1Peut-on écrire aujourd’hui sur l’histoire littéraire sans être soupçonné de prôner une forme de « retour à l’histoire littéraire » ? Si retour il y a, celui-ci se prépare, en réalité, depuis fort longtemps. Qu’on ouvre Histoire/Littérature d’Anne Roche et Gérard Delfau, publié aux éditions du Seuil en 1977 et issu de travaux de recherche entrepris dès 1971 : toute une partie de l’ouvrage nous paraît irrémédiablement datée, héritage délaissé d’une génération dont nous ne partageons plus les préoccupations (psychanalyse, marxisme, « freudo-marxisme »), mais l’autre partie de cette étude traite de points d’histoire qui nous préoccupent fort – apparition de la critique au xixe siècle, professionnalisation de la discipline, influence exercée par l’histoire positiviste, magistère de Lanson ou encore conflit entre tenants de la critique des sources et formalistes. Ce n’est toutefois qu’avec la publication de La Troisième République des lettres d’Antoine Compagnon, en 1983, que le terrain défriché par Anne Roche et Gérard Delfau est apparu comme un champ d’étude central. Encore a-t-il fallu attendre les années quatre-vingt-dix pour que se multiplient les travaux consacrés à cette question, notamment à la suite du collectif dirigé par Henri Béhar et Roger Fayolle : L’Histoire littéraire aujourd’hui, véritable coup d’envoi des réjouissances. Depuis lors, il semble que l’histoire littéraire, traditionnelle (l’érudition, notamment biographique) ou plus novatrice (mâtinée, par exemple, de sociologie littéraire), exerce un attrait qui n’est pas sans rappeler le rôle dont elle fut investie au début du siècle, alors que l’histoire régnait sans partage sur le champ récemment constitué des sciences humaines.
2En effet, la méfiance lucide que nous inspire le positivisme des disciples de Lanson ne suffit pas à nous préserver d’un sentiment de nostalgie à l’égard d’une méthodologie rigoureuse et efficace. Chacun s’accorde aujourd’hui à proclamer les bienfaits d’une conciliation entre diachronie et synchronie et Clio exerce plus que jamais son autorité sur les textes à fonction esthétique – la fécondité des travaux relevant de l’histoire culturelle, l’ouverture de vastes chantiers consacrés à la périodisation, à la notion d’événement et aux genres littéraires sont les signes les plus manifestes du désir que nous avons de ressaisir la littérature dans son historicité.
3S’il n’est pas vraiment question de contester l’opportunité d’une telle évolution, il ne s’agit toutefois pas de l’entériner trop rapidement. Le consensus qui semble actuellement prévaloir risque fort de masquer les risques que nous encourrons en confiant aveuglément tous nos espoirs en une histoire littéraire rénovée. Antoine Compagnon constatait dans La Troisième République des lettres que l’histoire de la critique semble se répéter : les reproches que la « nouvelle critique » fit aux mandarins de la Sorbonne ressemblaient étrangement aux reproches que l’histoire littéraire avait adressés, en son temps, aux maîtres de la « critique impressionniste » (terme vague servant à désigner les tenants d’une critique « littéraire », rebutée par les prétentions scientistes de Taine et de ses successeurs). Longtemps indifférente à tout ce qui l’avait précédée, la « nouvelle critique » ne vit pas ce qui se rejouait dans sa propre histoire. Il y a là, écrivait Antoine Compagnon, « un point aveugle, un impensé de la nouvelle critique : ses rapports avec l’histoire littéraire. C’est de cet impensé, comme un ver dans le fruit, qu’elle languit aujourd’hui – étant admis qu’elle languit1. »
4Le problème semble s’être à présent inversé. Si le développement de la théorie littéraire s’accompagne désormais d’un souci archéologique (comme en témoigne, par exemple, l’intérêt porté à l’histoire de la rhétorique et de la poétique), l’histoire littéraire n’est, quant à elle, pas parvenue à convaincre qu’ayant intégré les apports de la « nouvelle critique », elle ne favorisait pas un simple retour à l’érudition, tant il est vrai que celle-ci est encline à se perpétuer sans se préoccuper des critiques qui lui ont été faites. Il se peut que la théorie soit elle-même l’impensé de l’histoire littéraire : non pas une discipline concurrente dont elle devrait suivre les recommandations, mais une dimension qui lui est, plus qu’elle ne le pense, constitutive et à laquelle elle reste à tort indifférente, comme si elle était condamnée à reconduire sans cesse le même programme de recherches historiques sans réussir à tenir compte de ce qui la distingue en tant qu’étude des faits littéraires.
Si près, si loin
5L’histoire littéraire exerce à présent toutes les fonctions de ce que Pierre Nora a baptisé au début des années quatre-vingt « lieux de mémoire » : institutions, monuments ou simples dates devenus les symboles d’une histoire vivante et complexe, ressaisie comme « un enjeu toujours disponible, un ensemble de stratégies, un être-là qui vaut moins par ce qu’il est que parce que l’on en fait2 ». À ce titre, le basculement décrit par le maître d’œuvre des Lieux de mémoire dans « l’ère de la commémoration » intéresse les littéraires tout autant que les historiens, ne serait-ce que parce que pour les uns comme pour les autres, l’examen critique du passé se double progressivement d’une certaine mélancolie à l’égard du révolu. L’histoire était, au début du siècle, une « mémoire vérifiée », la « rectification » d’une tradition partagée par tous les membres de la communauté ; avec l’entrée dans l’ère de la patrimonialisation et de la commémoration, c’est la mémoire, entendue comme « avènement à une conscience historique d’une tradition défunte », « récupération reconstitutrice d’un phénomène dont nous sommes séparés3 » qui tend désormais à exercer les fonctions autrefois imparties à l’histoire. Les études de lettres n’ont-elles pas connu une évolution semblable ? L’histoire littéraire, pensée comme une procédure d’analyse rigoureuse – qu’on en juge en se reportant à cet étonnant concentré de positivisme que Gustave Rudler publia en 1923 : Les Techniques de la critique et de l’histoire littéraires en littérature française moderne –, s’est progressivement dotée des attributs de la mémoire. Aussi notre rapport au passé est-il désormais en grande partie motivé par un sentiment d’amputation : nous ne nous jugeons plus les propriétaires des grands auteurs, mais leurs lointains (et le plus souvent indignes) héritiers. Irrémédiablement séparés d’une certaine idée de la littérature, nos travaux se veulent d’autant plus savants qu’ils visent à reconstituer un ensemble de concepts, de pratiques et d'archétypes qui nous sont devenus étrangers et qui forment un terreau indispensable à une lecture correcte des textes antérieurs à la fin du xxe siècle.
6Les études dix-septiémistes ont tiré le meilleur profit d’une telle mutation en reconstituant les fondements rhétoriques et poétiques d’une littérature que nous ne considérons plus comme un idéal à imiter, mais dont nous explorons à l’envi toutes les subtilités, comme on peut le faire d’une doxa qui nous serait à la fois étrangère et pourtant si familière. Si nous dissertons sur le « goût » classique, c’est en y voyant un système de normes dont tout nous sépare – conditions socioculturelles, présupposés théoriques, valeurs esthétiques. Nous ne tentons pas moins d’en restituer au mieux l’ensemble des codes, au risque de donner à nos recherches l’accent de la nostalgie. La littérature n’est plus à nos yeux une réserve de formes et de textes immédiatement disponibles, mais un vaste domaine à reconquérir sur l’oubli, une succession d’époques et d’aires plus ou moins étrangères les unes aux autres. Cet effort pour s’en tenir au plus près de ce que furent les usages littéraires antérieurs nourrit en nous un double sentiment : la sensation que le passé nous est à la fois proche et lointain. Il y a là une ambiguïté propre à l’exercice de la mémoire.
7Ce tournant très général a pour principal effet de faire de l’histoire littéraire une histoire au second degré, mettant au jour ses propres conditions d’élaboration et ses principales règles d’écriture. Depuis la publication de La Troisième République des lettres, les travaux portant sur la naissance et le développement de cette discipline se sont multipliés. Les plus féconds ont porté sur la question des origines, que Claude Cristin avait explorées dès 19734 : la somme de Luc Fraisse a notamment conduit à reculer la date à laquelle on fixait d’ordinaire l’apparition d’une méthodologie – Lanson ne serait que le codificateur d’un ensemble de règles et de concepts largement exploités avant lui5. La question de la périodisation et des rythmes de l’histoire littéraire a, de même, suscité d’importants travaux6, ainsi que celle des rapports avec les différentes disciplines qui se partagent aujourd’hui le champ de la littérature comme l’histoire, la sociologie ou la génétique7. Mais il y a plus intéressant encore : quelques critiques tentent de faire de l’histoire littéraire une voie de renouvellement pour la théorie elle-même. C’est le cas de José-Luis Diaz qui intitulait son intervention lors du colloque sur la théorie littéraire organisé à l’Université Paris VII-Denis Diderot en 1999 : « Quelle théorie pour l’histoire littéraire8 ? » Cette question pourrait s’appliquer à l’ensemble de ses travaux, aussi bien qu’à ceux d’autres spécialistes du xixe siècle comme Alain Vaillant.
8N’y a-t-il cependant pas lieu de craindre que le redressement annoncé soit aussi pour beaucoup l’occasion d’« en revenir à une stabilité et à une unicité du sens » et ainsi de « maintenir coûte que coûte des pratiques littéraires obsolètes9 » ? Ainsi devenue l’un de nos principaux « lieux de mémoire », l’histoire littéraire est-elle en mesure d’offrir une voie de renouvellement ? Philippe Régnier a raison de rappeler que l’engouement actuel ne doit pas cacher un simple retour à l’identique et qu’il importe, par conséquent, de fixer des exigences théoriques précises, ainsi que le font une partie des critiques dont il vient d’être question.
Effets d’annonce
9Il est, en réalité, un signe plus inquiétant que les autres. Un signe que nous pouvons interpréter comme l’indice d’une inquiétante propension de la part de l’histoire littéraire à reconduire son propre programme, comme si aucune avancée n’avait été accomplie jusqu’ici.
10On le sait : quelques articles sont continuellement invoqués afin de légitimer l’idée d’une histoire littéraire renouvelée. Destinés à souligner l’ancienneté, et par conséquent la nécessité, des recherches entreprises, ces articles peuvent aussi être interprétés comme autant de preuves d’une inquiétante stagnation. Il s’agit, pour l’essentiel, du « Programme d’études sur l’histoire provinciale de la vie littéraire en France10 » de Gustave Lanson publié en octobre 1910, de « Littérature et vie sociale. De Lanson à Mornet. Un renoncement11? » de Lucien Febvre en 1941, d’« Histoire ou littérature12 ? » de Roland Barthes en 1960 et de « Poétique et histoire13 » de Gérard Genette en 1969. Alors que Lanson et Febvre entendaient « soumettre l’étude de la littérature française à la méthode historique14 », Barthes et Genette, pour qui « l’œuvre est essentiellement paradoxale, […] à la fois signe d’une histoire et résistance à cette histoire15 », se sont employés, à l’inverse, à distinguer nettement ce qui relève de la compétence des historiens, c'est-à-dire l’histoire de la « fonction littéraire », et ce qui touche à la création littéraire, objet d’une psychologie selon Barthes ou d’une histoire des formes littéraires selon Genette. Depuis La Troisième République des lettres, le programme esquissé par Lanson est sans cesse invoqué et les enjeux qu’on peut tirer du croisement des quatre articles que nous venons d’énumérer inlassablement rappelés. Car le projet de Lanson – « tenter d’établir entre l’histoire (sans épithète) et l’histoire littéraire une plus étroite communication16 » – est plus que jamais à l’ordre du jour, comme en témoigne le dynamisme dont fait preuve la sociologie de la littérature. Il rend, par conséquent, d’autant plus pressantes les objections de Barthes et de Genette qui, tout en n’hésitant pas à abandonner aux historiens la dimension collective de l’art (depuis la production jusqu’à la consommation des œuvres), s’efforçaient néanmoins de circonscrire un domaine relevant de la seule juridiction du littéraire et de préserver ainsi la possibilité d’une véritable théorie de la littérature.
11C’est que l’histoire littéraire ne présuppose aucune théorie en particulier, puisqu’elle est « avant toute chose une idéologie (l’idée d’une littérature nationale)17 » et qu’elle n’offre, par conséquent, que la perspective d’une accumulation d’objets dont l’étude soulève des difficultés plus méthodologiques que théoriques. Dans sa présentation des actes de deux journées d’étude consacrées aux nouvelles voies de l’histoire littéraire, José-Luis Diaz recensait quelques-uns des chantiers qui restent encore à explorer : la correspondance, les écrits intimes, la littérature panoramique ou les modes de sociabilité littéraire18. Il en est beaucoup d’autres, que les participants de ces journées d’étude envisageaient à leur tour : une histoire de la lecture, de la presse, des « choses dites », etc. Prospective, l’histoire littéraire se distingue par sa capacité à inventorier les objets appartenant au champ de la littérature et à pousser ses recherches aux frontières de ce domaine afin d’en reculer les bords. C’est là son principal intérêt, mais peut-être aussi sa principale limite. En effet, loin de garantir la réconciliation annoncée entre diachronie et synchronie, l’addition hétéroclite de ces différents chantiers ne suffit pas à garantir la pleine réalisation du programme établi, même si elle témoigne du dynamisme apporté à exhumer des documents jusqu’alors négligés ou rendus difficilement accessibles. La reprise, en des termes quasi-identiques, du projet de recherche envisagé par Lanson témoigne d’un très inquiétant phénomène de redite : éprouverait-on le besoin de réitérer sans fin un tel projet si on avait pris soin d’en entreprendre l’exécution ? Et que penser d’une discipline ayant régné si longtemps sans être parvenue à atteindre les objectifs qu’elle s’était fixés dès le début du siècle ? La seule répétition de ce programme d’étude suffit à en faire un simple effet d’annonce, sans que l’on puisse s’assurer que la discipline chargée d’en garantir la réalisation est bien en mesure de le faire.
12On peut interpréter cet effet de stagnation de trois manières différentes. L’explication la plus positive consiste à n’y voir qu’un effet de relance, voire, si l’on se veut résolument optimiste, d’amplification : le programme fixé est si vaste qu’il nécessite d’être rappelé ou amendé à intervalles réguliers. De sorte que ce phénomène de rappel serait dû moins à l’inconsistance de ce programme qu’à l’incurie ou à la lenteur de ceux qui sont chargés de le réaliser. On peut, à l’inverse, conclure de cet état de fait qu’un tel programme d’étude n’est tout simplement pas réalisable. Les références aux articles de Lanson, Febvre, Barthes et Genette n’auraient, dans ce cas, qu’une fonction incantatoire : semblables en cela aux formules magiques, elles vaudraient avant tout par le prestige que nous accordons à ces noms et aux perspectives théoriques qui leur sont liées, mais viseraient à masquer le fait que les objectifs fixés ne peuvent être atteints.
Un point d’achoppement de l’histoire littéraire
13C’est sur un même phénomène d’enlisement, d’enrayement de l’histoire que s’ouvrait La Troisième République des lettres. Dans le cas présent, il est plutôt question d’une sorte de fixation. Ce qui est à craindre, ce n’est pas vraiment que les mêmes phénomènes produisent les mêmes effets, à l’insu des individus concernés. Mais plutôt que la répétition du même projet nourrisse le même enthousiasme, sans que l’on s’interroge sur les raisons de la stagnation des recherches entreprises.
14Il est une troisième interprétation possible. C’est celle qui consiste à voir dans cette redite programmatique le point d’achoppement de la discipline. Tout se passe comme si ce programme était irréalisable parce que l’histoire littéraire n’était pas en mesure de se fixer à elle-même des limites : son champ d’exploration, loin de se restreindre au domaine de ce que l’on nomme « littérature » à une époque donnée, englobe, ainsi que le rappelait Lanson, tout ce qui se publie et se lit, et plus largement encore l’ensemble des conditions socioculturelles qui interviennent de manière plus ou moins directe dans le processus de création littéraire. Privé de véritables bornes, le programme de l’histoire littéraire est en quelque sorte inépuisable et, pour cette raison même, paraît régulièrement épuisé, tari. Car une telle profusion d’objets a pour contrecoup une certaine déficience théorique : l’histoire littéraire semble vouée à accumuler les données, partant elle semble condamnée à attendre de son autre, la théorie, de nouvelles impulsions. Ces impulsions peuvent être de deux natures : la théorie peut procéder à l’examen critique des présupposés les plus contestables de l’histoire littéraire – ainsi que l’a fait la sociologie, fort critique à l’égard de son aînée –, ou lui ouvrir de nouvelles perspectives, semblables à celle qu’offre, par exemple, la notion de « fonction auteur » proposée par Foucault.
15L’incantation programmatique a pour cause, on le voit, cette irréductible dissociation entre histoire et théorie littéraires. Apparemment incapable de développer sa propre théorie, la première semble vouée à attendre de la seconde qu’elle la couvre de ses sarcasmes ou qu’elle lui prodigue son aide, qu’elle la contraigne à répondre à ses attaques (et, de cette manière, à réaffirmer la supériorité de l’examen des sources et du commentaire sur la spéculation à partir des possibles textuels) ou qu’elle lui fournisse de nouveaux outils.
16Mais pour quelle raison l’histoire littéraire serait-elle dépourvue de toute véritable dimension théorique ? En tant que branche de l’une des sciences humaines les plus anciennes et les plus nobles, la science du révolu, n’est-elle pas supposée soulever une large batterie de problèmes épistémologiques ?
Une histoire axiologique
17L’histoire littéraire représente un type tout à fait particulier d’histoire. La principale difficulté est d’en saisir parfaitement la nature.
18Dans Comment on écrit l’histoire, Paul Veyne rappelle que l’histoire littéraire, parce qu’elle se définit par son rapport aux valeurs, relève de l’« histoire axiologique » (terme emprunté à Max Weber). Celle-ci ne se limite pas à la « recherche des faits causalement importants pour une connexion historique » ; elle a pour objet des textes dotés d’une valeur esthétique et de valeurs sociales, politiques ou culturelles préalables. L’historien traditionnel a pour contrainte de s’en tenir aux seuls jugements de faits, en respectant une forme de neutralité à l’égard des valeurs dont il rend compte : « Qui lisait, qui écrivait ? Que lisait-on et comment concevait-on la littérature et les écrivains ? Quels étaient les rituels, les rôles et les chemins de la vie littéraire ? Quels auteurs, grands ou petits, ont créé des modes, provoqué l’imitation19 ? » Toutes ces questions sont de nos jours l’objet privilégié de la sociologie littéraire. Pour l’historien de la littérature, elles ne sauraient suffire. Celui-ci doit rendre compte de l’œuvre de Racine en elle-même et non comme si cet écrivain était un simple figurant de la vie littéraire de son époque. L’historien axiologiste traite de textes évalués non seulement par les contemporains de leur production mais par les générations qui ont suivi, de sorte qu’il lui faut prendre en considération toute leur épaisseur chronologique et s’appuyer sur un processus d’appréciation rendu insaisissable par l’incessante réorganisation du champ des textes esthétiquement valorisés :
[…] une histoire littéraire du xviie siècle, écrite du point de vue non axiologique de l’histoire pure, serait une "littérature du xviie siècle en son temps", tandis qu’une histoire littéraire écrite du point de vue axiologique, comme on l’écrit très généralement, équivaudrait à une "littérature du xviie siècle vue du point de vue du goût du xxe siècle" ; on comprend que le fameux paradoxe du "renouvellement des chefs-d’œuvre" soit propre à l’histoire axiologique, et normal pour elle seulement20.
19Éric Méchoulan développe longuement cette question dans Pour une histoire esthétique de la littérature. Prenant pour point de départ le paradoxe constitutif de toute histoire de la littérature (et plus largement des arts), à savoir le fait qu’une œuvre du passé puisse nous parler encore au présent, celui-ci tente d’identifier différents concepts représentatifs de ce que l’on pourrait appeler une « épistémologie de l’histoire littéraire » :
Si les œuvres nous touchent toujours, il faut comprendre ce que signifie cet effet produit. Si les dettes envers le passé nous lient encore ou nous deviennent problématiques, il reste à saisir ce qu’il en est de l’héritage. Si des savoirs soigneusement reçus nous permettent de construire immédiatement des images du monde, encore s’agit-il d’appréhender la formation de ces images et de se représenter leur immédiateté. Si ces réceptions et ces productions témoignent ainsi d’un être-affecté, on doit analyser ces caractères qui prennent la forme d’une blessure. Si le temps n’est pas spatialisé dans la blessure, mais au contraire activé, c’est en termes de vitesse qu’il faut alors entendre le rapport à l’histoire et à la représentation. Si les événements du temps semblent prendre de court toute régulation a priori dans les œuvres littéraires, comment encore comprendre les rapports entre événements et règle ? Enfin, si la règle suppose de nécessaire réitérations, il reste à saisir les modes d’opérations de ces reprises21.
20Sont ainsi déployées les notions de « dette », d’« héritage », d’« immédiateté », de « blessure », de « vitesse », de « lieu comme-un » ou encore de « reprise », qui sont autant de moyens d’ajuster les grandes questions historiographiques au domaine particulier de la littérature.
21Quel que soit l’intérêt de la réflexion d’Éric Méchoulian, il n’est pas sûr pourtant qu’elle résolve la question du statut de l’histoire littéraire et de ses éventuels enjeux théoriques. Suffit-il, en effet, de mettre en évidence la dimension axiologique et plus particulièrement esthétique de cette discipline pour lui conférer une véritable autonomie ? Car la singularité de l’objet considéré ne justifie pas que l’on modifie ainsi les modes d’approche. Paul Veyne, après avoir posé l’existence d’une « histoire axiologique », en fait la remarque. Tout d’abord en soulignant qu’il est tout à fait possible d’imaginer une histoire pure de la littérature et des arts : c’est ce que fait la sociologie, que Veyne assimile à une forme d’histoire sociale ou d’histoire non-événementielle (ce que les tenants actuels de la sociologie de la littérature contesteraient certainement). Ensuite en précisant que l’histoire axiologique s’appuie sur des jugements de valeurs qu’elle reproduit mais avec lesquels elle se confond pas – un historien de la littérature n’a pas besoin d’avoir bon goût pour être un bon historien. L’essentiel (mais cela pose déjà de grandes difficultés) est de savoir déterminer quels auteurs sont dignes que l’on parle encore d’eux,
après quoi, ajoute Veyne, l’histoire axiologique n’est plus substantiellement différente de l’histoire pure, sauf qu’elle reste centrée sur la singularité des auteurs ; mais elle ne réclame plus de goût, de sympathie pour les belles-lettres, ni quelque conaturalité avec l’œuvre d’art : elle exige seulement la faculté maîtresse de l’historien, qui n’est pas la sympathie, mais la faculté mimétique ; de plus, quelque virtuosité de plume : tout normalien fera l’affaire22.
22En dépit de son caractère tranchant, l’analyse de Veyne permet de rendre compte d’un phénomène dont nous sommes (jusqu’ici) les témoins impuissants : les historiens et les sociologues sont en mesure d’exécuter ce programme qu’esquissait Lanson, sur lequel revenait Febvre et que Roland Barthes leur concédait de manière dédaigneuse et peut-être quelque peu négligente. La fécondité des études réalisées par les élèves de Bourdieu et par les spécialistes d’histoire culturelle (histoire de l’édition, histoire des intellectuels, histoire des pratiques culturelles…) prouvent de facto que la différence que marque l’adjectif « axiologique » se ramène finalement à peu de choses23. Forts d’une méthodologie et d’une plus grande familiarité avec les archives ou les très vastes corpus, les historiens et les sociologues se substituent sans grande difficulté aux historiens de la littérature, condamnés à défendre leurs prérogatives en arguant de leur rapport privilégié aux textes eux-mêmes.
23Mais ce dernier rempart paraît bien fragile. Nous avons beau protester, il est difficile de prouver qu’une histoire dite « littéraire » serait à même de rendre compte, mieux que tout autre discipline, des chefs-d’œuvre du passé, et a fortiori des textes écrits dont la valeur n’est pas assurée ou tout du moins ne nous apparaît plus de manière évidente, mais que l’historien est, à l’inverse, tout à fait en mesure de traiter puisque tout élément vaut, à ses yeux, comme indice d’un état de civilisation donné. De droit et, progressivement, de fait, l’histoire littéraire se voit peu à peu dépouillée non seulement de la question des valeurs (sociales, politiques et culturelles) mais aussi de celle de la valeur esthétique elle-même, qui lui apparaissait jusqu’alors comme sa chasse gardée : mieux préparées à rassembler puis à analyser tout ce qui s’écrit et se lit à une époque, l’histoire culturelle et la sociologie peuvent légitimement prétendre battre leur concurrente sur ce terrain. Ne reste alors que la lecture précise des textes, souvent délaissés par ces disciplines, faute d’outils rhétoriques, poétiques ou stylistiques adéquats. Voire… Puisqu’en théorie, rien n’interdit aux spécialistes du révolu ou du social d’emprunter des concepts qui n’appartiennent pas en propre à l’histoire littéraire et de les appliquer à leur tour à des textes choisis : témoins la lecture de L’Éducation sentimentale par Bourdieu dans Les Règles de l’art et les analyses très fines de François Hourmant dans Au pays de l'avenir radieux : voyages des intellectuels français en URSS, à Cuba et en Chine populaire. Dans les deux cas, les concepts employés ont beau valoir pour un ensemble très large d’œuvres, il n’en reste pas moins qu’ils fonctionnent en tant que clés de lecture au même titre que celles qu’emploie l’historien de la littérature.
Les genres factuels et le temps des lettres
24Le « retour à l’histoire littéraire » risque, on le voit, de cacher un enjeu bien plus essentiel : faute de dégager une perspective théorique qui lui soit propre, cette discipline risque de se limiter à reconduire un programme dont les principaux éléments sont connus depuis Lanson (et certainement avant lui) et dont la mise en œuvre risque fort de lui échapper, puisqu’elle se voit peu à peu dépouillée de ses propres objets par des concurrentes plus anciennes ou mieux aguerries, sans être en mesure de se fixer un objectif qu’elle seule serait en mesure d’atteindre. Au moment où elle retrouve toutes ses prérogatives, l’histoire littéraire n’est pas loin d’apparaître comme un géant aux pieds d’argile, contraint de s’en remettre dans son effort pour avancer à la théorie littéraire d’un côté et à l’histoire ou la sociologie de l’autre.
25Toute la difficulté tient, nous semble-t-il, au fait qu’en tentant de dégager un espace d’exercice réservé aux littéraires, Roland Barthes et Gérard Genette ne faisaient qu’entériner un phénomène de restriction qui a longtemps prévalu dans le domaine des études de lettres. En effet, l’enjeu principal de l’histoire littéraire n’est autre que celui de l’extension, ou au contraire de la réduction, sur la longue durée (c'est-à-dire du xvie jusqu’au xxe siècle) de la place accordée aux pratiques écrites à fonction esthétique. De la fin du Moyen Âge jusqu’à nos jours, quel statut, quel rôle et quelle valeur accordait-on aux écrits auxquels on reconnaissait une certaine beauté ? Le récit de ce processus complexe ferait alterner des périodes d’expansion et des périodes de repli, l’une d’entre elles n’étant autre que le lent passage du système des Belles Lettres à celui de la « Littérature » à la fin du xviiiie siècle et au début du xixe siècle. Ce phénomène est survenu à un moment bien particulier : alors que l’écrivain étendait ses prérogatives grâce à l’ennoblissement de son statut social et culturel et à son investissement de plus en plus marqué dans la sphère politique, le domaine des écrits à fonction esthétique tendait peu à peu à se confondre avec un nombre relativement restreint de pratiques et de genres, identifiés comme constitutifs de l’idée même de littérature. Double mouvement en forme de hiatus, la diminution du champ de ce que l’on nomme « littérature » étant compensée par l’accroissement des attributions conférées aux écrivains.
26Il se trouve que ce phénomène de variation recouvre (plus ou moins parfaitement selon les époques) la division entre fiction et diction devenue, depuis le texte fondateur de Gérard Genette en 1991, l’un des principaux lieux communs de la théorie littéraire. En dépit de ce que la notion de diction peut avoir d’insatisfaisant – elle n’est pas historiquement attestée, recouvre des phénomènes poétiques hétérogènes, réduit la littérarité conditionnelle à une évaluation d’ordre stylistique, etc. –, elle met néanmoins en évidence un point d’articulation essentiel de l’histoire littéraire, à savoir la structuration progressive de la production écrite esthétique autour de la fiction et de la poésie, au détriment d’un vaste ensemble de textes en prose non fictionnels, subsumables sous le terme très général de « genres factuels ». Sont ainsi concernés les écrits scientifiques, l’histoire, la philosophie, la critique, les récits de soi, les récits de voyage, la littérature de témoignage, les genres oratoires ou les écritures ordinaires.
27Cette satellisation d’un grand nombre de modèles ayant joui jusqu’alors pour beaucoup d’entre eux d’une véritable légitimité, mais peu à peu écartés en raison de leur trop grande disparité avec l’idéal que l’on se fait depuis l’époque romantique de la littérature, représente l’objet propre de l’histoire littéraire, son véritable enjeu théorique. En ce sens, celle-ci n’a pas à attendre de la théorie littéraire qu’elle lui désigne de nouveaux objets d’étude : elle seule est à même de se fixer un programme de recherche qui concerne l’ensemble des branches de la littérature.
Pour une étude des genres factuels
28L’étude des genres factuels telle que nous l’envisageons ici se situe dans la continuité des grands chantiers que s’est donnés l’histoire littéraire.
29Sur ce point, l’historien et le sociologue se trouvent en situation d’infériorité. S’il est vrai que l’un et l’autre sont tout à leur affaire lorsqu’il est question de valeurs socioculturelles, de valeur esthétique ou même d’interprétation des textes, il n’en va pas de même lorsqu’il s’agit de rendre compte du partage entre les deux grands ordres que nous venons d’évoquer. L’histoire littéraire seule est armée pour aborder la question du statut des textes. En effet, l’étude des genres factuels est loin de se réduire à la traditionnelle (et certainement insoluble) question des frontières entre la fiction et la non-fiction. C’est à un examen de ces textes pour eux-mêmes qu’il s’agit de procéder. Un point les distingue et permet d’identifier un régime propre à ces genres factuels : tous relèvent d’une histoire de plus longue durée que les genres que nous identifions ordinairement comme « littéraires ».
30Au temps court des manifestes, des prix et des écoles littéraires qui rythment la vie des genres canoniques s’oppose le temps plus long des écrits factuels qui ne connaissent pas vraiment d’évolution, c'est-à-dire qui ne progressent ou n’évoluent pas mais se déploient plutôt à travers le temps. Alors qu’il est possible d’écrire une histoire précise des progrès du roman au xixe ou au xxe siècle, les écritures de soi, l’histoire académique, l’essai, la littérature de vulgarisation scientifique, la littérature de voyage, les genres critiques obéissent à un rythme tout à fait différent de celui auquel nous ont habitués les manuels d’histoire littéraire. Ils ne relèvent pas d’un modèle dynamique, qui serait construit autour d’un système d’événements historiques, de dates fondatrices, de ruptures et de progrès, mais appartiennent, parallèlement à ce régime dynamique et graduel de l’histoire littéraire canonique, à un autre régime, qu’on peut nommer « récursif » et qui, sans connaître les sanctions fortes et rapides du roman ou de la poésie, se déploie en une sorte de temps long de la vie littéraire24. Les genres y fonctionnent comme autant de traditions littéraires : enracinés dans les institutions d’une communauté (la communauté scientifique, l’institution historique, les professions de la critique, les académies, etc.), ils tirent de ces liens à des cadres fixes ou à des valeurs esthétiques et idéologiques fortes une stabilité plus grande que dans le cas de la triade canonique, roman-poésie-théâtre. Leur chronologie est à la fois plus saccadée – les genres factuels réagissent aux à-coups de la vie sociale de manière plus directe, comme dans le cas de l’histoire ou des écritures de soi – et plus espacée en ce qu’ils se perpétuent sans connaître de véritable rupture, ni de véritable révolution, mais s’adaptent continuellement aux cadres de réception contemporains.
31Remarquons qu’il est aussi possible de distinguer dans l’histoire du roman ou de la poésie une sorte de temps long : il en va ainsi, par exemple, du roman populaire ou de la poésie académique qui dessinent une courbe plus proche de ce que nous décrivons ici que de la dynamique fixée par les manuels scolaires. Une telle caractéristique n’apparaît toutefois pas constitutive du régime propre à ces genres, à l’inverse des écrits factuels, qui obéissent pour la plupart à un rythme extrêmement lent. Il en découle un ensemble de divergences tout à fait frappantes : les genres factuels mêlent ainsi indistinctement œuvres reconnues et production de masse – rien n’autorise à dissocier les Mémoires de guerre du général de Gaulle de la masse des Mémoires qui ont été publiés après la Seconde Guerre mondiale, alors qu’une frontière d’ordinaire respectée par tous sépare la poésie noble de la poésie du dimanche. De manière plus fondamentale encore, ils reposent sur des modèles fixes, indéfiniment renouvelables et dont les « recettes » sont aussi anciennes que le genre : si le développement en France de la Nouvelle Histoire a conduit à mettre en place des formes originales d’exposition des données quantifiées, pour l’essentiel, les modes de mise en récit, d’argumentation et de description relèvent en histoire de procédures intangibles25. De ce fait, on peut considérer qu’il n’existe, dans le cas des genres factuels, que de grands modèles généraux : ceux-ci requièrent soit une véritable méthodologie, comme dans le cas des écrits scientifiques ou historiques, soit un ensemble plus ou moins précis de réquisits, tels les attendus d’un récit de voyage ou les usages du discours politique. De sorte que les praticiens de ces genres n’ont pas tout à fait le même statut que les romanciers, les dramaturges ou les poètes : on ne peut faire des Mémoires ou du modèle du commentaire critique son « œuvre », au même titre qu’on compose, au fil des textes, une œuvre de romancier ou une œuvre de poète. S’il est possible de considérer un historien, un critique ou un philosophe comme un véritable écrivain – c’est le cas, de manière plus ou moins admise, de Michelet, de Barthes ou de Derrida –, le travail d’écriture reste tout de même subordonné à un objectif intellectuel précis. Les genres factuels se distinguent précisément par une sorte de nœud inextricable entre les enjeux esthétiques et les enjeux épistémologiques. Il ne s’agit pas là d’une conjonction fortuite (un historien faisant preuve, en raison de dispositions personnelles, d’un certain talent de plume), mais d’une articulation qui représente certainement l’une des questions d’histoire littéraire les plus urgentes. Jacques Rancière parle, dans Les Noms de l’histoire, d’une « poétique du savoir » pour désigner cet objet d’étude dépassant très largement la question du style et portant sur « l’ensemble des procédures littéraires par lesquelles un discours se soustrait à la littérature, se donne un statut de science et le signifie. La poétique du savoir s’intéresse aux règles selon lesquelles un savoir s’écrit et se lit, se constitue comme un genre de discours spécifique. Elle cherche à définir le mode de vérité auquel il se voue, non à lui donner des normes, à valider ou à invalider sa prétention scientifique26. » Il y a là un programme qui vaut pour une très grande partie des genres factuels : écrits scientifiques, écrits critiques, philosophie, récits de voyage, etc. Dans chaque cas, il est question de déterminer les processus de factualisation, c'est-à-dire les moyens rhétoriques, narratifs et stylistiques mais aussi non-textuels par lesquels un scientifique, un philosophe, un critique… certifient la validité de ce qu’ils avancent et produisent la croyance particulière à laquelle vise chacun des modèles littéraires concernés.
32Nous pouvons ainsi distinguer deux régimes : l’un, dynamique, dessine une chronologie serrée, ordonnée autour de textes, de dates précises et d’auteurs représentatifs ; l’autre, suivant un rythme lent, mêle œuvres reconnues et production de masse, exploite des modèles fixes et éternellement renouvelables et unit aux ambitions d’ordre esthétique et littéraire des ambitions intellectuelles précises – informer, critiquer, argumenter, témoigner, etc. Il mobilise, pour cela, toute une batterie de procédures littéraires et épistémologiques destinées à susciter certains effets de croyance : la connaissance historique, l’appréciation critique, l’étude scientifique ou la découverte d’autres civilisations, par exemple.
Sources et commentaires
33Rappelons toutefois le caractère heuristique d’une telle distinction. Entre les deux régimes, il existe, en effet, une continuelle interaction, au point qu’il paraît impossible d’étudier isolément l’une de ces deux dimensions. Le cas des genres critiques en est l’exemple le plus emblématique. C’est peut-être d’ailleurs sur ce point que l’histoire littéraire dispose le plus manifestement d’atouts dont sont privés l’histoire et la sociologie. Si ces deux dernières font grand usage des correspondances et autres textes d’archive, elles n’usent généralement des écrits critiques qu’en tant que simples discours seconds. Mais à leurs yeux, les essais, les commentaires ou les nombreux para- ou péritextes n’offrent pas, le plus souvent, ces données synthétisables dont elles nourrissent leurs analyses : ils produisent, au contraire, des sortes de plis dans le discours littéraire, sur lequel ils offrent un point de vue trop réflexif, jamais réductible à de pures informations. Seule l’histoire littéraire est à même d’accorder à la critique son véritable statut et de rendre compte des rapports d’interaction permanents qui se tissent entre les écrits littéraires et leurs discours d’accompagnement. Cela à toutes les époques, et de manière plus évidente encore depuis la fin du xixe siècle : dans le cas d’un auteur comme Aragon, l’interdépendance extrême de recueils de poèmes ou des romans et des multiples formes d’écriture critique pratiquées – essais, articles, discours, préfaces, après-dire, etc. – est poussée à un tel degré d’exigence qu’il est impossible de lire les œuvres littéraires séparément de ces textes d’accompagnement, notamment après 1965 où le roman devient à son tour un espace d’expérimentation critique vertigineux.
34Il en va de la sorte parce que la critique, ainsi que le rappelait Judith Schlanger dans La Mémoire des œuvres, participe, au même titre que les genres canoniques, à l’élaboration de ce que nous nommons « littérature » :
Les lettres sont ce milieu englobant où le goût, la préoccupation et l’étude des lettres, l’absorption et le discours sur les lettres, ne sont pas plus loin du centre que l’œuvre de fiction. Parmi les monuments canoniques se trouvent aussi quelques traités, essais, études, volumes d’esthétique, ouvrages historiques, ouvrages théoriques, monographies, savants travaux et sommes érudites ; et autres beaux grands livres qu’on aimerait lire et qu’il faut avoir lus. L’univers des lettres ne confond pas tout, mais tout ce qui s’intéresse à lui dans ses termes est en lui. Les œuvres sur les lettres sont aussi dans les lettres et sont des œuvres aussi27.
35Tout commentaire renouvelle la visibilité des textes dits « littéraires », les recentre ou les détourne de l’attention littéraire, de manière qu’aucune œuvre n’est séparable des discours critiques qu’elle suscite, la littérature ayant en propre ce phénomène d’engendrement réciproque des textes et de leurs lectures. « La mémoire des lettres concerne si bien les lettres (dans leur dimension réflexive, critique et cognitive) qu’elle est leur principale occupation. » Il y a là un phénomène indistinctement historique et théorique, puisque l’étude des rapports entre les différents statuts de textes (textes « premiers » et textes « seconds ») est relative aux formes et aux fonctions empruntées par le discours critique à telle ou telle époque. Certes, la spécialisation progressive de l’activité de commentaire a largement contribué à renvoyer la critique aux marges du domaine des lettres, mais elle ne l’a en rien privée de ce travail de régulation que décrit Judith Schlanger. Il revient à l’histoire littéraire, seule apte à rendre compte de cette incessante interaction, d’en examiner les mécanismes et d’en mesurer les conséquences. Sur ce point, ni l’histoire ni la sociologie, pour lesquelles la critique n’existe qu’à titre de source, source seconde qui plus est au regard des œuvres littéraires, ne seront d’aucun secours. Il leur manque de pouvoir donner aux commentaires un véritable statut et de penser un temps des lettres où la production des écrivains soit sans cesse reprise, réexaminée et remodelée, par les auteurs eux-mêmes, leurs contemporains et leurs successeurs.
36L’histoire littéraire est porteuse d’un programme dont les enjeux théoriques lui sont coextensifs : l’étude des rapports entre les grands régimes littéraires, ainsi que la nature et les fonctions des différents genres, notamment les genres factuels dont le statut et la valeur sont essentiels pour comprendre ce que l’on appelle « littérature » à une époque donnée. En cela, elle est en charge d’une tâche que ni l’histoire ni la sociologie ne sont en mesure d’accomplir à sa place. Ce n’est qu’à ce titre qu’il nous sera possible de donner toute sa signification à la division entre littérature constitutive et littérarité conditionnelle et de conférer un statut à des textes aujourd’hui trop souvent délaissés, ainsi que le soulignait Michel Beaujour dans un volume de contributions à la mémoire de Chaïm Perelman28.