Le corps romantique : tentatives d’exploration d’une physique de l’illisible
1Le titre quelque peu présomptueux – et, pour tout dire, assez opaque – du travail qui va suivre masque un objectif simple et clair : montrer comment le corps, dans la première partie du XIXe siècle, s’offre comme l’un des lieux de prédilection où s’éprouve l’opacité du réel. Comment, en d’autres mots, l’énigme inhérente au corps dit, mime, valide un rapport au monde fondé sur la déroute du sens. En effet, l’herméneutique du corps qui se déploie à cette époque, tant en médecine qu’en littérature, échoue ou, du moins, se donne comme largement déficiente – une déficience qui, on le verra, est particulièrement signifiante.
2L’objet d’étude que je propose ici n’est pas nouveau1. Il en est de même du petit corpus que j’ai choisi, constitué de trois textes que j’ai précédemment abordés. Ces textes font partie de l’ensemble plus vaste de ce que l’on pourrait nommer la « fiction du corps 1830 » : il s’agit de textes de fiction rassemblés autour d’un axe chronologique (ils sont publiés un peu avant ou après 1830) et thématique (ils posent explicitement le corps comme un objet à déchiffrer, porteur d’un sens érotique, politique et esthétique) – ensemble qui, depuis les travaux de Michel Crouzet et de Pierre Laforgue, n’a plus à prouver sa cohérence2. Si le corps dans la poésie romantique mériterait aussi un traitement dans le cadre de cette étude, il semble que la question du corps se pose de manière plus pertinente qu’ailleurs dans la fiction, en raison de la confluence entre la liberté propre au genre romanesque et celle véhiculée par le corps, tout aussi rétif que le roman à un ordre éthique et esthétique. Quant à la question de l’opacité, elle est en revanche, pour moi, nouvelle. Peu présente dans mon travail antérieur, cet angle d’attaque inédit augurait de se révéler fructueux pour analyser l’objet et le corpus concernés. Il y avait là, semble-t-il, une clef herméneutique pertinente, capable de rassembler le sens de manière neuve.
3Si l’on s’intéressera ici à la représentation littéraire du corps, il va sans dire que celle-ci, surtout à l’époque romantique, est informée, construite, conditionnée par le savoir médical, bien que le degré d’influence d’un domaine sur l’autre soit assez délicat à évaluer3. Le premier temps de ce travail consistera donc à étudier, avant la plongée dans les textes littéraires eux-mêmes, dans quelle mesure le discours médical témoigne d’une épreuve de l’opacité du corps.
4Nul n’ignore que la médecine, par la grâce lumineuse du scalpel, prétend apporter une réponse claire et nette à l’apparente et déroutante opacité de la chair. Ouvrir le corps, c’est avant tout chercher à voir ce qu’on ne voit jamais, mettre à nu le mystère organique. Quoi de plus opaque en effet que le corps, dont l’énigme est, pour une large part, associée à celles de la densité, de la profondeur et de l’invisible ? Comprendre le corps, en ce premier XIXe siècle, ne consiste donc pas seulement à le regarder, mais aussi à le sonder, le pénétrer, l’éprouver comme masse et réseau. Les premières années du siècle marquent, à cet égard, une étape importante dans la prise en compte du corps comme un lieu à éprouver concrètement. C’est à cette époque, en effet, que naît l’anatomie clinique4, appelée aussi anatomie pathologique, qui consiste à disséquer les organes d’un patient mort afin d’établir un lien entre le tissu analysé et les symptômes de la maladie qui s’est révélée fatale. Révolution capitale que cette anatomie clinique, puisqu’elle constitue une observation inédite du corps malade (la dissection, à l’âge classique, avait pour ambition essentielle, on le sait, de comprendre le corps, mais non le corps malade). Ainsi, à l’aube du siècle, si le corps humain demeure un objet d’investigation encore inédit, il s’instaure sans conteste comme un espace à parcourir, un champ neuf pour le regard. La volonté de savoir est indissociable d’un désir de voir. Voir, c’est relever ce provocant défi pour l’œil que constitue le corps. La médecine nouvelle invente donc une « visibilité des pathologies », qui érige le corps comme lieu d’un donner à voir aussi nouveau que radical.
5Dans le sillage de l’essor de la médecine clinique, qui veut voir le corps, apparaît l’ambition, encore plus largement diffusée à cette époque, de lire le corps. Divers savoirs, diverses pratiques, diverses sciences, plus ou moins pertinents, visent cet objectif commun. Le mesmérisme, le magnétisme, le somnambulisme, sans oublier la physiognomonie et la phrénologie, constituent quelques-unes de ces voies d’exploration. Apparues dès la fin du siècle précédent, vulgarisées en France dans les années 1820, ces « sciences » façonnent la manière de représenter le corps, non pas tant par leur présence dans les textes, assez réduite par ailleurs (n’était-ce l’exploitation balzacienne de la physiognomonie) que parce qu’elles font du corps le lieu d’une herméneutique, d’un déchiffrement, d’une lecture. Tout se passe comme si ces différentes formes de lectures, certaines crédibles, d’autres fantaisistes, constituaient une anatomie clinique parallèle et clandestine, mais vouée au même objectif : déchiffrer le vivant. Au lieu d’avoir accès au secret organique en ouvrant le corps, elles le lisent, le déchiffrent, la lecture devenant alors une forme symbolique de dissection.
6Le regard investigateur, par la précision de l’observation, devient le garant d’une clarté du discours. Si tout est donné à voir, tout peut se dire clairement. C’est ce que démontre Michel Foucault, pour qui le regard clinique, par son ambition de lisibilité, démolit une doxa médicale fondée sur le fantasme et la supposition :
[Avec la clinique,] les formes de la rationalité médicale s’enfoncent dans l’épaisseur merveilleuse de la perception, en offrant comme visage premier de la vérité le grain des choses, leur couleur, leurs taches, leur dureté, leur adhérence. L’espace de l’expérience semble s’identifier au domaine du regard attentif, de cette vigilance empirique ouverte à l’évidence des seuls contenus visibles. L’œil devient le dépositaire et la source de la clarté5.
7C’est bien le regard, un regard garant de la clarté, qui fonde le savoir clinique sur le corps. La clinique opère ainsi une clarification du rapport de l’homme à son corps, mais aussi – et c’est pour nous capital – du rapport du corps au langage. La révolution du voir entraîne celle du dire. On verra néanmoins que tout n’est pas si simple, car la confrontation aux textes médicaux invite en effet à réviser ce jugement par trop catégorique. Dans la masse de textes qui forment la littérature médicale de l’époque, trois m’ont semblé particulièrement significatifs, car ils tracent le parcours d’une lecture du corps qui, malgré elle, échoue à lire.
8Le premier de ces textes est l’essai de Bichat, publié en 1800, Recherches physiologiques sur la vie et la mort6. Ce traité magistral, trop méconnu, fondamental pour saisir le rapport de l’homme romantique à son propre corps, recèle les conclusions de Bichat sur le fonctionnement du corps humain d’après les observations consécutives à l’anatomie clinique. De ses observations, Bichat conclut que le corps ne doit plus être considéré comme une machine soumise à l’esprit, qui aurait sur lui tout droit de puissance, de vie et de mouvement, mais comme un ensemble doté lui-même de vie. La mobilité du corps ne s’explique plus par l’ordre que lui intimerait le cogito cartésien, mais par une capacité de mouvement inhérente à la matière que Bichat nomme « sensibilité », laquelle ne se trouve plus réduite au cerveau, mais disséminée dans tout l’organisme. Cette promotion de la matière (d’inerte, elle devient intelligente) signe l’avènement d’une autonomie du vivant. « La vie extérieure résult[e], écrit Bichat, des actions successives des sens, des nerfs, du cerveau, des organes locomoteurs et vocaux »7. Or accorder une autonomie à la matière, c’est la rendre lisible, car celle-ci cesse d’être une masse ombreuse, recelant un pouvoir vaguement mystérieux, pour s’instaurer comme un organisme compréhensible, transparent, compréhensible jusque dans ses moindres manifestations. En d’autres mots, la matière corporelle, parce que désormais intelligente, devient signifiante. Dotée d’autonomie, elle cesse d’intriguer, le secret de la vie étant donné à voir « à l’œil nu ».
9Le vitalisme de Bichat valide donc la pertinence de l’observation clinique. Mais, simultanément et de manière paradoxale – et c’est ce qui nous retient ici –, loin d’éclaircir l’énigme du vivant, il semble aussi la renouveler. Certes, il accorde vie et lumière à la matière, et cette intelligibilité (autant qu’intelligence) de la matière est sans conteste du côté de la transparence. Mais cette élucidation est à double tranchant : si chaque organe, chaque cellule sont dotés de mobilité, c’est la matière tout entière qui en devient déroutante, puisque dorénavant capable de produire sans cesse du sens. Adouber le vitalisme, c’est donc vouer la lecture du corps à une éreintante instabilité. Si tout est mobile, où est le principe organisateur ? Est-ce le mouvement lui-même, la matière, les tissus ? Ainsi la réjouissante métamorphose du regard qu’est la médecine clinique se heurte-t-elle ici à ses propres contradictions. Si la physiologie de Bichat témoigne d’une modernisation de la vision du corps, elle se replace aussi sous le sceau d’une obscurité, non plus celle suscitée par l’ignorance ou la conjecture, mais celle consécutive à l’incompréhension et à la déroute face aux paradoxes du vivant.
10Ainsi, troublée par ce constat de la vicissitude du vivant et de la relativité de la matière, la rhétorique de l’auteur des Recherches, pourtant d’une clarté notable par rapport à la littérature médicale de son temps, n’est pas sans ambiguïtés. On note ainsi la persistance chez Bichat, de manière significative, de l’idée – qui fait pourtant office de repoussoir aux yeux des tenants de la médecine clinique – de force vitale, qui entraîne une définition du vivant pour le moins tautologique :
[Les corps vivants] succomberaient s’ils n’avaient en eux un principe permanent de réaction. Ce principe est celui de la vie ; inconnu dans sa nature, il ne peut être apprécié que par ses phénomènes ; or, le plus général de ces phénomènes est cette alternative habituelle d’action de la part des corps extérieurs, et de réaction de la part du corps vivant, alternative dont les proportions varient suivant l’âge8.
11La vie s’expliquerait donc par… la vie ! C’est d’ailleurs là l’essentiel de la critique que fera à l’encontre du vitalisme, dans la seconde moitié du siècle, le très positiviste Claude Bernard, pour qui la notion de « force vitale » pèche par excès de spiritualisme. De manière similaire, si la célèbre définition de la vie par Bichat (« La vie est l’ensemble des fonctions qui résistent à la mort »9) possède la beauté foudroyante d’une formule poétique, elle témoigne d’une faillite du regard. Le lyrisme de la formule rejoint l’exemple d’explication tautologique relevée plus haut. Le flou entoure le corps, qui suscite encore beaucoup d’effroi, le protégeant d’un regard trop perçant. Ainsi, autrement dit, même chez Bichat, « ce qui s’énonce », pour reprendre les termes de Foucault, n’efface pas « ce qui est tu »10.
12Le second texte médical que je convoquerai ici est un court traité de Geoffroy Saint-Hilaire, dont on connaît davantage les travaux sur la classification des espèces que ceux portant sur les anomalies anatomiques. Parmi les traités écrits par le naturaliste au cours des années 1820-1830 et portant sur diverses malformations congénitales graves, on s’attardera sur le Mémoire sur un enfant quadrupède11, publié en 1830. Geoffroy Saint-Hilaire s’intéresse ici au cas du jeune Gustave Évrard, né avec quatre jambes. Ce qui frappe d’emblée dans ce texte, comme chez Bichat, c’est la clarté de la description de l’anomalie en question, qui confirme une volonté de parfaite lisibilité du corps :
Maintenant, nous allons considérer la monstruosité en elle-même. Elle consiste dans l’existence d’un train de derrière en plus, embranché sur un bassin qui est à tous autres égards placé dans des conditions normales : un noyau osseux, lequel n’a pu, faute d’un emplacement suffisant, fournir au développement entier d’un second bassin, se trouve intercalé postérieurement et à gauche, entre la partie gauche du bassin normal et le coccyx12.
13Le corps, aussi aberrant soit-il, s’offre ici au regard sans obstacle. « On est peut-être surpris, commente Geoffroy Saint-Hilaire, que je n’emploie pas un langage dubitatif ou d’hésitation en parlant de l’organisation d’un sujet vivant », et de préciser que la clarté de sa description s’explique parce qu’il a recueilli de « nombreuses observations » et qu’il a « vraiment surpris la nature sur le fait »13. Quelle plus belle preuve de la transparence du discours clinique ? Pour parachever le tout, le traité se clôt sur une volonté, affirmée et presque claironnée, de nommer, ce qui traduit une maîtrise absolue de la relation entre la chose et le mot : « Les faits décrits dans ce mémoire […] constituent les éléments caractéristiques d’une nouvelle famille que je propose de distinguer sous le nom d’iléadelphe, c’est-à-dire, frères jumeaux joints ensemble par les iléons »14.
14Cette maîtrise, comme dans le cas précédent, n’est pourtant qu’apparente. La rhétorique médicale témoigne en effet à nouveau ici de la rémanence d’une perception fantasmatique du corps. On note, par exemple, la fréquence des comparaisons, qui renvoient l’objet d’étude à un autre plan, celui de la figuration : les jambes surnuméraires du nouveau né sont ainsi comparées à la « branche inattendue qu’aurait produite le développement d’un arbre »15. On remarque aussi la persistance de jugements de valeur mettant en péril l’objectivité scientifique : le biologiste mentionne des « membres […] bizarrement déformés à leurs extrémités »16 et des « soudures […] qui vicient l’organisation »17 du corps de l’enfant malade. Le verbe employé est violent, tout comme l’est la figure qui illustre le mémoire. On y voit le bébé, de trois-quarts dos, sans visage (c’est le corps seul qui intéresse ici), à plat ventre sur un large coussin, ses quatre jambes au premier plan. Certes, la figure nomme et donne à voir sans intermédiaire, l’aberration étant rendue compréhensible, presque palpable. Mais, loin de sonder l’énigme anatomique, la figure semble davantage revêtir une fonction de fétiche : voir et donner à voir la monstruosité, c’est se prémunir de la peur qu’elle suscite, c’est maîtriser par l’image, fixe donc inoffensive, la hantise que provoque l’aberration anatomique.
15On retrouve un même double mouvement paradoxal dans le dernier texte médical que j’ai choisi, un traité de l’aliéniste Esquirol, « De la manie », qui constitue le chapitre XII, rédigé en 1818, de l’ouvrage intitulé Des Maladies mentales considérées sous les rapports médical, hygiénique et médico-légal18. On objectera que la maladie mentale ne nous concerne guère ici puisque notre objet d’étude est le corps. C’est oublier, d’une part, que l’aliénation se traduit par des symptômes physiques et, d’autre part, que le siècle tout entier a cherché à rendre visible et sensible le dérèglement psychiatrique par des signes extérieurs distinctifs. Observer la manie permet donc de comprendre le corps. Celle-ci, se traduisant par une excitation euphorique qu’Esquirol décrit en détail dans son traité à travers divers cas cliniques, apparaît donc comme un dérèglement de la sensibilité, un dévoiement de l’énergie vitale.
16Puisque le corps est concerné au premier chef, on retrouve ici, sans surprise, l’idée déjà présente dans la clinique de Bichat et dans la tératologie de Geoffroy Saint-Hilaire, d’un corps à lire. Lorsque la crise maniaque éclate, par exemple, « presque toujours quelques signes plus ou moins apparents l’ont précédée »19. La pathologie s’offre ici comme un ensemble de signes à décrypter, ce dont témoigne l’observation minutieuse par Esquirol de ses patients de la Salpêtrière : « La face des maniaques est colorée, vultueuse, ou pâle : elle est crispée, les cheveux sont hérissés, les yeux sont injectés, brillants et hagards ; ces malades fuient la lumière et ont horreur de certaine couleur ; ils ont des bourdonnements et des tintements d’oreilles »20. La parfaite clarté du discours répond ici à la non moins parfaite transparence du corps. D’ailleurs, dans un texte publié la même année, l’aliéniste conclut : « Je crois plus que personne avoir appris à lire dans la pensée de ces malades »21. Si l’objet d’étude est ici, non le corps, mais la pensée, le propos ne diffère guère. Juan Rigoli, dans Lire le délire. Aliénisme, rhétorique et littérature en France au XIXe siècle, analyse brillamment cette formule : pour lui, elle traduit le rêve d’une « transparence qu’aucun signe ne pouvait offrir ». Et d’ajouter : « Dans cette fiction de lecture pénétrante, c’est l’intérieur même de la folie qui se donne à contempler sans opacité ; et ce que les yeux du clinicien y voient leur est aussi familier que les mots d’une langue connue : la métaphore d’Esquirol alimente le mythe d’un clair alphabet de la folie »22.
17Ce « clair alphabet de la folie », qui est également clair alphabet du corps, se heurte pourtant violemment aux ambiguïtés de la capture scopique. En effet, plus que dans tout autre pathologie, les symptômes de la manie sont périlleux, car susceptibles de susciter un jugement moral. Ainsi Esquirol n’hésite pas à affirmer que le maniaque « néglige sa famille », « se livre à des actions […] affligeantes »23, etc. Dans de tels énoncés, le corps du maniaque demeure opaque, parce qu’il s’avoue difficilement isolable du fantasme qu’il véhicule. En outre, comme chez Geoffroy Saint-Hilaire, l’immédiateté de l’image, qu’on pourrait croire miraculeuse, surtout concernant cet innommable qu’est la folie, ne garantit en rien la transparence du corps. Dans l’une des figures qui accompagnent le texte24, le visage de la maniaque rappelle trop ouvertement l’expression de l’effroi telle que la véhiculent les codes picturaux – on pense bien sûr ici, entre autres, à Méduse. En somme, la représentation du corps est comme occultée par le paradigme pictural. Le donner à voir se ternit, se voile, rejoignant le propos banal sur lequel s’achève le texte que la figure illustre : « Tout exprime dans cette femme le plus haut degré de perturbation de l’intelligence et des affections en même temps que la fureur la plus violente »25.
18La reconnaissance de l’opacité du corps va d’ailleurs jusqu’à se formuler chez Esquirol de manière parfaitement explicite :
Quel est celui, écrit-il, qui oserait se flatter d’avoir observé et de pouvoir décrire tous les symptômes de la manie, même dans un seul individu ? Le maniaque est un Protée qui, prenant toutes les formes, se soustrait à l’observation de l’œil le plus exercé et le plus attentif ; bien différent du mélancolique, qui se montre toujours le même, sous un petit nombre de traits faciles à saisir26.
19« Protée », objet indomptable, soumis à une équivocité des signes et à une pluralité des lectures, le corps – en bonne santé ou malade – ne parvient pas à s’extraire de cette obscurité qui lui est constitutive. Investi par le regard, l’espace du corps n’en est pas pour autant élucidé.
20Tournons-nous à présent vers le discours littéraire sur le corps. S’il est difficile de le considérer d’un seul regard avec le discours médical, on peut néanmoins affirmer que l’invention de la clinique et la clarté du regard sur le corps qui en a découlé ont été à même d’influencer la représentation littéraire du corps, et ce pour deux raisons majeures. D’abord, parce que nos médecins, en décrivant le corps, en font déjà un objet à lire, donc susceptible de figurer dans le discours littéraire. En d’autres mots, la médecine, en écrivant sur le corps, érige ce dernier, presque sans le vouloir, en relais herméneutique susceptible d’être exploité par le discours littéraire (d’autant plus que la clarté apportée par la clinique à la perception du corps joue en faveur de cette efficacité herméneutique du corps). L’autre influence de la médecine sur la littérature réside dans le fait que la nouvelle liberté du corps, qui a prouvé son autonomie, semble avoir eu une répercussion sur la liberté avec laquelle les écrivains ont donné à lire le corps. Autrement dit, de même qu’il y a, en médecine, un affranchissement du corps d’avec les codes nosologiques, de même, il y a un affranchissement du corps romanesque d’avec les codes de la représentation littéraire. La médecine ouvre ainsi le corps romanesque à tous les possibles du sens : ainsi, le vitalisme de Bichat trouve-t-il un parfait prolongement dans la topique de l’énergie – et pas seulement chez Balzac.
21Mais, comme si le discours médical, jusque dans ses défaillances, contaminait l’espace littéraire, l’investigation poétique des corps échoue tout autant que l’exploration physiologique. Si l’intention de lecture du corps y est tout aussi prégnante que dans le discours médical, elle se heurte à une même pratique déceptive. L’œil regarde, certes, mais ne voit rien. Si la chair, par la grâce de la fiction, dont le coefficient de « réalisme » est sans doute plus fort que le discours médical, est éprouvée et vécue par le lecteur, elle n’en demeure pas plus lisible. Ainsi, la naissance de la clinique, posée à nos yeux trop bruyamment par Michel Foucault comme point de départ de l’herméneutique moderne, ne suffit plus à assurer la transparence des phénomènes. On objectera que l’opacité à laquelle le discours littéraire sur le corps se heurte est sans doute due au fait même de la représentation romanesque, qui répond à un impératif esthétique qu’ignore le texte médical. À l’opposé des écorchés des Lumières, mais aussi du nu néoclassique, où l’exhibition du corps suffit à l’élucider, le romantisme recherche en effet, on le sait, une poétique du flou qui ne peut que préserver l’énigme du vivant. Cette indéniable beauté de l’opaque, ou, du moins, de l’obscur, dont le corps s’érige comme l’un des meilleurs terrains de déploiement, fausse sans doute quelque peu cette volonté de voir que l’on accorde trop volontiers ici à la fiction. La littérature vise à prolonger une énigme que la science a précisément pour but de dissiper, prouvant là sa capacité de « réaction » au sens organique : plus le corps s’ouvre au regard médical, plus les représentations plastiques l’opacifient. Néanmoins, afin de nous préserver d’une explication facile – « réactionnaire », justement –, il nous faut poursuivre l’investigation en considérant d’un seul tenant médecine et littérature.
22Je solliciterai ici trois textes : Lélia de George Sand (1833 pour la première version du roman, 1839 pour la seconde), Fragoletta d’Henri de Latouche (1829) et Le Chef-d’œuvre inconnu de Balzac (1831, repris en 1837)27. Outre leur communauté chronologique, ces trois textes – deux romans, une nouvelle – mettent en scène des corps. Le corps de Lélia, dont la défaillance, pour être peu visible, n’en est pas moins violente, puisqu’elle est frigide. Le corps de l’hermaphrodite Fragoletta, ensuite, monstruosité anatomique qui n’est pas sans rappeler les cas étudiés par Geoffroy Saint-Hilaire. Le corps de la Noiseuse peint par Frenhofer, enfin, qui, à l’inverse des deux premiers corps, constitue une représentation plastique – particularité qui a son importance, on le verra.
23Lélia met en scène la déroute du regard sur le corps féminin. En parfaite contradiction avec les exigences de lisibilité de la clinique, le corps de l’héroïne se soustrait en effet sans cesse au regard masculin. Le roman est ainsi scandé par le retour de l’impossible investigation de son corps, que les trois hommes qui tentent de la comprendre, Trenmor, Sténio et Magnus, « interroge[nt] […] avec anxiété »28. « Qu’est-ce donc que Lélia ? »29, s’interroge Sténio, qui va même jusqu’à dire plus loin à celle qui se refuse à lui : « Si je ne vous aimais pas avec passion, je n’aurais pas l’audace de vous interroger, fussiez-vous le plus remarquable sujet offert aux observations du physiologiste »30. Sand parodie ici le regard médical, comme pour le renvoyer à ses impasses. La formule n’est d’ailleurs pas sans rappeler l’étonnement de Raphaël, héros de La Peau de chagrin, devant cet autre charade anatomico-érotique qu’est la comtesse Fœdora : « Vraiment, vous êtes un sujet précieux pour l’observation médicale ! »31. Là aussi, l’allusion irrespectueuse à l’observation clinique fait de cette dernière, comme si elle se trouvait contaminée par l’échec du dire qui est à l’œuvre dans le récit, une herméneutique déficiente. Impossible à voir, le corps de l’héroïne demeure tout aussi opaque dans les portraits qui nous sont donnés à lire et qui ont tous pour point commun une dimension contradictoire. Tantôt « froide comme le marbre »32, tantôt soumise aux « flots ardents de [s]on sang »33, puissante et impuissante, volontaire et passive, mobile et immobile, Lélia est bien – même si le terme n’apparaît pas – cyclothymique. Mais loin de faire de son héroïne un cas clinique, Sand s’empare d’un savoir médical dont elle sent parfaitement qu’il n’est pas fixe, pour incarner les contradictions de la femme et l’incompréhension par l’homme du désir féminin. Telle la « charade vivante »34 qu’est la Paquita Valdès d’un autre roman de Balzac, Lélia est hiéroglyphe, arabesque.
24Comment comprendre ce corps opaque ? Un jugement de Sténio nous met sur la voie. Lélia est « une ombre, un rêve, une idée tout au plus »35. Le terme est capital. On a sans doute ici la clef de ce corps si énigmatique : son impossible perception est dû, de manière ultime, à sa dimension allégorique. Et comme toute allégorie, elle court le risque de ne n’être qu’une « coquille vide », une simple matière séparée de sa signification : n’est-elle pas ce corps « où il manque toujours quelque chose d’inconnu, quelque chose qui n’a pas de nom et qu’un nuage nous voile toujours »36 ? Ce corps possède ainsi la dimension éminemment ambiguë de la figure, à la fois transparente et opaque, réelle et rhétorique. Figure, le corps rejoint ici, sans jouer sur les mots, la « figure » du traité médical : l’une comme l’autre se donne comme une représentation incomplète : dans les traités de médecine, la figure sans le commentaire est incompréhensible, de même que l’est le corps de Lélia sans le sens figuré qui lui est attaché. Faire de Lélia une figure, c’est montrer l’ineptie de la matière, car dans une figure, ce qui est manifesté – ici, le corps – n’a pas d’existence autonome. Mais cette déficience fonctionne dans les deux sens : si le corps de Lélia demeure à jamais opaque, c’est qu’il n’est présent dans le roman que comme comparé (et il n’est, dans ce cas, qu’une masse de matière désertée par le sens) ou comme comparant (et, dans ce cas, on affaire à une charade creuse dépourvue de toute dimension concrète). L’opacité du corps mime donc ici pour Sand un monde sans unité, déficient soit par excès d’idée, soit par absence de sens.
25Sanction du voir, brouillage de l’éros, constat d’une impossible unité au sein du réel : on retrouve ces éléments dans un autre corps qui résiste à l’élucidation, mais de manière éminemment plus déroutante : celui de la Fragoletta du roman éponyme de Latouche. Corps plus déroutant parce que l’opacité charnelle, simple objet narratif dans Lélia, devient ici métaphore de l’Histoire. Si l’événement, dans le roman romantique, choisit souvent le corps pour se donner à lire, en raison de la lisibilité de ce « réceptacle », il peut aussi s’emparer de la confusion dont le corps est porteur. C’est le cas dans Fragoletta. Latouche y utilise l’opacité inhérente à l’hermaphrodisme (Comment le voir, comment en parler ?) et, plus généralement, la monstruosité anatomique que la médecine, fût-elle celle de Geoffroy Saint-Hilaire, a encore du mal à considérer sans passion, pour les mettre au service d’un discours sur l’Histoire. En d’autres termes, l’Histoire exploite l’illisible du corps pour se dire.
26Comme Sarrasine, le roman de Latouche raconte une méprise érotique. Dans la Naples enfiévrée des dernières années du XVIIIe siècle, le capitaine d’Hauteville tombe amoureux d’une jeune fille, Fragoletta, qui répond aussi au prénom androgyne de Camille. Après de multiples péripéties, il apprend in fine que Philippe, le jeune homme qui a déshonoré sa sœur et que, pour cette raison, il tue en duel, n’était autre qu’un hermaphrodite : c’était Fragoletta, celle dont il s’était entiché.
27Au cours du récit, l’opacité du corps de Fragoletta est perceptible, comme pour Lélia, dans l’énigme anatomique qu’il constitue. Énigme qui prend d’abord l’apparence de l’indifférenciation : lorsqu’elle apparaît pour la première fois, la jeune Camille est décrite comme une adolescente se trouvant dans « ce rapide passage de la vie où l’on n’a point de sexe »37. Corps mixte, bâtard, composite, elle est, ailleurs, une « incompréhensible créature »38. L’opacité de cet étrange corps est aussi traduite par sa présence-absence dans le récit. L’hermaphrodisme est en effet toujours suggéré par de multiples périphrases, mais le double sexe n’est jamais explicitement donné à lire. Ce n’est qu’au détour d’un paragraphe que le lecteur comprend la particularité anatomique de Fragoletta : lorsque, recevant la lettre annonçant la mort d’Eugénie, la maîtresse de Philippe, Fragoletta trahit son émotion par une légère convulsion, on comprend que Philippe et elle ne forment qu’un. L’implicite est toujours au bord de l’opacité et il s’en faut de peu pour que le secret anatomique demeure gardé, comme dans l’Aloys de Custine ou l’Armance de Stendhal.
28Le fait que Fragoletta soit une métaphore d’une Histoire elle-même bâtarde pose un problème analogue à la figure qu’était Lélia. Relégué dans l’inconfort clair-obscur de la métaphore, le corps de l’hermaphrodite nous apprend que, si le corps est voué au non–sens, c’est moins en raison d’une opacité qui lui serait inhérente que parce qu’il est condamné au symbole, donc coupé à jamais du fait, de l’événement. L’opacité du corps s’avoue donc ici, encore davantage que dans le roman de Sand, comme l’indice éloquent, pluriel jusqu’au paradoxe, d’une Histoire en perte de repères. Naples sous la Révolution, c’est bien sûr la France de 1830, et, sous le Vésuve qui gronde, le corps fascinant de l’hermaphrodite dit une Histoire aussi aporétique que ce corps inclassable. Rien d’étonnant, dans ce contexte, à ce que Fragoletta apparaisse en songe à d’Hauteville « jusque dans la fumée des batailles »39 : belle image, dont Stendhal se souviendra peut-être dans La Chartreuse de Parme, d’une commune illisibilité du corps et de l’Histoire.
29Ainsi, le regard porté sur le corps n’entraîne donc pas nécessairement la compréhension. Si la clinique a clamé haut et fort l’importance de l’observation, il ne reste plus dans nos romans que de dérisoires vestiges d’un réel en lambeaux. Et si le corps demeure si illisible, c’est certes qu’il mime l’Histoire, mais aussi parce que l’Histoire s’offre, par définition, comme une incarnation. Dans l’épisode crucial de la visite au Musée des Studii de Naples, d’Hauteville demeure circonspect devant la statue de l’hermaphrodite de Polyclès. La raison de sa gêne s’exprime dans cette invective qu’il lâche : « Pourquoi donner un corps à une si fabuleuse rêverie ? »40. L’interrogation est essentielle : le corps apparaît ici comme le lieu d’une chute, d’une perte, d’un dévoiement fatal et comme inévitable de l’idéal. L’incarnation détruit et opacifie l’Idée, seule lumineuse. Donner à voir et à éprouver l’idée de beauté à travers un corps, c’est nécessairement la vouer au non-sens d’une matière déplorable. Comme l’a montré Pierre Laforgue, l’anomalie anatomique, pitoyable incarnation de la splendide statue antique, dit l’impossible réunion du mythe et de l’Histoire41. L’androgyne sombrant dans l’hermaphrodite, c’est donc l’idéal s’opacifiant dans la matière, c’est-à-dire dans l’Histoire. Tant qu’il demeure dans l’ordre du mythe et de l’Idée, le corps, fût-il le plus étonnant, demeure intelligible. Mais, une fois incarné, devenu expérience, histoire, événement, le corps s’opacifie jusqu’à l’illisible. Comme le sculpteur Sarrasine dans la nouvelle de Balzac, le major d’Hauteville est victime du pouvoir opacifiant, troublant – aux sens littéral et figuré – du corps, puisqu’il tombe amoureux d’un corps qui n’est pas celui qu’il imagine.
30L’expérience du corps se confond donc, dans une large mesure, avec celle de la matière. C’est bien cette dernière qui fait obstacle à la complète lisibilité du monde. Sur ce plan, un dernier texte doit être convoqué : Le Chef-d’œuvre inconnu de Balzac. C’est sans doute dans cette nouvelle que la question de l’opacité charnelle est posée avec le plus de force. Au-delà d’une déroute du regard et même d’un brouillage de l’Histoire, l’opacité du corps y exprime la mise en échec des conditions de la représentation, le divorce irrémédiable constaté par l’homme romantique entre le mot et la chose.
31Le sujet de la nouvelle de Balzac est connu. Le peintre Frenhofer annonce à ses disciples Porbus et Poussin qu’il a réalisé le chef-d’oeuvre de sa carrière, un magistral nu. Au moment de dévoiler sa toile, les deux élèves découvrent des « couleurs confusément amassées et contenues par une multitude de lignes bizarres qui forment une muraille de peinture », « brouillard sans forme »42 d’où dépasse simplement un pied de femme. Les deux jeunes gens manifestent alors leur surprise et renvoient le vieux maître à son échec. La nuit même, ce dernier brûle ses toiles et se donne la mort. On ne s’intéressera pas ici à cette œuvre sous l’angle de la thématique de l’échec créateur et des ravages du génie, déjà abondamment commentés. Ce qui nous retient ici, c’est qu’on se trouve à nouveau en présence d’un corps opaque. Mais une opacité plus radicale, car le décryptage du corps n’est plus différé ou rendu difficile, mais jamais effectué. Alors que Lélia et Fragoletta étaient malgré tout données à voir, le corps de la Noiseuse n’a pas droit à cet honneur. Mais l’opacité est surtout plus radicale et dévastatrice en raison du fait qu’il ne s’agit plus d’un corps mais d’une représentation plastique : le drame n’est donc plus seulement celui de l’impossible incarnation, mais celui de l’impossible représentation du corps par l’artefact43.
32Quelle plus convaincante expression de la difficulté à saisir le corps, même par ce medium si immédiat qu’est l’image ? Si la précision de la terminologie clinique qu’emploie le peintre (« veines », « fibrilles », « réseaux »44) rappelle celle de nos médecins, elle sera ironiquement balayée par le dénouement de la nouvelle, qui lui substituera brouillard et confusion. Frenhofer aura ce mot capital : « La Forme est une Protée bien plus insaisissable et plus fertile en replis que le Protée de la fable »45 (Esquirol, on s’en souvient, avait émis une plainte très similaire : « Le maniaque est un Protée qui pre[nd] toutes les formes »). Les deux formules constatent une même impossible saisie du corps par la représentation – celle du discours clinique ou de la peinture – ou, pour reprendre les termes de Georges Didi-Huberman, le « fiasco de toute iconographie »46. Médecin et artiste en sont réduits à une terrible aporie : pour dire le corps, il faut le fixer, l’immobiliser, mais cette fixation tue ce qui fait l’essence même du corps, qui est le mouvement. Ainsi est-ce donc le fondement même du vivant, la mobilité des organes, la sensibilité des tissus, l’autonomie du corps, qui sont à l’origine de l’opacité du nu de Frenhofer. À peine la notion de vivant est-elle mise en place qu’elle fait montre de son pouvoir de nuisance. Assimilant le savoir médical, la nouvelle de Balzac en montre en même temps les limites, à la seule différence que les failles du discours de Bichat sont ici sublimées par le fantasme et l’interrogation.
33Mobilité du corps, mais aussi mobilité de ce qu’il porte en lui. Dans ses conseils à Porbus, Frenhofer se désole de ce que son élève ait seulement peint « l’apparence de la vie », non « son trop-plein qui déborde, ce je en sais quoi qui est l’âme peut-être et qui flotte nuageusement sur l’enveloppe »47. Loin de la précision médicale, le corps – et il s’agit pourtant ici du vivant, cette notion même que les médecins tentaient de saisir – est décrit ici en termes particulièrement vagues (« ce je ne sais quoi », « peut-être », « nuageusement »). Tout se passe donc comme si le brouillard qui recouvre le corps de la Noiseuse affectait aussi, par contamination, la représentation elle-même. Confusion et opacité qui se trouvent renforcées par le fait que ce qui est énigme ici est davantage le vivant que le corps lui-même. Le corps vivant, donc, en tant que masse isolable, autonome, n’existe pas : il est toujours porteur d’autre chose, et cette autre chose ruine la représentation, la voue au lyrisme, à l’allusion, à la métaphore, à la figure, bref à un mouvement perpétuel, à une impraticable hystérie des signifiants.
34Si le corps demeure opaque, c’est aussi, dans le cas de Frenhofer, qu’il ne peut se détacher de ce qu’il est fondamentalement : une construction mentale. Lorsque Frenhofer parle du corps idéal qu’il a peint, on pourrait croire au miracle d’une représentation réussie, qui aurait capté le vivant : « Ses yeux me semblaient humides, sa chair était agitée. Les tresses de ses cheveux remuaient. Elle respirait ! »48, clame-t-il. Même vitalité, même transparence miraculeuse lorsque le peintre avoue : « Chez moi, la blancheur se révèle sous l’opacité de l’ombre la plus soutenue »49. Mais ce prétendu miracle n’est qu’un mirage. Le fourvoiement du peintre de Balzac, plus radical que celui de Sténio face à Lélia ou de d’Hauteville face à Fragoletta, est d’avoir substitué à l’objet incernable une vision imaginaire. Passé du corps réel au corps fantasmé, de l’eikôn à l’eidôlon. L’icône, on le sait, laisse filtrer le sens, elle est transparente car elle n’est que la figure d’un sens qui la dépasse. L’idole, au contraire, interpose entre la divinité et le fidèle un corps qui est vénéré en tant que tel, une masse opaque qui bloque la circulation du sens. « Veux-tu maintenant, lance Frenhofer à son élève, que je soumette mon idole aux froids regards […] des imbéciles ? »50. Plus que jamais, le corps se révèle opaque, non parce qu’il est incompréhensible, mais parce que sa représentation, plus que tout autre objet, est subjective, relative, donc opaque pour autrui.
35Mais il y a plus – et c’est là que Balzac va sans doute plus loin que Sand et Latouche. Au cœur de la fable balzacienne, il y a la découverte, fugace mais horrifiante, que le corps, dans lequel l’être-au-monde romantique se projette, n’est en fin de compte rien d’autre que sa propre fin. Si le voir échoue, ce n’est pas faute de savoir élucider, mais parce qu’il n’y a rien à élucider. L’opaque révèle qu’il est avant tout amorphe. La forme n’est plus simplement masquée, mais disparaît. Une disparition qui n’est pas totale puisque demeurent un vestige, un fétiche, le « bout de pied nu », « fragment échappé à une incroyable, à une lente et progressive destruction […] comme le torse de quelque Vénus en marbre de Paros qui surgirait parmi les décombres d’une ville incendiée »51. Comme le corps de Lélia, déchet car figure coupée de son référent, le pied est ici coupé du reste du corps. Il est, à ce titre, une forme de représentation minimale, un vestige de la mimésis, simple et dérisoire imago52 d’un objet insaisissable.
36Au terme de ce trop bref parcours, on formulera un constat et on proposera plusieurs pistes pour prolonger la réflexion. Notre réflexion a mis en lumière la même défaite du discours médical et du récit romanesque face à l’énigme du corps. À l’impossibilité de la clinique à fixer les symptômes fait écho celle du récit à fixer les représentations. Alors que le regard, tant clinique que plastique, semblait mettre en place une épistémologie de la transparence, l’épreuve des faits, autant que celle de la fiction – et c’est ce qui la rend salutaire –, brouille la donne en vouant le corps à l’irreprésentable. La chair romantique s’offre ainsi comme le lieu d’une vertigineuse permutation des savoirs, d’une infinie réorganisation du regard. La logique du vivant demeure singulièrement étrangère à celle des mots. « Les corps, écrit Jean-Luc Nancy, sont impénétrables aux langues – et celles-ci sont impénétrables aux corps, étant corps elles-mêmes. […] Tel ce mot “corps”, qui dérobe à l’instant sa propre entrée et l’incorpore à son opacité »53.
37Pour donner toute sa mesure à une analyse des discours de l’âge romantique sur le corps, il faudrait systématiser l’examen conjoint entre médecine et littérature, et de manière plus rigoureuse qu’on ne l’a fait ici. Fertile aussi serait l’examen des codes de la toilette, qui permettrait sans doute de confirmer la difficile mise en texte du corps. Il faudrait également interroger les représentations picturales du corps et se demander, par exemple, si l’immédiateté du donner à voir la chair y est un remède suffisant à l’opacité. Au sein des textes littéraires, il faudrait enfin faire une place à cet exact contraire de l’opacité qu’est le diaphane54. La rêverie sur le corps diaphane témoigne à sa manière de l’opacité du corps et de sa représentation. Tout se passe comme si, ne pouvant être élucidée, la chair était rendue translucide. Mais cette translucidité, loin de remédier à l’opacité constitutive de la chair, la confirme, non seulement parce qu’au lieu de résoudre, le diaphane annule, mais aussi parce que, idéal aveuglant et pétrifiant, il révoque le regard en validant l’écart, l’écran, l’obstacle. Comme l’opacité, le diaphane montrerait donc que le corps est voué à une inévitable distance, qu’il demeure cet objet étranger à soi, seulement perceptible à travers le salutaire filtre du signe.