistes à la mort ?
8Les romans historiques, en combinant ce que Manzoni appelait vero et fittizio – l’Histoire politique et l’histoire privée – peuvent prévoir deux fins et surtout des rapports différents entre une fin historique généralement déjà connue par le lecteur et un dénouement romanesque qui dépend du narrateur. Celle-ci peut être satisfaisante, comme dans le cas de Waverley, ou non satisfaisante, comme on le verra dans le cas d’Ivanhoé. Ainsi, dans Waverley la fin historique du récit commence au chapitre LIX avec la débâcle de Fergus et des Jacobites6. La fin privée-sentimentale commence tout de suite après, au chapitre LXVI – qui ne présente plus un titre, mais un exergue – avec l’annonce de la grâce du roi accordée à Weverley et au baron de Bradwardine et s’achève avec les fiançailles de Rose et du héros. Il se produit donc un compromis final qui, selon Lukács, est le signifié idéologique qui ne saurait manquer dans les romans de Scott : grâce à ce mariage, l’union entre les factions modérées des deux partis opposés peut se réaliser. Le dernier chapitre montre le jeune couple accueilli à la fois par un ancien rebelle et par un officier anglais. Le passé troublant de la guerre civile est relégué dans un grand tableau qui représente Waverley et Fergus. Le passé n’est pas supprimé ; mais il est sublimé et rendu inoffensif par l’art7. Afin de rendre possible cette fin, plusieurs personnages doivent disparaître de l’espace de la narration. Pour ce qui concerne le côté historique du récit, c’est la mort de Fergus qui était nécessaire : le partisan fanatique du roi James ne pouvait être admis dans une Angleterre qui devait continuer à être gouvernée par le roi George ; quant au côté sentimental, c’est Flora, la charmante sœur de Fergus, qui devait être éliminée, parce que le cœur de Waverley devait battre pour la douce Rose. La mort d’une femme dans une bataille ou dans une prison étant trop scandaleuse, Flora est envoyée se cloîtrer dans un couvent.
9Dans Ivanhoé, le but de Scott est de marier le héros du roman, saxon de naissance, mais qui était devenu un serviteur fidèle du roi Normand Richard Cœur de Lion, à Rowena, princesse saxonne. Le mariage entre les deux jeunes gens représente la résolution de la crise historique pour favoriser la naissance de la nouvelle nation anglaise. Cette fin, qui est la fin sentimentale du roman, est subordonnée à un autre dénouement, que je nomme historique, qui se produit plusieurs pages avant la fin sentimentale et qui est représenté par l’incendie du château de Torquilstone, la mort de Front-Bœuf et la victoire de Richard. Pour la réalisation de ces deux fins il devenait nécessaire de se défaire de plusieurs personnages. L’expulsion la plus significative et la plus douloureuse est celle de Rebecca : la belle juive était incompatible avec le couple saxon. En effet, on sait bien que le mariage entre Ivanhoé et Rowena chagrinait les lectrices, comme Scott le notait dans son Introduction au roman de 1830. Athelstane, le plus noble des princes saxons, qui aurait dû épouser la princesse, doit également disparaître. Après une fausse mort, il renonce à son mariage. En ce qui concerne l’aspect historique du roman, des disparitions s’imposaient aussi. Pour rendre possible l’exercice du pouvoir royal de Richard, l’effacement de son frère Jean et la mort de son partisan, Bois-Guilbert, étaient nécessaires. Ainsi, tous les personnages éliminés n’appartiennent pas à la nation : soit ils sont juifs soit, comme Bois-Guilbert, cosmopolites. Dans les deux romans de Walter Scott, pour parvenir à un happy end, il faut donc que certains personnages soient éliminés de l’espace de la narration. On a la sensation que le héros est protégé par une divinité tutélaire qui, en éliminant les opposants, ménage la fin la plus juste et la meilleure possible8. Nous voyons à l’œuvre dans ses romans ce que j’appellerais un principe de sélection.
10Dans les romans français, la perspective est différente. Examinons les trois illustres exemples que j’ai choisis.
11La fin historique de Cinq-Mars commence au chapitre XXIV, quand Louis XIII se soumet à Richelieu : « Régnez, répéta le Roi en détournant la tête »9. Au même chapitre commence aussi la fin sentimentale. L’histoire sentimentale de Cinq-Mars est plus compliquée que d’habitude, parce qu’elle concerne non pas tant son histoire d’amour, très peu vécue, avec Marie de Gonzague, que son amitié avec M. de Thou. Cinq-Mars se livre au roi suivi par son ami. Les deux registres du roman – sentimental et historique – vont donc se fondre comme on peut le voir dans le fait que la duchesse de Mantoue apprend, au même instant, la mort de son amant et la nouvelle de son futur mariage avec le roi de Pologne. Comme l’a dit Claudie Bernard : « Marie meurt à son vieux personnage […] Mais par-là elle renaît à l’Histoire : vous êtes reine de Pologne. La hache coupe une tête et en couronne une autre ; l’histoire est morte, vive l’Histoire ! »10. Les dernières pages sont une sorte de mise en abyme du roman lui-même : dans un entretien avec Corneille, Milton condamne Richelieu comme Vigny, dans le roman, condamne la tyrannie. Le héros et ses amis sont donc éliminés de l’espace de la narration qui reste occupé par leurs antagonistes. Nous ne voyons pas à l’œuvre le principe de sélection, sinon inversé. L’exigence qui pousse l’histoire n’est pas celle de retrouver un compromis et un happy end en éliminant ceux qui s’opposent, mais celle de montrer avec clarté les contradictions historiques qui vont mener au sacrifice des vies privées des protagonistes. Il y a donc une fin unique – historique et privée à la fois – vers laquelle ce que j’appellerais un principe de clarification dirige la narration. Comme l’a observé Molino : « dans le roman historique français, il n’y a pas de héros médiocre, il y a au contraire, au centre de l’œuvre, le drame d’une existence individuelle. La forme propre du roman historique est dramatique »11. Dans Cinq-Mars, en effet, le ressort narratif est constitué par une vérité dont l’évidence devient de plus en plus claire et de plus en plus dangereuse pour la vie du protagoniste : le double jeu et la faiblesse du roi, l’emprise croissante de Richelieu sur lui, le triomphe de son pouvoir despotique.
12De la même façon, le roman de Mérimée présente une fin unique dans laquelle l’intention historique est beaucoup plus marquée que l’aspect sentimental. La fin historique est constituée par l’assaut des Catholiques par les Huguenots, au chapitre XXVI – alors que la description de la Saint-Barthélemy se situe au chapitre XXII, mais ce n’est pas le début de la fin, parce que le roman s’achève avec la victoire des Huguenots sur les Catholiques. La fin signifie également la fin privée-sentimentale qui, encore une fois, concerne moins l’histoire d’amour que le rapport entre les deux frères. Dans cette primauté donnée au lien entre deux hommes, on peut voir la confirmation de la supériorité de l’Histoire sur les sentiments privés. Bernard commande le feu et George tombe en fin de vie. Dans ce moment pathétique, la question de nature idéologique est plus pertinente que le problème sentimental. George, avant de mourir, refuse le sacrement de la confession, tandis que son ami Béville demande la confession catholique. Le narrateur réserve le dernier mot aux événements historiques : La Noue abandonne La Rochelle ; la quatrième paix est signée et, peu de temps après, Charles IX meurt. La fin historique engloutit la fin sentimentale, au point qu’une véritable fin de l’histoire d’amour n’existe pas : « Mergy se consola-t-il ? Diane prit-elle un autre amant ? Je le laisse à décider au lecteur, qui, de la sorte, terminera toujours le roman à son gré »12. Dans ce roman aussi, le principe de clarification est à l’œuvre. Je ne pense pas aux différents mystères à dévoiler qui sont le moteur de l’intrigue13, mais au processus qui conduit à la sagesse, à la clarification finale qui comporte le refus de la religion militante et l’acceptation d’une perspective laïque, sceptique, tolérante, qui dissipe les nuages toxiques du fanatisme.
13Les Chouans et, en particulier sa fin, a été largement étudié par la critique balzacienne, aussi mon propos ne sera pas de discuter les différentes interprétations. La première chose à noter par rapport aux romans de Vigny et de Mérimée est qu’il dispose aussi d’une fin unique, historique et sentimentale à la fois, mais, à la différence des autres romans analysés, l’aspect sentimental est beaucoup plus important que l’aspect historique. Ce sera la fin privée-sentimentale qui terminera le roman – cette importance accordée à la passion confirme la critique de Balzac à Scott qui, au contraire, la rendait secondaire14. Les amants de Balzac, en effet, vivent une passion qui les rend aveugles et qui, progressivement, prend l’avantage sur les raisons politiques. On pourrait dire que dans le roman de Balzac c’est un principe d’aveuglement qui mène l’intrigue. Mais cet aveuglement est paradoxalement un principe de clarification parce que, grâce à lui, on arrive à voir clairement ce que les idéologies empêchaient de voir : les désirs sont inconciliables avec la réalité ; les individus seront toujours sacrifiés. Au moment où il ne manque plus qu’une vingtaine de pages à la fin du roman, Marie est trompée par une fausse lettre de Corentin. Elle se sent trahie et accepte de livrer Le Gars, en l’attirant dans sa maison entourée par les soldats républicains. Quand elle comprend son erreur, il est trop tard. Elle épouse son amant avant de tomber avec lui sous le feu des Républicains. Les derniers mots de Marie sont : « Un jour sans lendemain !… »15, mots impossibles pour une fin axée sur l’Histoire, parce que celle-ci n’est pas concevable sans un lendemain, sans la continuité. La scène finale pose les amants qui vont mourir dans un groupe d’une représentativité historique très puissante. Le Gars demande à Hulot d’aller chercher son frère à Londres pour lui dire de ne plus jamais prendre les armes contre la France, même en restant monarchiste. Les deux ennemis politiques – le chef des Républicains et celui des Chouans – se serrent la main. En revanche, l’espion Corentin, le modèle des politiques sans idéaux, est chassé. Il a gagné, c’est lui qui fait l’Histoire, mais il n’a pas le droit de prendre part à cette scène symbolique où la patrie peut retrouver son unité. À la date de parution des Chouans, dans la France de la fin de la Restauration, le message politique d’une telle fin semblait clair : on devait abolir les divisions de la guerre civile et réunir les meilleurs des deux partis16. Comme l’a écrit Max Andréoli : « le besoin d’une réconciliation s’est fait sentir, qui se réalise autrement que dans la mort »17. L’addition de 1845, dans l’édition Furne de La Comédie humaine, prolonge la narration jusqu’en 1827 : d’un côté Balzac voulait rendre hommage au général Pommereul, de l’autre il voulait lier ce roman à l’ensemble de La Comédie humaine18. Cette phrase finale éloigne Les Chouans du modèle du roman historique, pour le lier à un autre type de fin, celle des romans-cycles.
14En conclusion, je peux dire que la fin du roman historique est, comme l’a noté le premier Lukács, toujours une fin d’une extrême importance pour donner un sens et une tonalité à toute la narration. Les mots de Hamon conviennent parfaitement au roman historique de cette période : « Ce qui est certain, c’est que la fin du texte est un endroit fondamental pour déterminer la tonalité soit euphorique soit dysphorique générale du texte, deux concepts souvent utilisés »19. Le roman de Scott – comme Les Fiancés de Manzoni et La Fille du capitaine de Pouchkine – sont pour une fin euphorique, mais modérée, composée avec les raisons de l’Histoire. Les romanciers français optent pour une fin dysphorique, où les individus succombent dramatiquement à l’Histoire. Dans le cas anglais, l’intrigue est dirigée par le principe de sélection ; dans le cas français, par celui de clarification. Le genre « roman historique » ne présente pas un seul type de clôture – pour reprendre les termes de Hamon, de Kotin Mortimer, de Larroux20 – canonique et immuable. Mais dans les deux cas, les raisons du sentimental doivent toujours être subordonnées aux raisons historiques21, bien que toute l’attention du lecteur soit concentrée sur la fin sentimentale. Il s’agit d’un des apports majeurs du roman historique à l’histoire du roman22.