Rumeur latérale et griffonnages. Introduction
1Ce premier dossier de la collection « Le fond de l’air » reprend et prolonge les débats qui se sont tenus à l’occasion du colloque inaugural de l’Observatoire des Littératures Sauvages (OLSa)1. La notion de littératures sauvages est forgée par Jacques Dubois dans L’Institution de la littérature : elle désigne les écrits « qui ne participent d’aucun des réseaux [habituels] de production-diffusion, qui s’expriment de façon plus ou moins spontanée et se manifestent à travers des canaux de fortune » (Dubois, [1978] 2005, p. 192). Si, sur les plans matériels et imaginaires, le livre, en étant au centre d’un système marchand et en se révélant tout à la fois le symbole et la concrétisation d’un statut d’écrivain, se présente comme l’objet emblématique de la littérature moderne, il serait trompeur de réduire celle-ci à celui-là. Dans le sillage des propositions de Bernard Mouralis qui, dans Les Contre-littératures (1975), se penchait notamment sur des productions orales (mais aussi sur des écrits comme les petites annonces et les bottins), nombre de propositions cherchent aujourd’hui à dépasser les réflexes « bibliolâtres » d’une histoire littéraire excluant de la littérature différentes pratiques qui, pourtant, la nourrissent (Vaillant, 2010). Mentionnons, parmi ces travaux, ceux dédiés aux rapports entre presse et littérature, qui montrent que le journal du xixe siècle est un creuset où s’expérimentent des poétiques inédites (voir notamment Kalifa et al., 2011 ; Thérenty, 2007 ; Thérenty et Vaillant, 2001, mais aussi la plateforme https://www.medias19.org/) ; ceux étudiant les pratiques d’écriture d’amateurs (Belin, 2014 ; Bertrand, 2003 ; Poliak, 2006 ; Stiénon, 2008) et les éphémères (Belin & Feran, 2016) ; ou encore, ceux interrogeant les nouvelles configurations repérables au cœur d’un champ littéraire où, articulé à la performance, à l’intervention, aux dispositifs sonores, visuels et numériques, l’écrit n’est pas la seule façon d’entrer en scène : Lionel Ruffel et Olivia Rosenthal ont de cette manière forgé et défendu la notion de « littérature exposée » (Ruffel et Rosenthal, 2010 et 2018), Magali Nachtergael propose le concept de « néo-littérature » pour rendre compte des déplacements et logiques intermédiatiques des pratiques contemporaines (Nachtergael, 2017) et Gilles Bonet, analysant les expériences de vidéo-écriture en ligne, parle de « LittéraTube » (Bonnet, 2017 ; Bonnet et Thérond, 2019). Ces différentes notions donnent à voir les débordements extra-livresques d’une littérature contemporaine qui investit des formes, supports et espaces outrepassant la seule dimension narrative pour faire valoir pleinement sa performativité et perturber en cela la distinction traditionnelle du domaine littéraire avec celui de l’art contemporain, des arts de la scène, des arts visuels, plastiques, sonores, etc. Ces productions témoignent d’une transformation du champ littéraire : loin d’être en rupture avec le nomos de ce dernier, elles en sont le produit — et sont dès lors accueillies favorablement par les acteurs et actrices du milieu (mais aussi par l’université, les centres culturels, les musées et les bailleurs de fonds) ; c’est là qu’apparaît une différence majeure avec les littératures sauvages, qui, bricolant avec les moyens du bord, ne revendiquent pas le statut d’œuvre, occupent une position subalterne dans l’institution littéraire2 ou évoluent à distance de celle-ci.
2Aux côtés des écrits sauvages nés dans l’ombre de l’institution littéraire, il existe une série de pratiques d’écriture spontanées, brutes et éphémères qui sont indépendantes des rouages et logiques du milieu littéraire. Foucault, dans L’Archéologie du savoir, invitait à s’en saisir, signalant que l’histoire des idées, « objet incertain, frontières mal dessinées, méthodes empruntées de droite et de gauche, démarche sans rectitude ni fixité » avait notamment pour enjeu de « raconte[r] l’histoire des à-côtés et des marges » ― et de préciser, « Histoire non de la littérature mais de cette rumeur latérale, de cette écriture quotidienne si vite effacée qui n’acquiert jamais le statut de l’œuvre, ou s’en trouve aussitôt déchue : analyse des sous-littératures, des almanachs, des revues et des journaux, des succès fugitifs, des auteurs inavouables » (Foucault, 1969, p. 179). Procédant de cet intérêt pour le latéral, le griffonné et l’éphémère, le premier chantier de l’Observatoire des Littératures Sauvages est consacré aux écrits de la contestation (graffitis, tags, affiches, pancartes, banderoles et collages, mais aussi tracts, imprimés de fortune, petits journaux et autres revues bricolées), procédant tous de gestes spécifiques relevant du répertoire d’actions de contestation (Tartakowski, 1998 ; Tilly, 1986). Afin de mesurer leurs effets et fonctions dans la constitution d’un contre-pouvoir, ils doivent être appréhendés d’un point de vue sociologique et pragmatique comme des « socioécritures », selon la formule de Christophe Hanna (soit des « écritures soucieuses des modes de collaboration qu’elles occasionnent pour exister » — Hanna, 2017, p. xxii), mais il semble aussi nécessaire de les étudier d’un point de vue plus internaliste, en prenant en compte leur poétique (c’est-à-dire leur dimension formelle et l’imaginaire3 qu’ils mettent en circulation, les modes discursifs qu’ils investissent — voir Hamel et Lefort-Favreau, 2018).
3La première enquête de l’OLSa s’inscrit dans un moment bien particulier : en France, le double traumatisme provoqué par les attentats du 7 janvier et du 13 novembre 2015 a entraîné l’application de l’état d’urgence et de mesures sécuritaires exceptionnelles telles que des assignations à résidence, l’interdiction de manifester et la loi numéro 2016-731 du 3 juin 2016 (dite « loi Urvoas ») octroyant davantage de libertés à la police en matière d’utilisation d’armes. C’est dans ce contexte que la loi relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels (dite « loi travail »), présentée en février 2016 et pensée dans la continuité de la loi 2015-990 pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques (dite « loi Macron »), a été promulguée le 8 août de la même année sans vote et en première lecture par l’Assemblée nationale, à la faveur de l’article 49 alinéa 3 de la Constitution française, qui donne au Gouvernement le pouvoir d’imposer l’adoption d’une loi. Dès février 2016, la présentation du projet de loi et la menace du « 49.3 » ont engendré une importante opposition de la population, traduite par des grèves et des manifestations, et par l’émergence du mouvement « Nuit debout », organisé selon les principes de la démocratie participative. Depuis au moins 2016 et la fin de la présidence de François Hollande, la France ne cesse d’être animée par des mouvements contestataires : leurs revendications sont distinctes, mais se recoupent souvent, qu’ils se prononcent contre la « loi travail », contre l’augmentation de la taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques, pour la restauration de l’impôt de solidarité sur la fortune, contre la réforme des pensions, contre la loi de programmation pluriannuelle de la recherche, contre les violences faites aux femmes, contre les violences policières ou contre le racisme. L’ensemble de ces mouvements sont accompagnés par des pratiques artivistes (articulant art et activisme) et des écrits contestataires déployés sur des supports de fortune. Ce chantier est consacré à l’étude des propriétés formelles de ces écrits, de leurs conditions d’apparition, des discours sociaux qui les innervent, des logiques présidant à leur élaboration et à leur énonciation, de leurs modes de circulation et de diffusion et de la façon dont ils supportent des imaginaires politiques. Ces derniers se recomposent à travers la prolifération de discours spontanés, parallèles, de natures diverses, qui accompagnent la parole officielle d’un mouvement social en la synthétisant par des formes accessibles et susceptibles d’assurer une large diffusion des revendications, mais aussi de rendre visibles les répressions subies par les militants. Les écritures de la contestation reposent sur une dynamique collective et anonyme autant que sur la capacité à investir des supports artisanaux ; elles favorisent l’émergence d’une parole vive, dans la logique d’un défouloir où se croisent élans lyriques, comiques et virulents.
4L’approche de ce genre de discours a jusqu’ici été majoritairement le fait de sociologues, d’anthropologues et d’historiens, dont le concours est crucial dans le cadre d’une telle enquête ; les outils du littéraire permettent quant à eux d’apporter des éclairages sur le plan de la rhétorique des écrits de la contestation, sur celui des dynamiques intertextuelles qui les animent, sur leur rapport à l’oralité et au processus d’expérimentation, sur la question des techniques et supports, sur leur rapport à l’espace et au temps, sur la façon dont ils circulent et sur leur pérennisation potentielle. Ces différents points constituent le cœur d’une enquête centrée sur les écrits sauvages de la contestation en France, de 2016 à 2022. Ces balises chronologiques et géographiques peuvent sembler réductrices en ce qu’elles évacuent notamment les échanges transnationaux qui dynamisent ces écrits (il est évident que les formes de la contestation n’échappent pas à la mondialisation : nombre de slogans, formules, chants et chorégraphies circulent et s’importent aujourd’hui de Santiago à Berlin, de Kuala Lumpur à Hong Kong et de Minneapolis à Paris — voir aussi Fleming, 2011 ; Mininno, 2021), mais elles permettent de saisir un moment particulier, cohérent et évolutif, qui s’étend depuis les premières oppositions à la « loi travail » (dont Emmanuel Macron avait lui-même posé les premières fondations avant d’inviter à la réforme du code du travail dès son élection en 2017) jusqu’à la fin du premier mandat du président en fonction : les mouvements sociaux déployés depuis le terminus a quo se prononcent contre la gestion néolibérale de l’État, contre des formes de dominations systémiques et contre la répression qu’ils subissent — ils se prolongent, à l’heure où ce dossier est finalisé, par l’importante mobilisation contre la réforme des retraites.
Paris, 19 janvier 2023
Twitter @hullabalette
5Parler de littératures sauvages à l’endroit de ces écrits pourrait sembler à la fois provocateur et désinvolte : les discussions animées autour de la notion, lors de la séance d’ouverture du colloque de Namur, ont pu en témoigner ; tout comme la façon dont un professeur émérite spécialiste d’un auteur panthéonisé a choisi de quitter la salle en s’exclamant « ce n'est pas de la littérature ! » alors que je donnais une communication sur les écrits des Gilets jaunes, à Paris, durant l’automne 2021. Évidemment, ce n’est pas de la littérature au sens institutionnalisé du terme4. Jacques Dubois, donnant à voir que la littérature fonctionne comme une institution « à la fois comme organisation autonome, comme système socialisateur et comme appareil idéologique » (Dubois, [1978], 2005, p. 51), citait lui-même les graffitis du métro new-yorkais et les slogans de mai 68 comme emblématiques de cette « activité scripturale qui est peu contrôlée et peu reconnue mais dont on ne peut dénier qu’elle ait quelque chose à faire avec le littéraire » (Ibid., p. 215). C’est dans l’interstice ouvert par ce « quelque chose à faire avec le littéraire » qu’il s’agit de s’aventurer. Il faut bien en convenir : entre un poème de Lamartine, de Hugo ou de Baudelaire et un message griffonné sur une pancarte de manifestation, il y a une évidente différence de cadre (de contexte, de scène énonciative et, surtout, de statut pragmatique accordé par convention au message), mais il peut aussi exister une intersection qui tient à l’impulsion de dire une émotion et de la faire ressentir à l’autre par le biais d’un dispositif discursif usant de la fonction poétique du langage, d’éventuelles médiations allégoriques, de la recherche d’un rythme ou d’une microfiction percutante. Parler de littératures sauvages implique la prise en considération d’un régime de littérarité conditionnelle, pour le dire avec les mots de Genette (1991 ; voir aussi Danto, 1989). Cela permet aussi de dépasser l’opposition paradigmatique entre « écritures ordinaires » et « écritures littéraires », formalisée notamment par Daniel Fabre et efficace dans bien des cas (qu’on songe aux petites annonces, listes de courses et autres bottins déjà recensés par Mouralis5), mais qui sous-estime la capacité des premières à exploiter des procédés poético-rhétoriques et à organiser des dispositifs de lecture complexes autant qu’elle surestime « l’exercice scrupuleux du “bon usage” » dont feraient preuve les secondes et « la sacralisation qui, peu ou prou, accompagne depuis deux siècles la mise à distance littéraire » (Fabre, 1993, p. 11).
6L’enjeu, en définitive, n’est pas tant de renverser les idoles que de ménager une place pour des pratiques d’écriture autres que consacrées, de se demander comment la littérature se construit aussi hors du livre, hors du circuit éditorial, hors de l’institution littéraire, à travers des supports alternatifs qui assurent la circulation de discours et qui les infléchissent directement. C’est, dans le même geste, se demander à nouveaux frais ce qu’est au fond la littérature — cette notion qui, comme toute construction sociale, est provisoire, éphémère et discutable (Coste, 2017, p. 21) — et ce qu’on peut en faire si on considère qu’elle ne doit pas seulement désigner un ensemble de textes ayant fait l’objet d’une validation par une série d’instances, mais aussi une pratique polymorphe autorisant différents usages sociaux (différentes façons de bricoler la fonction poétique, de jouer des ressources du langage, d’explorer ses possibles), différents modes d’investissements, imaginaires et croyances.
7Le nom du réseau de chercheurs qu’est l’Observatoire des littératures sauvages peut prêter le flanc à la critique. L’adjectif sauvage fait partie des termes omniprésents dans le discours social contemporain et dont on pourrait craindre qu’il ne soit un lexème d’« ambiance », pour reprendre une expression de Nicolas Vieillecazes (2019), ou une manière de s’articuler à une veine post-latourienne fustigée par Frédéric Lordon (2021) : le terme n’est pas sans réactiver un imaginaire romantique dont Rimbaud se moquait quand il prétendait « s’absorculer dans la contemplostate de la nature », mais il peut aussi charrier un ensemble de connotations négatives sinon franchement coloniales, notamment quand il est mobilisé par certain ministre de l’Intérieur. Penser en termes de littératures sauvages implique tout d’abord de revendiquer une filiation théorique et méthodologique en s’inscrivant dans le prolongement du travail mené en sociologie de la littérature par Jacques Dubois, c’est-à-dire de se situer, de dire d’où l’on parle, de reconnaître ses héritages et ses dettes, et de se donner les moyens de prolonger collectivement un modèle critique. Mobiliser cette catégorie, c’est aussi miser sur un imaginaire du non-domestiqué revendiqué par certains polygraphes (qu’on pense aux numéros de Presse sauvage nés dans la ZAD d’Arlon ou de la mobilisation du terme par les membres du collectif Mauvaise troupe), et prendre en considération un ensemble de pratiques, d’acteurs et « de processus qui échappent au contrôle » (Maris, 2018, p. 9), sans prétendre naïvement qu’il seraient vierges, non affectés, non corrompus et purs, mais en se penchant sur la façon dont ils décident d’« entrer au bois », pour reprendre une formule de Philippe Artières (2019), c’est-à-dire de sortir du pré carré, de l’espace cultivé et clos, pour s’engager du côté de ce qui n’est pas routinisé6. Et pour aller y voir, un observatoire, donc, par manière de clin d’œil, de fortune euphonique autant qu’isotopique puisque l’observatoire, comme lieu où l’on se poste pour observer, décrire et analyser, est fréquemment accolé au terrain sauvage ; on peut l’envisager comme une façon d’y être en sachant qu’on n’y est pas, d’être au plus près de ce qu’on regarde sans pour autant y appartenir — une zone presque mixte, ni tout à fait dehors ni tout à fait dedans, à la lisière, qui permet de prendre du recul sans être trop loin de ce qu’on scrute et sans être dupe de sa propre extériorité. De plus en plus fréquemment, les institutions qui se baptisent observatoire ont pour objectif de veiller au grain, de prévenir des dérives — encore faut-il éviter que l’observatoire ne devienne mirador, comme cela peut être le cas, quand ceux qui l’occupent jouent du surplomb pour en faire un instrument de contrôle et quelquefois tirent à vue (a priori, le risque est mince dans notre cas, mais il n’est pas inutile de le rappeler).
8Ce dossier réunit la version développée et amendée d’interventions prononcées au colloque inaugural de l’OLSa, de même que plusieurs propositions nées des échanges et réflexions qui s’y sont tenus. Durant ces deux journées, tout en cherchant à appréhender les singularités des différents cas mobilisés (leurs modes de fonctionnement, rôles et effets, les visions du monde qu’ils construisent et mettent en circulation, leurs axiologies, etc.), en exposant les précautions nécessaires à la constitution et l’examen de tels corpus (ainsi de leur saisie par la photographie et, parfois, par les réseaux sociaux, qui sont autant de médiations opérant un travail de cadrage et de sélection) et en discutant des concepts les plus à même de les éclairer — « phototexte engagé » (Foucher Zarmanian et Nachtergael, 2021), « actes d’écriture » (Fraenkel, 2006 et 2007), « parasitage urbain » (Smith, 2021), « espace public oppositionnel » (Negt, 2007), etc. —, nous avons essayé de dégager un certain nombre de prises pour saisir les logiques des écritures sauvages de la contestation. Il a quelquefois été possible d’étudier ces écrits de façon panoramique (en interrogeant, par exemple, l’imaginaire, l’axiologie et les procédés argumentatifs développés par tel groupe ou telle mouvance à l’aune d’une mosaïque d’écrits sauvages qu’il s’agit de reconstituer), mais aussi de mener des analyses plus ponctuelles (en se penchant spécifiquement sur les enjeux et implications de tel message bien particulier, en se demandant, à cette occasion, comment négocier la question de l’auctorialité et à quelles conditions on peut penser la production de tel slogan ou de tel message en termes d’énonciation collective). On peut déplier de la façon suivante les axes envisagés, en assumant la porosité des différentes catégories et en annonçant quelques cas, dont plusieurs sont étudiés dans le présent dossier :
91) Stratégies rhétoriques et expérimentations formelles : quelles argumentations sont construites par ces écrits ? Quelles postures collectives permettent-ils d’adopter ? Comment ces écrits donnent-ils à voir l’évolution éventuelle de ces argumentations et postures ? Quels régimes énonciatifs sont privilégiés ? Quels rapports à l’oralité sont envisagés, quels rythmes sont adoptés (Carle, 2019) ? Au moment de l’invasion russe en Ukraine, les manifestations qui se sont déployées devant les ambassades russes, un peu partout dans le monde, s’en tenaient souvent à scander et afficher le mot d’ordre нет войне (net voyne, « non à la guerre ») parce que ce message apparaissait comme limpide et primordial — sa présence s’observait jusque sur les murs du métro de Moscou. Peu à peu, après les premiers jours du conflit, on a vu se développer, hors du territoire russe, les banderoles et pancartes arborant des mots d’esprit et autres blagues tournées contre Vladimir Putin ; l’investissement dans le style potache est parfois nécessaire dans ces moments de crise, en ce qu’il neutralise temporairement l’affliction en fédérant les acteurs de la contestation dans une complicité potentiellement joyeuse (Saint-Amand, 2019).
© La rue ou rien
10Comme l’écrit justement Arno Bertina à propos des écrits sauvages de mai 68 : « Il y a dans tous ces tags […] une vivacité intellectuelle qui condense ce que le tract rendra parfois pesant. Partant, les graffitis sont parfois plus efficaces ; avec eux la colère peut recruter car ils donnent de cette cause un visage enthousiasmant. On ne peut pas fédérer autour de la fureur toute nue ; il lui faut, et au sentiment d’injustice, un humour qui dira qu’on n’est pas enchaîné à une passion triste, mais électrisé par un horizon heureux (que la colère doit permettre d’atteindre) » (Bertina, 2022, p. 45). La convocation du registre comique et de procédés comme le calembour et le détournement ont parfois d’autres motivations : témoignage d’endurance du côté des Gilets jaunes capables de se moquer de l’indécence des dirigeants comme de tourner en dérision les énucléations dont ont été victimes certains des leurs (adoptant en cela un rire feint, qui a la couleur de leurs gilets et promet une vengeance : « J’avais d’beaux yeux, tu sais », « Borgne to be free », « La police fait mal son travail, ça crève les yeux » — Saint-Amand, 2021a ; sur le rire des vaincus, voir aussi Fœssel, 2022, p. 184-195) ; nécessité, pour les lycéens et collégiens marchant pour le climat, de remotiver le caractère sauvage d’une manifestation qui perd son caractère irrévérencieux dès lors qu’elle s’apparente à une sortie scolaire encadrée par des enseignants (et multiplication, dès lors, des slogans érotisés du type « La planète, ma chatte, protégeons les zones humides »). Ce qui s’écrit sur les pancartes, banderoles et murs tient aussi de l’esquisse du monde possible, de la projection fictionnelle, dont il s’agit de prendre la mesure et d’essayer de comprendre l’agentivité et le potentiel politique (Murzilli, 2023, p. 14). Les écritures sauvages de la contestation sont par ailleurs l’occasion d’expérimentations formelles : ainsi, les collages féministes exploitent entre autres la saynète (« Tu veux quoi pour Noël ? — Maman vivante »), l’apostrophe (« Sois fière et parle fort », « Tu trouveras toujours notre soutien sur les murs ») ou le femmage (féminisation de l’hommage, faisant signe vers les victimes disparues et avivant leur souvenir).
112) Dynamiques intertextuelles : loin d’émerger ex nihilo, les écrits sauvages de la contestation ne cessent de s’adosser à des références culturelles et politiques dont ils s’emparent pour les reconfigurer, et qui varient logiquement selon les moments, les lieux et les acteurs/actrices impliqués. De cette manière, les mobilisations contemporaines ne cessent de renvoyer à des éléments de la « culture ordinaire » (Fasula et Laugier, 2021) ou à la pop culture (rap, séries, fictions dystopiques, etc.), se distinguant en cela de certaines inside jokes prisées par les étudiants lettrés de mai 68 (Hamel et Lefort-Favreau, 2018 ; Gobille, 2018 ; Saint-Amand et Tilkens, 2021).
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12Elles s’adossent aussi volontiers à des moments marquants de luttes passées, qui inscrivent une mobilisation dans l’histoire de ce que Rimbaud appelait les « révoltes logiques » et, en cela, tendent à la légitimer (ainsi des références à mai 68 et la Commune de 1871 observées dans nombre de manifestations sous le premier quinquennat d’Emmanuel Macron, et, tout récemment encore, dans le slogan « Si tu nous mets 64, on te re-mai 68 » omniprésent dans les manifestations contre la réforme des retraites — voir Huppe et Saint-Amand, 2021, Larrère, 2021 ; Saint-Amand, 2021a). Ces logiques intertextuelles dépassent parfois la seule référence pour miser sur l’adoption de formes bien spécifiques (ainsi du journal mural Y a plus qu’à de Louise Moulin, pensé dans le sillage des papillons surréalistes) ; elles donnent aussi à voir, par des effets de viralité propres aux réseaux sociaux sur lesquels ces écrits trouvent une seconde vie, des logiques de stylisation formelle et d’homogénéisation (ainsi de la reprise de formules ou de structures — du type « plus de X, moins de Y » : « Plus d’Apaches, moins de cow-boys », « Plus d’Ernaux, moins d’Arnault », « Plus de banquise, moins de banquiers », etc.), dont Armando Petrucci, dans un travail fondateur mais antérieur à l’avènement du web 2.0, disait qu’elles échappaient à l’écriture urbaine (Petrucci, 1993, p. 224).
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133) Techniques et supports : graffitis, tags, pancartes, banderoles et autres collages, petits imprimés, tracts et brochures procèdent tous de gestes spécifiques, nécessitant la maîtrise d’un certain savoir-faire. Chaque type d’écriture contestataire implique un choix de matériau et l’acquisition de techniques : la mise en place d’un journal indépendant ou d’une petite revue bricolée suppose la constitution d’une chaîne de production dont les différents maillons assument un rôle spécifique ; on ne compose par une banderole de la même façon quand il s’agit de la déplier dans un stade, dans une manifestation ou sur son balcon ; de même, la bombe ou le marqueur n’appellent pas la même dextérité et ne s’appliquent pas similairement sur toute surface. Sur les réseaux sociaux, les groupes dédiés aux collages féministes s’échangent volontiers des conseils pratiques relatifs au matériel à utiliser (ou à proscrire), aux heures et lieux à privilégier, aux murs à investir et à éviter, etc. Le collectif Black Lines investit pour sa part différents supports et techniques : depuis l’interpolation de fresques préexistantes (ainsi de l’opération visant à peindre des larmes sur l’immense fresque figurant une Marianne, dans le 13e arrondissement) jusqu’aux banderoles des cortèges de tête (fréquemment confisquées par les forces de l’ordre qui, en ce début d’année 2023, ont parfois jugé bon de prendre la pose avec le matériel confisqué — à l’image d’une patrouille scoute ayant dérobé le drapeau de l’adversaire ou, plus embarrassant, d’un noyau dur de supporters dans la même situation), en passant par les fresques murales ouvertes à la participation de néophytes.
144) Rapports à l’espace et au temps : quels lieux sont investis et quand ? Comment les écrits jouent-ils avec les codes et valeurs des lieux sur lesquels ils se déploient ? Quels dialogues peuvent se nouer sur un même mur à la faveur d’une mosaïque d’écrits contestataires ? Comment ces écrits invitent-ils à repenser ou modifier l’espace public ? On a pu observer de nombreux détournements d’enseignes de luxe après les sorties hebdomadaires des Gilets jaunes (de cette façon, une boutique de la marque de maroquinerie Lancel a vu son logo interpolé en « Lancelepavé »), de même que des réactions amusées aux protections adoptées par certains commerces après la détérioration de vitrines (sur une agence bancaire protégée par des plaques : « Normalement les barricades c’est nous » ; ailleurs, « pensée aux familles des vitrines »). Dans un article sur les collages féministes accueilli par l’atelier de théorie littéraire de Fabula (Saint-Amand, 2021b), je proposais d’envisager les formes de sociabilité où se construisent et s’éprouvent les écrits sauvages de la contestation comme des ateliers d’écriture : l’analogie a peut-être quelque chose de romantique (dans certains groupes de collage, après l’euphorie des premiers moments, on privilégie désormais les échanges via un groupe WhatsApp aux réunions informelles et les slogans sont moins débattus que sélectionnés dans une base de données — ceux qui obtiennent le plus de « likes » sont susceptibles d’être collés sur les murs), mais les réflexions sur le temps et l’espace sont au cœur de la pratique du collage, comme en témoignent aussi, durant les périodes de confinement procédant de la pandémie de Covid-19, le repli vers des collages virtuels sur différents monuments parisiens, assurant une veille tout en affirmant la possibilité d’actions à venir sur le Panthéon, la pyramide du Louvre ou le palais de l’Élysée.
Paris, décembre 2019.
155) Devenirs : comment ces écrits circulent-ils ? S’ils sont voués à la disparition matérielle, comment leur mémoire peut-elle se maintenir ? Comment sont-ils repris, prolongés, pérennisés parfois ? Comment pouvons-nous les archiver ? Quels sont les effets d’un déplacement médiatique ? Le devenir le plus évident des écrits sauvages est la disparition, l’effacement, ce qui fait que leur étude est un défi en soi : ils sont en effet doublement éphémères en raison de leur déploiement sur des supports de fortune (et, parfois, de leur illégalité), mais aussi de leur réaction à l’actualité (qu’il convient de rappeler lors d’approches diachroniques). Les membres des groupes de collage féministes documentent sur les réseaux sociaux l’arrachage de leurs messages (mais aussi les agressions qu’elles subissent de la part de particuliers s’opposant à leurs actions) et savent que certains sujets sont plus susceptibles d’attirer les services de voirie que d’autres (les collages fustigeant la police, de cette manière, sont rapidement arrachés, effacés, nettoyés, alors que certaines prises de position autorisant un plus grand consensus sont parfois épargnées7). Après le meurtre de Georges Floyd le 25 mai 2020, une pétition a de cette façon circulé en Belgique pour réclamer la préservation d’un wagon de train recouvert par un imposant «I can’t breathe», mais l’auteur du tag a indiqué ne pas souhaiter une telle préservation, estimant que l’effacement faisait partie du jeu.
Belgique, juin 2020.
16Au-delà de l’effacement, l’un des devenirs possibles des écritures sauvages de la contestation tient à ce qu’on pourrait appeler une survivance dans l’imaginaire, propice à certaines formes de réactualisation et d’intertextualité. Enfin, un troisième cas de figure tient à leur transformation et leur déplacement, qui peuvent impliquer un lissage : les slogans de mai 68 font désormais l’objet de « beaux livres », sont repris sur des cartes postales, posters et autres goodies qui euphémisent leur portée révolutionnaire en ne conservant que leur dimension esthétique. Les outils numériques contemporains et les réseaux sociaux sont précieux en ce qu’ils permettent aujourd’hui de soutenir l’élaboration d’un corpus d’écrits sauvages réfractaires, mais aussi d’assurer leur pérennité. Il faut aussi convenir du fait que les réseaux sociaux et certains médias d’information sont parfois pensés dans la composition même de ces écritures et de leurs devenirs : ces espaces sont des vecteurs de visibilité (partant, d’un certain capital symbolique) et peuvent en venir à orienter certaines poétiques — puisque, désormais, arborer une pancarte lors d’un mouvement social peut conduire à se retrouver dans le « top 10 des meilleurs slogans » publiés au lendemain des manifestations par des journaux en ligne (faut-il s’étonner du fait qu’au sein de ces classements, on trouve plus volontiers des formes comiques ou incongrues que des formules inquiètes ou virulentes ? Comme le rappelle Terry Eagleton (2019, p. 137), l’humour, s’il permet de questionner des normes, tend parfois à en renforcer d’autres. De ce point de vue, la presse joue un rôle ambigu, puisque, tout en ne pouvant éviter de commenter la contestation, elle la réduit parfois à un joyeux cortège, en donnant de la visibilité aux messages les plus consensuels et en encourageant leur réalisation par des manifestants dont elle nourrit le désir de visibilité, paradoxal dans cette situation mais emblématique d’une ère néolibérale. Le fait est que la tentation du quart d’heure de célébrité n’échappe pas à la manifestation : sa stimulation contribue peut-être à émousser cette dernière, mais, dans le même temps, elle incite aussi de plus en plus de monde à construire sa petite pancarte et à rejoindre une vaste cohorte contestataire).
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17Au moment d’achever ce dossier, les mobilisations se multiplient en France contre la réforme des retraites : lors des rassemblements, les pancartes et calicots semblent de plus en plus nombreux qui tentent de maintenir l’alliance entre contestation et bonne humeur — manière d’affirmer une forme d’endurance, on l’a vu, mais aussi de signifier au gouvernement que ses propositions méritent d’être tournées en dérision. Derrière un slogan calembouresque qui avive la mémoire d’une révolution fédératrice (le fameux « Si tu nous mets 64, on te re-mai 68 »), on observe différents jeux avec le nombre 64 (« plutôt Nintendo 64 que la retraite à 64 », « Mario 64 oui, la retraite à 64 ans non », « 16-64 c’est une bière, pas une carrière »), des antithèses et paradoxes (« Vous n’avez pas le droit de mettre à genoux ceux qui tiennent la France debout », citation de la députée Rachel Keke ; « La retraite en camping-car pas en corbillard », « Perdre sa vie à essayer de la gagner », « Non à la traite des vieux »), des contrepèteries (« En haut des couilles en or, en bas des nouilles encore »), de nombreux calembours (« Pôle emploi : t’as d’beaux vieux tu sais », « Faisons-les battre en retraite », « Bah voilà tu l’as ta république en marche ! », « l’âge de l’arthrite n’a pas reculé » ; plusieurs exploitant aussi les ressources onomastiques : « Plutôt Borne out que burn-out », « Nous aussi nous sommes borné·es ! », « Manu ciao ! », « Manu tu dépasses les Borne ! », « 49.3 Borne à pied, ça use, ça use ! », « Borne to die », « Borne to be wild »), quelques dialogues fictifs (« – Pépé, tu peux garder les gosses ? — Bah nan, j’peux pas, chuis au taf ! »), des détournements proverbiaux et paronomases (« Metro, boulot, caveau », « Metro, boulot, tombeau », « La retraite avant l’arthrite », « Pas de misère pour nos grands-mères », « Non au workisme, oui au wokisme »), diverses allusions érotiques (« Je déprime moins en simulant l’orgasme qu’en simulant ma retraite », « Marre de simuler ma retraite, je veux en jouir » ou le désormais universel « Si on avait voulu se faire baiser par le gouvernement, on aurait élu Brad Pitt », « Pourquoi pas 69 quitte à se faire baiser ? », « Ma retraite c’est comme ma chatte, je veux en jouir »), des coalitions avec les combats féministes (« Les politiques c’est comme les agresseurs, ils ne pigent pas que non c’est non », « Plus que 5439 féminicides avant ma retraite »), et, de façon assez remarquable, de nombreuses pancartes autotéliques jouant sur le fil de l’absurdité ou signalant l’exaspération de leur propriétaire par des injures incongrues (« Non, mais là, oh, dis ! », « ’culé ! », « fumier de lapin ! », « Macron caca boudin », « Mais merde à la fin ! », « On n’est pas du tout d’accord », « On en a gros » — reprise d’une formule contestataire de Perceval et Karadoc dans la série Kaamelott —, « JPP ! » [pour J’en peux plus], « On ne sait plus quoi écrire tellement c’est la merde », « Ma pancarte est pourrie, ma retraite aussi », « Ma pancarte est pourrie, ta réforme aussi », « Je suis d’accord avec les autres pancartes », « Et puis quoi encore ? », « Vazy, ça m’saoule »). L’humour exposé par ces écrits tempère l’exaspération ressentie par celles et ceux qui descendent dans la rue ; à la violence vécue lors de l’annonce de la réforme s’oppose un état d’esprit volontiers rieur, une joie militante (bergman et Montgomery, 2021) revendiquée comme antidote à une axiologie néolibérale érigeant le travail et le profit en valeurs premières : en cela se mesurent les effets de ces pancartes, banderoles et autres écrits sauvages de la contestation, qui concourent à performer une voie de sortie, à la rendre désirable sinon envisageable, à proposer des pistes alternatives, à dépasser l’absurdité du réel par celle de la microfiction ironique, à ouvrir l’espace des possibles — soit autant de fonctions qui ont « quelque chose à faire avec le littéraire ».