« Beams » Romance de l’intertexte et poétique du silence
À Bernard Vargaftig
« Que comprendre à ma parole ?
Il fait qu’elle fuie et vole ! »1
Arthur Rimbaud
1 « Romances sans paroles, ainsi dénommées pour mieux exprimer le vrai vague et le manque de sens précis projetés »2. Cette phrase extraite d’une conférence de Verlaine ne fait pas qu’associer un titre à un projet poétique déterminé et voulu. Par son rythme et sa prosodie, elle se lit comme un poème théorique où l’on entend le travail du vers dans la prose, qui en fait tout le phrasé. Le continu des nasales de « Romances » à « sens » en passant par « sans » et « manque », vient sursignifier le projet poétique propre aux Romances : un travail prémédité de soustraction du « sens précis ». La succession des trois formes verbales trisyllabiques et assonantes (« dénommées », «exprimer », « projetés ») met l’accent, par son martèlement, non seulement sur l’adéquation du titre au projet, mais encore sur la valeur proprement poétique de celui-ci, dans sa dimension intentionnelle, projective et heuristique : « pour mieux exprimer » implique, comme l’a justement souligné Gérard Dessons, « une véritable recherche », « le sens même d’une écriture »3. Une poétique du « vrai vague » et du « manque de sens précis » n’est donc pas un défaut de sens. Pas plus que « sans parole » désignerait un hors-langage au profit de cette pure musicalité qui conduit certaines lectures esthétiques à la mort assurée du sens. Et du sens du sens.
2Cette mise au point programmatique et méthodologique semble cependant trouver ses limites, ou son épreuve, dans la lecture du dernier poème de Romances sans paroles. « Beams » vient clore la section « Aquarelles » et l’ensemble du recueil dans un geste poétique où l’imprécis l’emporte tant sur le précis que le sens se dérobe à la perspicacité des meilleurs lecteurs. Steve Murphy, à qui nous devons beaucoup, a souligné « l’hermétisme du poème » et sa conséquence : « un grand point d’interrogation dans l’esprit du lecteur »4. Il a rappelé les analyses référentielles et leur difficulté à rendre compte de l’identité que recouvre le pronom « Elle ». Il a commencé à lire l’allégorie christique avant de conclure, prudemment, à « l’impossibilité de trancher entre bateau et femme, entre le figural et le littéral, entre le religieux et le laïc ». Cette indétermination fonderait « le fantastique si particulier de ce poème »5 dans lequel Arnaud Bernadet voit, quant à lui, « une géographie surréelle », point d’aboutissement d’« un itinéraire » et d’une « errance euphorique »6 à laquelle serait soumis l’ordre des textes du recueil. Or notre lecture est née précisément d’une réaction sceptique à l’endroit de cette écoute de la « tonalité euphorique » du poème, écoute qui conduit Steve Murphy à poser que « Beams ne comporte aucune trace de mélancolie »7. Sans du tout invalider cette lecture que bien des aspects du texte semblent étayer, nous cherchons à travailler une autre écoute du poème qui procède d’une double attention. Attention à un intertexte très riche qui fait de « Beams » un poème-mémoire-de-poésie, un voyage dans le langage et les oeuvres autant que dans un espace géographique, fût-il irréel. Attention à certains détails du texte, à ces « traces » de mélancolie justement, qui font que le poème a ses écueils de réversibilité, que la prosodie, avec sa valeur allégorique, permet d’étendre à l’ensemble du texte, dans sa systématicité. La force de « Beams, et peut-être d’une grande part de l’œuvre poétique de Verlaine, réside dans cette qualité que le poète saturnien attribuait à Baudelaire : « contrarier un peu le lecteur, chose toujours voluptueuse »8.
3Nous partons d’une brève situation de « Beams » dans l’économie du recueil et de l’œuvre puis nous montrons que l’allégorie christique est trop transparente pour qu’elle autorise une lecture religieuse ou mystique du poème. En revanche un intertexte rimbaldien, particulièrement étonnant, nous oriente vers une mythologie subjective commune aux deux poètes : « Les Étrennes des orphelins », premier poème publié par Rimbaud, semble être l’une des matrices textuelles où « Beams » prend une part de sa signification. Même si la prise est partielle, même si des vérifications biographiques et philologiques seront nécessaires pour soutenir plus avant notre hypothèse, la lecture de cet intertexte autorise une prise sur l’allégorisation réciproque des deux oeuvres. Une écoute de la prosodie travaille ensuite à montrer que l’ « idéalité » de « Beams » est minée de l’intérieur par un mode mineur : quelques rares et précieuses « imperfections » y font le lit de cette « mélancolie musicienne » que Jean Starobinski lisait chez Baudelaire, et qui convient peut-être mieux encore à Verlaine.
4Nous achevons par quelques remarques sur l’énonciation, à laquelle on n’accède ici que par la prosodie, qui est dans « Beams », sa matière et sa condition. Y est en jeu une réversibilité des positions et des genres qui rend indiscernables aussi bien le masculin et le féminin que le singulier et le pluriel, ou encore le sujet et le collectif qu’il invente. C’est la dimension éthique et certainement politique du poème que nous lisons. On en dégage les linéaments d’une poétique du silence que Verlaine partage avec Rimbaud. Le titre même de Romances sans paroles y trouve une part de son sens, sinon peut-être son origine.
5 Partant du cotexte pour aller vers l’intertexte, nous esquissons une ouverture optimale,
6vers le plus de sens possible, non pour esquiver un rapport frontal au poème, mais bien pour déjouer le piège d’une lecture immanente qui, dans le cas d’un poème équivoque ou crypté, est encore plus improductive que face à n’importe quel texte. C’est le livre de poèmes qui fait le poème, et non l’inverse. L’intertexte ne montre pas seulement que Verlaine écrit avec et par tout ce qu’il a lu, comme tout écrivain, mais surtout que l’auteur de « Beams », dans un mouvement simultané et contradictoire d’allégorie critique et d’allégorie de l’affinité, a inventé un poème qui met en crise sa lisibilité par son excès même de transparence.
7La première difficulté de « Beams » est son apparente et déroutante simplicité qui tient à sa facture classique. Qu’après avoir savamment exploré la plus grande diversité des mètres, Verlaine ait choisi d’achever son recueil par une pièce en alexandrins réguliers peut surprendre le lecteur. La forme du poème en quatre quatrains d’alexandrins suggère une plénitude et une totalité organique qui contraste fortement avec l’extrême variété formelle des poèmes d’ « Aquarelles » où se mêlent distiques, tercets et strophes hétérométriques, formes verticales ou irrégulières, vers simples et complexes, pairs et parfois impairs. Cette plénitude et cette régularité soutiennent notre impression de lire un poème de l’espace ouvert, de la lumière, de l’élan symbiotique d’un sujet (« Elle » aussi bien que « nous ») avec une nature généreuse et idéale. Nos yeux glissent sur le texte « d’un pur et large mouvement », ce complément de manière pouvant facilement faire office, pour un lecteur moderne, de performatif, ou plutôt de commentaire métatextuel. Les trois hiatus et les deux césures irrégulières aux vers 1 et 12 n’altèrent que bien peu la forme néo-classique du poème.
8 Une situation rapide dans l’économie du recueil déplace cette impression trop immédiate. « Beams » prend d’abord son sens dans un rapport construit à deux autres poèmes : « Green » qui ouvre la section « Aquarelles » dans une forme métrique identique – ce sont les deux seules pièces du recueil écrites en alexandrins – et « Birds in the night », long poème de 21 strophes qui précède directement la dernière section. Par leur titre anglais et leur « signature » spatio-temporelle, Verlaine indique assez clairement à son lecteur la possibilité d’un rapprochement entre « La Mauvaise Chanson »9 et « Beams ». La mention « Bruxelles - Londres » signale au bas de « Birds in the night » un aller, quand « Douvres-Ostende » indique à la fin de « Beams » un retour. Retour paradoxal au regard d’un poème qui annonce un voyage ouvert et sans fin, même si Ostende signifie l’extrémité ou la fin de l’est. L’attention scrupuleuse qu’a manifestée Verlaine à localiser et dater ses poèmes invite bien le lecteur à mettre les deux textes en regard l’un de l’autre.
9Ce sont les trois dernières strophes de « Birds in the night » qui nous occupent. « Beams » leur fait écho par toute une série de renversements. Le premier vers réalise une identification métaphorique du sujet à un navire « qui court démâté parmi la tempête » : « Par instants je suis le pauvre navire ». La métaphore file très « baudelairement » en allégorie sur toute la strophe. Bien que la mention du navire soit absente de Beams – remarquons, c’est essentiel, qu’il n’apparaît que dans la « signature » : « à bord de la Comtesse-de-Flandre » –, une lecture du texte permet de le contextualiser en l’identifiant au personnage féminin. Dans cette perspective « Beams » procèderait au rigoureux renversement de l’identification mélancolique du dernier paragraphe de « Birds in the night ». À « l’engouffrement » spleenétique succèderait une ascension, un déroulement idéal, peut-être une résurrection. Par ailleurs nos trois quatrains présentent une remarquable isotopie dysphorique du religieux (Notre-Dame, « priant » assone avec « engouffrement », « la mort du pécheur », « damné », « confessé », « confesseur », « se tord dans l’Enfer », « chrétien », « Jésus ») à laquelle « Beams » vient apporter la contradiction de son miracle et de son épiphanie. « Beams » serait très exactement, par la reprise lexicale des deux verbes, la négation du négatif du vers 3 : « Et ne voyant pas notre Dame luire ». Bien plus, à « l’extase rouge / Du premier chrétien » ferait écho, renversivement, l’extase blanche de « Beams ». On avancera, en traduisant les titres, qu’à l’aspect convulsif et révolté des « oiseaux dans la nuit » s’oppose la lumière apaisante et réparatrice des « rayons ». Et aux lugubres oiseaux de nuit s’opposent bien sûr les « oiseaux blancs » de « Beams ».
10Dira-t-on pour autant qu’à l’adieu à Mathilde, explicitement formulé dans « Birds in the night », succède, dans « Beams », l’acquiescement libre et joyeux à une nouvelle divinité ? Cette lecture aurait l’intérêt de situer « Beams », ainsi que le suggère Arnaud Bernadet10, à la jonction de deux manières qui sont aussi chez Verlaine deux formes de vie. « Beams » formulerait l’abandon et le dépassement des tortures amoureuses et existentielles et annoncerait le mysticisme de Sagesse. Poème charnière qui signale, retient et dépasse une ancienne manière et en prophétise une nouvelle. L’hypothèse est séduisante, mais l’étude de l’allégorie christique nous interdit de nous engouffrer trop hâtivement dans une lecture religieuse du poème.
11L’allégorie, associée à l’ironie – ce sont des figures jumelles –, est critique. Elle passe chez Verlaine par le pastiche et la parodie. Arnaud Bernadet a bien souligné cette « nette tendance à la satire et au pastiche (à la manière de…) qui engage directement la poétique de l’auteur sous l’angle de l’imitation et de l’assimilation critiques »11. Avec parfois de réelles difficultés pour le lecteur à faire le départ entre les simples souvenirs du poète et l’intention parodique. Ainsi du premier hémistiche du vers 10, « Et des voiles au loin », qui rappelle « Ni les voiles au loin » d’un poème bien connu des Contemplations. Malgré les très nombreuses parodies critiques de Hugo dans l’œuvre de Verlaine, rien dans le poème ne permet de lire une valeur ironique. Sinon, peut-être, par un effet en retour d’une parodie plus évidente, celle des Évangiles.
12En effet, dans « Beams », Verlaine s’est appliqué méthodiquement à vider l’allégorie christique de sa substance. Ce travail peut passer inaperçu tant l’allégorie chez lui, à la différence de son fonctionnement dans le poème baudelairien, est peu marquée en surface. À l’allégorie christique très ostentatoire de « Bénédiction », par exemple, « Beams » oppose un poème-énigme qui cache son sens et cache qu’il le cache. Un texte équivalent dans l’œuvre de Baudelaire, pour ce qui est de l’énigmaticité, serait le poème « Allégorie ». Mais dans cette pièce des Fleurs du mal le procédé de l’allégorie est très visible alors qu’il opère dans « Beams » en mode mineur. Aucune figure que Baudelaire convoque abondamment n’est ici présente, au point que le régime figural dépasse à peine le degré zéro. Nulle allégorie grammatique, une demi personnification avec le « vent bénin », une métaphore fatiguée (« le chemin amer ») et une comparaison, celle des « pas » aux « vagues ». Rien de plus, il nous semble. C’est que « Beams » est une surface lisse dont la force est justement la discrétion de ses images. L’allégorie christique prend et pend dans un espace vide, un air qui capte l’essentiel du sens, qui est dans la signifiance.
13La référence aux Évangiles est ainsi discrètement construite. Seuls les vers 1 et 4 réfèrent à la marche sur l’eau. « Mathieu 14 » permet de découvrir les deux seules mentions communes aux textes : le vent et les vagues, causes de danger dans l’Évangile, bénéfiques dans le poème. S’ensuit toute une série de renversements et de déplacements qui fait de « Beams » non pas un « contre-évangile » à la Rimbaud, mais un évangile inverse, proprement évidé. Une entité féminine usurpe la place du Christ. Les deux fragments d’éthopée en ouverture et clôture du poème désignent un caprice (« Elle voulut aller ») et une fierté (« et portait haut la tête »), deux traits de caractère qui ne sont pas exactement ceux du Christ. Seul Pierre répond à la demande de Jésus de le suivre quand, dans le poème, une collectivité indéterminée entre spontanément dans les pas de sa nouvelle divinité. À l’affolement des disciples s’oppose un soupçon d’inquiétude. Par ailleurs le lac est devenu la mer quand le soir s’est changé en midi. Enfin, au caractère dramatique du récit de l’Évangile s’oppose une étonnante naturalité des actions, fortement suggérée par le continu monotone des enchaînements au moyen du coordonnant « Et », phonème très proche du pronom « Elle », lui aussi en anaphore dans les premières et dernières strophes. Le système Et/Elle crée une véritable rime d’avant qui assure, syntaxiquement et prosodiquement, un glissement linéaire et naturel des enchaînements. La rareté de la ponctuation dans le manuscrit du poème, signalée par l’édition de Steve Murphy12, devait accentuer encore le naturel du déroulement. Le consonantisme, en particulier les « s » sourds et sonores (21 occurrences avec le titre), module le continu du phrasé. La convergence de ces procédés a pour effet, par la naturalisation et la banalisation, de déréaliser le miracle et d’en faire, pour ainsi dire, un irréel hyperbolique. La marche sur l’eau devient un merveilleux ordinaire. Verlaine semble bien avancer, dans « Beams », à contre-religion alors même que la tonalité du texte semble des plus mystiques.
14L’emploi faible et presque banal du verbe « croire » au vers 14 renforce cette lecture. Croire n’implique nullement ici l’idée de foi, mais renvoie à une simple supposition, une pensée inquiète, un doute tout au plus. Remarquons que ce « croire » étant rapporté à la « divinité », Verlaine permute les actants du récit biblique. Au lieu du doute de Pierre, le disciple « de peu de foi », la question de la croyance est ramenée à la divinité, ce qui pourrait constituer, selon nous, une première façon de l’humaniser, de l’incarner en simple mortel. De même, l’appellation de « préférés » réfère davantage à des relations d’amitié ou de filiation qu’à un rapport de divinité à fidèles ou disciples. Il est important que « préférés » implique logiquement d’autres sujets : « Elle » aime mieux ceux-là que d’autres. La distinction passe par la question de l’amour, et l’élection suggère ici la joie simple d’être aimé, et non nécessairement d’avoir été élu ou choisi. Enfin la banalité de l’expression « reprendre sa route » suggère davantage un voyage terrestre qu’une marche miraculeuse sur les eaux.
15Naturalité, simplicité et banalité viendraient donc mettre en crise la fable chrétienne. Une autre dimension allégorique de « Beams » pourrait disqualifier encore plus fortement une lecture religieuse ou mystique de ce poème. Il s’agit de la soustraction de ce qui fonde le récit évangélique : la parole du Christ. La narration de « Beams » se détache en effet sur le fond d’un silence d’éternité : aucune parole n’est prononcée. La sollicitude de notre divinité, contradictoirement humanisée et idéalisée, se manifeste uniquement par un mouvement (« Elle se retourna ») et un regard (« Mais nous voyant joyeux »). La voix même du sujet du discours, fondu dans un « nous » indéterminé, ne prend que peu part affectivement à son récit, à la différence de toutes les autres « Aquarelles » où le sujet lyrique s’exprime le plus souvent à la première personne. Cette disparition de la parole dans « Beams »13 n’est certainement pas étrangère à la position finale du poème dans le recueil. Le programme du titre Romances sans parole s’y accomplit pleinement, et ce, à un double niveau.
16D’une part, dans un mouvement analogue au retrait du discours divin qui est le garant du sens et de la vérité, le poème, par son énigmaticité même, s’institue comme un discours qui oblitère la détermination d’un « sens précis », l’assignation d’un signifié unique, identifiable à la vérité du texte. Ce faisant, il reporte sur la signifiance, rythme et prosodie, le travail de construction du sens. D’autre part, en élaborant ce que Verlaine appelait « le vrai vague » dans un rapport savamment construit à des entités textuelles extérieures à l’œuvre, à la fois diverses et difficilement assignables, il désigne ce rapport même comme l’espace de constitution du sens. Ainsi, au lieu que « le manque de sens précis », soit un défaut de sens, il est bien plutôt la condition d’un surcroît de sens, d’un sens en excès. Son état de « flottement » fait la relance infinie de la lecture. De cette logique, « Beams » serait la parabole.
17Que l’intertexte passe prioritairement par les rimes ne nous étonnera pas dans le cas de Verlaine. Les rimes sont dans son œuvre « le télégramme du poème »14. Elles viennent de loin et répondent de plus loin encore. Dans « Beams », elles sont remarquables par leur richesse au point que parfois ce sont deux hémistiches qui assonent comme aux vers 10 et 11 : « s’inclinaient toute blanches / filaient en longues branches ». Dans ce quatrain les masculines riment également avec les féminines : « mollement / blanches / branches / mouvement ». Elles sont travaillées par la paronomase dans la première strophe : « la mer / amer ; embellie / belle folie ». Il apparaît souvent que le mot qui la contient régresse loin dans le second hémistiche des vers antérieurs. Ainsi de la succession « flots / soufflait / folie » qui associe, dans une métonymie prosodique, l’élément marin à la caractérisation de l’actant féminin. Ainsi encore de « ô délice » qui rappelle la succession césurée de « haut // dans » (vers 5) et annonce le final du poème : « haut la tête », produisant ainsi une nouvelle identification subliminale et sublime (« ô délice ! ») de l’actant aux éléments naturels, ici le soleil. Si la rime féminine est léonine dans le second quatrain (et lisse / délice), féminine et masculine sont grammaticalement et syntaxiquement associées dans le quatrième : la diérèse de « in/qui/ète », sur laquelle nous aurons à revenir dans notre analyse de l’énonciation, soutient la symétrie d’un double ternaire (3 + 3) et d’une même succession adverbe + adjectif : « doucement inquiète / pleinement rassurés ». Ce relevé, loin d’être exhaustif, met en valeur le travail conjoint des rimes et de la prosodie qui produit un double effet : une fusion de l’entité féminine avec les éléments naturels, mer et soleil confondus, une association forte du masculin et du féminin. Soulignons aussi que ces deux effets sont congruents entre eux, mer et soleil étant successivement féminin et masculin.
18 Cette extrême richesse des rimes contraste fortement avec leur valeur littéraire : mer/amer, or/encore ou blanches/branches sont des rimes bien usées dans le troisième quart du XIXe siècle. Baudelaire a abusé de la première, le plus souvent dans des quatrains initiaux, et presque toujours dans un contexte dysphorique15. Mais c’est à Rimbaud que Verlaine pourrait reprendre, sciemment il nous semble, ces trois rimes, précisément. On les trouve, toutes ensemble, dans « Les Étrennes des Orphelins », première publication en vers français de Rimbaud, datant de janvier 1870 mais écrit en 1869, et, pour deux d’entre elles, dans « Roman », un poème daté de septembre 1870.
19Dans « Les Étrennes des Orphelins », aux vers 13 et 14, nous lisons que les petits enfants « tressaillent souvent à la claire voix d’or / Du timbre matinal, qui frappe et frappe encor ». Cette rime se retrouve autrement aux vers 47 et 48 dans « danse sonore » qui rime encore avec « encore ». Or le poème « Green », dont on a indiqué la proximité formelle avec « Beams », fait entendre dans le premier hémistiche de son vers 10 un « Toute sonore encore » qui vient caractériser « ma tête » en contre-rejet avec un beau contre-accent. Un réseau d’écho entre les œuvres commence à se dessiner. Dans l’ordre des « Étrennes » la seconde rime est celle de « branches / blanches », au pluriel comme dans « Beams », mais en ordre inversé, associée aux « oiseaux » et à la couleur blanche, également présents au vers 9 de « Beams ». Il est important que cette rime soit très proche dans le texte de Rimbaud du « rêve maternel ». On retrouve encore cette rime dans « Roman » aux vers 10 et 12, où les « doux frissons » côtoient très « verlainement » « une mauvaise étoile ». La 3ème rime, « amer / mer » a deux occurrences dans les « Étrennes », mais sous sa forme féminine « amère/mère », et chaque fois en un lieu marqué du poème. La première occurrence enjambe du second au troisième paragraphe :
Un nid que doit avoir glacé la bise amère...
Votre coeur l’a compris : - ces enfants sont sans mère.
20La typographie, par le tiret et le blanc du changement de strophe et de paragraphe, exprime tout à la fois la distance infinie entre les orphelins et leur mère absente, et l’équivalence entre « la bise amère » qui a glacé le foyer et la privation de mère. La seconde occurrence clôt le quatrième paragraphe :
– Et, tout pensifs, tandis que de leurs grands yeux bleus
Silencieusement tombe une larme amère,
Ils murmurent : « Quand donc reviendra notre mère ? »
21Nous garderons en mémoire cet amuïssement de la parole, ce murmure de la profonde tristesse. Nous nous contentons de relever la succession inversée de a+r et r+a dans « larme » et « reviendra », série que l’on retrouve sous la forme d’un paquet de convergences dans « Beams ». Pour prolonger ce relevé de la 3ème rime, signalons sa présence dans « Soleil et chair », autre poème de jeunesse de Rimbaud. Après la célébration de l’Homme-Dieu et l’affirmation « l’Amour, voilà la grande Foi », Rimbaud, en ouverture du second paragraphe, oppose le Dieu chrétien à la déesse grecque de l’Amour :
Je crois en toi ! je crois en toi ! Divine mère,
Aphrodite marine ! – Oh la route est amère
Depuis que l’autre Dieu nous attelle à sa croix ;
22Outre que l’on pourrait lire ici la matrice du « chemin amer » de « Beams » – « route » est aussi présent dans le dernier vers –, et sa signification possible relativement à cette déploration du chrétien, il apparaît que la substitution au christianisme d’une mythopoïèse de la Terre- mère, mythopoïèse rimbaldienne de l’Amour sous-tendue par un culte de la mère qui a son origine dans un sentiment d’abandon, a pu marquer Verlaine au point que « Beams » en porterait la trace. À la lecture religieuse viendrait donc s’adjoindre la possibilité d’une lecture mythologique, la figure d’Aphrodite Anadyomène (« sortant du sein des flots »), ou bien créée de l’écume (aphros en grec), étant particulièrement congruente avec la dernière « Aquarelle ». Une étude attentive de la Naissance de Vénus de Botticelli serait peut-être aussi à faire. Rappelons enfin que la déesse Aphrodite fut portée par les flots vers l’île de Cythère et que l’un des intertextes les plus transparents de « Beams » est « Un voyage à Cythère » de Baudelaire où « blanches » rime également avec « branches » et dont le premier quatrain est très proche de la tonalité euphorique de notre poème.
23 Que déduire de l’important intertexte rimbaldien qui est bien plus considérable que ne l’indique notre relevé parcellaire et sélectif 16? Trois hypothèses peuvent être formulées :
241. Le choix de la forme régulière de l’alexandrin dans « Beams », comme dans « Green », peut être motivé par un écho que Verlaine aurait voulu faire à la première manière du Rimbaud de 1869 et 1870 qui privilégie cette forme. On sait depuis les études de Steve Murphy que le « néo-classicisme on ne peut plus convenable »17 de certaines pièces du premier Rimbaud recèle quelques secrets importants qui ne sont pas sans rapports avec l’œuvre postérieure. « Beams » ne doit pas piéger son lecteur par sa facture classique et sa tonalité mystique et éthérée. Quant à l’hypothèse, que certains ne manqueront pas de formuler, d’une ironie formelle visant cette première manière de Rimbaud, nous ne voyons pas ce qui dans le texte viendrait l’étayer.
252. L’allégorie christique sur laquelle se fondent les lectures religieuses de ce poème doit être tempérée, sinon révisée, par la pertinence d’une lecture mythologique – mythologie subjective comme élément d’une poétique – sur fond de possible représentation plastique. Il est important de rappeler dans cette perspective que le retour et le recours à la mythologie grecque constituent, aussi bien chez Rimbaud que chez Verlaine, un mode privilégié de la critique du christianisme.
263. Le culte rimbaldien de la mère autorise une lecture de « Beams » qui référerait l’entité féminine à une femme-mère solaire dont la chevelure blonde court dans toute l’œuvre de Verlaine autant que dans celle de Rimbaud. Dès lors l’enjeu de « Beams » n’est peut-être pas tant de nous orienter vers une lecture psychologique ou psychanalytique, dont l’intérêt est souvent faible, mais de nous faire voir et entendre que « Elle » peut être lue comme une allégorie du sujet et de la poésie l’un par l’autre. L’« or » se donne à lire dans le symbolisme, de Baudelaire à Mallarmé, comme une allégorie de la poésie. Chez Verlaine et Rimbaud, l’or est une valeur commune au féminin et à la poésie : « la claire voix d’or » de Rimbaud, les « rayons d’or » de Beams, la voix et la lumière, l’inclusion du son dans les rayons comme propriété du féminin.
27En définitive, il faudrait être attentif à ce que l’intertexte rimbaldien ne fonctionne pas dans l’œuvre de Verlaine comme une source ou une influence, catégories qui empêchent strictement d’en penser la poétique, mais exemplairement comme un pacte lyrique où les échanges, les transactions secrètes ou cryptiques, construisent une poétique à deux, une poétique croisée où le chapardage réciproque, la contrebande textuelle, le disputent au clin d’œil symbolique, quand n’est pas encore en jeu, comme dans le cas de « Beams », une allégorie du sujet par une allégorie de l’autre. C’est parce que « Beams » serait écrit à la manière du premier Rimbaud que « Elle » pourrait commencer à référer à « lui ». Mais un « lui », non comme individu biographique, mais comme sujet et poème, objet et sujet, inséparablement. Un voyage et une aventure dans le langage.
28Poème de l’invisibilité par sa puissance d’aveuglement qui gît dans sa transparence même, « Beams » développe une sémantique, à la fois discrète et très massive, de la mélancolie, et ceci selon deux régimes du discours : la trace lexicale qui vient briser faiblement le continuum de l’euphorie et un tout autre continu, celui, en sourdine, d’une prosodie qui laisse dans la voix comme le souvenir d’un sanglot. Analogue à la logique de l’effacement de l’allégorie que nous avons commencée de lire, la mélancolie verlainienne frôle l’invisible, mais son aile ne cesse de soulever imperceptiblement tout l’air du poème. Plus impalpable et impure que la mélancolie baudelairienne, elle y puise pourtant quelques ressources.
29Il faudrait d’abord rappeler que Les Fleurs du Mal ont décliné l'alphabet d'un nouveau « dictionnaire de mélancolie » dans lequel Verlaine aura appris tout autant à lire qu’à écrire. Plus que les poèmes du spleen qui incarnent la forme corrompue de la mélancolie poétique, l'ennui creusé par la dépression, ce sont les grands poèmes de la mélancolie esthétique qui auront probablement marqué, par leur puissance visuelle et leur architecture euphonique, la sensibilité mais aussi la technique du jeune Verlaine. On songe bien sûr à la mélancolie très baudelarienne de « Paysages tristes » dans les Poèmes saturniens. À l'image des deux lunes antithétiques du « Désir de peindre » dans Le Spleen de Paris, « la lune blanche des idylles » et la lune noire, « sinistre et enivrante », la mélancolie baudelairienne ne cesse d'osciller entre deux pôles, l'un satanique et profondément saturnien, proche du furor melancolicus, l'autre apaisé, lié à la création et à la méditation, proche de la melancolia generosa de Ficin. À la première correspondent les figures de l'immobilité et de la répétition (« Semper eadem »), de l'épanchement et de la vaporisation (« La Fontaine de sang », « L'Amour et le Crâne »), à la seconde celles du miroir et de la contemplation (« Le Cygne » ou « Le Jet d'eau »), des grands espaces et de la profondeur temporelle.
30La mélancolie verlainienne semble assez proche de la seconde, mais avec ceci d’unique qu’elle ne s’exprime que bien peu par une thématique ou des motifs qui lui sont plastiquement ou culturellement associés. Ainsi qu’ont commencé à le montrer Arnaud Bernadet, mais aussi Yann Frémy18, elle relève de l’infime et peut se définir comme une économie de la perte. Si elle existe à peine au plan des signifiés, elle insiste cependant fortement dans la signifiance ou les modes de signifier indirects. Elle est dans l’arrière-monde de l’intertexte, dans l’infime d’une connotation lexicale, dans la vague tristesse d’une nasale. Ce que peine encore à voir la critique, c’est que cet infime est un système qui emporte avec lui tout le poème.
31Le premier indice de la teneur mélancolique du texte nous a été fourni, il faut nous en souvenir, par son intertexte même. Que ce soient les poèmes de Rimbaud ou de Baudelaire, et peut-être celui de Hugo, de Nerval encore, ils renvoient tous à une expérience de la perte ou du manque, dans une ambiance dysphorique et souvent spleenétique. Au plan du cotexte des Romances, nous avons vu aussi que « Beams » pouvait être lu comme le renversement du final de « Birds in the night », ouvertement et violemment mélancolique. L’inversion chez Verlaine n’est jamais la suppression de l’inversé. Celui-ci est maintenu, comme en abyme dans son envers. Il en reste la trace qui fait l’essentiel du sens. Le principe en est très proche de la logique baudelairienne de la réversibilité. Ainsi, le mot « Beams » n’est-il pas phoniquement l’envers de « Spleen » (bilabiale+s / s+bilabiale) ? Car si le poème « Beams » semble au plan des signifiés un dépassement du spleen, prosodiquement le mot en garde cependant la mémoire. La chaîne vocalique du phonème « i » passe par les titres anglais des trois premiers poèmes d’ « Aquarelles » (« Green », « Spleen », « Streets ») et se prolonge à « Beams » jusque dans ses rimes pour culminer dans « ô délice ! », qu’il nous faut bien entendre, au-delà de tout impressionnisme, comme une extase triste. Elle rappelle tant le « O délice » de l’ « Artémis » de Nerval. L’élévation est « rehaussée », si l’on peut dire, d’une chute infime, à l’image de l’intonation descendante de cette exclamation. Le double sémantisme du mot anglais du titre (rayon de soleil et poutres de soutènement du navire) souligne cette ambiguïté entre l’aérien et le sol, la lumière et la matière. Elle existait déjà chez Baudelaire, dans « Élévation », par exemple, où un mot, un seul, venait briser le mouvement d’ascension et faire du ciel un possible gouffre inverse : « l’immensité profonde ».
32 Dans « Beams », chaque strophe comporte sa lexie mélancolique. Après les derniers mots des deux premiers quatrains (« amer » et « délice »), ce sont les « grands varechs » qui, par leur forme et leur nature, mais aussi par la consonne finale du mot, induisent une note discordante dans le tableau. « Varech », qui signifie étymologiquement épave, les restes d’un naufrage, renvoie à ce que la mer a rejeté, ces algues brunes, fumier de la mer qu’on ramasse sur le rivage. Les « «pieds » des « préférés » pourraient très bien glisser et déraper sur une matière moins euphorisante que l’onde amère. Cette lecture, qui n’a pas la faveur de Steve Murphy, pourrait cependant être soutenue par deux éléments. Nous croyons savoir qu’il n’y a pas de varechs en haute mer. Par ailleurs , si les voiles s’inclinent « au loin », nous devons supposer que le point de vue prend sa source en un lieu peu éloigné du rivage. Une glissade sur les algues marines est parfaitement contextualisable et autoriserait un nouveau renversement de la fable miraculeuse. Dans cette perspective, une lecture érotique des deux derniers vers de la troisième strophe ne nous semblerait pas totalement incongrue19. Verlaine roule son lecteur « comme la vague / Dans un délice bien païen »20. Enfin la mention du soleil qui « luisait haut dans le ciel » peut être rapportée à l’heure de midi, laquelle, on le sait, est associée à la mélancolie : « le ciel calme et lisse » suggère un espace figé et un temps à l’arrêt sous un soleil singulièrement haut pour un mois d’avril.
33Au plan du continu, les effets conjugués des imparfaits et du vocalisme créent un sentiment de nostalgie, de durée étendue, une dilatation conjointe de l’espace et du temps qui est soutenue et travaillée par l’allongement du vers au moyen des très nombreuses nasales et des voyelles ouvertes. Un continu sourd confère une lenteur et une inflexion vaguement triste à l’ensemble du poème, cette mélancolie de la voix qui demeurera inaperçue au lecteur qui sera attentif aux seuls signifiés du poème – ce qui est le meilleur moyen de rester sourd à son sens. C’est d’abord la fréquence des nasales et son intensification progressive qui est remarquable. Croisées dans le vers 1 «(« Et comme un vent bénin soufflait une embellie »), reprises dans le vers 4, les mêmes culminent dans la troisième strophe (11 occurrences), associées à des sèmes de la mélancolie (« mollement », « s’inclinaient ») qui affectent à leur tour le « mouvement » lui-même, lequel s’étend dans les adverbes symétriques de la dernière strophe (« doucement », « pas pleinement ») et finit par un marquage fort de « voyant » qui vient tempérer l’élan de « joyeux ». La succession immédiate des deux mots, ainsi que le « yod » commun, lettre « muette », réalise un passage de la mélancolie.
34Un relevé exhaustif de toutes les assonances, en particulier de la série de la nasale « on » dans la seconde strophe et des « ou » qui débordent des nombreuses occurrences de « nous » dans les strophes 1 et 4, montrerait un primat très net du vocalisme sur le consonantisme, lequel induit un effet de sourdine, une tension vers le silence qui réalise au plan de la signifiance la disparition de la parole, inséparable chez Verlaine du « vrai vague » qui affecte les signifiés. Cette alchimie vocalique de la langueur et de la douceur qui fonde la teneur mélancolique du poème, ne relève pas de la catégorie de l’infime, mais bien d’une construction de langage qui engage la totalité du poème. L’infime chez Verlaine est souvent un massif qui cache une forêt. La voir ou pas est seulement une question d’écoute, une question de voix et de silence dans la voix.
35« Sans parole », la romance de « Beams » est une allégorie du silence, non au sens où « Elle » serait le silence, mais au sens où « Elle » réfère tout uniment à la poétique commune de Verlaine et Rimbaud, et à Rimbaud sujet comme allégorie de la poésie, ou à la poésie comme allégorie du sujet. La poétique étant commune, transsubjective, « Elle » pourrait aussi se lire comme une allégorie du sujet. L’intertexte rimbaldien du « sans parole » ainsi que l’énonciation du poème permettent de donner corps à cette hypothèse. Nous ne faisons que l’indiquer, pour ouvrir à plus de sens. D’autres lectures devront la confirmer. Sauf erreur de notre part – nous n’avons pu lire toute la critique rimbaldo-verlainienne – , il ne nous semble pas que l’on ait insisté sur le fait, ou même indiqué ce fait, que Verlaine et Rimbaud partagent une poétique du silence très proche l’une de l’autre et que le titre même du recueil de Verlaine trouve de fortes résonances dans l’œuvre du premier Rimbaud.
36Le rapport à « Ophélie » est troublant, décisif certainement, aussi bien pour « Beams » que pour l’origine possible du titre Romances sans paroles. « Ophélie » est un poème de 1870 composé de trois paragraphes. Les deux premiers sont faits de quatre quatrains d’alexandrins réguliers – nous pensons bien sûr aux quatre quatrains de « Beams » – et le dernier d’un seul quatrain qui isole la voix du Poète. « Rayons », « voiles » et « blanches » signalent un lexique commun à « Beams », une quinzaine de mots et une vingtaine de sèmes très proches si l’on tient compte des répétitions et des variantes lexicales. Parmi les rimes nous relevons « astre d’or » qui rime avec « dort » et surtout « Ophélie » qui rime avec « folie » dans la seconde strophe :
Voici plus de mille ans que la triste Ophélie
Passe, fantôme blanc, sur le long fleuve noir ;
Voici plus de mille ans que sa douce folie
Murmure sa romance à la brise du soir.
37On relève le passage du « fantôme blanc »21 et surtout la proximité syntaxique, rythmique et sémantique entre « sa douce folie » et, dans « Beams, « sa belle folie ». Il est vrai aussi que Verlaine avait déjà formulé dans ses Poèmes saturniens un « ma belle folie ». On peut en effet lire dans « Résignation », première pièce de « Mélancolia » : « J’ai dû réfréner ma belle folie ». Cette occurrence soutient autrement la lecture de «Elle » comme allégorie du sujet. « Folie » semble fonctionner dans les œuvres de Verlaine et Rimbaud comme un mot-valeur au moyen duquel ils subjectivent leur relation amoureuse. Pour revenir au quatrain d’ Ophélie », c’est le vers 4 qui nous occupe : « sa douce folie / Murmure sa romance à la brise du soir ». Dans un contexte particulièrement mélancolique, la romance est associée à une voix faible et douce, à ce chant doux-amer par lequel Verlaine lui-même caractérisera sa propre poésie. Dans la strophe 8 cet amuïssement de la parole conspire à sa disparition : « Tes grandes visions étranglaient ta parole ». La folie d’Ophélie, exprimée par la puissance des images et de l’imagination déréglée, prophétise chez Rimbaud la cessation de la parole poétique. « Ophélie » construit aussi une allégorie du sujet. Ce poème constituerait, avec « Les Étrennes des Orphelins », le second texte rimbaldien dont Verlaine déroule la signifiance dans « Beams ».
38La romance que la folie d’Ophélie murmure à l’oreille de Verlaine contient donc une représentation de la disparition de la parole. Rimbaud inventera, en 1871, dans « L’orgie parisienne ou Paris se repeuple », un poème politique, une rime entre « folle » et « parole », cette fois précédée du privatif « sans » : « sans parole ». Notre objet n’est pas tant de dire que Verlaine a trouvé le titre de son livre chez Rimbaud – on ne le saura probablement jamais – que d’indiquer qu’il y a dans la poésie de l’auteur des Illuminations toute une poétique du murmure, de l’amuïssement de la parole, de l’écoute de l’imperceptible et de l’inconnu qui croise fortement le projet poétique de Romances sans parole. Rimbaud n’a-t-il pas écrit dans « Enfance » : « Je suis maître du silence » ? Le silence est une maîtrise, un travail du langage autant qu’une forme de vie qui unissait Rimbaud à Verlaine. Rappelons ces vers plus tardifs – ils gardent si vivant le souvenir d’un amour libre et « joyeux » – de « Laeti et errabundi », dans Parallèlement :
Mais notre couple restait coi
Comme deux bons porte-drapeau,
Coi dans l’orgueil d’être plus libre
Que les plus libres de ce monde,
39Mais Verlaine avait dès longtemps travaillé cette poétique du silence. Son expression, peut-être la plus belle et la plus forte, se lit déjà dans les Poèmes saturniens. Nous pensons bien sûr à l’admirable dernier vers de « Mon rêve familier » : « elle a / L'inflexion des voix chères qui se sont tues ». Dans une très belle lecture le poète Bernard Vargaftig le commentait ainsi :
40Ici le sens et les sons transforment en mouvement l'absence d'image. Absence d'image qui est ce que dit aussi ce vers : disparition, effacement. Or, c'est la reprise sonore qui va exprimer la façon dont l'inflexion de la voix devient lointaine . »Qui se sont » n'apparaît-il pas, en effet, comme se disloque le mot « inflexion? La reprise et la torsion sonores portent une part du dynamisme et une part indicible de sens.22
41Dans « Beams », les paroles absentes sont déportées hors du poème, dans le paratexte de la signature spatio-temporelle : un lieu et une date, peut-être aussi irréels que le mirage évoqué. On sait aujourd’hui – Steve Murphy le rappelle – que Rimbaud n’était pas avec Verlaine lors de ce voyage de retour. La question référentielle n’apporte rien à la lecture du poème car la seule référence, encore une fois, est le langage que nous lisons. Ici, la notation spatio-temporelle n’est pas du tout de l’ordre du paratexte, mais bien une composante du poème par son énonciation poétique, un presque dodécasyllabe au rythme 3 + 9 et à la riche prosodie :
Douvres-Ostende, / à bord de la Comtesse-de-Flandres,
4 Avril 1873.
42Un continu prosodique fort avec le poème se construit par les assonances en nasales ainsi que par sept labio-dentales qui étendent la série de trois du dernier vers. Même la date, un décasyllabe, doit être lue comme un développement des séries précédentes23. Notons que Verlaine mettra « Flandres » à la rime dans Amour et que « La Comtesse » est le personnage central du poème « La Grâce » dans Jadis et naguère. Ce travail qui consiste à donner une valeur proprement poétique à une notation spatio-temporelle d’apparence faussement référentielle, doit être réinscrit dans la poétique du voyage propre aux Romances et qui fait aussi que « Beams » s’est écrit, nous l’avons signalé, dans un rapport au dernier poème des Fleurs du Mal.
43L’énonciation est si forte dans « Beams » qu’elle déborde vers l’inconscient du texte. C’est un mode de la subjectivation. Le système des pronoms peut être relu à partir de ce que nous considérons comme le mot inducteur de l’allégorie du sujet et de l’autre, de l’« un » et de « nous ». C’est l’adjectif « inqui/ète », à la rime et fortement marqué par l’unique diérèse du poème. Il faudrait faire l’effort de ne pas voir un simple jeu lacanien dans cette écoute : « un qui êtes ». L’adjectif féminin cache un masculin, ce « un » qui revient, « comme le seul ou le dernier amant »24, de « un vent bénin » à « un pur et large mouvement », en passant par « chemin » et « bien loin » et qui fait une part de la mélancolie de la perte que l’on a entendue si fort dans le travail de la nasalisation. Nous dirions alors que « un vent bénin » est, dans le poème, l’impulsion du mouvement. « Un pur et large mouvement » en sera la conséquence bénéfique. « Vent » et « chemin » sont les deux seuls masculins singuliers de la première strophe. Ils sont apposés et non apposés à la série féminine de « Elle », « embellie » et « belle folie ». Les trois forment une paronomase continuée. « Elle » est ainsi prosodiquement associée à « folie », le mot d’amour et les maux communs à Verlaine et Rimbaud. Et « belle » n’est-il pas le féminin de « beau » que l’on entend, avec le son « un », dans le nom même de Rimbaud ? Et ne dirait-on pas encore que lui, Rimbaud, c’est le soleil dans le premier hémistiche du vers 5 : « Le soleil lui/sait haut » ? Dans « Le Forgeron », Rimbaud avait écrit :
Nous allions, fiers et forts, et ça nous battait là...
Nous marchions au soleil, front haut – comme cela
Dans Paris…
44« Inqui/ète », « vous qui êtes » : Verlaine, prince de l’agrammaticalité, fait entendre non seulement l’unité du masculin et du féminin, du même et de l’autre, mais aussi l’impossible rendu possible, à savoir l’unité des premières (« nous »), seconde (vous vous êtes) et troisième personnes (« Elle » et Lui »). Il suffit d’observer dans « Beams » comment les assonances en « ou » sont souvent si proches de la consonne v . Vous est l’un des inconscients prosodiques majeurs du poème. Nous implique vous comme je implique tu. Mais la troisième personne, elle aussi, est toute tendue, en ouverture de « Beams », vers la seconde personne : « Elle vou / lut ». Parallèlement et à la même position que « Le soleil lui/ ». Une phrase rêve alors de tout rassembler et, comme le poème, de tenir tout ensemble : « Elle », vous et nous, lecteurs, semblables à lui, Rimbaud, toujours devant nous, devant lui, Verlaine qui, à la fin du recueil, se retourne avec Rimbaud, sans paroles, vers toutes les romances qui précèdent, vers le poème de la vie commune qui est, dans « Beams », une romance de l’intertexte, écrite à la manière de plusieurs.