Les innovations métriques dans Fêtes galantes et Romances sans paroles
1 Dans un célèbre passage d'À Rebours, Joris-Karl Huysmans parle ainsi du vers de Verlaine : « Muni de rimes obtenues par des temps de verbes, quelquefois même par de longs adverbes précédés d'un monosyllabe d'où ils tombaient comme du rebord d'une pierre, en une cascade pesante d'eau, son vers, coupé par d'invraisemblables césures, devenait souvent singulièrement abstrus, avec ses ellipses audacieuses et ses étranges incorrections qui n'étaient point cependant sans grâce »1. La même année 1884, dans une longue étude consacrée à Paul Verlaine parue dans La Revue indépendante, Louis Desprez va dans le même sens, même s'il s'exprime avec moins d'affectation : « M. Verlaine a des rythmes bien à lui [...]. Rythmes subtils où le poète se grise d'assonances et emploie, presque exclusivement, soit des rimes masculines, soit des rimes féminines, selon qu'il prétend traduire quelque idée vibrante, ou qu'il veut endormir son ennui dans la douceur des finales traînées. Et puis une bien plus grande liberté de césure que dans la plupart des poètes parnassiens eux-mêmes ; et, grâce à cette liberté, des effets inattendus »2. Quinze ans plus tôt, dans son compte rendu des Fêtes galantes, paru le 16 mars 1869 dans Le Gaulois, Armand Gouzien estimait déjà que, « à côté de certaines bizarreries de formes, il y a des hardiesses de rythmes et de richesses de rimes qui révèlent l'habile artisan en vers »3. De même, Francis Magnard, dans Le Figaro du 25 mars de la même année, considérait quant à lui que « M. Paul Verlaine se fait remarquer, dans la foule des Parnassiens, [...] par une veine curieuse de recherche et d'afféterie voulue »4, tandis que René Delorme, dans L'Union des jeunes du 15 août, avançait que « le style de Verlaine est un style de tour de force », et poursuivait en affirmant que « sa fibre est une corde raide ; ses grâces, des souplesses acrobatiques. C'est un poète équilibriste »5.
2 Le but de cet article est de cerner ce qui a pu conduire les contemporains de Verlaine à percevoir dans Fêtes galantes et Romances sans paroles des césures plus « libres », plus « curieuses », plus « souples », plus « invraisemblables », plus « acrobatiques » que celles qu'il était alors en usage de composer. Pour ce faire, nous étudierons successivement l'alexandrin (§ 1), l'ennéasyllabe (§ 2), l'hendécasyllabe (§ 3) et le décasyllabe (§ 4).
3 Dans les années 1860, alors que Verlaine publie les Poèmes saturniens et les Fêtes galantes, l'alexandrin est encore un vers dont le seul mètre usuel est le 6-66. Formellement, cette scansion binaire se traduit par l'apparition récurrente, de vers à vers, d'un accent sur la sixième syllabe, comme dans « Green » (Romances sans paroles, p. 1487) :
Voici des fruits, des fleurs, + des feuilles et des branches
Et puis voici mon cœur + qui ne bat que pour vous.
Ne le déchirez pas + avec vos deux mains blanches
Et qu’à vos yeux si beaux + l’humble présent soit doux.
J’arrive tout couvert + encore de rosée
Que le vent du matin + vient glacer à mon front.
Souffrez que ma fatigue + à vos pieds reposée
Rêve des chers instants + qui la délasseront.
Sur votre jeune sein + laissez rouler ma tête
Toute sonore encor + de vos derniers baisers ;
Laissez-la s’apaiser + de la bonne tempête,
Et que je dorme un peu + puisque vous reposez.
4Ce poème est toutefois le seul du recueil à être entièrement composé avec des vers dont la césure sixième est ponctuée d'une proéminence accentuelle relativement forte – et nous n'en trouverions aucun qui serait aussi régulier de facture dans Fêtes galantes. Ce n'est d'ailleurs pas seulement la métrique de l'alexandrin, mais les divers paramètres constitutifs de la forme poétique de cette pièce qui sont étonnamment sages : choix d'une forme strophique (abab) tout à fait traditionnelle ; respect de l'alternance en genre à l'intérieur des strophes, et de strophe à strophe ; conformité des rimes à la fiction graphique. Il faut y voir un choix stylistique du poète, qui entend souligner par cette option la tonalité « classique » propre à ce texte, tonalité qu'expriment également le parallèle convenu des deux premiers vers ; ainsi que certains choix lexicaux aussi datés que stéréotypés (« mon cœur qui ne bat que pour vous », « vos deux mains blanches », « vos yeux si beaux », « humble présent », « votre jeune sein », etc.) ; les impératifs un peu désuets adressés à l'être aimé (« ne le déchirez pas », « souffrez que », « laissez + infinitif ») ; ou encore l'archaïsme syntaxique procédant d'une inversion plus guère pratiquée en 1860-1870 (« ma fatigue à vos pieds reposée »). Cette convergence de clichés, au début des années 70, invite bien sûr le lecteur à percevoir le discours poétique qu'elle soutient comme une « pose », un épanchement « lyrique » plus ou moins affecté, qui n'est pas aussi « naïf » qu'il le paraît, et avec lequel il convient de prendre ses distances.
5 Si un poème composé d'alexandrins clairement césurés 6-6 peut sembler « archaïque » dans un recueil du jeune Verlaine, cela tient au fait que les autres pièces présentant des dodécasyllabes n'offrent jamais des scansions aussi nettes du premier au dernier vers8. Nous allons tenter, dans les lignes qui suivent, d'exposer méthodiquement quelles sont ces coupes plus ou moins affaiblies ou « indécises », pour emprunter à Verlaine un terme qu'il chargeait d'une coloration bien personnelle.
6 Même si les manuels de versification condamnent dès l'époque classique qu'un poète distribue d'un côté et de l'autre de la césure deux adjectifs épithètes coordonnés, le procédé s'observe ponctuellement chez les auteurs des années 1660-1690. Il y est cependant assez rare, et ce n'est qu'avec l'émergence du (pré-)romantisme que cette configuration devient plus fréquente, chez des auteurs tels que Chénier, Hugo ou Musset9. En conséquence, un vers tel que « Incarnadine, grasse + et divine d'orgueil » (« L'Allée », v. 12, p. 100) n'a rien de très « moderne », et sonnera, au mieux, « romantique », avec ses deux accents successifs sur les syllabes quatrième (le [i] de « incarnadine ») et sixième (le [a] de « grasse »), que sépare seulement un « e » post-tonique numéraire. Cette configuration, [accent de fin de mot d'un polysyllabe + « e » post-tonique numéraire + accent de mot sur un monosyllabe], fait partie des finales d'hémistiche qui ont conduit certains commentateurs de l'époque à signaler que Verlaine avait mené un travail particulier sur les « e » muets, mais elle n'est pas, en elle-même, révolutionnaire.
7 La césure devient un peu plus discordante, en revanche, si les deux adjectifs coordonnés sont tous deux monosyllabiques10, comme dans « Nos pieds glissaient d'un pur + et large mouvement » (« Beams », v. 12, p. 154). La concaténation d'un accent sixième (sur le [y] de « pur ») puis huitième (sur le [a] de « large ») ; le contre-rejet de l'expression « d'un pur » à la fin du premier hémistiche ; la coordination explicite des deux adjectifs, laquelle est soulignée par la liaison fortement contrainte entre « pur » et « et », déclamé [py-re] ; l'enchaînement d'une suite de monosyllabes, que les manuels de versification conseillait d'éviter, à cause de l'effet heurté qu'il produit ; tout ceci invite à passer rapidement sur la pause césurale, pour « glisser » d'un hémistiche à l'autre, « d'un pur et large mouvement », tout comme les pieds de ceux « marchant par le chemin amer » que le texte décrit11.
8 On rencontre également de part et d'autre de la césure non plus deux épithètes coordonnés, mais un épithète et sa base nominale. La configuration est tout aussi rare que la précédente en poésie classique, plus courante chez les Romantiques, mais le fait est qu'elle reste peu discordante lorsque l'un et l'autre termes sont polysyllabiques, comme c'est le cas dans :
S'égaie en des sujets + érotiques, si vagues (L'Allée, v. 9, p. 100)
Et c'étaient des éclairs + soudains de nuques blanches, (Les Ingénus, v. 7, p. 103)
Or, Madame, un projet + impatient me hante (Lettre, v. 20, p. 115)
9Toutefois Verlaine ne s'est pas limité à ces constructions, et il lui revient d'avoir non pas inventé mais utilisé plus souvent que d'autres, dans ce type de distribution, non plus un polysyllabe mais un monosyllabe, grâce auquel il obtient des effets plus intéressants :
Frêle parmi les nœuds + énormes de rubans, (L'Allée, v. 2, p. 100)
Qu'elle froisse en ses doigts + fluets aux larges bagues (L'Allée, v. 8, p. 100)
– Blonde en somme. Le nez + mignon avec la bouche (L'Allée, v. 11, p. 100)
Le soir tombait, un soir + équivoque d'automne : (Les Ingénus, v. 9, p. 103)
10L'équilibre de l'alexandrin s'en trouve affecté de manière significative, ne serait-ce que parce que le nom est à chaque fois contre-rejeté en fin de premier hémistiche, tandis que l'expansion nominale court sur tout le second hémistiche, voire au-delà dans le troisième vers cité, puisque le syntagme prépositionnel s'étend sur trois vers : « Le nez mignon avec la bouche / Incarnadine, grasse et divine d’orgueil / Inconscient [...] ». Le déséquilibre est encore plus sensible pour les deux dernières occurrences : la forte coupe syntaxique qui suit la quatrième syllabe, qu'il s'agisse de la fin d'une proposition, avec « – Blonde en somme. Le nez [...] », ou d'une pause précédant une apposition, avec « Le soir tombait, un soir [...] », s'ajoute au placement du groupe nominal à cheval sur la césure, et contribue à accentuer l'impression de discordance entre la structure métrique binaire et les articulations syntactico-prosodiques majeures de la phrase.
11 Produisent un même effet d'enchaînement, et affectent donc aussi la césure médiane, les alexandrins avec un nom monosyllabique toujours placé en fin de premier hémistiche, mais suivi cette fois-ci non plus d'un épithète, mais d'un syntagme prépositionnel complément déterminatif de ce nom, configuration qui, pour le dodécasyllabe, se rencontre dans deux vers des « Ingénus » :
Parfois luisaient des bas + de jambes, trop souvent (v. 3, p. 103)
Inquiétait le col + des belles sous les branches, (v. 6, p. 103)
12 Du côté du groupe verbal, des vers tels que :
Et qui parfois me fit + des signes, palsambleu ! (Lettre, v. 18, p. 115)
N'aura jamais valu + la peine qu'on l'écrive. (Lettre, v. 32, p. 116)
13peuvent être perçus comme légèrement dissonants, si l'on considère que « faire des signes » et « valoir la peine » sont des expression idiomatiques, qui seraient donc ici distribuées à cheval sur les deux hémistiches. L'enjambement, et l'effet induit sur la césure, sur laquelle le lecteur est comme invité à « glisser », pour reprendre métaphoriquement le terme souligné supra, sont comparables aux distributions concernant le groupe nominal décrites à l'instant. Ce ne sont toutefois pas des trouvailles de Verlaine puisque, là encore, des auteurs comme Hugo, Musset, Barbier, Sainte-Beuve s'y étaient risqués dès la première moitié du XIXe siècle. Il semble même que ces enjambements à la césure procède d'une transposition, aux frontières des hémistiches, de jeux que Verlaine, par ailleurs, s'amuse à ménager de vers à vers. Ainsi, les occurrences citées à l'instant ne sont-elles pas très différentes d'enchaînements tels que :
Tout seul ! Et des pensers maléfiques vont
Et viennent dans mon rêve où le chagrin profond (L'Amour par terre, v. 10-11, p. 120)
14ou :
– Embrassons nos bergères l'une
Après l'autre. – Messieurs, eh bien ? (Sur l'herbe, v. 10-11, p. 99)
15Tout comme avec « faire de signes » et « valoir la peine », « aller et venir » et « l'un après l'autre » sont suffisamment lexicalisées pour assurer l'aperception d'un enjambement qui exprime aussi bien la fantaisie que la désinvolture12.
16 La dissonance est plus marquée, et plus originale, lorsque ce sont des semi-auxiliaires qui sont en jeu, comme dans :
Qui des grands cœurs aient fait + resplendir les ténèbres. (Lettre, v. 24, p. 116)
Et dont l'aspect nous fit + tant songer tout un jour. (L'Amour par terre, v. 4, p. 120)
Vos yeux qui ne devaient + refléter que douceur, (Child wife, v. 5, p. 152)
17La tournure factitive engageant « faire + infinitif » ou la construction modale avec « devoir + infinitif » se rencontraient à l'époque assez rarement dans cette position, et l'effet induit est comparable à celui engageant un nom monosyllabique suivi de son ou ses compléments. Si la sixième syllabe est toujours accentuée, elle ne saurait l'être, sur le plan prosodique, que par un accent secondaire, l'accent principal se portant sur la dernière voyelle de l'infinitif subséquent.
18 Les alexandrins présentant les attaques les plus sévères contre la césure médiane n'en sont pas moins d'une tout autre nature. Dans Fêtes galantes et Romances sans paroles, elles relèvent de trois catégories distinctes.
19 La première infraction réellement novatrice qu'utilise Verlaine – même s'il n'en est pas l'inventeur – consiste à placer en fin de premier hémistiche un proclitique monosyllabique13 :
Et les prés verts et les + gazons silencieux ? (Monsieur Prudhomme, v. 7, p. 66)
Plus en horreur que son + éternel coryza, (Monsieur Prudhomme, v. 13, p. 66)
Elle passe, sous les + ramures assombries, (L'Allée, v. 3, p. 100)
Interceptés ! – et nous + aimions ce jeu de dupes. (Les Ingénus, v. 4, p. 103)
Egal à toutes les + flammes les plus célèbres (Lettre, v. 23, p. 115)
Comme César pour un + sourire, ô Cléopâtre, (Lettre, v. 28, p. 116)
20Dans de tels vers, le lien syntaxique entre le terme contre-rejeté (en l'espèce, « les », « son », « nous » et « un ») et le terme placé au début du second hémistiche est beaucoup plus fort que dans les enjambements vus précédemment, puisqu'il s'agit de celui unissant un déterminant et sa base nominale, ou un pronom et sa base verbale. « Casser » ce lien en distribuant le proclitique à gauche et sa base à droite de la césure instaure une forte discordance syntaxique, à laquelle s'ajoute une carence prosodique puisque, par définition, les proclitiques sont atones : il n'y a donc plus d'accent, même secondaire, pour soutenir la césure.
21 Sur le plan formel, cela conduit à décrire au moins ces alexandrins comme présentant une césure très affaiblie, que seule l'habitude de couper 6-6 peut désormais permettre de scander comme tels, puisque l'expression linguistique qui les constitue n'est plus concordante avec leur structure métrique. On peut même avancer l'idée que certains de ces dodécasyllabes à césure « affaiblie » appellent une autre scansion que le 6-6, et qu'ils sont parmi les tout premiers de la poésie française moderne à instancier un mètre ternaire, qui viendrait en substitution au binaire. Dans la liste ci-dessus, seraient ainsi de possibles 4-4-4 « Et les prés verts + et les gazons + silencieux ? », « Interceptés ! + – et nous aimions + ce jeu de dupes », et « Comme César + pour un sourire, + ô Cléopâtre, », soit un vers sur deux.
22 Que l'on y voit seulement des 6-6 affaiblis, ou déjà des 4-4-4, il ne fait pas de doute que ces alexandrins constituaient, aux yeux-mêmes de Verlaine, de sérieuses infractions aux règles de versification. La preuve en est que les deux vers de « Monsieur Prudhomme » cités ci-dessus n'ont pas été écrits tout d'abord sous cette forme. Dans la Revue du progrès, où le poème a été publié dès 1863, le vers 7, « Et les prés verts et les + gazons silencieux ? », se lit sous la forme « Et les prés verts où vont + errer les amoureux ? », et le vers 13, « Plus en horreur que son + éternel coryza », sous la forme « En horreur, et voudrait + qu'on les pulvérisât ». Dans l'un et l'autre cas, la première version est beaucoup plus conventionnelle, puisqu'elle présente en fin de premier hémistiche un verbe dont le complément occupe le second hémistiche. En révisant le texte pour sa publication en recueil, Verlaine a donc sciemment transformé ces deux alexandrins en vers plus « fantaisistes » ou plus « curieux », pour reprendre des qualificatifs de la critique du temps14.
23 Tout comme pour le placement en milieu de vers des expressions idiomatiques, ces distributions franchement novatrices pourraient avoir été inspirées par les fantaisies « à la rime » qui s'observaient depuis Musset et Banville, et dont Verlaine fait lui aussi bon usage, par exemple dans :
Or, c'est l'Hiver, Madame, et nos
Parieurs tremblent pour leur bourse, (En patinant, v. 57-58, p. 108)
Où l'on cause bas et d'où l'on
Aime à loisir cette nature (Malines, v. 18-19, p. 143)
Cassandre sous son
Capuce, (Colombine, v. 5-6, p. 118)
24 La seconde attaque notoire lancée contre la césure médiane repose sur la distribution des prépositions. Dans la poésie romantique et, en particulier chez Victor Hugo (voir Grimaud 1979 et 1992, Gouvard 2003), on relève ponctuellement des prépositions bisyllabiques en fin de premier hémistiche, et Verlaine a bien entendu repris le procédé à son compte :
En sorte que, selon + le terrain et le vent, (Les Ingénus, v. 2, p. 103)
Que notre âme depuis + ce temps, tremble et s’étonne. (Les Ingénus, v. 12, p. 103)
Et qu’alors, et parmi + le lamentable émoi (Lettre, v. 24, p. 116)
Tandis qu’en l’air, parmi + les ramures réelles, (IX, v. 3, p. 135)
25Ces distributions sont absentes de la poésie classique, du moins à compter des années 1660, mais elles ne remettent pas radicalement en cause la césure médiane, puisque les prépositions bisyllabiques reçoivent en général un accent secondaire sur leur dernière voyelle, ce qui permet de préserver une (relative) concordance entre le mètre et la prosodie, même si, sur le plan syntaxique, les articulations majeures sont, pour leur part, bel et bien ailleurs qu'en milieu de vers (mais ce critère n'est pas suffisant pour identifier un vers comme « moderne »15. Le poids de ces configurations s'apprécie d'autant mieux si l'on observe que les mêmes poètes qui plaçaient devant la césure des prépositions bisyllabiques se refusaient, dans la première moitié du dix-neuvième siècle, à composer des alexandrins comportant une préposition non plus bi- mais monosyllabique en cette même position16. Verlaine est ainsi l'un des tout premiers à user de cette configuration, dans :
Qu’elle sourit, tout en + rêvant, à maint détail. (L'Allée, v. 10, p. 100)
Par Marc-Antoine et par + César que vous par moi, (Lettre, v. 26, p. 116)
L’ombre des arbres dans + la rivière embrumée (IX, v. 1, p. 135)
Et vous bêlâtes vers + votre mère – ô douleur ! – (Child wife, v. 15, p. 152)
26La syntaxe et, dans une moindre mesure, la prosodie de ce type d'expression sont proches de celles des proclitiques. La préposition en contre-rejet est le seul élément à « appartenir » au premier hémistiche, ce qui instaure un déséquilibre appuyé entre vers et phrase, un peu comme si la concordance échouait à une syllabe près. Qui plus est, cette préposition est le plus souvent atone dans la langue : c'est ici le cas avec « L’ombre des arbres dans + la rivière embrumée » et « Et vous bêlâtes vers + votre mère – ô douleur ! – ». Pour les deux autres occurrences, on note sur la cinquième syllabe l'emploi d'un autre morphème monosyllabique, la particule de renforcement « tout », dans « Qu’elle sourit, tout en + rêvant, à maint détail », et la conjonction « et » dans « Par Marc-Antoine et par + César que vous par moi ». Cet appui cinquième autorise – ce qui ne signifie pas qu'il « implique » – un accent secondaire sur la préposition sixième, tout comme si nous avions une préposition bisyllabique, et ces deux vers sont donc peut-être un peu moins dissonants que les deux autres. Quoi qu'il en soit, qu'il y ait ou non un morphème monosyllabique cinquième en soutien, le procédé est bien novateur, propre aux années 1860 et, entre autres, à Verlaine qui contribua à l'imposer. Comme pour certains alexandrins avec un proclitique sixième, l'un de ceux avec une préposition sixième pourrait recevoir une scansion ternaire plutôt que binaire : « Qu’elle sourit, + tout en rêvant, + à maint détail », ce qui constitue un autre indice quant au statut qu'avait ce type d'attaque sous la plume de Verlaine, aux alentours de 1870.
27 Comme précédemment, la distribution « à la césure » des prépositions se fait parallèlement à leur exploitation en fin de vers, où elles ménagent également des effets d'enjambement saisissants, qu'il s'agisse des bisyllabes :
Lequel contraste, au demeurant, avec
La moue assez clémente de la bouche. (À la promenade, v. 19-20, p. 101)
L’Automne, heureusement, avec
Son jour froid et ses bises rudes, (En patinant, v. 49-50, p. 107)
Et danse devant
Une belle enfant (Colombine, v. 16-17, p. 118)
28ou des monosyllabes :
Mais seuls, tout seuls, bien seuls et sans
Que la crise monte à la tête. (En patinant, v. 23-24, p. 107)
De conquérir le monde et tous ses trésors pour
Mettre à vos pieds ce gage – indigne – d’un amour (Lettre, v. 21-22, p. 115)
29 Pour être exhaustif, on rapprochera des vers qui précèdent trois autres occurrences qui offrent des configurations plus isolées au sein de notre corpus, mais qui, elles aussi, replacées dans une perspective historique, apparaissent comme relativement innovantes. Il s'agit de « Fardée et peinte comme + au temps des bergeries, » (L'Allée, v. 1, 100), avec un « comme » sixième qui, s'il se rencontre déjà chez Baudelaire, n'en était pas moins encore rarissime à l'époque, et de deux autres alexandrins avec un adverbe monosyllabique sixième :
Cléopâtre fut moins + aimée, oui, sur ma foi ! (Lettre, v. 25, p. 116)
Qui, dans le coin le plus + mystérieux du parc, (L'Amour par terre, v. 2, p. 120)
30où il convient sans doute de distinguer entre « moins + aimée » et « le plus + mystérieux », la première construction apparaissant comme plus tendue, vu que l'adverbe n'y reçoit pas d'appui prosodique, alors que, dans la seconde, « plus » est soutenu par l'article « le », l'expression ainsi constituée, « le plus », préservant une possibilité d'accentuation, tout comme les prépositions bisyllabiques ou les suites « tout en » et « et par » examinées ci-dessus.
31 La troisième et dernière attaque particulièrement efficace lancée contre la césure n'est illustrée qu'une seule fois dans notre corpus, par « Et la tigresse épou+vantable d'Hyrcanie » (« Dans la grotte », v. 3, p. 102). Elle consiste à placer un mot à cheval sur la césure, une pratique évidemment absente des usages de nos poètes avant la seconde moitié du dix-neuvième siècle, puisqu'il annule toute concordance entre vers et phrase. Il n'est cependant pas certain qu'il faille y voir un ternaire, susceptible de se scander « Et la tigresse + épouvanta+ble d'Hyrcanie ». Deux arguments vont dans ce sens.
32 Rimbaud, qui fut le premier à commenter cet alexandrin, dans une lettre à Georges Izambard du 25 août 1870, y voyait une « forte licence », mais justement parce qu'il le scandait toujours 6-6, et ce, bien qu'il comportât un mot à cheval sur les deux hémistiches (Rimbaud place un tiret au milieu d'« épou-vantable » pour marquer la coupe). Cette scansion a le mérite de réaliser un effet de sens en accord avec le texte, puisqu'un accent emphatique peut très bien prendre place sur le [u] d'« épouvantable », afin de mieux souligner l'effroi : « c'est épOUvantable ». Elle est donc poétiquement ou, pour le moins, stylistiquement, plus riche de signification que ne le serait l'actualisation d'un ternaire – auquel aucune valeur rhétorique particulière n'est encore attachée en 1870.
33 Ensuite, cet alexandrin apparaît dans des quatrains qui ne comportent par ailleurs que des octosyllabes, sur le modèle 8 / 8 / 12 / 8. Il est donc peu probable que Verlaine ait choisi de réaliser une scansion aussi novatrice et aussi peu entrée dans les usages du temps que le ternaire, dans un contexte métrique où rien ne lui permettait d'en assurer l'aperception, le 4-4-4 ne contrastant ici avec aucun 6-6 pour le mettre en valeur. De plus, la variante qui apparaît sur le manuscrit propose la version concurrente suivante : « Et les tigresses – ô + Clymène, – d'Hyrcanie ». Si elle n'instancie pas une infraction aussi « grave » que l'est le placement d'un mot à cheval sur les deux hémistiches, puisque la césure vient séparer l'interjection « ô » du nom propre qui lui est conjoint, elle reste néanmoins fortement discordante, et l'effet induit est comparable à celui que procure « Et la tigresse épOU+vantable d'Hyrcanie », puisque « Et les tigresses – ô + Clymène, – d'Hyrcanie » met également en valeur le caractère emphatique de la modalité énonciative, en ponctuant le « ô ». Il semble donc plus judicieux de penser que Verlaine a cherché à préserver un effet qui est potentiellement réalisable dans l'une et l'autre version de l'alexandrin concerné, plutôt que de le supprimer.
34 Rétrospectivement, on est tenté de considérer que tous les alexandrins de Fêtes galantes et Romances sans paroles préservent une scansion binaire, y compris les quelques-uns pour lesquels nous avons signalé la possibilité d'un découpage ternaire. Il est probable que, pour le jeune Verlaine, il était tout aussi « moderne », sinon plus, de composer des vers avec des césures « affaiblies », et de dissocier le mètre de la phrase, que de chercher à ménager des mètres de substitution.
35 Notre corpus d'étude ne compte que deux poèmes composés de vers de neuf syllabes, la deuxième ariette oubliée (p. 126), et « Bruxelles » (p. 141), recueillis dans Romances sans paroles. Ces deux pièces n'en présentent pas moins deux mètres distincts.
36 La seconde ariette est construit sur une scansion 3-6 :
Je devine, + à travers un murmure,
Le contour + subtil des voix anciennes
Et dans les + lueurs musiciennes,
Amour pâle, + une aurore future !
Et mon âme + et mon cœur en délires
Ne sont plus + qu’une espèce d’œil double
Où tremblote + à travers un jour trouble
L’ariette, + hélas ! de toutes lyres !
Ô mourir + de cette mort seulette
Que s’en vont, + – cher amour qui t’épeures, –
Balançant + jeunes et vieilles heures !
Ô mourir + de cette escarpolette !
37Le mètre 3-6 avait été jusqu'à Verlaine essentiellement employé dans la chanson, y compris chez des auteurs de premier plan comme Malherbe, Molière ou Sedaine17, et il n'est donc pas surprenant de rencontrer cette scansion dans un texte présenté comme une « ariette », c'est-à-dire un poème censé être chanté sur un air léger, au tempo relativement vif – même si la dimension proprement lyrique de la pièce est ici une « fiction poétique ». Sur les douze vers que compte le poème, la phrase et le mètre sont concordants, sauf dans la première strophe où, après un vers où un nom est dissocié de son épithète, « Le contour + subtil des voix anciennes », procédé d'enjambement très peu marqué, et déjà employé par les poètes classiques, comme nous l'avons vu plus haut à propos de l'alexandrin, apparaît un vers fortement discordant avec un proclitique troisième, « Et dans les + lueurs musiciennes ». Bien entendu, on peut considérer que la césure est ici effacée, au profit d'une autre scansion, 5-4 : « Et dans les lueurs + musiciennes ». Mais cette description relève plus d'un placage formel, visant à préserver la concordance, que d'une analyse contextuellement motivée. En effet, si le 5-4 est aussi, dans la lyrique médiévale, un mètre de « chanson » – au sens que le terme pouvait avoir à l'époque –, il fut beaucoup moins employé par la suite dans ce type de texte. Et, au XIXe siècle, même si on le trouve ponctuellement chez un poète comme Banville, il n'était nullement « usuel », les deux scansions culturellement prégnantes étant à l'époque le 3-6 et le 4-518. On ne comprend donc pas très bien quelle motivation aurait eu Verlaine à construire ici un 5-4 plutôt qu'un 3-6 à césure affaiblie, comparable de ce point de vue à des vers comme « Égal à toutes les + flammes les plus célèbres » (voir § 1). On le comprend d'autant moins que cette lecture discordante est poétiquement plus intéressante, car si le décalage entre les articulations métrique et linguistique était proscrit dans la poésie classique, il arrive qu'en chanson, où la musique joue un rôle structurant de premier plan, la phrase ne coïncide pas toujours avec le mètre19. En conséquence, la discordance qu'affiche « Et dans les + lueurs musiciennes » ne doit pas s'analyser (uniquement) comme une énième attaque du jeune Verlaine contre la césure, mais plutôt comme une entorse volontaire à la concordance vers/phrase, qui lui permet d'inscrire dès la première strophe son poème dans un registre, celui de la poésie chantée, et dans une époque plus ou moins ancienne, puisqu'il n'était plus tellement en usage de composer sur un tel modèle au cœur du XIXe siècle – deux critères qui font bien de cette pièce l'« ariette oubliée » qu'elle est censée être. Et, dans cette perspective, il n'est pas anodin, non plus, que cette discordance apparaisse au moment où le poète évoque « Le contour subtil des voix anciennes » et « les lueurs musiciennes », et nulle part ailleurs.
38 L'autre poème composé en vers de neuf syllabes, « Bruxelles », est quant à lui scandé 4-5, comme illustré par :
Tournez, tournez, + bons chevaux de bois,
Tournez cent tours, + tournez mille tours,
Tournez souvent + et tournez toujours,
Tournez, tournez + au son des hautbois. –
39Comme rappelé supra, il s'agit d'un des deux mètres les plus usuels de l'ennéasyllabe, avec le 3-6. Lui aussi est surtout attesté dans les chansons, on en trouve par exemple dans les comédies ballets du XVIIe siècle. Sur l'ensemble de ce long poème, aucun vers ne présente de discordance remarquable, comparable à celle relevée ci-dessus pour la deuxième ariette oubliée. Des occurrences telles que :
Les maîtres sont + tous deux en personne. (v. 8)
Tandis qu’autour + de tous vos tournois (v. 10)
Déjà voici + que la nuit qui tombe (v. 22)
40n'offrent en effet que des enjambements mineurs, le plus marqué étant celui du vers 10, avec sa préposition bisyllabique antécédente à la césure, mais on a vu que la configuration se rencontrait avant 1660, chez le jeune Corneille, et qu'elle retrouva droit de cité dès le début du dix-neuvième : elle ne remet donc pas en question la régularité métrique de la pièce, dont tous les vers « tournent » aussi rondement et mécaniquement que les chevaux de bois du manège que la pièce met en scène.
41 Le seul poème composé en hendécasyllabes, la quatrième ariette oubliée (p. 128), instancie une scansion 5-6 :
Il faut, voyez-vous, + nous pardonner les choses :
De cette façon + nous serons bien heureuses
Et si notre vie + a des instants moroses,
Du moins nous serons, + n’est-ce pas ? deux pleureuses.
Ô que nous mêlions, + âmes sœurs que nous sommes,
À nos vœux confus + la douceur puérile
De cheminer loin + des femmes et des hommes,
Dans le frais oubli + de ce qui nous exile !
42On a beaucoup et souvent mal écrit au sujet de ce mètre dit « impair »20. Tout comme le 3-6 de la seconde ariette, c'est typiquement un mètre de « chanson » dans la lyrique médiévale21 qu'on rencontre ensuite dans les imitations du vers sapphique à la Renaissance, sous la forme d'odes22, avant qu'il ne disparaisse. Il fut remis au goût du jour au milieu du XIXe par Marceline Desbordes-Valmore, et exploité ponctuellement par Banville, Rimbaud, Moréas ou encore Verlaine, sans jamais parvenir à s'imposer. Il n'est donc pas certain que la référence culturelle à la chanson soit ici prégnante – ce qui ne signifie pas qu'elle n'est pas pertinente –, et c'est peut-être avant tout parce qu'il représentait une alternative intéressante à l'alexandrin, puisqu'il est lui aussi un « vers long », que Verlaine y recourt.
43 Il a souvent été avancé qu'un mètre impair était plus musical qu'un mètre pair, entre autres en s'appuyant sur l'« Art poétique » de Verlaine, qui débute par ces mots :
De la musique avant toute chose,
Et pour cela préfère l'Impair
Plus vague et plus soluble dans l'air,
Sans rien en lui qui pèse ou pose
44On rappellera ici que le mètre parfois dit « impair » de la quatrième ariette oubliée ne l'est pas, dans la mesure où une suite de onze syllabes, si elle est bien impaire, n'est pas un mètre. Seule la scansion qui structure, et permet l'aperception de cette suite en tant que vers, est métrique. Or, la séquence 5-6 est composée d'un hémistiche, certes impair, de cinq syllabes, puis d'un second qui, pour sa part, en compte six, et est donc pair. L'hendécasyllabe se définit donc, au mieux, comme la succession de deux hémistiches respectivement impair et pair. Or, que l'on considère la séquence concrète 5-6 ou sa formulation abstraite impair-pair, ni l'une ni l'autre de ces formes ne sont culturellement plus attachées à la chanson qu'un mètre « pair » (ou, si l'on veut, « pair-pair ») comme le décasyllabe 4-6 ou l'alexandrin 6-6.
45 Pour interpréter le choix métrique de Verlaine, il est sans doute plus judicieux de remarquer que le poète, dans son « Art poétique », parle de « l'Impair », et non d'un mètre impair, et qu'il lui attribue les qualités d'être « vague », « soluble », « Sans rien en lui qui pèse ou pose ». Comme déjà suggéré au début de ce paragraphe, le choix du 5-6 semble ainsi s'expliquer plutôt par le fait qu'il constitue une sorte d'alexandrin incomplet, privé dans son premier hémistiche d'une syllabe. Or, une différence d'une seule syllabe entre deux segments concaténés n'est pas toujours perçue comme telle. Le mètre 5-6 a donc avant tout la propriété, contrairement au 6-6, non pas d'être impair (on vient de voir qu'il ne l'était pas), mais de rompre avec l'isométrie interne du 6-6, sans pour autant assurer l'aperception de deux hémistiches distincts, comme c'est le cas par exemple avec le mètre 4-6 du décasyllabe, à cause de cette unique syllabe de différence entre ses deux hémistiches. C'est pour cette raison que le 5-6 peut être décrit comme « vague », « soluble », « sans rien qui pèse ou qui pose », ou encore être rapproché de la « musique » : le discours musical ne pouvant se traduire par des mots, et ne se réduisant pas à des répétitions du même au même comme le mètre alexandrin, il est lui aussi « plus vague » et « plus soluble », tout comme le mètre 5-6. Cette mention de la « musique », appliquée au discours poétique, vaut donc avant tout pour sa dimension métaphorique, ainsi que j'ai eu l'occasion de l'exposer dans une précédente étude23. En conclusion, le 5-6 est peut-être « musical » par les références culturelles qu'il convoque, à commencer par la lyrique médiévale24, mais il l'est surtout à cause du caractère moins assuré et fluctuant qui affecte l'aperception de ses deux hémistiches, lequel évoque par analogie le percept associé traditionnellement à la musique en tant que telle.
46 Nous terminerons cette approche de la quatrième ariette oubliée en attirant l'attention sur le vers mis en exergue, « De la douceur, de la douceur, de la douceur ». Verlaine l'attribue plaisamment à un « inconnu », alors qu'il s'agit de l'incipit de « Lassitude », publié dans les Poèmes saturniens (p. 42). Si nous n'avons pas cité ce vers dans la partie consacrée à l'alexandrin, dans la mesure où il n'occupe pas le corps de texte, il n'en s'agit pas moins d'une occurrence très irrégulière, avec proclitique sixième, « De la douceur, de la + douceur, de la douceur », comparable à des vers tels que « Comme César pour un + sourire, ô Cléopâtre » étudiés supra. Le parallélisme syntaxique, qui prend ici la forme d'une pure et simple répétition du syntagme nominal « de la douceur », tend même à favoriser la mise en place d'une scansion ternaire, « De la douceur, + de la douceur, + de la douceur », laquelle, rappelons-le, ne faisait pas encore partie des mètres en usage pour l'alexandrin, ni des habitudes du lectorat de l'époque. Cette scansion de compensation ou de substitution est ici plus facile à percevoir que dans un vers comme « Comme César pour un sourire, ô Cléopâtre, » où le découpage en 4-4-4 n'est pas imposé aussi fortement par le lexique et la syntaxe. « De la douceur, de la douceur, de la douceur » est donc un vers ambivalent, aux contours métriques mal établis en regard des pratiques des années 1860. Ce n'est que rétrospectivement, quand on sait que le 4-4-4 a fini par s'imposer, que l'on peut y voir de manière univoque un ternaire, mais on plaque alors sur le passé ce que les décennies à avenir permettront d'affermir. Dans cette perspective, l'alexandrin cité est donc tout aussi « vague », sur le plan formel, que le sont les hendécasyllabes de la quatrième ariette au début de laquelle il se trouve placé. Et, si l'en-tête et le corps du texte se complètent en tant que formes, on peut voir dans cet appel liminaire à la douceur un renforcement de l'appel au pardon et au bonheur innocent qu'exprime le poème – qui est traditionnellement analysé comme s'inscrivant dans un cycle consacré à Mathilde, et visant à la réconciliation. Mais, si l'on tient compte du contexte d'apparition de l'alexandrin et, avant tout, du poème auquel il renvoie, on peut aussi douter de la sincérité de cet appel. En effet, si « Lassitude » débute par une fervente invocation de la douceur, dans un vers dont la métrique trouble et troublée est comme mimétique de la fièvre qui habite le locuteur, celui-ci condamne ensuite « l'étreinte jalouse et le spasme obsesseur », pour lui préférer « un long baiser, même qui mente », et s'achève sur « des serments que tu rompras demain ». Dans cette perspective, la citation de l'incipit de « Lassitude » en-tête de la quatrième ariette oubliée prend plutôt l'allure d'un aveu plus ou moins inconscient du caractère tout éphémère de la réconciliation que le poète appelle de ses vœux, et la métrique floue de l'alexandrin liminaire, tout comme celle des hendécasyllabes, refléterait alors plutôt l'incertitude qui pèse sur la sincérité de ce texte ou, pour le moins, sur sa portée.
47 Si l'on excepte « Birds in the night » (p. 144), tous les poèmes de Fêtes galantes et Romances sans paroles composés en décasyllabes répondent au mètre 4-6, comme par exemple dans cet extrait de « À la promenade » (p. 101) :
Le ciel si pâle + et les arbres si grêles
Semblent sourire + à nos costumes clairs
Qui vont flottant + légers, avec des airs
De nonchalance + et des mouvements d’ailes.
Et le vent doux + ride l’humble bassin,
Et la lueur + du soleil qu’atténue
L’ombre des bas + tilleuls de l’avenue
Nous parvient bleue + et mourante à dessein.
48Cette scansion était la plus usuelle dans la poésie littéraire écrite, et il n'est donc pas surprenant qu'elle soit prédominante dans notre corpus. Tout comme pour les alexandrins, on observe pour ces décasyllabes des enjambements relativement insignifiants. Par exemple, on trouve dans l'extrait cité ci-dessus une suite [épithète monosyllabique + nom] à cheval sur le césure, dans « L’ombre des bas + tilleuls de l’avenue », configuration comparable d'un point de vue prosodique et syntaxique à des vers tels que « Qu'elle froisse en ses doigts + fluets aux larges bagues » (voir § 1). De même, on relève un nom composé enjambant dans « Au calme clair + de lune triste et beau, » (Clair de lune, v. 9, p. 97), une suite [auxiliaire + participe passé] dans « Deux formes ont + tout à l’heure passé » et « Deux spectres ont + évoqué le passé » (Colloque sentimental, v. 2 et 6, p. 122), un adverbe intensif bisyllabique séparé de sa base adjectivale dans « La moue assez + clémente de la bouche » (À la promenade, v. 20, p. 101), et, enfin, la préposition bisyllabique « avec » en fin de premier hémistiche dans la cinquième ariette oubliée (p. 129) :
Le piano + que baise une main frêle
Luit dans le soir + rose et gris vaguement,
Tandis qu’avec + un très léger bruit d’aile
Un air bien vieux, + bien faible et bien charmant
49une configuration comparable à celle instanciée dans des alexandrins tels que « En sorte que, selon + le terrain et le vent » (voir § 1).
50 « Cœurs tendres, mais + affranchis du serment », qui apparaît dans « À la promenade » (v. 10, 101), est un peu plus dissonant, mais déjà attesté chez Victor Hugo. Cette distribution contraint à une pause (de nature métrique) après « mais » qui, sans cela, n'eût pas eu lieu, et elle permet un effet d'emphase rhétorique aussi simple qu'efficace.
51 On relève deux infractions nettement plus appuyées dans « Clair de lune » (p. 97). Ce poème, qui ouvre le recueil Fêtes galantes, débute en effet par une première strophe très heurtée :
Votre âme est un + paysage choisi
Que vont charmant + masques et bergamasques
Jouant du luth + et dansant et quasi
Tristes sous leurs + déguisements fantasques.
52Un fort enjambement, avec la suite [adverbe + adjectif] « quasi / Tristes », court du troisième au quatrième vers, mais ce sont surtout les premier et quatrième vers qui arrêtent le lecteur : ils comportent un proclitique devant la césure, et n'admettent aucun mètre de substitution, puisque les seules scansions possibles, 6-4 et 5-5, ne sont pas réalisables. Cette attaque discordante est d'autant plus remarquable que les strophes qui suivent sont beaucoup plus traditionnelles : elles ne comptent pas d'autres dissonances que le placement du nom composé « clair de lune » à cheval sur la césure, déjà cité supra. En soi, on ne saurait expliquer cet incipit comme une référence à la musique ou à la chanson : l'affaiblissement de la césure et l'enjambement n'en sont pas caractéristiques. Mais peut-être peut-on voir dans cette strophe plus qu'approximative d'un point de vue métrique, qui ouvre non seulement le poème mais aussi le recueil, la recherche du bon accord ou de la bonne tonalité – ce « mode mineur » que le texte évoque dans la seconde strophe, et qui, s'il vaut au sein du poème pour son sens propre, peut aussi être interprété métaphoriquement, relativement au travail même que le poète se proposera de réaliser dans ses « romances sans paroles ». Le dérèglement métrique initial serait ainsi l'indice que l'on aborde une poésie démarquée de la veine lyrique traditionnelle, et des procédés de composition bien définis qui lui sont attachés.
53 Enfin, on relève dans « Colloque sentimental » un autre type d'infraction :
Dans le vieux parc + solitaire et glacé,
Deux formes ont + tout à l’heure passé.
Leurs yeux sont morts + et leurs lèvres sont molles,
Et l’on entend + à peine leurs paroles.
Dans le vieux parc + solitaire et glacé,
Deux spectres ont + évoqué le passé.
– Te souvient-il + de notre extase ancienne ?
– Pourquoi voulez+-vous donc qu’il m’en souvienne ?
54La césure tombe cette fois-ci au milieu d'un groupe verbal, dissociant l'enclitique « vous » de sa base. La configuration n'est pas aussi discordante que celle induite par le placement d'un polysyllabe à cheval sur les deux hémistiches, comme dans « Et la tigresse épou+vantable d'Hyrcanie » (voir § 1), mais elle affaiblit considérablement la césure. Il est difficile de déterminer si Verlaine souhaitait qu'on réinterprètât ce vers comme un 5-5 (« – Pourquoi voulez-vous + donc qu’il m’en souvienne ? ») ou un 6-4 (« – Pourquoi voulez-vous donc + qu’il m’en souvienne ? »). Vu que seul le 5-5 est par ailleurs actualisé, dans « Birds in the night » (voir infra), la première mesure pourrait être pertinente, mais on peut aussi soutenir, en s'appuyant sur les lectures proposées pour les autres vers composés discordants, que c'est la scansion dissonante qui doit être maintenue25. Dans ce cas, comme pour « épouvantable » dans « Et la tigresse épou+vantable d'Hyrcanie », la césure jouerait le rôle d'un marqueur énonciatif, en spécifiant un accent cette fois-ci affecté, en accord avec la tonalité du texte, que les conventions typographiques ne sont pas à même de signifier : « Pourquoi vouLEZ-vous donc qu'il m'en souvienne ? »26.
55 Le seul poème de notre corpus à ne pas être composé en 4-6 est « Birds in the night » (p. 144), qui reçoit la scansion 5-5 :
Vous n’avez pas eu + toute patience :
Cela se comprend + par malheur, de reste.
Vous êtes si jeune ! + Et l’insouciance,
C’est le lot amer + de l’âge céleste !
56Culturellement, ce mètre était au XIXe siècle plus facilement associé à la chanson que le 4-6, mais le lien de ce texte avec la poésie chantée semble assez faible, et intrinsèquement beaucoup moins motivé que pour d'autres textes du recueil27. On notera toutefois que la référence aux « birds in the night » évoque le nightingale, c'est-à-dire le rossignol, l'oiseau qui chante à la tombée du jour. Or, « Le Rossignol » est le titre de l'un des Poèmes saturniens (p. 60), qui est aussi scandé 5-528 et où, surtout, le motif du chant est plus prégnant que dans « Birds in the night », de telle sorte que le mètre retenu semble trouver sa justification à travers certains des motifs que la pièce développe (le « vol criard d'oiseaux en émoi » opposé à « la voix [...] / De l'oiseau qui fut mon Premier Amour, / Et qui chante encor comme au premier jour »). On peut donc penser que le choix du 5-5, pour « Birds in the night », s'explique par cette filiation, et que le mètre y fonctionne avant tout comme un indice supplémentaire, en sus de la périphrase cryptée que constitue le titre, pour assurer le renvoi au « Rossignol » – lequel renvoi offre une clé de lecture par le parallèle qu'il suggère entre le souvenir de ce premier amour perdu que mentionne le texte des Poèmes saturniens, et l'évocation des moments heureux vécus avec Mathilde dans le texte des Romances sans paroles.
57 « Birds in the night » est un long poème composé de vingt-et-un quatrains, regroupés par trois, un saut typographique plus important apparaissant entre chaque strophe multiple de trois (après les 3e, 6e, 9e, 12e, 15e et 18e quatrains). Ce découpage du texte est souligné la première fois, lors du passage de la première partie (strophes 1 à 3) à la deuxième (strophes 4 à 6), par une modification du schéma rimique : la quatrième strophe, et elle seule, répond au schéma (abba), tandis que toutes les autres sont (abab).
58 Les deux premières parties du texte (v. 1-24) ne présentent aucun enjambement significatif. En revanche, la troisième partie (v. 25-36), qui débute par le pitoyable « Aussi bien pourquoi me mettrais-je à geindre ? » est de loin la plus chaotique du poème :
Aussi bien pourquoi + me mettrais-je à geindre ?
Vous ne m’aimiez pas, + l’affaire est conclue,
Et ne voulant pas + qu’on ose me plaindre,
28 Je souffrirai d’une + âme résolue.
Oui ! je souffrirai, + car je vous aimais !
Mais je souffrirai + comme un bon soldat
Blessé qui s’en va + dormir à jamais
32 Plein d’amour pour quel+que pays ingrat.
Vous qui fûtes ma + Belle, ma Chérie,
Encor que de vous + vienne ma souffrance,
N’êtes-vous donc pas + toujours ma Patrie,
36 Aussi jeune, aussi + folle que la France ?
59On relève successivement devant la césure les proclitiques « une » (v. 28) et « ma » (v. 33), le (pseudo-)semi-auxiliaire « va » (v. 31), l'adverbe d'adjectif « aussi » (v. 36), et, à cheval sur les deux hémistiches, l'identificateur « quelque » (v. 32). Verlaine a recherché ces discordances, puisqu'il a préféré pour le vers 32 « Plein d’amour pour quel+que pays ingrat » à :
Oui ! je souffrirai, + car je vous aimais !
Oui je souffrirai + comme un bon soldat
Blessé qui s’en va + mourir dans la nuit
v. 32 Du champ de bataille + où s'endort tout bruit.
60où le même décasyllabe conservait une allure on ne peut plus classique. Il semble donc que ce soit l'émergence de la plainte et, surtout, du motif de la souffrance, qui explique ces dissonances, et que le poète les a sciemment ménagées pour mieux traduire, par mimétisme formel, la douleur qui est sienne. La suite valide cette hypothèse puisque, si la quatrième partie (v. 37-48) retrouve globalement la sagesse des deux premières, le seul vers qui fait exception, le quarante-quatrième, est justement le seul de cet ensemble à réemployer le mot « souffrir » :
Mon amour qui n’est + plus que souvenance,
Quoique sous vos coups + il saigne et qu’il pleure
Encore et qu’il doive, + à ce que je pense,
v. 44 Souffrir longtemps jus+qu’à ce qu’il en meure,
61L'incartade y est franche et nette, comparable à celle instanciée avec « Plein d’amour pour quel+que pays ingrat », puisqu'on y retrouve un morphème bisyllabique – cette fois-ci, une préposition composée – à cheval sur les deux hémistiches.
62 Le seul autre passage à renouer avec la discordance est la strophe centrale de la cinquième partie (v. 53-56) :
Ô quels baisers, quels + enlacements fous !
J’en riais moi-même + à travers mes pleurs.
Certes, ces instants + seront, entre tous,
Mes plus tristes, mais + aussi mes meilleurs.
63avec, devant la césure, le déterminant exclamatif « quels » (v. 53) puis la conjonction « mais » (v. 56). Cette fois-ci, ce n'est pas la souffrance mais le plaisir sinon la joie que viennent ponctuer ces dissonances, au moment implicitement le plus « érotique » du poème, la jeune femme que le locuteur baise et enlace étant « nue, éplorée et gaie » (v. 52)29.
64 Les observations recueillies au fil de cette étude montrent que Verlaine, dans Fêtes galantes et Romances sans paroles, n'a pas composé des vers césurés qui, pour les uns, seraient classiques, pour les autres, modernes. À côté d'occurrences qui respectent une stricte concordance vers/phrase, telle que les usages traditionnels l'imposaient, nous avons relevé des constructions plus ou moins discordantes, dont certaines – les plus anodines – avaient déjà été mises au goût du jour par les poètes romantiques, tandis qu'autres n'avaient jamais été employées avant les années 1860, chez le Verlaine des Poèmes saturniens et ses contemporains. La métrique des vers composés de Fêtes galantes et Romances sans paroles se caractérise donc avant tout par son aspect composite, et il nous faut la mesurer non pas en terme bipolaire, par exemple sur la base d'une opposition classique/moderne, mais plutôt dans une perspective scalaire, qui conduit à considérer telle ou telle configuration à la césure comme plus ou moins usuelle ou, au contraire, plus ou moins inhabituelle. Plus la pratique qu'elle instancie est ancienne, plus la construction paraît conforme aux usages et donc « classique » ; plus cette pratique est récente, plus la construction semble audacieuse et donc « moderne ».
65 Ce constat a un corollaire : contrairement à une idée reçue, à la fin des années 1860 et aux débuts des années 1870, un jeune poète novateur comme Verlaine – mais cela serait vrai de tous ses contemporains, à commencer par Rimbaud – ne dispose pas d'outils ou de procédés déterminés pour écrire de la poésie « moderne ». Tout est à inventer, et chaque auteur se livre donc à ses propres essais, sans réelle concertation avec ses confrères, ce qui donne, pour les uns et les autres, des particularités métriques plus ou moins idiosyncrasiques30. Par analogie avec un terme employé dans le domaine musical pour qualifier la musique européenne des années 1750-1775, période intermédiaire entre le dernier baroque et le classicisme31, durant laquelle se mêlent différents styles, sans qu'aucun encore ne se dessine avec assurance d'un compositeur à l'autre, cette période de l'histoire des formes poétiques qui va de la fin des années 1850 aux années 1880 pourrait être caractérisé par son « maniérisme » – et ce n'est en effet pas autre chose que la « manière » de Verlaine que nous prétendons avoir décrite dans les lignes qui précèdent, c'est-à-dire sa façon à lui et à lui seul de travailler le vers pendant les quelques années où il compose, entre autres, Fêtes galantes et Romances sans paroles.
66 Or, cette « manière » ne saurait constituer une fin en soi. En effet, il semble assez évident qu'un poète n'écrit pas des vers dans le but d'affaiblir la césure, tout comme les poètes classiques n'écrivaient pas dans le but de respecter la concordance entre la phrase et le vers, même si ces pratiques contrastées existent bien en tant que faits de langue. Les usages des uns et des autres ne sont que la manifestation d'une intention poétique, voire esthétique, tout autre. S'agissant de Verlaine, une ébauche de réponse se trouve sans doute dans le compte rendu que Francis Magnard donna des Fêtes galantes, dans Le Figaro du 25 mars 1869, que nous avons déjà cité en partie en introduction, et où, pour résumer son point de vue, le journaliste a cette formule aussi lapidaire que saisissante32 : « Pas de sentiment, à peine des impressions »33. Ce déplacement du registre du sentiment à celui des impressions, que l'on observe aussi en peinture et en musique dans la seconde moité du XIXe siècle, pourrait bien expliquer, chez Verlaine, le recours à cette métrique inégale, qui, comme nous avons essayé de le montrer dans cette étude, ne semble parfois être si bien dessinée que pour mieux faire ressortir les vers où, subitement, elle se délite, tout comme une impression, aussi forte soit-elle, s'impose à nous sans pour autant jamais être aussi clairement dessinée qu'une idée ou un sentiment. Ce que nous pourrions résumer en prolongeant la formule de Magnard : « À peine des impressions, à peine des mètres... »