Reconnaissance, empowerment et processus de subjectivation : les enjeux démocratiques de la polyphonie narrative
La polyphonie comme dispositif de représentation démocratique
1Les raisons qui conduisent à articuler la notion de polyphonie à l’idée de démocratie, voire même à faire de la polyphonie narrative un dispositif proprement démocratique, sont nombreuses : parce qu’elle donnerait la parole si ce n’est à tous, du moins à plusieurs, l’œuvre polyphonique accorderait droit de cité au plus grand nombre et notamment à celles et ceux qu’on n’entend ou n’écoute pas, ou moins, ou mal, dans l’espace public. La polyphonie entendue au sens strictement défini par Bakhtine – autrement dit, non seulement un dispositif caractérisé par une multiplicité de narrateurs ou focalisateurs mais par l’attribution d’une égale valeur à chacun d’eux1 – réaliserait ainsi en quelque sorte, dans l’espace textuel, ce que les Grecs nommaient isegoria, l’égalité des citoyens face à la parole publique, et dans laquelle Hannah Arendt voyait le cœur de l’égalité politique2.
2Mais c’est aussi parce que la polyphonie narrative, entendue plus largement comme mise en présence et confrontation de voix distinctes, renvoie à la notion de délibération, de débat et même de dissensus, qu’elle peut être considérée comme démocratique : Nelly Wolf voit ainsi dans la polyphonie romanesque l’analogue de « la disposition conflictuelle ou propension au débat3 » qu’elle identifie, au même titre que les procédures contractuelles et le postulat égalitaire, comme caractéristique de la démocratie moderne dans Le Roman de la démocratie. Plus largement, on peut rattacher cette idée d’un débat constamment relancé à l’indétermination constitutive de la démocratie telle que la conçoit Claude Lefort : parce que le pouvoir démocratique est, selon le philosophe, privé de garantie transcendante, qu’il est « un lieu vide4 » , il est investi en permanence par le débat sur le légitime et l’illégitime, voué à accueillir et à instituer le conflit – qu’il s’agisse de la division sociale, de la compétition réglée entre gouvernants par le jeu électoral, de la séparation des sphères politique, économique, juridique ou de l’opposition irréductible des choix et des valeurs.
3Enfin, on peut prêter à la polyphonie narrative un dernier trait, par lequel elle s’inscrirait encore davantage dans la geste démocratique : en donnant à voir et entendre la pluralité du monde social, elle contribuerait à son intelligibilité. Les lecteurs confrontés à plusieurs points de vue, à plusieurs voix et interprétations, peuvent être amenés à mieux connaître et comprendre les positions des uns et des autres et les tensions qui travaillent la société. Ils bénéficieraient ainsi d’une vue panoramique que n’autorise pas l’expérience de l’individu ordinaire et seraient conduits à faire l’expérience de l’altérité. En ce sens, la polyphonie, en tant que dispositif de représentation du social, jouerait un rôle épistémique qui n’est pas si différent que celui que Cl. Lefort attribue à la représentation politique en régime démocratique : « exhiber, [..] rendre lisible la confrontation des enjeux qui s’engendrent de la diversité des intérêts et des opinions au sein de la société5 » .
4La polyphonie narrative assumerait ainsi une fonction représentative proprement démocratique – propre en tout cas aux démocraties représentatives, dans la mesure où elle actualiserait les trois sens de la représentation, entendue ici non dans l’acception platonicienne d’ « imitation » , mais au sens aristotélicien d’activité productive qui explore les possibles et mobilise les puissances de l’imaginaire : la polyphonie permet de représenter la pluralité comme fabrique du social, au sens où elle en tient lieu (représentation-substitution) ; elle contribue à rendre visible ce qui ne l’est pas ou pas assez (représentation-monstration); elle participe à l’effort d’intelligibilité du social, à la clarification des enjeux et modalités des débats et des conflits (représentation-élucidation)6.
5Si j’insiste particulièrement sur la notion de représentation, ce n’est pas seulement parce que l’on peut y voir une matrice commune à l’œuvre littéraire et à la démocratie représentative, qui constitue aujourd’hui le modèle dominant de la démocratie7. C’est aussi parce que c’est bien autour de cette notion que se posent les problèmes les plus aigus des démocraties contemporaines : écart croissant entre représentants et représentés, crise de la représentativité, défiance accrue à l’égard de la notion même de médiation et recherche de formes d’organisation fondées sur une coordination horizontale, à l’écart de tout rapport hiérarchique impliqué par les structures représentatives. Dans cette configuration, la polyphonie pourrait avoir à jouer un rôle significatif.
6La littérature n’est pas épargnée par ces ébranlements : non pas au sens où elle en serait la simple chambre d’échos, mais au sens où sa valeur représentative, qui a si longtemps fondé sa valeur ou légitimité démocratique (la capacité de la fiction à représenter les franges oubliées du social, la capacité de l’écrivain à se faire le porte-parole, le représentant, des oubliés et à donner des clés d’explications du social), ne va plus de soi. Nombreux sont les écrivains à se défendre de toute volonté ou tentative de « parler au nom » des autres, à refuser l’héritage de l’écrivain universel à la Hugo qui parle à tous, pour tous, au nom de tous, mais qui se méfient aussi d’une polyphonie qui, si elle invisibilise l’auteur, ne saurait se dispenser du soupçon de paternalisme, puisqu’il s’agit toujours de « faire parler » autrui. Le dispositif polyphonique, précisément parce qu’il constitue un opérateur traditionnellement privilégié de la démocratie du roman, constitue donc à mon sens un observatoire privilégié de cet aggiornamento démocratique, un lieu où s’éprouvent de nouvelles tensions, où s’expérimentent des tentatives de résolution, plus ou moins abouties et plus ou moins tendues d’ailleurs vers un achèvement.
Polyphonie et pathologies de la parole en démocratie
7Si l’accent a été principalement mis jusqu’ici sur la manière dont la polyphonie peut jouer un rôle démocratique, on ne saurait négliger le fait qu’elle puisse être aussi mobilisée pour rendre compte des faiblesses ou dérives potentielles de la démocratie – et tout particulièrement celles liées aux modalités de distribution de la parole et de circulation des voix. Deux écueils, que la critique anti-démocratique a du reste relevé depuis longtemps, peuvent ainsi être signalés : le risque d’une circulation sans fin (au double sens d’achèvement et de but) de la parole d’une part ; le danger d’une juxtaposition des voix et des discours, en lieu et place d’un dialogue ou d’une confrontation, qui aboutirait à une parcellisation ou atomisation de la société d’autre part.
8Il me semble que, parmi les nombreux auteurs contemporains qui mobilisent le dispositif polyphonique, Arno Bertina se montre particulièrement sensible au premier type de danger dans son roman Des châteaux qui brûlent8, publié en 2017. La parole joue un rôle essentiel dans ce récit qui évoque la séquestration d’un secrétaire d’État, Pascal Montville, par les employés d’un abattoir breton menacé de fermeture en raison de difficultés financières. Le dispositif énonciatif est en effet celui du montage, chaque chapitre ou séquence étant rattaché à la voix (intérieure) d’un personnage, conférant ainsi au roman une dimension manifestement polyphonique, que vient parfois redoubler la multiplication des orateurs au sein d’un même chapitre. Sur le plan diégétique lui-même, les personnages consacrent une grande partie de leur temps à parler et à se parler, les employés se réunissant régulièrement pour discuter de la stratégie à suivre, chacun donnant son avis dans ce qui est à plusieurs reprises présenté comme un véritable laboratoire d’intelligence collective. Si les vertus d’une parole partagée, circulante, sont ainsi louées, les dérives auxquelles elle s’expose ne sont pas pour autant passées sous silence, au contraire : le risque d’une discussion infinie, qui repousse indéfiniment le moment de la décision et de l’action menace constamment. Parler ou agir, c’est du reste bien l’alternative qui aura in fine raison de la belle unité initiale entre les salariés, divisés entre ceux qui, comme Cyril, croient en la valeur performative du langage de changer les choses et ceux qui n’y croient pas ou y voient une tentative de manipulation, comme le syndicaliste Gérard. On peut lire dans cette situation, et Bertina nous y invite lui-même dans la dédicace du roman « à celles et ceux du 32 mars », une allusion à l’un des problèmes rencontrés par le mouvement Nuit Debout9 auquel il a lui-même participé10 et, plus largement, l’un des défis auquel est confrontée la « démocratie délibérative » qui a connu ces dernières années une fortune non négligeable.
9C’est dans cette tension entre confiance dans le pouvoir de la discussion, et plus globalement, du langage, et conscience lucide de ses limites que se situe l’auteur, soucieux de ne pas verser dans une conception sacralisante du langage, où le dire se substituerait au faire, où la révolution symbolique par le langage dispenserait de la révolution effective. Si l’on trouve textuellement exprimée dans le livre l’idée selon laquelle « le mot fait exister la chose11 » , est également mentionné le fait que l’action a pour effet de resémantiser le langage : « Si tu te révoltes, le mot "chien" se met à mordre et tu te coupes avec le mot "couteau"12 ». Une fécondation réciproque du langage et de l’action, c’est bien là un idéal démocratique que le roman affirme, mais dont il renvoie la réalisation hors-texte, le dispositif polyphonique se chargeant davantage d’exposer le problème, et de souligner l’urgence d’une réponse, que de le résoudre.
10Le second écueil est celui d’un éclatement des voix qui traduirait une atomisation de la société. Il s’agit là d’une menace qui plane sur la démocratie moderne depuis longtemps, il n’est qu’à penser au tableau apocalyptique que dresse Tocqueville d’une démocratie composée d’ « une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes », « chacun d’eux retiré à l’écart [étant] comme étranger à la destinée de tous les autres »13. C’est à une réactualisation de ce risque que se livre un auteur contemporain comme Jonathan Dee dans son dernier roman The Locals, publié en 2017 et traduit en français sous le titre Ceux d’ici. L’auteur y raconte, à travers la voix et la trajectoire de plusieurs personnages habitant la petite ville fictive d’Howland, dans le Massachussetts (berceau de la démocratie américaine), la bascule qu’a connue cette dernière dans les dix ans qui séparent les attentats du 11 septembre 2001 de l’émergence du mouvement Occupy Wall Street à l’automne 2011. L’évidement de la démocratie, tel est le phénomène massif des dernières années selon J. Dee, et dont il explore les deux versants, par ailleurs étroitement liés : le désengagement de l’État et la défiance croissante des citoyens à l’égard du pouvoir politique institué, qui peut aller jusqu’au désir de s’en dispenser totalement. « What I struggle with is, how bad do I want to blow it up 14 ? » lit-on en épigraphe du roman. Ces propos, qui ont réellement été prononcés par un membre du Tea Party en 2015, mais dont J. Dee préfère effacer le nom pour les faire résonner comme « la voix du peuple15 » , sont à cet égard exemplaires de la perspective développée dans le roman. Il s’agit de montrer comment et combien l’aspiration au démantèlement de l’État et la valorisation de la responsabilité individuelle se sont répandus dans la société américaine, au point de ne plus être attribuables à un homme politique particulier, ni même à un mouvement défini.
11Bien que certains personnages soient plus importants que d’autres sur le plan diégétique, le roman de J. Dee propose une variété de focalisateurs et de voix particulièrement développée. Chacun, dans ce roman collectif a en quelque sorte son « quart d’heure de célébrité », devient le sujet d’un micro-récit qui concentre l’attention du lecteur pour quelques pages, qu’il s’agisse du receveur des postes d’Howland ou d’une enseignante de collège. À ces focalisateurs multiples font écho des voix diverses. Si dialogues et discours directs abondent tout au long du roman, un chapitre (en l’occurrence le troisième) a recours au procédé plus spécifique du montage-collage, par lequel l’auteur insère au récit principal, hétérodiégétique, toute sorte de discours fictionnels – menu de restaurant, procès-verbaux de réunion du conseil municipal, du conseil des élus, « posts » de blogs, article du journal local, bulletin policier recensant les divers délits commis dans l’agglomération…. Le narrateur, anonyme et impersonnel, se garde bien d’intervenir dans ce concert de voix et de discours. Mais l’on sait bien que même le narrateur le plus impersonnel et le moins interventionniste, par ses seules fonctions de narration et de régie, informe de sa subjectivité et de ses intentions le récit. Le narrateur de J. Dee peut bien se présenter principalement comme agenceur de discours et tendre vers l’impartialité, il ne peut atteindre complètement celle-ci. L’espace romanesque demeure un espace médiatisé par l’écrivain qui distribue la parole, assemble les discours et qui, par ces gestes de collection et recollection, de mise en forme (qui n’est pas forcément une mise en ordre) du réel, dit quelque chose de celui-ci. En l’occurrence, la fragmentation des voix, des points de vue, des trajectoires et des discours expose l’évidement et le démantèlement de la structure qui organise les relations entre les individus et les groupes, qu’il s’agisse de la voix narrative ou de l’État. Ce qui est raconté et donné à expérimenter au lecteur, c’est alors l’érosion du sens du commun dans la petite ville de Howland, devenue métonymie de la démocratie en Amérique.
12Si le dispositif polyphonique se révèle ainsi un outil particulièrement efficace pour réfléchir (au double sens de représenter et d’interroger) les fragilités des démocraties contemporaines en ce qui concerne la circulation et l’orchestration de voix distinctes, il paraît également particulièrement susceptible d’explorer un autre des défis auxquels les démocraties représentatives se voient confrontées aujourd’hui : celui de la reconnaissance.
Polyphonie et reconnaissance
13Sans aucun doute, l’égalité des conditions demeure aujourd’hui la norme productrice de l’ordre démocratique et la « passion de l’égalité16 » dont parlait Tocqueville reste vive. Cependant, on ne saurait négliger le fait que d’autres revendications, d’autres attentes se sont fait jour depuis une trentaine d’années : elles ont en commun d’articuler nouvelle aspiration à l’égalité et attention à la singularité. En témoigne notamment l’essor considérable qu’ont connu, dans le débat politique, les notions de droits de l’homme, de « droit à la différence », droits des minorités, sans-droits et, plus largement la question de l’identité – et des identités.
14La notion de « reconnaissance » , et ses corollaires – décence17, dignité18 ou respect19 – telle qu’elle a été appréhendée tant sur le plan politique que philosophique (notamment à l’instigation de Charles Taylor20 et d’Axel Honneth21, ou dans une perspective différente, Carol Gilligan22 et le mouvement dit du Care qui s’y rattache), participe fortement de cette évolution. S’il ne s’agit pas ici d’entrer dans le détail des théories de la reconnaissance et des débats qu’elles suscitent23, on peut en revanche s’intéresser à la manière dont certains textes littéraires contemporains y renvoient et les questionnent, en mettant l’accent sur les expériences de manque de reconnaissance ou de reconnaissance inadéquate endurées par les individus, dans les différents champs de leur existence. Cette perspective me paraît particulièrement importante ici dans la mesure où la littérature contemporaine qui s’attache à représenter les déficits de reconnaissance se présente souvent – et/ou est présentée – comme étant elle-même un opérateur privilégié de reconnaissance : non contente de représenter l’injustice subie, elle la réparerait par le récit même qu’elle en fait, et encore plus par les voix qu’elle fait entendre en mobilisant le dispositif polyphonique.
15Sans doute, cette vocation de la littérature est ancienne et on sait quelle solide source de légitimation les écrivains ont trouvé, depuis le xixe siècle, dans cette conception de la représentation littéraire comme béquille, ou correctif, de la représentation politique défaillante24. Mais ce qui m’intéresse ici, c’est de voir comment certains écrivains ne se contentent pas aujourd’hui de reconduire un geste de représentation compensateur, mais interrogent les motifs, les enjeux, les ambiguïtés de la demande de reconnaissance.
16C’est le cas notamment de l’écrivaine britannique Zadie Smith qui interroge le thème de la reconnaissance en lien avec la question des identités, dans un contexte marqué par l’essor du multiculturalisme et des politiques de reconnaissance des minorités nationales et ethniques. Dans tous ses romans, l’écrivaine met en scène les difficultés auxquelles se heurtent les personnages pris entre désir de voir reconnaître leur singularité ethnique et crainte de se voir assignés à une identité réductrice ou inadéquate. C’est le cas notamment dans son roman On Beauty (De la Beauté en traduction française) publié en 2005, où non seulement l’écrivaine s’attache à représenter la pluralité et diversité des situations des personnages noirs, irréductibles à une Blackness universelle (du professeur d’université originaire de Trinidad opposé à toute politique de discrimination positive à l’immigré haïtien qui se sent en position d’éternel colonisé), mais souligne encore la pression qui peut s’exercer sur certains, au nom d’un droit, perçu alors comme un devoir, à la différence. C’est ainsi que le personnage de Kiki, Afro-américaine mariée à un Anglais blanc, Howard, professeur d’université, s’accommode de plus en plus mal du le stéréotype de la « femme noire forte25 » que ses amis et ses propres enfants lui renvoient constamment et qu’elle brandit comme un bouclier avant d’assumer ses échecs et d’en tirer les leçons à la fin du roman. Son fils Levi, lui, cherche désespérément à transcender sa condition de métis par une identité noire fantasmatique. Il pense d’abord la trouver incarnée dans la figure du « gangsta » afro-américain et dans une philosophie sommaire du « bitume26 », au point d’adopter l’accent du Bronx où il n’a jamais mis les pieds, avant de voir dans un groupe d’immigrés Haïtiens l’essence de l’homme noir, héros-victime d’une longue histoire d’oppression et de rébellion. Cette recherche de soi, que Z. Smith raconte avec bienveillance et humour, est cependant vouée à l’échec, tant il est vrai que nul, Afro-Américain du Bronx ou Haïtien révolté, ne reconnaît Levi comme son semblable, pas plus qu’ils ne se reconnaissent dans l’image d’eux que le jeune homme leur renvoie.
17Z. Smith offre ainsi, par de multiples jeux de diffractions qui sont autant de distorsions, le paysage contrasté que tracent les relations entre des identités contrariées, éclatées, prises au piège d’une figuration de l’identité dans les termes simplifiés d’une unité substantielle et fantasmée. La mobilisation croissante de cette dernière, dans le contexte de sociétés démocratiques attachées à la défense des libertés et des droits fondamentaux de l’individu, traduit la difficulté pour celui-ci, comme pour la collectivité, de s’identifier, de se représenter et d’être représenté/e. Là encore, c’est le dispositif polyphonique qui permet de mettre à jour ces tensions, l’autrice accordant une large place aux points de vue et aux discours de chacun des personnages et orchestrant de manière appuyée, voire théâtrale, la confrontation des positions et autres conflits de valeur.
18De telles difficultés ne sont pas cependant le propre des individus issus des minorités ethniques et ne sauraient se comprendre uniquement en lien avec la question du multiculturalisme. Z. Smith elle-même attire du reste l’attention sur les multiples plans – socio-économique, culturel, ethnique, de genre – parfois contradictoires où se situent les demandes de reconnaissance des individus et des groupes. L’invisibilité, la méconnaissance ou la reconnaissance dépréciative, pour reprendre la typologie proposée par Emmanuel Renault27 sont aussi le lot des personnages qui peuplent les romans de François Bon : personnes désocialisées, détenus (Prison), habitants des cités ou périphéries ouvrières (Parking, Décor ciment), chômeurs (Limite) ou ouvrières licenciées du jour au lendemain (Daewoo). S’il est tout à fait possible de lire Daewoo28 dans les termes moraux d’une « lutte pour la reconnaissance », les paroles des ouvrières consignées par le narrateur visant à rendre celles-ci non seulement visibles mais encore dignes d’intérêt et de respect, je voudrais ici insister sur un autre point : c’est bien la capacité des ouvrières à se faire autrices de leur propre histoire et de leur propre discours que souligne François Bon, en recourant à un dispositif polyphonique bien précis, qui emprunte essentiellement au théâtre et au format de l’entretien. Ce sont là cependant des formes pour le moins paradoxales, dans la mesure où, dans un cas comme dans l’autre, il s’agit d’un artifice narratif qui vise en fait moins à dupliquer les propos réels des ouvrières qu’à garantir les conditions de la réception de propos construits de bout en bout par l’auteur. En effet, si François Bon s’est bien rendu sur le site de l’ancienne usine, il n’a pas eu réellement d’entretiens avec les ouvrières et a emprunté délibérément à ce qu’il nomme « la norme "témoignage oral" » afin de créer une « illusion de réel » qui prédispose le lecteur à l’accueil de ces voix29. Il s’agit alors moins de « faire parler » les ouvrières que de les « faire entendre », selon une exigence qui n’est plus celle du roman social réaliste, attentif à la vraisemblance de sa reconstitution des voix populaires, mais qui s’associe à celle du témoignage littéraire, avant tout soucieux d’être reçu.
19Cette exigence de la transmission, qui prévaut sur celle de la restitution authentique, est étroitement articulée à une autre, qu’illustre particulièrement bien le recours au dispositif théâtral : l’exigence d’interpellation ou, pour reprendre le terme employé par Dominique Viart de « comparution30 » . En effet, les actrices qui représentent les ouvrières non seulement redoublent les effets de présence et d’individualité qu’autorise déjà la fiction des entretiens, mais s’adressent, par définition, à un public, fût-il absent, fût-il symboliquement incarné par le lecteur. En ce sens, elles ne se contentent pas d’incarner les « invisibles » avec leur corps et leur voix, mais font de la scène une tribune ou un tribunal, où comparaissent à la fois la violence et l’injustice du monde et son indifférence coupable.
20Une telle perspective ne saurait toutefois se confondre totalement avec la valorisation de l’empowerment autour duquel se cristallisent pour une large part les nouveaux enjeux de la reconnaissance politique et sociale. La notion d’empowerment n’est pas en effet dénuée d’ambiguïté, comme en témoigne sa mobilisation dans des contextes très différents et au service de visées diverses : on sait par exemple quel usage peut être fait des notions d’ « autonomisation » ou « responsabilisation » , inscrites au cœur de l’empowerment, dans une perspective néolibérale qui fait de l’individu l’entrepreneur de lui-même, en dehors de toute considération d’émancipation ou de justice sociale31. C’est pourquoi je n’aurai pas recours à cette notion pour rendre compte de la manière dont les œuvres qui m’intéressent cherchent à faire valoir les capacités des individus et groupes qu’elles mettent en scène : elles s’inscrivent en effet dans une logique, nette et sans ambiguïté, d’émancipation radicale à laquelle correspond plus sûrement le concept de « processus de subjectivation » tel que l’entend Jacques Rancière32.
21Selon le philosophe, la dynamique subjective s’enclenche dès lors qu’il y a désidentification et que se manifeste un écart par rapport à l’ordre établi par la logique policière. Représenter une ouvrière qui s’interroge sur les diverses dimensions de « l’angoisse d’être33 » et ironise sur la surprise que cela peut susciter chez son interlocuteur (François Bon ; montrer des salariés qui se soustraient à la logique traditionnelle du rapport de force avec les autorités pour inventer une nouvelle manière de produire, de travailler, de vendre et de distribuer, ou qui font de l’occupation de leur usine une fête (Arno Bertina) ; mettre en scène une femme noire qui s’arrache progressivement au modèle de puissance que des années de lutte pour l’empowerment des femmes et des Noirs ont permis de construire mais qui peut être vécu comme aliénant, pour nouer une autre relation à soi et aux autres (Zadie Smith) : ce ne sont pas là seulement des façons pour les auteurs de dénoncer des stéréotypes, mais aussi de souligner la capacité qu’ont ces personnages à s’arracher de la place qui leur a été imposée et qu’ils ont, jusqu’à un certain point, intériorisée.
22En ce sens, ce n’est pas tant la reconnaissance des capacités ou d’une capabilité indéterminée (« le » pouvoir d’agir) des personnages que visent les œuvres que la reconnaissance de leur capacité spécifique à faire écart, à défaire la naturalité des ordres et des identités assignées et à assumer, au sens ranciérien du terme, un rôle politique34 en proposant un nouveau découpage du sensible, une nouvelle distribution de ce qui peut être compté comme visible et audible.
23C’est dans cette perspective que peut s’éclairer d’un sens nouveau le primat accordé dans plusieurs de ces romans à la parole, aux dialogues et à l’expression de la première personne, singulière ou plurielle : la prise de parole est en effet le lieu d’une démonstration, en acte, de l’égalité, le lieu par excellence de sa vérification, en ce qu’elle bouleverse la répartition policière entre logos et phônè, faisant entendre une parole là où on entendait jusqu’à présent le seul « bruit signalant plaisir ou douleur, consentement ou révolte35 » . Cet écart de la parole des personnages avec ce que l’on attend de leur part ne concerne d’ailleurs pas seulement le fond, mais la forme : on relève en effet, principalement de la part des auteurs français, un même refus d’assignation des pauvres à une langue appauvrie, une même volonté de subvertir le principe aristotélicien de convenance entre le statut social et le niveau de langue. Cela se manifeste notamment sous la plume de François Bon par l’invention d’une langue particulièrement travaillée, hybride, qui hisse les ouvrières au rang de nouvelles héroïnes tragiques, et par l’insistance des personnages eux-mêmes sur leur capacité à jouer de toutes les ressources de la langue dans le roman bertinien36. Dire ce que l’on n’attend pas et le dire d’une manière inouïe : l’un ne va pas sans l’autre dans ces récits qui font de la prise de parole à la fois le lieu du dévoilement d’un tort et son traitement.
24On notera enfin que reconnaître la capacité des personnages à faire écart, c’est aussi les reconnaître comme sujets « démocratiques » , au sens spécifique que Jacques Rancière donne à ce terme. Pour le philosophe, la démocratie ne se caractérise en effet ni par un mode de vie, ni par un ensemble d’institutions, mais par le mode de subjectivation par lequel des sujets politiques en viennent à exister, c’est-à-dire par un mode d’appropriation mis en œuvre par chacun des pratiques desquelles il a toujours été exclu37. En ce sens, la juste représentation que visent les écrivains est à comprendre aussi comme celle qui donne à voir le processus de subjectivation propre à la démocratie : un processus dynamique, jamais achevé, la vérification de l’égalité étant toujours à refaire, parce que toujours menacée par la logique policière ; un processus qui est le fait de n’importe qui, n’importe quand, dès lors qu’il s’agit de donner une visibilité publique à un tort et d’obtenir une refiguration de la situation. C’est pourquoi l’on se tromperait à cantonner la représentation du processus de subjectivation aux seuls romans qui mettent en scène la lutte d’une catégorie de sans-part bien identifiée – des ouvrières licenciées ou des salariés en révolte. Le roman de Zadie Smith donne lui aussi à voir des gestes de désidentification ou de déclassification, moins spectaculaires sans doute que ceux mis en œuvre par Arno Bertina et François Bon mais non moins susceptibles de faire advenir leurs auteurs comme sujets démocratiques.
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25Interroger les diverses manières dont un certain nombre d’écrivains contemporains mobilisent le dispositif polyphonique, dispositif représentatif par excellence, ce n’est pas donc seulement voir comment la littérature peut accueillir certaines exigences démocratiques actuelles, voire y répondre, mais comment, ce faisant, elle peut conduire à interroger les enjeux, et les ambiguïtés de l’exigence de reconnaissance : qu’est-ce qui, dans la demande croissante et diffuse d’une meilleure reconnaissance, est exactement en jeu ? Est-ce l’identité de l’individu, du groupe, ses capacités – mais lesquelles précisément – ou encore plus globalement sa « capabilité » ? On ne saurait non plus négliger un autre enjeu – dont je n’ai pas pu parler ici mais qui est bien sûr essentiel – qui a trait au statut du représentant, en l’occurrence de l’écrivain. Sans aucun doute, faire œuvre de reconnaissance constitue une mise à l’épreuve redoutable pour l’écrivain démocratique : comment contribuer à la reconnaissance de certains individus ou groupes que l’on estime mal représentés sans reconduire un rapport asymétrique entre celui qui octroie ou autorise la reconnaissance et ceux qui sont supposés l’attendre ? Quelle différence, concrète, et pas seulement de posture, entre « faire parler » et « parler pour », « à la place de », dans un récit littéraire ? Une autre manière d’interroger la figure du représentant consisterait encore à interroger son degré représentativité, question qui occupe aujourd’hui une place centrale dans les discussions sur le système représentatif et qui investit aussi le champ littéraire, notamment autour des enjeux d’appropriation culturelle. Mais ce sont là, encore, d’autres questions : on n’a pas fini de parler des « livres de voix ».²²