Incipit et dynamiques des récits de Juan Benet : l’expérience du présent
1Juan Benet est très connu pour sa production romanesque, notamment pour son roman Volverás a Región (1967) qui marqua un tournant dans l’évolution de la littérature espagnole. Il écrivit également de nombreuses nouvelles qui seront réunies en 1977 dans deux recueils. L’incertitude, le mystère, le secret sont les ingrédients incontournables d’un univers qui explore les méandres de la mémoire et les traumatismes enfouis de la guerre civile. Comme des anesthésies, les commencements bénétiens préparent une introspection vers un au-delà de la raison et la découverte de « zones d’ombre » inaccessibles à la conscience. Les effets de spatialisation, des descriptions exhaustives, la syntaxe arborescente feront du commencement une zone en expansion généralement difficile à circonscrire. Dans les nouvelles, en particulier, la dilatation de la région liminaire vient souvent phagocyter l’action, l’échelonnement des fonctions de cadrage de la fiction s’étire démesurément pour intégrer des développements parallèles (digressions, parenthèses, incises, aménagements ornementaux). Le récit peut également ne jamais commencer, soit parce qu’il se développe d’un seul bloc sans que l’on ne puisse réellement découper de zone initiale, soit parce sa progression répond à la dissémination ou au bouclage des éléments de départ ; le titre, la première phrase entrent alors dans un mouvement de diffraction qui empêche la délimitation de ce qui se renouvelle. Au-delà de ces principes qui consistent à retarder l’introduction du noyau diégétique, voire à évacuer toute action, cette démesure périphérique caractéristique de l’incipit bénétien fait plonger les personnages dans une expérience multiple du présent qui met en échec la mesure objective du temps pour lui substituer un temps plié où la mémoire et les sens sont sans cesse sollicités. Le début annonce une aventure analytique, une expérience individuelle où l’on perçoit l’influence de Nietzsche, de Bergson et la concordance de l’éternel retour et de la durée.
2Avec la volonté de puissance et l’élan vital, Nietzsche et Bergson opposent tous deux au mouvement vers l’universel un dynamisme divergent. Malgré leurs différences, les deux philosophes sont animés par une quête commune : comprendre comment ce qui est fini et indéfini se dépasse pour créer quelque chose de meilleur et de supérieur. Le problème du temps et de l’évolution apparaît central. Nietzsche examine d’abord la relation entre l’Un et le multiple, l’identité et le mouvement, ce qui le ramène à l’éternel problème de la mutabilité ou de l’immutabilité de l’Être. Il rejette l’immutabilité de l’Être qui correspondrait à l’éternité pour le concevoir comme mobile et immobile en même temps. Ce faisant, il parvient à la vision de l’éternel retour, le monde se détruit dans l’acte même où il se réalise, sa répétition est sa nouveauté. S’il évolue, ce n’est pas parce qu’il tend vers un but, mais plutôt parce qu’il s’achève toujours, créant ainsi en même temps la condition de ce qui lui permet d’être toujours nouveau ou autre. Le retour accompli est sélection, puissance de nouveauté, l’expansion n’est pas le produit d’une accumulation de la force, car il n’y a ni augmentation, ni diminution. Si le monde est le même, mais toujours autre comme autre de lui-même, cette altérité dans son identité et cette instabilité ne peuvent être que l’expression de sa propre insatisfaction, le retour garantit le jeu des forces. La concordance des vues de Bergson et de Nietzsche sur l’idée d’un devenir comme autre que le devenir du même est indéniable, que le changement soit conçu non comme un simple déroulement mais comme un ensemble de différences implique que Bergson pense également le temps comme une répétition ou comme un « présent qui dure ». L’insistance qu’il met à infirmer le découpage du temps en présent, passé et futur, montre à l’évidence la parenté entre l’éternel retour et la durée.
3Les expériences hétérogènes du présent vécues par les personnages dépassent-elles l’appréhension de l’Instant ? Deviennent-elles l’occasion d’une prise de conscience de soi dans la durée ? Dans ce sens, peut-on dire que la durée et l’éternel retour permettent, dans le cadre d’un mouvement fini et indéfini, de créer autre chose et d’intégrer la nouveauté ? Ces questions centrales dans l’analyse de l’Histoire menée par Benet vont conditionner la manière dont le début lance des dynamiques textuelles qui visent à reconstruire une mémoire collective par la mise à nu des traumatismes et l’expression des passions humaines.
4L’objectif de Bergson est de déterminer, au-delà le mécanisme et le finalisme, ce qui fonde l’essence du changement et de l’évolution, non pas selon l’ordre de l’espace, à savoir la juxtaposition, mais selon celui de la durée qu’il se propose de saisir dans sa spécificité (entreprise déjà perceptible dans La Phénoménologie de l’esprit où Hegel pense l’Être dans sa profondeur et sa mobilité intrinsèque). Benet commencera par mettre en échec le temps spatialisé et ceci dès l’ouverture de ses récits. La mesure objective du temps dans l’expérience scientifique fait du présent une succession d’instants qui n’ont pas de signification en eux-mêmes. Pour Benet, comme pour Faulkner, le temps mathématique n’est pas le temps. Dans The Sound and the Fury, le temps des horloges renvoie au suicide. Dans Una meditación, la mise en marche de la montre enclenche le vieillissement des personnages. Dans Volverás a Región, les jeux solitaires, la broderie, les longues heures d’attente et d’ennui, la montre de Cayetano, sont autant d’exemples d’un temps qui ne peut se mesurer qu’en larmes et en douleur.
5L’incipit de Volverás a Región décrit le trajet d’un voyageur dans l’espace sauvage et hostile de Région, univers clos et archaïque dont le centre impénétrable est protégé par Numa. La configuration temporelle de cet espace repose sur un empilement où le temps géologique apparaît comme le seul principe objectivement mesurable. La flèche temporelle épouse un temps sagittal qui implique l’irréversibilité, le caractère unique, non répétitif et évolutif de chaque phase du continuum linéaire s’inscrit dans une suite d’événements inexorablement enchaînés les uns aux autres1. Le cycle accompagne la description de phénomènes géologiques qui se répètent au terme de différentes révolutions. Les paysages et les roches trahissent des changements considérables dus à des périodes alternées de repos et de désordre : fossiles déformés ; prairies dangereuses, hérissées et traversées de crêtes bleutées et fétides de calcaires carbonifères ; désert de gypse ardent parsemé de roches basaltiques, décomposées et affilées, chaîne montagneuse traversant les siècles et les ouragans adoucis par des flaques d’eau millénaires2.
6Dans cet espace, le parcours du voyageur est pour le moins labyrinthique, les chemins de traverse égarent, les trajets se croisent sans se mêler, les expériences de chaque instant sont incomplètes et inachevées comme l’indique la première phrase du récit, un mode d’entrée qui sera repris dans Viator :
C’est vrai, le voyageur qui, sortant de Région, prétend rejoindre la montagne en suivant l’ancienne route – car la moderne a cessé de l’être – se voit contraint de traverser un petit désert en altitude qui paraît interminable3.
Le voyageur qui voudrait atteindre Région depuis n’importe quelle capitale des environs par voie – si possible – ferrée, soit en descendant à Palanquinos afin de prendre la correspondance pour Castellanos, soit en poursuivant jusqu’à Ponferrada pour remonter le Sil avec le train minier de Villablino, soit – s’il vient de l’est – en arrivant jusqu’à La Robla par le train basque, soit en épuisant le réseau ferroviaire jusqu’au terminus de Macerta, via Rañeces-Cabeza del Torce, saura très vite à quoi s’en tenir4.
7Pour gravir le sommet qui mène à la connaissance, l’étranger de Volverás a Región se heurtera dès le départ à un espace incohérent, la distance qui sépare Región de ce point culminant s’avère irréductible. Le chemin du Formigoso emprunté par les explorateurs est une transition qui se pérennise, elle ne permet au sujet de s’approcher du centre que pour mieux l’en éloigner.
À un moment ou à un autre, en sentant que chaque pas ne fait que l’éloigner un peu plus que ces montagnes inconnues, il connaîtra le découragement. Et un jour il devra abandonner son projet et retarder la vieille décision d’escalader le sommet le plus haut, ce pic calcaire en forme de masque qui conserve imperturbable, sa légende romantique et son panache de bourrasque neigeuse5.
8L’opposition entre deux espaces (un lieu tabou où règne Numa et une zone de tolérance) est fortement minée par une barrière « indéchiffrable », « à moitié effacée » qui vient fermer l’incipit du roman. Personne ne peut apprécier les conséquences d’une éventuelle transgression, la limite ne permet ni de structurer l’espace de manière signifiante, ni de donner un sens au mouvement du personnage auquel elle impose un parcours contradictoire en le condamnant à faire demi-tour. Le seuil se voit ainsi privé de significations culturelles qu’il actualise habituellement, il n’est plus le lieu d’un passage mais celui d’un piétinement. La distinction établie par Michel Serres entre topologie et géométrie se révèle ici pertinente, la première ressemblant à un mouchoir froissé où « deux points très éloignés se trouvent tout à coup voisins », l’autre à un mouchoir repassé où des distances peuvent être mesurées métriquement. Si le temps classique se rapporte à la géométrie (non point à l’espace mais surtout à la métrique), la topologie fait des rapprochements apparemment arbitraires des données naturelles et simples qui correspondent au sens du mot pli6. Des plis qui seront aussi ceux d’une écriture et d’une lecture qui ne peut plus suivre un mode linéaire et entre très vite dans un fonctionnement de rhizome, sollicitant toujours davantage les associations et l’exercice de la mémoire.
9Éprouver le présent est une opération des sens, d’où les constantes références à d’intenses expériences sensuelles qui accompagnent l’émergence du moi dans sa singularité. Commencer, c’est en premier lieu ménager un espace où les sensations vont facilement imprégner la mémoire auditive, tactile, visuelle et olfactive du lecteur : coups frappés aux premières heures de la matinée dans Horas en apariencia vacías, appels discrets et péremptoires dans TLB, intonation étrange dans Reichenau, toux mélancolique du vieillard endeuillé dans Últimas noches de un invierno húmedo, grelots violemment secoués et suspendus à un ruban noir annonçant une visite mystérieuse dans Después.
10Face à l’hétérogénéité inhérente à toute expérience réelle, la temporalité ne peut s’apprécier qu’en terme qualitatif. Dans l’ensemble de l’œuvre, la répétition des verbes « percibir » (percevoir) et « concibir » (concevoir) semble rappeler l’opposition faite par Bergson dans La pensée et le mouvant (1911). Il est donc question de revenir à une détermination du temps qui veut que « les différences qualitatives sont partout dans la nature » et que « l’hétérogénéité constitue le fond même de notre expérience »7. Bergson redéfinit l’hétérogénéité pure comme « durée concrète », c’est-à-dire comme la « succession de changements qualitatifs qui se fondent, se pénètrent, sans contours précis, sans aucune tendance à s’extérioriser les uns par rapport aux autres, sans aucune parenté de nombre »8. Seul le présent subjectif peut être l’objet de la véritable expérience d’une conscience qui se définit d’abord comme ce qui ressent une durée, continue, marquée par l’émergence continuelle du nouveau, hétérogène, indivisible spatialement. Le présent est passage et non état ou alors état subjectif de la conscience, c’est-à-dire enchaînement interne, son expérience ne laisse de côté aucun sentiment, aucune perception éprouvée par le sujet. L’hétérogénéité est bien l’essence de la « durée pure », nouvelle appréhension de l’immédiat qu’est le présent dans son unité qualitative. Dans ce sens, il convient d’envisager l’idée d’une mobilité même, d’une expérience du changement. Le présent ne vise pas uniquement à l’action, la vision de l’univers temporel, élargie par le cumul d’informations d’origines externes (perceptions) et internes (souvenirs), prend en compte le caractère cumulatif de la mémoire, la vie intérieure « est tout un enroulement continuel, comme celui d’un fil sur une pelote »9.
11Cette expérience interne de l’âme conduit à évoquer le passé (Nunca llegarás a nada), souvent avec nostalgie (Así era entonces). Le poids de la mémoire se traduit par une tendance à agréger tardivement les fragments accumulés au fil du flux textuel (Duelo et Últimas noches de un invierno húmedo constituent de bons exemples de ce principe). L’écriture se dote d’une mémoire des sensations où se manifeste l’expansion d’un instant initial, un instant de douleur qui altère la perception du présent sans véritablement alourdir une mémoire qui se refuse à elle-même : exécutions (Horas en apariencia vacías), dépit amoureux d’Agüeda (El demonio de la paridad), départ d’une nouvelle vie (Últimas noches de un invierno húmedo), mort de Rosa (Duelo), première expérience sexuelle du docteur Sebastián, perte de María Timoner, clichés de la vie de Gamallo (Volverás a Región).
12La portée de cette mémoire, reniée, enfouie dans le sous-sol de la conscience, indépendante de l’actif et de l’utile, est surtout mise en évidence dès l’incipit par l’exposition de structures verbales qui évacuent l’action (auxiliaire) ou la refusent par la voie de la négation. L’accumulation des formes verbales (correspondant à notre faculté de diviser et de découper dans la continuité ce qui est nécessaire à l’action sur les choses) donne l’illusion d’une immobilité décomposée où les points d’arrêts sont décuplés, chacune des « stations » ainsi obtenue étant à son tour indivisible. Dans Así era entonces, la reprise perpétuelle des auxiliaires inaccentués « haber » (« avoir ») et « ser » (« être ») de la phrase initiale dans l’ensemble du premier mouvement marque l’absence d’action et provoque une paralysie. Le changement s’introduit par une transformation des structures qui fait évoluer le système : verbe soumis à un sujet que l’on va faire varier, mémoire d’une forme verbale dont le contenu peut être troqué tandis que la trace de la matrice syntaxique (dans laquelle il était antérieurement inscrit) reste permanente ; ou inversement, verbe réitéré dans une structure syntaxique différente (en particulier sous des formes négatives qui ouvrent encore d’autres possibilités) constituent un ensemble de combinaisons possibles10. Le verbe « descubrir » introduira le changement car il réenclenche un mouvement qui se répercute dans la structure générale et permet de dissocier trois phases textuelles marquant à chaque fois des intervalles dans la progression de l’évocation11. C’est la mémoire du récit et du narrateur lui-même qui va entrer en jeu, mémoire syntaxique d’une structure, de l’inscription d’une position du verbe qui implique que chaque verbe apparaissant dans la même position, notamment initiale ou finale, rappelle le premier dispositif pour hériter de son poids.
13La mémoire et l’intériorisation subjective du changement, Numa, le gardien de Région (Numa, una leyenda) ne peut véritablement les saisir dans toute leur intensité, ceci car il répartit de manière inégale son temps entre la méditation et l’action, partage qui différencie le temps objectif du temps subjectif. Numa consacre ainsi une grande partie de son temps à la surveillance de la montagne et « ce sont les nécessités de l’action qui tendent à limiter le champ de [sa] vision »12.
14Cette tension entre deux dispositions temporelles empêche le gardien de réussir une intériorisation perpétuellement court-circuitée par l’action. Si celui-ci communie complètement avec la nature et se réveille un beau jour avec l’intuition que l’hiver est terminé et que l’intrus est en route, il passe aussi son temps de repos à préparer des pièges. Numa a oublié la nature exacte de son devoir, mais il se souvient avec une grande précision de toutes les actions entreprises, des coups tirés, la plus grande menace qui pèse sur lui n’est pas tant l’arrivée de l’intrus que les distractions susceptibles de l’éloigner de sa tâche13. Or, si tout change, le gardien reste le même et ne se confronte pas à la durée comme « altération », comme passage à un autre et transformation substantielle de soi, Numa ne vieillit pas et ne vit pas la « passion commune » de la sympathie14. C’est la mémoire même qui, réprimée, empêche l’exercice plein de la perception, le gardien ne s’interroge jamais sur les motifs d’une mission qui doit trouver une origine dans une histoire antérieure (« en una historia anterior a su época »15), il conserve le souvenir d’une douleur qu’il a décidé de conserver intacte et de taire délibérément. Telle est l’expérience du présent comme compromis moral, sa communion avec la nature est fondée sur l’oubli et l’immuable16 et sa décision de ne pas se souvenir limite ainsi son expérience du présent à l’instant.
15Numa, una leyenda s’articule de façon ambiguë sur une structure linéaire et cyclique. Le récit s’ouvre sur un retour des saisons comme recommencement périodique infini de ce qui s’est déjà passé (« Al igual que el anterior el verano venía muy fresco »17). Dans la montagne, la moindre différence s’inscrit déjà dans le retour du même, et le changement n’est virtuellement envisageable que dans la mesure où il manifeste une osmose entre le gardien et l’univers naturel18. Le mythe incarne la dimension religieuse d’un savoir univoque qui entrave toute projection mentale individuelle, la légende intègre la dimension imaginaire et historique, elle questionne l’inscription subjective. Foi, croyance, dogme et religion sont fréquemment mis en rapport avec l’échec existentiel présent. La guerre civile n’est pas l’unique cause de l’anéantissement, la destruction de l’individualité reste plus profondément le résultat d’un processus où la religion — au sens large de vérité — détruit la capacité de discernement et de jugement individuel, conduisant à une uniformisation qui pervertit l’homme19. L’ordre moral lié à la mission de Numa, principe recteur qui émane de la notion de propriété, se rapporte à un devoir, et c’est bien dans cet ordre d’idée que tout changement devient terrifiant. La menace d’une infime variation, qui empêcherait le retour du même de se réaliser, introduit une incertitude quant à la valeur de ce que l’on est censé revivre éternellement. Ce doute pose un problème moral dont Numa est responsable car il endosse le recommencement d’actions dans un présent éternel, alors que lui-même a oublié la cause même de ce devoir.
16L’éternel retour revêt dans les œuvres une nature complexe, car ce qui se joue autour de l’expérience cyclique est d’une double nature, selon que l’on se place au niveau d’une construction sociale ou individuelle. Celui-ci renvoie initialement à l’ordre moral imposé par Numa, dépositaire d’un équilibre social. Le gardien doit sauvegarder l’étanchéité d’un système clos qui refuse les échanges. Ce microcosme finit par suivre le principe nietzschéen ; ni statique, ni véritablement immuable, sa mutabilité n’est ni continue ni cumulative, il n’a ni but ni état successif et finit par se détruire dans l’acte même par lequel il se réalise ; dans ce sens, « il vit sur lui-même : ses excréments sont sa nourriture »20. On comprend alors la fascination pour les phénomènes de putréfaction, la décomposition des corps et les formes variées de dégradations physiques ou morales, la description du processus de pourrissement des feuilles qui ouvre longuement le récit Una tumba est à ce titre exemplaire21.
17Pour Numa, le devenir est quelque chose qui doit être dominé, il est irruption de l’inattendu régulé par des lois. Dans ce sens, l’éternel retour implique que le futur ne soit plus la vision de l’irruption de l’absolument inattendu, mais plutôt celle d’un processus qui s’adapte à ce qui est prévu et donc à un ordre qui contrôle le devenir. Le mythe de l’éternel retour est une forme fondamentale d’anticipation, prévoir signifie que le devenir, le temps et l’histoire s’adaptent à l’ordre attendu, qui doit alors être immuable, de même que la prévision doit être immobile (stante). Le gardien rejette ce qui est porteur de changement (l’intrus, l’étranger), régule le multiple par rapport à l’Un ; seul garant de l’unité, il affirme une position de transcendance par rapport au multiple. Dans ce sens, sa fonction est de rectifier l’altération et la corruption du principe d’identité par le multiple, de réussir la réaffirmation de ce que l’Un est l’Un. On comprend ainsi que le nouveau semble bien se dire de l’Un comme ce qui revient et du multiple, comme ce qui ne doit pas revenir ; il se dit donc de l’identique comme supérieur à la différence.
18Dans le microcosme de Région, l’individuel a pour fonction de détruire l’immuable. Mais, est-ce vraiment possible ? Entre le social et l’individuel se joue l’essentiel, à savoir la réintégration du hasard et le statut même du devenir, ce qui du point de vue de Benet recoupe l’opposition entre le rationnel et l’irrationnel. C’est bien dans le passage entre l’éternel retour d’un ordre moral socialement convenu à des intériorisations passionnelles et pulsionnelles individuelles que pourrait se manifester une ouverture sur l’incontrôlable, redonnant toute sa dimension à la part virtuelle contenue dans tout objet et à toute idée de progrès. Dans les prologues aux Cuentos, Benet prédéfinit déjà la notion de « terrain passionnel » comme un ensemble d’« états, actions, sensations, émotions » dont le rapprochement permet de couvrir un spectre si large qu’il relie les contraires22. Or, les récits se focaliseront notamment sur les relations entre la crainte, l’appréhension, la peur et la terreur.
19Benet consacre ainsi le chapitre IV de l’essai El ángel del señor abandona a Tobías aux passions et distingue longuement les formes « tener miedo a » et « temer a », afin d’insister sur une disjonction — qui existe d’ailleurs dans différentes langues (en espagnol « temor-miedo », en anglais « fear-awe », en allemand, « Furcht-Angst ») — entre l’état du corps et le mouvement de l’esprit. Il reprend à son compte les propos de Hobbes (chapitre VI de Léviathan) et de Renan. Hobbes distingue d’abord la crainte d’un pouvoir invisible, imaginé par l’esprit, légitimé ou non par la société (religion / superstition), d’une peur non limitée dont les causes sont inconnues (« Panic terror » : « Fear, without the apprehension of why or what, Panic Terror » 23). Par ailleurs, selon Renan, « yirea » définit, dans la littérature prophétique, le sentiment de respect et de distance qui se doit d’être adopté face à l’inconnu, le terme polysémique renvoie à un ensemble de notions comme la compassion, la piété ou la crainte. L’embryon des constellations propres à un système de pensée bénétien se dessine, d’un côté la dimension religieuse régulée par un comportement prévisible envers la société (la foi, la loi, la compassion, l’espérance, le sacrifice, la raison, le savoir), de l’autre, ce qui est censé échapper à la raison, s’ouvrir sur l’illimité, oublier la discrétisation, la polarisation et réhabiliter le corps par les instincts, la perception, les émotions et les sensations. Comme on le voit chez Spinoza24, les passions évoluent selon des séquences modales en suivant une syntaxe intrinsèque au fondement passionnel lui-même.
20Il s’agit donc de se placer au cœur de l’individu afin de savoir comment s’articulent et s’équilibrent les interactions entre le social et l’individuel. Si la peur (subie) se place en deçà d’un contrôle rationnel polarisé et modifie la perception de la réalité, la crainte comme conduite d’anticipation implique une réaction volontaire suscitée par un agent extérieur, elle conduit l’homme à répéter des actions identiques afin de conjurer le hasard, le prix à payer étant celui de l’aliénation. La différence essentielle entre ces notions émane donc d’un degré de contrôle conscient du sujet qui détermine les conditions de possibilités d’une suspension intellectuelle et donc de l’émergence des instincts. Provoqué par des causes mystérieuses, exogènes ou endogènes, l’effroi sort du cadre rationnel et reste toujours subi par le sujet, la suspension du contrôle intellectuel conduit à une immobilité, les passions semblent toujours annoncer la tétanie des personnages.
21Dans les textes où l’inconnu, l’invisible et le surnaturel vont entrer plus particulièrement en jeu, la figure du cercle liée au fantasme de la connaissance absolue et universelle ne parvient pas à se réaliser. Associé à un mouvement ascendant concentrique, écartelé entre des démons intérieurs et extérieurs (poids social légitimé ou force dont on ne connaît pas l’origine), le mouvement vers l’Universel s’intériorise sous la forme de passions individuelles. Le corps s’affirme comme médiation entre le monde et l’univers de sens, les champs de force s’orientent de la crainte (discrétisation et exercice volontaire) vers l’absence de polarisation de la peur et de la terreur en suivant un bouclage spiralique entrecoupé par des phases tétaniques.
22La peur et la crainte s’actualisent et s’articulent toujours selon une dynamique de recommencements et de cycles-limites, principe qui illustre également dans Por los suelos et Últimas noches de un invierno húmedo l’évolution de personnages pulsionnels ou névrosés. Les structures spiraliques de TLB ou Syllabus sont autant d’exemples de la perte de contrôle de soi face à l’invisible, la peur de l’inconnu ou de l’intrus entraîne des micro-événements qui sont intériorisés par le corps lui-même, de cycle en cycle. La concaténation des états fait naître une peur susceptible de se transformer en terreur, de conduire à la crainte pour agir directement sur les actions du sujet. Cette syntaxe est évidente dans Syllabus, où le nom du professeur « Canals », évoque la notion de spirale (cannelure de certains piédestaux et sillon en spirale de volutes ioniques) et traduit bien déjà le mouvement associé au processus de transmission de la connaissance. Le scientifique qui propose une série de conférences en rupture avec ses anciennes positions universitaires se confronte à un étudiant de province incarnant la transgression d’un système établi. C’est à partir d’une indifférence, qui présuppose finalement l’absence d’articulation entre deux mondes (savoir / profane) et d’une volonté unilatérale pour établir une interaction entre ces univers que s’articuleront les trois cycles du récit, chacun d’eux marquant une limite où s’opère une réinitialisation25 qui ne peut faire l’économie de la mise en mémoire des expériences traumatisantes initiales et s’oriente de la confusion physiologique vers la panique et l’aphasie.
23Les labyrinthes, les cercles et les spirales des incipit et des dynamiques textuelles de Juan Benet traduisent la léthargie d’un système qui ne peut se soustraire au néant et témoignent d’un échec à reconstruire l’Universel. La société refuse d’intégrer le hasard pour se placer dans l’éternel retour d’un ordre immuable, l’avenir se fige dans l’image immobile du temps et renonce au progrès. Si l’expérience individuelle ne peut réprimer ses passions et ses pulsions, la suspension de l’intellectualisation qui accompagne le retour à un instant où le corps est roi semble se placer du côté d’une tension continue, d’une terreur qui rejette le temps lui-même et s’achève dans une oscillante immobilité. Fermé sur lui-même, le microcosme de Région sera bien voué à un anéantissement absolu dans Herrumbrosas lanzas.