« Rien ne s’achèvera aujourd’hui » : répondre à la vieillesse et à la maladie dans Une écharde sous ton ongle, de Louise Dupré
Avec le temps
le temps devient
une insulte1
1Si l’on a beaucoup utilisé le roman dans l’étude des liens entre care et littérature2, je propose ici d’analyser l’apport de la poésie à cette conversation, tant dans ce qu’elle peut mettre en lumière que dans ce qu’elle permet de compliquer et d’interroger quant aux nœuds critiques, formels, éthiques et politiques qui unissent les formes poétiques et les formes du care. C’est plus précisément par la poésie intimiste de Louise Dupré, minutieuse et attentive, chargée de « phrases / grugées / par la souffrance3 », que je souhaite explorer le travail d’un certain care poétique. Pour ce faire, j’analyserai Une écharde sous ton ongle (2004), premier recueil d’un triptyque dont les deux recueils suivants, Plus haut que les flammes (2010) et La main hantée (2016), ont chacun remporté le Prix du Gouverneur Général du Canada en poésie de langue française et ont donc reçu davantage d’attention critique.
2Poète, romancière et, jusqu’en 2008, professeure de création littéraire et de littérature québécoise, Louise Dupré est maintes fois célébrée pour un travail littéraire et critique qui examine comment, « dans l’abîme de l’horreur, il est possible de trouver une voix réparatrice4 ». Elle est une autrice féministe « [associée] au courant intimiste5 » et dont la contribution au « renouveau porté par l’écriture des femmes6 » depuis les années 1980 cherche à « montrer toutes les facettes de la subjectivité au féminin dans son rapport intime au monde, à la communauté humaine et au temps - caractéristiques liées à la définition d’un sujet lyrique transitif et évolutif7 ». Comme le remarque Evelyne Gagnon, dans Une écharde sous ton ongle, le sujet lyrique se caractérise par « de subtils déplacements énonciatifs où se superposent par moments les destinataires (sujet lyrique et “femme de si peu” […], l’autre de proximité ou lointain ayant vécu une douleur similaire, le lecteur)8 ». Dans un jeu de proximité et de distance, pour reprendre ici la configuration de Jacques Brault de l’écriture intimiste, se déploie une relationnalité particulière, inscrite dans le récit temporel et corporel qu’est la vieillesse, mais aussi dans celui du deuil, de la maladie et de la douleur qui marquent le cheminement pluriel du « je » et des relations qui le constituent. La charge intimiste se révèle ici davantage dans la communication, dans le geste tourné vers l’autre, et n’est pas strictement retranchée dans son individualité9 : elle se démarque plutôt de par sa « sensibilité au quotidien et aux relations immédiates entre les êtres10 », affirmation certes vaste, mais qui éclaire un lien brut avec les éthiques du care.
3Ainsi, dans la première section, je demanderai si et comment, par le « tutoiement lyrique11 » qui engage l’autre et exprime un désir acharné de communication, les poèmes de Dupré prennent soin d’un « corps vieillissant, malade par moment12 ». Ensuite, dans la seconde section, il s’agira d’explorer la structure du recueil et d’en montrer le tissage relationnel intimiste afin d’en dégager la charge attentive envers un « tu » réflexif vieillissant, envers un autre qui est malade ou mort, envers le temps qui s’écoule et les douleurs qui se rattachent à ces expériences.
Stratégies pronominales pour déjouer la mort
4Les poèmes du recueil sont organisés en sept sections13 identifiées par différents mois14 - « Mai », « Septembre », « Juillet », « Octobre », « Août », « Mars » et « Novembre » - et prennent place dans une structure chronologique qui souligne autrement le passage du temps. Les sections sont menées par un « tu » qui persiste dans et par l’écriture : « tu écris / comme si la mort / n’existait pas » (ÉSTO, 25). Le passage du temps ordinaire, les journées et les mois qui défilent, sont un moyen d’appuyer encore davantage sur ce qui est, pour la locutrice, une impuissance face aux effets du temps sur le corps de certaines femmes, comme l’interruption de « cette allégresse du sang / quand il se décide à couler / le long de tes cuisses / après une longue insomnie » (ÉSTO, 17) ou comme la mort qui approche, dans la section Août, et vient tout chambouler : « elle n’a rien de romantique/la mort/quand elle sort de ses grands drames / pour venir / jusqu’à nous / comme une idée qui sait / faire son chemin » (ÉSTO, 65). Le recueil s’appuie sur cette structure mensuelle pour organiser la parole et le « nouveau courage » (ÉSTO, 95) de la locutrice, pour en montrer leur évolution au fil du temps et des évènements.
5Dans la première section intitulée Mai, la locutrice s’adresse à une femme : « tu as été une femme / de peu de choses » (ÉSTO, 15). Elle nomme l’affection de celle-ci pour les pommiers en fleurs « avant la lourdeur de leurs fruits / avant le pillage » (ÉSTO, 18), situant le propos dans une temporalité qu’il n’est pas possible de nier même si « pour quelques printemps / encore [la destinataire] espère habiter / la courte flamme / qui brûle / en retrait de [s]on nom » (ÉSTO, 20). Ce pillage des fruits et l’espoir des « quelques printemps » supplémentaires façonnent une analogie d’impuissance face à la vieillesse et au corps changeant, un corps confronté, quelques lignes plus loin, à la maternité, alors que la locutrice spatialise cette autre présence relationnelle incarnée : « il t’arrive en effet de rêver / debout / les yeux fixés / sur cette crypte en toi / où tu te promènes / entre de vieux tombeaux / tu ne cherches plus à séparer / les corps éteints de leurs sueurs / tout se confond en une odeur / fade qui nargue le jour / de son indifférence » (ÉSTO, 19). La crypte et le tombeau, lieux associés à la mort et au sépulcre, désignent autrement ce rapport à l’âge et décrivent la fin de la fécondité par une spatialité mortifère, soulignant l’inévitabilité de la vieillesse et quelque chose qui se prolonge dans l’inséparabilité et par l’odeur indifférente des corps. Alors que la première section du recueil se conclut, l’odeur persiste, le futur est « illisible », « n’est pas encore / tout à fait clair » (ÉSTO, 24), et alors ce « tu » peut continuer à écrire « tranquille », car « rien ne s’achèvera aujourd’hui » (ÉSTO, 26). La première section donne le ton au reste du recueil : présage du corps vieillissant, de souffrances partagées, transmises et remémorées entre mère et fille – « tu connais le mot fin/pour l’avoir entendu/chez ta mère » (ÉSTO, 17) –, tout cela passant par un geste d’écriture précaire, vulnérable, mais qui persiste.
6Ce travail de mémoire face à la réalité du « pillage » opéré par le temps fait place un peu plus loin à l’hospitalité de la locutrice pour ces « vieux tombeaux » où elle « ne cherche plus à séparer / les corps éteints de leur sueur » (ÉSTO, 19) et s’attarde plutôt à revisiter leur passé commun : « de mémoire tu refais / le trajet du monde » (ÉSTO, 23). Ce « tu » auquel s’adresse la locutrice est la destinataire réflexive par qui entrer en relation attentive et soucieuse avec ce corps âgé, pillé, vulnérable qui vit parmi ces autres corps :
ce qu’on appelle l’amour
rappelle ce tutoiement
que tu imagines
en effleurant les blessures secrètes
des pierres
sans y croire, tu avances
vers la vérité
de tes mains rompues
ces vieilles miches
tachées de son
que tu offriras aux insectes (ÉSTO, 23-24).
7Ici, les « mains rompues » et le corps offert aux bestioles suggèrent un déni ordinaire devant la vieillesse et le corps qui change. D’autres vers viennent appuyer le refus d’obtempérer, d’accepter sans rien dire. On peut lire « tu écris / comme si la mort / n’existait pas » (ÉSTO, 25) et, un peu plus loin, en italiques, « tu cherches malgré toi / à faire surgir / l’espoir / dans un poème / abandonné au bon vouloir / des signes / qui continuent à tenir / tête à la réalité » (ÉSTO, 33). La locutrice le dit bien : même si « la nuit te rattrape », il y a toutefois « la revanche de l’aube » (ÉSTO, 19, 16).
8La stratégie du tutoiement pour explorer les moments de ténacité vis-à-vis les expériences de la fin et du déclin rejoint ce que Nathalie Watteyne, dans son analyse de la pièce de théâtre de Dupré Tout comme elle, nomme un appel inéluctable « à la différenciation, moins par le rejet qui éconduit l’autre semblable ou un déchaînement de haine, que par l’émergence d’une parole conciliante15 ». En effet, « [l] a reconnaissance des limites de l’autre passe par le constat de ses propres manquements et de son impuissance16 », l’autre faisant ici figure de double réciproque et dont l’instance pronominale procure une densité symbolique par laquelle explorer le soi et les autres qui le constituent : la mère, l’enfant, le corps et le partenaire, ce dernier étant présent plus loin dans le recueil, interpellé au « tu » et au « nous ». La vulnérabilité des différentes relations se poétise principalement au « tu » dans le travail de mémoire par lequel « effleur[er] les blessures secrètes » et « avanc[er] / vers la vérité » (ÉSTO, 23, 24). Les rôles et figures constitutives de la subjectivité de la locutrice montrent aussi toute la charge partagée de l’expérience de l’intime ouverte à l’autre, « à ce proche / lointain parcourant l’espace de la grande et la petite histoire » (ÉSTO, 24). La persistance vulnérable - « tu peux continuer à écrire / tranquille / rien ne s’achèvera aujourd’hui » (ÉSTO, 26) - est mise à l’épreuve par le constat de la vieillesse d’abord, une « allégresse » disparue : « naître et grandir / et puis lentement se dessécher / jusqu’aux moelles » (ÉSTO, 61).
9Puis, la vulnérabilité se révèle dans l’expérience de la maladie de l’être aimé et de son deuil : « tes os rangés / proprement dans leur boîte / puis quelques notes de ton rire / qui grimpent encore » (ÉSTO, 39). Dans la section Août, la locutrice demande au destinataire de ne pas mourir et de ne pas la laisser seule : « simplement accepte / de rester / vivant » (ÉSTO, 65). À l’aide du jargon médical, elle cherche en vain à ramener un certain ordre parmi les objets, sans réussir à réconcilier le souvenir de l’être aimé et les ouvrages de référence : « je réponds bistouri / pour offrir à ta guerre / la blancheur de l’ordre / et des lits sans taches / mais je n’arrive pas / à retrouver ton odeur / dans les livres de médecine » (ÉSTO, 66). Si la locutrice, dans sa « capacité de réponse17 » aux événements, « continue à écrire », elle le fait en reconnaissant sa vulnérabilité partagée, ici ancrée dans le rapport intime avec l’amour, la maladie, la mort et la vieillesse.
10Théorisée par Joan Tronto dans Un monde vulnérable : pour une politique du care, la notion de « capacité de réponse » se comprend comme le rapport bidirectionnel et interdépendant entre care giving et care receiving : les destinataires du care sont aussi important.e.s que ceux et celles qui le donnent, et ce, que les liens soient symétriques ou non. D’ailleurs, toujours dans la section Août, lorsque le partenaire de la locutrice subit une opération et a « le ventre ouvert / sur une table » (ÉSTO, 70), elle déplore qu’il soit « abandonné / à des mains / sans bagues » (ÉSTO, 71) et « ne demande / qu’à croire / le signe le plus bancal / une parole / échappée des yeux / du médecin » (ÉSTO, 72). Le travail poétique vient ici effectuer un travail de care particulier, reconnaissant l’asymétrie avec celui de la médecine, mais invitant un signe d’hospitalité comme un refuge dans l’intime, avec lequel affronter la maladie et les risques qui l’accompagnent : « le temps du poème, dis-tu / a aussi sa chimie / et c’est dans son accueil / qu’il faut se réfugier » (ÉSTO, 74-75). Le rapport au savoir et au pouvoir du médecin montre la locutrice et ses destinataires – sujets vieillissants ou malades – comme étant davantage les receveurs dépendants d’un care à la fois médical et affectif, que des caregivers : « les dés sont jetés / et il ne reste / qu’à se soumettre » (ÉSTO, 70). Si elle sert de force de transmission de la parole, la vulnérabilité déployée dans le recueil permet aussi de mettre en lumière les expériences qui blessent la voix et le corps de la femme assaillie de toute part, mais qui persiste dans l’écriture : « te voici encore / debout / bien droite dans tes pas » (ÉSTO, 96).
11La notion de vulnérabilité, autre force motrice de la pensée éthico-politique du care, pour emprunter les mots de Sandra Boehringer et Estelle Ferrarese, « est profondément liée aux problématiques du genre18 » et « ne peut être conçue qu’au pluriel, et envisagée comme un système19 ». Elles ajoutent que « [l]a vulnérabilité corporelle elle-même, loin d’être une vulnérabilité première, toujours déjà là, est coproduite avec toutes les autres20 ». Comme l’exprime la locutrice dans le recueil en réaction à l’isolement insupportable qui vient avec le passage du temps, et ce plus particulièrement dans la section Septembre, la vulnérabilité passe ici aussi par la langue : « il doit bien y voir / une façon d’approcher / la langue/sans qu’elle se fracasse / au moindre mouvement / comme un destin / trop lourd / pour une seule femme » (ÉSTO, 29). L’extrait souligne à la fois une solitude, mais aussi un désir inventif d’une nouvelle approche à une langue fragile, facilement cassable, pour nommer le refus féministe de vivre la vieillesse comme un déclin21 : « sans honte / tu trompes / l’habitude de la mort » (ÉSTO, 33). De plus, malgré l’isolement – la locutrice exprime à la destinataire qu’il n’y a « personne pour faire tenir / ta détresse / dans un seul pronom » (ÉSTO, 32) – le sujet féminin réflexif ose « dire / à quel moment précis / la beauté / devient une épreuve surhumaine » (ÉSTO, 32) et cherche « à faire surgir / l’espoir / dans un poème / abandonné au bon vouloir / des signes / qui continuent à tenir / tête à la réalité » (ÉSTO, 33). La vulnérabilité du sujet intimiste se définit donc tant par le rapport de force entre le corps genré et les exigences de beauté qui structurent la vie de la femme, que par la résurgence, le tenir-tête rendu possible par la poésie qui aide à affronter le réel, « au gré des combats » (ÉSTO, 34). En outre, la section se termine dans le brouillage lucide d’un rapport de force : « tu finis par confondre / le nom des victimes / avec celui des vainqueurs / […] / tu es une femme / de peu de foi » (ÉSTO, 34). Ici encore, en plus du renversement des rôles qui configure la vulnérabilité non seulement comme une « disponibilité à la blessure », mais aussi comme pouvoir d’agir22, Dupré utilise la formule « une femme / de peu de23 » à quelques reprises, nommant un manque, une carence, que l’écriture vient tenter de combler à l’aide de la parole dirigée vers un « tu » complémentaire, puis dans la brève présence d’un « je » et d’un « nous » dans la section Août.
Les tissages douloureux de l’intime
12Aussi, Septembre, première de deux sections écrites en italiques, peut certainement se lire « comme une modulation de la voix, une manière de chuchotement […,] également un mode d’approche et d’affranchissement24 », pour reprendre les mots justes de Denise Brassard. Toutefois, l’emploi des italiques vient aussi instaurer, comme lors de la présence de mots en langue étrangère, une demande d’attention particulière à ce moment poétisé sur les pages, durant lequel la locutrice cherche à « recréer / un certain ordre dans les yeux », elle qui porte attention aux gestes combattifs de ce « tu » à qui elle s’adresse : « et pourtant tu t’acharnes / […] / tu te surprends / […] / tu trompes / […] / tu oseras / […] / tu cherches / […] / tu brûles / […] / tu es » (ÉSTO, 31-34). D’ailleurs, l’emploi du pronom « tu » vient illustrer comment, dans cette poétique de la main tendue, « la vulnérabilité constitue la limite constitutive [des] pouvoirs, jusqu’à rendre compte du fait que la vie s’échappe à elle-même en permanence, qu’elle n’est jamais retenue dans les contours d’un “je” qui la maîtrise25 ». En outre, si le vieillissement est souvent représenté en association avec la dépendance et l’inactivité26, ici il est plutôt articulé au travers de multiples déplacements et gestes qui servent à répliquer, par le truchement des liens qui construisent l’intime et des lignes de pouvoir qui le traversent, à la « la mort sociale à laquelle on l’a condamné[e]27 ». D’une autre manière, dans la section Août, où l’on trouve la présence d’un « je » et d’un « nous », c’est par un imaginaire de l’insoumission que la locutrice veut confronter la mort et en faire sens, ensemble avec l’être aimé survivant :
je compte
les gouttes de ton soluté
en me demandant
si elles finiront
par engloutir tes rêves
que peux-tu fabriquer
derrière tes cils
sinon de rues de villes
insoumises
où nous marcherons
encore dans vingt ans
ensemble
puisque rien
désormais ne pourra
nous séparer
sauf l’inévitable (ÉSTO, 73).
13Encore une fois, le travail poétique vient ici effectuer un travail de care singulier, en contrepartie de celui de la médecine, sans l’illusion que le poème la remplace, mais qu’il y pallie peut-être, d’une certaine manière, en investissant le soin par d’autres exigences, en offrant un autre cadre par lequel faire l’expérience de la perte : « l’amour / n’exige pas les mêmes preuves / que les diagnostics » (ÉSTO, 74-75).
14Comme l’expriment les extraits utilisés dans le titre et l’épigraphe, la poésie de Dupré offre un savoir marqué par une certaine ambiguïté, que les expériences de l’âge et de la perte circonscrivent ; elle procure un autre moyen, dans l’intimité intersubjective, par lequel « [s’] accoutumer à donner », « se réfugier » (ÉSTO, 66) et parfois « se soumettre » (ÉSTO, 70). Plus précisément, André Brochu souligne que « le titre [du recueil Une écharde sous ton ongle] suggère une douleur à la fois sans gravité et pourtant intense, logée dans l’intimité de la chair ; dans un recoin très périphérique, mais qui affecte un organe moteur, la main, laquelle est vouée à la communication avec le monde et avec autrui28 ».
15Cette analyse n’est pas sans rappeler le caractère ordinaire et inévitable de la vulnérabilité telle que conceptualisée par Sandra Laugier29. Dans le recueil, les moments de douleurs sont rendus visibles dans les menus détails dérangeants, blessants, qui marquent le quotidien et affectent les liens de care entre la locutrice et son corps vieillissant, puis entre la locutrice et son partenaire malade. Comme l’écrit Laugier, « [l]e care se définir à partir de cette attention spécifique à l’importance des “petites” choses et des moments, à la dissimulation inhérente de l’importance. Cette fragilité du réel et de l’expérience… est propre à l’expérience ordinaire, “structurellement vulnérable” 30». En effet, le passage du temps exprimé par les cycles saisonnier et mensuel, mais aussi par le corps face à l’inévitabilité du vieillir, structure tant la dimension ordinaire des poèmes que la langue, laquelle est dépouillée, économe et caractérisée par une certaine faillite du langage – des « gestes qui ne suffisent plus » (ÉSTO, 81) – enchevêtrée avec la nécessité de la parole exprimée par l’écriture au « tu » et au « nous », par les « coulées d’encre / indélébile » (ÉSTO, 84). L’exigence d’écrire se révèle tant dans le travail langagier et formel, dans la recherche « d’une phrase / qui puisse soulager » (ÉSTO, 29), que dans le poème lui-même, moins préoccupé, toutefois, par la beauté que par la préservation ordinaire du lien intime avec l’autre et avec le corps, malgré les écueils : « chaque poème est un automne / de plus / non pas celui des belles phrases / seulement l’automne / ébouriffé dans les feuillages / […] / tu écris/pour attirer le soleil / […] / avant que le soir ne vienne » (ÉSTO, 87). Selon Brochu, cette « thématique de la langue, du mot, survit à la récusation de l’idéologie formaliste et acquiert une limpidité, une simplicité qui est celle de la vie31 ». La vie est ici poétisée non pas par un « courage / mais par une peur sans merci » face à un « duel perdu d’avance » (ÉSTO, 90) contre la mort. Il s’agit donc de maintenir le lien du vivant par une attention au geste soucieux de la parole, à l’appel, par le destinataire réflexif ou amoureux, et ce, même si les mots ne suffisent plus, si « écrire » est un « verbe maigre » (ÉSTO, 58) et que « les mots désormais / ne sont plus là » (ÉSTO, 69).
16La poétique intimiste dupréenne fait écho aux éthiques du care dans la manière dont elle travaille à rendre visible certains enjeux et certaines valeurs, telles que « la souffrance, la folie, l’amour, la maternité, la réalité du quotidien, le sentiment32 », pour les sortir d’un cadre discriminatoire et dévalorisant. Ce que Dupré nomme le « détournement, le déplacement de la modernité33 » par la nouvelle poésie féministe des années 1970 et 1980, citant entre autres Nicole Brossard et France Théoret, permet de faire le pont avec les éthiques du care, qui partagent cet objectif – bien que dans un autre langage – de « se penser différemment, en dehors de la rupture absolue, en dehors d’un intellectualisme cherchant la neutralité du corps, l’évacuation du sujet et du sens […,] le passage de la pureté à l’impureté34 ». Cette « impureté », cette écharde sous l’ongle « qui place ensemble la raison et le sentiment, […] le sublime et le monstrueux, le poétique et le prosaïque35 », permet de repenser le réel dans cet autre langage qui rend possible, dans les mots de Tronto, « de relier nos aspirations politiques et sociales les plus générales aux conséquences et aux effets de nos pratiques effectives36 » et intimes. Ainsi, en raison de leur contribution respective aux discours sur la subjectivité et la vulnérabilité, une analyse rapprochant les théories du care et l’écriture intimiste s’avère productive.
17Selon Marie Carrière, « [à] l’instar de l’intimisme au féminin décrit par [Lori] Saint-Martin et [Hélène] Dorion, le care comporte et élargit les postures d’un féminisme précurseur, de la pensée fondatrice de Gilligan notamment37 ». Dans cette poésie intimiste, il « ne s’agit pas seulement de refléter le réel, mais d’y adhérer et d’en suivre le mouvement, le rythme38 », de se tourner « vers l’impossible récit de soi, accumulant des morceaux de son passé, des souvenirs de famille, des images angoissées d’une origine toujours incertaine39 ». Cet intérêt pour le développement d’une écriture attentive au réel et qui se saisit d’une telle incertitude fait écho à la pensée du care en tant que « condition d’un regard vraiment humain (donc fini, donc aussi frappé d’une incertitude essentielle) sur l’humain et sur le réel, en tant que ce réel est vulnérable, qu’il est fragile40 ». Ce réel est mis en examen par la charge intimiste du recueil de Dupré, laquelle se déploie dans l’expérience relationnelle de la douleur et du passage du temps, un temps ordinaire qui étouffe la locutrice et menace sa vie : « autour le temps s’épaissit / comme une corde / qu’il faut desserrer / si elle use trop vite / la peau fragile / du cou » (ÉSTO, 24).
18Une écharde sous ton ongle offre une réflexion poétique sur ces expériences par la voix d’une locutrice et de sa destinataire – un « tu » réflexif dans la presque totalité du recueil – et par une figuration jouant sur les continuums de la lumière, de la noirceur et de l’ombre ; du jour et de la nuit ; de l’intérieur et de l’extérieur, du vivant et de la mort. Cette parole à l’autre aide à affronter la réalité d’une fin inévitable que l’écriture permet, symboliquement, d’interrompre et de creuser, d’explorer : « quand tu entres dans l’écriture / […] /le temps qu’il faut / pour suspendre le temps » (ÉSTO, 21). Ces paires sont configurées non pas comme des polarités, mais davantage comme les modalités d’un brouillage temporel et spatial, individuel et collectif, organisant ce qui m’apparaît comme une poétique du care dans le recueil. Celui-ci montre que « l’intimisme est autant affaire d’écoute que d’expression41 » et que « la parole poétique actualise ainsi une véritable relation42 ». Comme le remarquait déjà Jacques Brault dans son texte phare « Tonalités lointaines » :
L’intime demande qu’on l’habite longuement et même qu’on risque de s’y enfermer. Il ne se révèle qu’avec lenteur et par chuchotement, dans une espèce de pénombre laiteuse, on ne sait plus si c’est nuit claire ou bien jour de lourds nuages, on mesure mal où commence le moi, où s’achève l’autre43.
19Relire les propos de Brault sur l’écriture intimiste à l’aune des éthiques du care est fécond puisqu’ils font écho à certaines de leurs notions et permettent de resserrer ce tissage conceptuel que je propose entre l’écriture intimiste de Dupré et une pensée du care, tissage caractérisé par ce que l’on peut appeler une éthique de la main tendue – « souviens-toi / je t’avais tendu les mains / en silence » (ÉSTO, 40) – et une politique de cette « capacité de réponse44 » nommée précédemment. Si « le corps est au centre de la poésie de Louise Dupré45 », dans ce recueil, ce sont plus précisément les mains qui retiennent l’attention. Elles symbolisent la force et la fragilité du lien avec l’autre et expriment le passage visible du temps. D’ailleurs, dans le troisième recueil du cycle, on retrouve plutôt une « main hantée », alors que dans Une écharde sous ton ongle, les mains sont tendues, nouées, offertes, ridées, et les doigts écorchés et camouflés par des bijoux qui aident à défier le temps : « tu cherches comment / camoufler / le présent sous les bagues » (ÉSTO, 57). Les mains servent aussi à écrire, ce geste qui « ramène l’infini / à la hauteur des mains » (ÉSTO, 58). Selon Denise Brassard,
chez Louise Dupré, nous ne sommes pas dans le souffle, mais dans la chair des mots et le plein du corps. L’abondance des notations sensorielles et tactiles donne au réel sa densité. Le vide, l’air, l’interstice sont assurés par la découpe : le regard, le mot, la page, le pas, le geste. La pulsion du geste serait une manière d’échapper au nombre, de se maintenir à l’écart, dans la solitude et le recueillement, tout en maintenant possible le rapprochement46.
20En effet, ce maintien d’un possible rapprochement, cette « response-ability47 » vulnérable symbolisée, entre autres, par les mains, renvoie encore une fois à cette « capacité de réponse » qui opère de manière particulièrement efficace par l’usage pronominal du « tu » et du « nous » tout long du recueil.
21***
22Dans Une écharde sous ton ongle, le care s’exprime comme cette vulnérabilité double entre la locutrice et la destinataire face à leurs « corps d’anciennes guerrières » : « dans le noir, la lumière / n’est plus qu’un artifice / dont se drapent les femmes / […] / la lumière est parfois / un souvenir sans mémoire / il arrive aux femmes / d’enfiler des robes longues / simplement pour se distraire » (ÉSTO, 91). L’adjectif « anciennes », la lumière comme artifice et comme souvenir d’une période qui précède celle où les corps ne perdent leur combativité et leur visibilité, sont de ces présences qui, dans le recueil, contribuent à tisser un discours sur la vieillesse. Ce discours est lucide, prenant acte de l’invisibilisation des femmes vieillissantes, mais aussi d’un pouvoir de résistance à l’oppression du patriarcat et de l’âgisme : « tu as léché ta blessure/pour apprivoiser la saveur / de ton nouveau courage / les os exacts / comme des couteaux / te voici encore / debout / bien droite dans tes pas / il te reste tant de musiques / profanes à confier / à la danse » (ÉSTO, 95-96). La vulnérabilité est alors une valeur dont la locutrice articule la richesse à travers les poèmes malgré la réalité du vieillir, du corps qui se fragilise, de la vie de couple qui se précarise. Elle est une force constitutive de cette figure intersubjective pronominale « tu » à travers le recueil.
23La poésie intimiste de Dupré montre bien cette ambivalence du care en tant qu’une « interdépendance fondamentale et une séparation insurmontable48 ». Dans cette configuration de la relationalité, symbolisée par une écharde sous l’ongle, une violence irrévocable coexiste avec différents gestes de reconnaissance et de soin, dans une écriture où la locutrice subit et se fait une certaine violence pour « mieux mettre en échec une certaine fatalité et l’emprise qu’elle exerce49 ». Face au réel du vieillir et du mourirà la réalité de la vieillesse et de la mort, Brault suggère que « cette relation particularisée, […] confère au sujet intimiste la faculté d’accueillir, même aux moments imprévus, les signes intimes que le monde nous adresse et dont d’habitude nous n’avons cure50 ». Le choix de verbe est particulièrement porteur, ici : « n’avoir cure », jouant sur le sens du syntagme verbal et du sens littéral « ne pas avoir de cure », comme si cette expérience de l’intime que Dupré poétise et partage, sans tout régler bien sûr, procurait un certain care, une hospitalité, malgré l’inévitabilité de la vieillesse et de la mort : « tu ne sauras pas quoi répondre / à la voix qui te demandera / ce que tu as fait de ta douleur » (ÉSTO, 62). C’est donc peut-être dans cette in/capacité de répondre, dans ce travail poétique ordinaire et ambivalent, lucide devant l’inévitable, mais somme toute combatif, pour rester vivante au travers de cet appel à l’autre, que s’expose ce care intimiste que l’on retrouve dans la poésie de Dupré, par lequel la douleur et l’amour se répondent et s’enchevêtrent. Cette écriture, où se rencontrent l’expérience de la vieillesse caractérisée par un champ lexical du corps dépossédé, épuisé, et celle de la maladie et de la perte d’un être aimé, révèle un care à la fois sombre et lumineux, presque oxymorique, par lequel la parole poétique témoigne que « la vie ne renonce pas / facilement » (ÉSTO, 97). En somme, par son refus de romancer la mort, le deuil et la vieillesse, la poésie de Dupré, dans une « lucidité angoissée51 », apprivoise le passage du temps sur le corps et sur les relations humaines : « il te faudra bien apprendre / à montrer / sur ton visage / l’appauvrissement des saisons » (ÉSTO, 61).