Le début, la fin, le dénouement : comment nommer le postmoderne ? (France-États-Unis)
1La question de la fin est au cœur de la pensée française dominante sur les enjeux esthétiques, politiques et de civilisation de la période contemporaine. Mais c’est une fin tout à fait singulière en ce qu’elle n’ouvre aucun début, si bien qu’on peut la qualifier de millénariste, ou d’apocalyptique puisqu’elle n’autorise, semble-t-il, que le grand vide, ou bien les retours. On peut en rappeler les trois stases fondamentales qui s’énoncent ainsi : fin de l’histoire, fin de l’art, fin de la modernité et leurs nombreuses variations : fin de la politique, fin des avant-gardes etc. De tels énoncés sont presque incompréhensibles pour quiconque connaît un petit peu l’histoire esthétique. Que nous disent-ils ? Une période s’ouvrirait qui, proclamant la fin de la modernité, fonctionnerait sur ces mêmes thèmes de la fin, qui justement caractérisent en apparence la modernité ; une période qui proclamerait une fin de l’histoire non hégélienne, une fin de la politique non marxienne ; une période qui énoncerait une fin sans le nouveau que laisse espérer un début. Voilà tout l’enjeu d’un malentendu profond expliquant la confusion des temps présents. Cette confusion ne provient pas d’une réactivation idéologique des thèmes de la fin mais de l’oblitération totale des thèmes de l’après et du début. Cela dit, il y a bien un mot, un préfixe plus précisément qui contient précisément les sèmes de début, d’après, mais aussi de fin, et qui n’est, malgré tout, pas tout à fait inconnu, c’est le si contesté mais tout de même séduisant préfixe « post- ». Pas tout à fait inconnu, car si la France égrène depuis vingt ans un chapelet de fins, de l’autre côté de l’atlantique, on construit à tout va des post- généralement suivi de –ismes : « postmodernisme, postcolonialisme, poststructuralisme, post-féminisme etc. », comme au fond, la modernité (ou plutôt le modernisme) l’avait fait en son temps, mais sans le préfixe. Cette opposition nous dit sûrement quelque chose du temps historique : nous ne sommes peut-être pas au faîte d’une période, mais dans un temps de, selon les parties et les positions, émergence, décadence, mutation, qui pourrait être résumé par cette question: est-ce que cela commence ou est-ce que cela finit et par cette autre : est-ce pareil ou différent, et accessoirement par celle-ci, un peu légère mais pourtant récurrente : est-ce mieux ou moins bien ?
2Je n’entends pas vraiment m’inscrire dans ces perspectives clivées, mais persuadé que les désignations ne naissent pas du hasard et sont porteuses de sens, j’aimerais tout de même tenter de comprendre les raisons du postmoderne. J’ai ailleurs envisagé cette question mais en interrogeant exclusivement les thèmes de la fin et un corpus français1. Je vais donc ici les confronter au post- et surtout au postmoderne, notamment lors de son émergence aux États-Unis. Cette étude sera donc l’occasion d’un voyage transatlantique aller-retour qui racontera l’histoire d’un décalage : de la France des années 80-90 aux États-Unis des 70-80, les malentendus, l’ignorance et aussi les enjeux idéologiques ont tenté de tirer profit d’un changement historique qui reste à définir.
3Que se passe-t-il donc en France à partir des années 80 pour que soient survalorisés dans le champ de la littérature, des arts et des idées, les thèmes de la fin ? Deux strates hétérogènes se superposent. La première est chronologique : le siècle s’achève et s’achevant, il implique une inquiétude historique qui pourrait prendre de nombreuses formes. Dans le même temps, un événement historique vient lui donner une coloration singulière. C’est l’écroulement du bloc soviétique qui trouvera dans la chute du mur de Berlin sa réalité et sa spectacularisation. La France, qui n’était pourtant pas investie politiquement dans ce procès historique, a globalement vécu avec douleur ce contexte d’écroulement, sensible dès le début des années 80. On peut, pour le comprendre, évoquer plusieurs raisons, dont la première est d’ordre biographique. Ce seraient les mêmes qui revenus des excès modernes, seraient les plus prompts à condamner les modernités dans leur ensemble. C’est vrai, mais cela ne suffit pas. Plus profondément, dans l’inconscient et les fantasmes collectifs, la France (du moins une partie de ses écrivains et de ses penseurs) s’est vue comme la terre d’élection de l’idée même de Révolution. Ce fantasme initial eut deux conséquences réelles : bien des grandes innovations esthétiques et notamment des avant-gardes historiques eurent la France comme terre d’asile, influençant très fortement l’idée de modernité qui allait nationalement et internationalement (puisque Paris était alors le Monde) se dessiner ; la pensée marxiste eut une influence considérable non seulement sur la population mais surtout sur les artistes et les philosophes. La France fut ainsi particulièrement investie dans l’idée révolutionnaire et avant-gardiste de la modernité. C’est pourquoi la chute de l’Empire soviétique, né de la Révolution, ébranla les assises de la vie politique et esthétique française durablement. Le désamour fut à la hauteur de l’amour, la conjuration à la hauteur de la passion. Un livre, d’une certaine manière, a ouvert ce champ de la fin : il s’agit de l’ouvrage matriciel de Bernard-Henri Lévy, La Barbarie à visage humain2 dont on ne doit pas sous-estimer l’influence. On peut rappeler très rapidement ses principes et sa méthode car elle résume à elle seule la tentative de conjuration de la modernité révolutionnaire. L’ouvrage part d’un constat, les atrocités des camps soviétiques, et d’un présupposé plus ambigu car plus implicite selon lequel une idée de la modernité proposait un lien essentiel entre les pratiques de l’art, l’Absolu philosophique et les promesses de la communauté politique, lien sous-tendu par l’idée générale d’émancipation. Partant de ce lien et grâce à une « logique du résultat »3, Bernard-Henri Lévy déduit des échecs des marxismes réels une condamnation d’ensemble du procès moderne, marqué selon lui par la pulsion de mort. Ce procès mérite alors dans son ensemble le nom de barbarie.
4Par un jeu de renvois, l’art et la philosophie modernes sont eux aussi attaqués et, dans l’extrême de cette logique, jugés indirectement coupables des atrocités soviétiques. On se confronte donc à la superposition de trois strates hétérogènes, chronologique, événementielle et « théorique » (ou idéologique) qui font de la période qui s’ouvre dans les années 80 et se radicalise dans les années 90 un temps de la fin. Une fin que certains voudraient bien imposer comme infinie, car dans le cas contraire elle ne ferait que renouveler l’idée avant-gardiste de la modernité, temps de crise s’il en est, qui ne tue que pour renaître. Le résultat, pour ce qui concerne la littérature, on le connaît. Parce que l’idée de littérature qui s’est développée deux siècles durant était éminemment liée aux enjeux de la modernité, alors la littérature était tout simplement… morte, réalité dont on ne niera pas qu’elle entretient un rapport étroit sinon consubstantiel avec la fin. À tout le moins pouvait-elle prétendre à s’engager dans des retours.
5Les cadres théoriques ont un inconvénient réel : ils ne se soucient guère des œuvres qui, très souvent, leur apportent un cruel démenti. Pour ma part, et parce que je souhaitais contester cette vision du présent – et si je souhaitais la contester, c’est que non seulement je voyais des œuvres « vivre », tout simplement, mais par ailleurs, je les voyais mettre en jeu une pensée de l’histoire et de la littérature et mobiliser des enjeux esthétiques et politiques, c’est-à-dire des réalités qui auraient dû s’écrouler avec le Mur de Berlin – j’ai observé deux corpus romanesques contemporains en apparence très différents, un corpus « maximaliste » et un corpus « minimaliste »4. Si ces œuvres sont de toute évidence préoccupées par les thèmes de la fin (elles commencent toujours par une figuration de la fin), elles rejettent cependant le cadre millénariste, notamment en valorisant les thèmes du début et de l’après. En effet, faisant suivre la fin initiale d’une ou plusieurs centaines de pages, elles envisagent un après-fin, quelque chose comme un début, toutefois chargé de valeurs terminales. Ces romans, c’est là leur singularité, sont fin et début mêlés, après et avant superposés, proposant une conception de l’histoire qui s’accommode assez mal du futurisme volontariste caractérisant la subjectivité moderne mythique, sans toutefois la renier, sans toutefois la conjurer. Qui s’accommode encore plus mal du passéisme néoclassique, et même du présentéisme d’une supposée « ère du vide ». La démonstration est abrupte, mais on peut retenir ceci : ce qui caractérise profondément le postmoderne romanesque français, c’est la conscience du début et de l’après qui naît de celle de la fin. Parce que ces trois notions sont superposées durant cette période de mutation, j’ai proposé de l’appeler « le dénouement ». Pourquoi le « dénouement » ? Car dans le vocabulaire théâtral, il désigne un temps de résolution qui clôt une pièce. Après la péripétie et le point culminant, il tente de lever les contradictions et de défaire les fils de l’intrigue. Pour cette raison, il n’est pas définitif, il est même plutôt fondateur. Ni début ni fin, limité et transitoire, il déploie une temporalité complexe, tout à la fois tourné vers le passé qu’il transforme et le futur qu’il autorise. Le dénouement ouvre à l’inconnu, au « vide », à « ce qui allait suivre », sur les ruines et les restes du passé et propose une nouvelle configuration de l’histoire, une solution, purgée de ce qui l’empêchait. Il m’a ainsi paru tout à fait légitime pour nommer l’époque, c’est-à-dire pour pallier l’impossibilité dans laquelle nous sommes d’utiliser en France le terme de postmoderne, alors même qu’il est fondateur dans le champ théorique américain.
6C’est cette impossibilité et ce malentendu qu’il est urgent de comprendre. Pour le dire brièvement, ils me semblent porter sur le sens du préfixe post-, qui disant tout à la fois la fin, le début et l’après, n’a été compris en France que comme fin, et plus souvent encore comme anti-.
7Pourtant l’élaboration nord-américaine du mot a très largement favorisé les sèmes du début et de l’après, assez peu celui de fin, et à peu près pas du tout celui d’anti-. Si l’on en reste à la littérature, aux arts, et aux idées, disons que les théories et les œuvres postmodernes se déploient dans l’Amérique des années 60, c’est-à-dire, et c’est tout à fait capital, loin de la fin du siècle et de sa virtualité millénariste et apocalyptique, et durant une phase d’équilibre politique et de croissance économique, loin donc de toute perspective de déclin. Ce n’est probablement pas la seule raison, mais il n’est pas étonnant que le préfixe post- ait de ce fait si peu signifié « fin » dans l’élaboration américaine du postmoderne. C’est dans la critique architecturale que le terme sort de sa préhistoire et commence à prendre ses significations actuelles. Les architectes postmodernes souhaitaient manifester une rupture avec la « révolution continuelle », et promouvoir le droit à un éclectisme radical, qui ne se refuserait pas des allusions au passé. Ils souhaitaient rompre avec l’académisme du moderne, qu’on peut nommer modernisme. Dès cet instant, l’élaboration du terme et des réalités qu’il est supposé désigner est d’une folle ambiguïté. Rompre avec la rupture, voilà une idée presque impossible à comprendre en termes d’histoire de l’art et des idées. La rupture semble consubstantielle au mythe de la modernité, à ce qu’on pourrait appeler le modernisme, qui dans les esprits du XXe siècle, s’est confondu avec la modernité. Rompre avec la rupture, c’est en apparence en finir avec une période et en ouvrir une autre. Le postmoderne serait ainsi fin, puis début, c’est-à-dire qu’il serait exactement animé par une dynamique moderniste, tout en la contestant. Mais la modernité n’ayant cessé de porter sa propre contestation, qu’est-ce qui pourrait bien distinguer ce mouvement, dont les réalisations esthétiques affirment pourtant leur différence ? De la sorte, dès ses premières formalisations, dans la théorie de l’architecture, le terme de postmoderne implique une superposition des sèmes propres au préfixe post- : début, fin, après, mais à aucun moment anti-. Car s’il propose une rupture avec la modernité, c’est uniquement avec un mythe de la modernité, le modernisme, qui porte précisément sur la rupture. Le postmoderne s’impose alors comme différence et répétition, double codage, superposition.
8À partir de cette complexité matricielle, de cette confusion, une théorie de la littérature et de la culture va se développer. Plutôt que d’être emporté par l’avalanche de publications sur le sujet, plus ou moins ésotériques pour les lecteurs français, je me contenterai de lire un texte fondamental, et considéré comme tel, en ce qu’il constitue le postmoderne comme rupture et continuité, c’est-à-dire dans des rapports dialectiques avec les thèmes du début et de la fin. Il s’agit de la postface de 1982 que Ihab Hassan a ajouté à son livre initialement paru en 1971, et dont le titre pourrait être traduit par Le Démembrement d’Orphée, Vers une littérature postmoderne, la postface étant intitulée « Vers un concept du postmodernisme »5. Ihab Hassan prend des précautions infinies avant d’introduire sa conceptualisation du postmoderne, précautions qui ont toutes pour objectif d’éviter l’effet de rupture, de fin et de début successifs, au profit d’une superposition plus complexe. L’histoire, nous dit-il dans la postface, évolue dans le même temps de manière continue et discontinue (affirmation qui rompt avec la tradition du nouveau qu’Harold Rosenberg a cru déceler pour définir le modernisme, qu’il nomme du reste modernité6). « Ainsi, poursuit-il, la prééminence actuelle du postmodernisme, si toutefois elle existe, ne laisse pas supposer que les idées ou les institutions du passé ont cessé de façonner le présent »7. Là encore, cette précaution oratoire entraîne, en quelque sorte dissimulé, un changement d’épistémè, puisque l’histoire n’y est plus vue comme progrès. À la suite de ces précautions, Hassan cite une longue liste de noms et d’auteurs qui entend pragmatiquement et inductivement esquisser le concept de postmodernisme. J’en reprends un certain nombre car cette liste est significative du malentendu transatlantique qui est en train de naître au début des années 80. Hassan cite entre autres dans le champ de la pensée les noms de Derrida, Lyotard, Foucault, Lacan, Deleuze, Marcuse, Baudrillard, Habermas, Barthes, Kristeva, dans le champ des pratiques artistiques ceux de Merce Cunningham, Meredith Monk, John Cage, Pierre Boulez, Robert Rauschenberg, Joseph Beuys, dans le champ de la littérature ceux de Beckett, Ionesco, Borges, Nabokov, Pinter, Peter Handke, Thomas Bernhardt, Garcia Marquez, Cortazar, Robbe-Grillet, Butor, Maurice Roche, Philippe Sollers, John Barth, William Burroughs, Thomas Pynchon, Donald Barthelme. Cette liste est significative à plus d’un titre. Premièrement, elle cite comme postmodernes à peu près tous les penseurs et tous les auteurs que la pensée française contemporaine considère comme les derniers modernes, peut-être les plus dangereux et peut-être les plus coupables. Le malentendu est donc tel que les mêmes personnes pourront être appelées postmodernes d’un côté de l’atlantique, et modernes de l’autre. Rien d’anormal à cela puisque le postmoderne naît pour le théoricien américain au début des années 60 et pour le théoricien français au début des années 80. Si l’on souhaite parler de début, de fin ou d’après, encore faut-il s’entendre sur une date repère. Ce n’est pas le cas, le postmodernisme est ainsi destiné à demeurer vague, au moins temporellement. Si j’insiste sur ce point, c’est que les idées de rupture, de début, de fin deviennent tout à fait problématiques pour nommer l’époque. La superposition là encore, la confusion, semblent des modes d’appréhension plus efficaces. Deux éléments sont encore à noter. Hassan cite sans hiérarchie penseurs et artistes, c’est-à-dire que contrairement à ce qui se passera durant le tournant français des années 80, il ne fait pas de la liaison art-politique-philosophie le principe de la modernité avec lequel la postmoderne romprait. Ou alors fait-il de cette conjonction un élément de plus de superposition du moderne et du postmoderne. Dernier élément, la surreprésentation de penseurs et d’artistes français, qui établit un lien très étroit entre le postmodernisme américain et ce qui sera plus tard nommé la french theory, ces derniers mouvements d’avant-garde français que sont le Nouveau Roman et Tel Quel, alors que la réaction anti-moderne française des années 80 est avant tout une conjuration des avancées théoriques et artistiques des années 60-70, une volonté d’y mettre fin. Le malentendu est en route et il est profond.
9À la suite de cette liste, Hassan isole dix éléments qui peuvent constituer le postmodernisme. Je n’en retiendrai que quelques-uns. En premier lieu, il fait cette remarque de bon sens. « Le mot postmodernisme évoque ce qu’il entend surpasser ou supprimer, le modernisme lui-même »8. Le mot fait preuve d’une instabilité sémantique, à cause de sa jeunesse bien sûr, mais aussi parce qu’il s’adosse à des termes eux-mêmes sémantiquement instables, au premier rang desquels la modernité et le modernisme. « C’est pourquoi, dit-il, ce que certains critiques signifient par postmodernisme, d’autres le nomment avant-gardisme, ou même neo-avant-gardisme ou bien tout simplement modernisme. […] Le modernisme et le postmodernisme ne sont pas séparés par un rideau de fer ou une Muraille de Chine ; parce que l’histoire est un palimpseste ouvert au passé, au présent et au futur »9. Cette conception de l’histoire, borgésienne si l’on veut, s’accorde mal avec l’épopée moderniste dans ses dimensions mythiques : rupture, nouveau, futurisme. On peut donc se demander si cette harmonie entre le moderne et le postmoderne n’est pas spécifiquement postmoderne si toutefois le postmoderne se définit non pas comme une contestation du moderne mais comme une contestation du mythe moderniste. Hassan parvient alors au nœud de sa réflexion : « J’ai le sentiment que nous sommes tous un peu Victorien, un peu Moderne, et un peu Postmoderne, dans le même temps. […] Cela signifie qu’une période doit être perçue en termes joints de continuité et de discontinuité, les deux perspectives étant complémentaires et partielles »10. Le glissement est ici patent. Le postmodernisme n’est plus époque, mais regard sur l’Histoire. Hassan refuse de la considérer sur un versant téléologique qui, là encore, marque les grands textes du modernisme, ceux de Hegel et de Marx au premier rang. Le refus de la rupture, de la fin, du début, est donc, à bien y regarder, une rupture. Le postmoderne, dans ce cas, est bien moins une condition qu’une conscience, et plus précisément une conscience de l’Histoire, sans début, ni fin. C’est donc ainsi la conscience du changement qui a elle-même changé. La particularité du postmodernisme n’est pas de rayer la conception de l’histoire moderne mais de lui superposer son modèle antithétique en tentant non une synthèse, qui serait impossible, mais une coprésence. Hassan conclut en situant le postmodernisme comme une étape de la tradition du nouveau, dont les deux autres modalités sont l’avant-gardisme et le modernisme. Tradition du nouveau qu’elle conteste en son sein. On comprend ainsi que la tentative de théorisation nord-américaine du postmodernisme a été très largement et très injustement caricaturée, même si elle peut être critiquée.
10Pour ouvrir le dernier temps, celui du retour en France, il faudrait évoquer plusieurs choses que je me contenterai de mentionner. Premièrement, et contrairement à ce que l’on pense parfois, les propositions de Hassan et des postmodernistes américains ne furent pas sans écho en France. La première incursion forte de ces théories dans le champ éditorial français se fit en 1977 à l’occasion du numéro 71-73 de la revue Tel Quel intitulé États-Unis11. Que cette incursion du postmoderne se fasse dans la dernière grande revue d’avant-garde française n’est pas anodin et prouve, sur le plan théorique et humain, que le postmodernisme ne signale pas dans ses propositions originelles la fin du modernisme. 1977 est du reste une année capitale dans la vie intellectuelle française car c’est l’année où paraît La Barbarie à visage humain qui, par sa réaction antimoderniste, condamne par avance une hypothétique survie du modèle théorique américain sur le sol français. Le lien entre la pensée française post-structuraliste, notamment les œuvres de Derrida, Deleuze, Foucault, Lacan et Baudrillard, et le postmodernisme américain devient en effet si fort dans les décennies 70 et 80 que la condamnation en France de la pensée française empêche toute pénétration des théories postmodernes américaines. Et inversement cette condamnation nouvelle du postmodernisme américain entraîne un discrédit plus fort encore sur la french theory. Le malentendu cède sa place au champ de bataille et on sait qu’en France, globalement, ce sont les théories de la fin et du déclin portées par les nouveaux philosophes qui se sont, du moins médiatiquement, imposées.
11Si je tente de résumer ce qui se déroule à l’orée des années 80, car on peut s’y perdre, et je conçois le caractère un peu ridicule de la phrase qui va suivre, des post-modernes anti-modernistes livrent une bataille féroce à des modernes postmodernes sur le thème du temps présent dont l’enjeu est pour une large part la postmodernité elle-même. Le décalage originel se poursuit, et cette fois-ci, la France a dix ans d’avance sur les États-Unis. Car ce qui se passe à partir de 1977, c’est une lutte entre des « jeunes » qui se disent nouveaux et prophétisent la fin et le déclin et des « vieux » qui ne prétendent rien, mais aspirent au nouveau et désirent l’avenir. Cette lutte préfigure exactement ce qui, dix ans plus tard aux États-Unis, va se parer d’une expression très troublante pour n’importe quel historien des idées : la « révolution conservatrice ». On le comprend, l’enjeu est devenu sémantique et dès cet instant on ne peut plus réellement employer les mots « postmoderne » et « postmodernisme » en France. Parler du présent revient à prendre position, dans le sens politique du terme.
12Un livre, à mon sens, a su se frayer un chemin parmi ces significations, les démêler, les dénouer pour proposer une approche convaincante. C’est Modernité Modernité d’Henri Meschonnic sur lequel je conclurai. Convaincante car, à partir du présent, l’auteur analyse la confusion sémantique qui le caractérise. Le mérite de Meschonnic est d’avoir vu que les réactions postmodernistes promodernistes et antimodernistes provenaient d’une égale incompréhension de la modernité elle-même. Mieux, qu’elles étaient beaucoup plus liées qu’elles ne le croyaient. Sa thèse est connue : les analyses contemporaines proposent généralement une histoire de l’art qui naît d’une confusion car elles assimilent modernité, rupture et nouveau, et donc modernité et avant-gardes, c’est-à-dire qu’elle font de la modernité une histoire linéaire, une succession de débuts et de fins, ce que la modernité n’est pas. Le modernisme oui, qui est comme la radicalisation excessive de la modernité sous le phénomène de la rupture. C’est sur ce malentendu originel que va se construire des deux côtés de l’atlantique les discours postmoderne anti-moderniste et promoderniste. Puisque la modernité est marche en avant, rupture, nouveau, alors le discours anti-moderniste préconise les retours en arrière et nous dit Meschonnic « cet appel au retour vers le passé est l’inverse du mythe de l’avant-garde »12. L’ironie, c’est que le qualificatif de nouveau (dans « nouveaux philosophes ») et le substantif révolution (dans « Révolution conservatrice ») ont été détournés pour signifier l’inverse de leur sens moderniste. Nouveau et révolution signifient tous deux retour à la tradition. Ce discours est explicitement conservateur. Il est une face du postmodernisme, puisqu’il proclame la fin de la modernité. Il en est une autre, pro-moderniste, technologisant, culturaliste, qui se comprend comme surmodernité. Selon Meschonnic, il y a bien, comme le disait déjà Lyotard, deux postmodernes : « l’un, le toujours-plus-loin, l’autre, je-suis-partout, ou jamais assez en arrière. Tous deux se différenciant par leurs critiques à la modernité »13, ce qui lui permet de parvenir à la définition suivante : « Le paradoxe est que les adversaires de la modernité et ses défenseurs pratiquent une même méthode, dont l’effet est de brouiller la notion de modernité. Ce qui provisoirement peut tenir lieu de définition : est post-moderne, quelle que soit sa visée, favorable ou hostile, le brouillage de la modernité »14. Et ce brouillage vient peut-être de la trop grande richesse sémantique porté par le préfixe post- signifiant tout à la fois rupture, continuité et répétition15.
13Qu’en est-il aujourd’hui ? Vingt ans après, les termes du débat ont-ils évolué ? En apparence, les proclamations de rupture, ou les très forts effets de groupe semblent avoir disparu de l’espace littéraire et artistique occidental. Et encore, cette phrase résulte d’une appréhension très grossière de la réalité : elle déploie une abstraction qui fait écran, car la danse contemporaine par exemple, notamment en Belgique ou la bande dessinée en France relèvent de stratégies avant-gardistes, animées par un désir de rupture. Mais à supposer que cet aveuglement soit vrai, faut-il y voir un autre sens que sociologique ? Les effets de groupe, les effets d’annonce sont précisément des effets d’annonce et ont pour vocation de construire un espace artistique de reconnaissance. Nous ne devrions pas véritablement aller au-delà de cette vision qui n’est cependant pas sans importance. Mais cette observation nous renseigne sur un point : l’avant-gardisme est loin d’être la seule forme de subjectivité et d’historicité modernes. Elle peut cependant aussi réapparaître. Ailleurs, dans des lieux inattendus. Elle a défini une subjectivité moderne qui s’est particulièrement épanouie au XXe siècle en Europe occidentale puis aux États-Unis. Mais à travers le monde entier, hors de l’espace occidental, aujourd’hui encore et peut-être plus massivement, des écrivains, des artistes, des penseurs trouvent dans la subjectivité avant-gardiste une modalité d’appréhension du présent. Ils sont à Shanghai, à New Delhi, à Rio, à Téhéran après que New York, comme l’annonçait le titre d’un livre, eût volé l’idée d’art moderne16. Peut-être commettront-ils à nouveau cette erreur de croire que modernité et rupture, modernité et nouveau sont synonymes. Mais qu’ils la commettent suffit, dans un cadre historique plus large et moins localisé, à nous faire comprendre celle, plus ancienne, qui fut la nôtre.
14La rupture, la fin, les débuts successifs sont ainsi une virtualité de la modernité qui n’est plus tellement visible dans le présent occidental. C’est un fait. La proclamation du nouveau l’est un peu plus, mais sans cette orthodoxie que l’âge héroïque du modernisme supposait. Voilà tout. Cela suffisait-il à légitimer un emballement terminologique et des oppositions aussi franches ? À la différence de Meschonnic, je le crois. Le dénouement de la scansion moderniste de la modernité justifiait que l’on tente de le penser. Et on le sait, la nomination sert la pensée. Mais un dénouement n’est pas définitif, il signale moins la fin que la résolution d’une situation donnée. Postmoderne, sans tiret, signifie à mes yeux la suspension et le déplacement contemporains des revendications de rupture, de nouveau et d’avant-gardisme dans la pensée de l’art occidental.