Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Fabula-LhT n° 12
La Langue française n'est pas la langue française
Samia Kassab et Myriam Suchet

Introduction orchestrée à 4 mains, deux voix et bien plus de langues encore !

1Le point d’impulsion de ce numéro nous a été offert par une formule d’Abdelkébir Khatibi : « la langue française n’est pas la langue française : elle est plus ou moins toutes les langues internes et externes qui la font et la défont1 ». C’est à partir de cet étoilement du de/dans d’une langue qui ne coïncide jamais avec elle/même (la barre oblique est de suture là où le tiret est d’union) que le dialogue s’est noué. Si ce dialogue est possible, ce n’est donc pas parce que nous aurions « la langue » française en partage (par héritage colonial), mais bien plutôt parce que nous acceptons la myriade de langues qui habitent chacun de nos idiomes. Ajoutons encore que si nous disons « nous », ce n’est pas par pure convention scientifique ni pour désigner une communauté linguistique supposément unifiée, mais par amitié. La première personne du pluriel nous permet en outre de poser le sujet collectif d’une énonciation sans laquelle nulle langue ne pourrait être dite « vivante »… Aucune langue, en effet, n’existerait sans la pratique quotidienne d’actes de discours qui sont autant de forces centrifuges et de lignes de fuite que l’académisme et les autres institutions (scolaires, politiques, etc.) s’efforcent de contenir dans des limites contrôlables2.

2Les grands écrivains, ceux qu’on suppose garants d’une langue donnée, sont paradoxalement souvent aussi ceux qui la malmènent le plus allègrement. Mais leurs écarts sont bien vite récupérés en termes de « style » et réintégrés dans l’orbite rassurante de la norme. À l’inverse, nous proposons ici une exploration de l’étrangeté familière qui affecte le corps de la langue d’usage dans le texte littéraire lorsque ce corps est habité par l’âme d’une autre langue. L’idée de langue comme bloc monovocal, renvoyant à un univers de connaissance à peu près homogène ou du moins illusoirement perçu comme tel, est radicalement transformé dans ces littératures où travaillent les énergies de plusieurs langues. Il est, en effet, une manière de lire la littérature qui met en valeur sa puissance de résonnance polyphonique, son ampleur de voix à double foyer : voix porteuse et voix portée, dont l’alliance génère une tessiture nouvelle. Tessiture d’une langue qui désormais n’est plus ni tout à fait la même ni tout à fait une autre, mais vient déranger l’atonie monolingue dans et par ce rêve polyphonique. Il faut alors prendre la mesure, en termes de densité littéraire, de cette émulsion : idiomes et accents s’infiltrant dessous la langue d’écriture, créateurs de profilages inédits, effacements, emphases, dédoublements, ellipses… autant de mutations qui mènent à l’évènement d’une désagrégation ou d’une pluralisation de la « norme » linguistique. Ainsi va l’apparition d’une langue singulière : celle de la littérature. Dans quelle mesure les pratiques de « la langue » française mises en œuvre par ces écrivains-tresseurs indiquent-elles que la langue devient bilingue, bon gré mal gré, au cœur même et au grand dam de son monolinguisme de surface ? Parmi les objectifs que se fixe ce numéro, il s’agit de rendre plus intelligible le dialogisme actif qui s’établit entre les langues dans la langue, d’aider à la prise en compte de la matière, du murmure intonatif inhérent à la substance sonore de cette langue. La beauté du motif littéraire ne naît-elle pas, justement, de ce tissu conjonctif des accents et des bouillons de culture, tissu qui devient alors le support d’un récit autre, celui d’une « disruption3 », autrement dit d’une irruption interne, qui fait que l’auteur traduit « du français en français, en un passage silencieux de la langue étrangère à celle-ci4 » ? C’est ce vivant de la bi-langue qui a retenu l’attention des contributeurs.

3Loin des querelles opposant les tenants de la francophonie ou de la « littérature monde » en français, plus loin encore des soi-disant débats sur l’identité nationale qui instrumentalisent « le français » comme s’il s’agissait d’un patrimoine à défendre5, nous avons voulu montrer que « la langue » française n’existe pas ; sinon comme idée régulatrice (comme l’indique l’emploi systémique des guillemets) ou peut-être, plus justement encore, comme anamorphose6. Précisons vite que cette constatation n’enlève rien à la terrible puissance politique et institutionnelle de « la langue » : les tests linguistiques pour obtenir la citoyenneté, l’institution scolaire, le sous-titrage des « jeunes de banlieue » ou des « étrangers » dans les médias disent assez combien l’idéologie de l’unité « une et indivisible de la langue » est formidablement puissante et redoutablement exclusive. Et pourtant, l’affirmation stipulant que « la langue de la République est le français » dans l’article 2 de la Constitution française ne date pas de la Révolution, comme son esprit d’apparence jacobine pourrait le laisser penser : elle a été ajoutée en… 1992 ! Comment ne pas y voir une réaction de défense face à la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires que la France n’a toujours pas ratifiée à ce jour7 ? L’affirmation d’une langue aux frontières co-extensives à celles de la Nation évite de se poser la question de savoir ce qui se passe lorsque Les Céfrans parlent aux Français8. Lorsqu’il nous arrive d’être monolingues (ce qui n’est pas la norme mais la toute petite minorité des cas9), nous habitons notre langue à la manière d’un poisson rouge dans son bocal : persuadé de vivre dans un milieu naturel tant ses parois sont transparentes… Dans des termes plus scientifiques empruntés à Laurent Jenny, disons que « l’extrême évidence du rapport que nous entretenons avec notre propre langue est aussi ce qui nous la rend irreprésentable10 ». La littérature offre l’occasion rare de ré-opacifier momentanément les parois du bocal pour que nous reprenions conscience de leur caractère contingent, historique et construit11. Apprendre d’autres langues, pratiquer la traduction ou accepter de se surprendre soi-même à parler « une autre langue » (en tant que chercheur.e, enseignant.e ou amant.e) sont d’autres stratégies possibles… L’une des résistances opposées à la mise en évidence du caractère contingent et imaginaire de « la langue » tient sans doute à son étroite corrélation avec le mythe de « l’unité du sujet parlant12 ». Dès lors qu’une langue se diffracte et se stratifie, c’est le poisson rouge lui-même qui devient quantique !

4C’est sans doute pour s’épargner cette instabilité identitaire (qui n’est pas tant un malaise qu’une critique radicale de ce fétiche qu’est l’identité imaginée comme une appartenance originaire unique, déclinée au singulier) qu’on tend à projeter toute étrangeté constitutive en dehors des limites du « soi » et de « sa langue ». Dans The Poetics of Imperialism, Éric Cheyfitz expose le processus par lequel les tensions, les incompréhensions et les désaccords internes au groupe des colons ont été stratégiquement objectivés, extériorisés et projetés sur la ligne de partage (imaginaire) qui oppose de manière binaire « la langue » à soi et « la langue » des autres13. Naoki Sakai appelle « schéma de cofiguration » cette stratégie qui consiste à homogénéiser « la langue » en repoussant toutes les obscurités à l’extérieur de ses frontières14. N’est-il pas temps de sortir de ce modèle ? La crise actuelle est peut-être avant tout une période de mise en évidence de l’obsolescence de nos logiciels de pensée – ces référentiels dans lesquels nous cherchons non seulement des réponses mais aussi la formulation des questions que nous nous posons. Dans ce contexte, nous proposons de promouvoir un imaginaire de « la langue » française, qui sorte de la logique encore dominante selon laquelle un État-Nation un et indivisible = une langue homogène = un locuteur stable, c’est-à-dire à la fois cohérent avec lui-même et rigoureusement distinct de tous les autres individus. À cette équation, l’imaginaire que nous dirons « hétérolingue15 » substitue une représentation où le « je », mis en scène dans et par « la langue », est susceptible d’adopter des postures diverses et d’inventer des manières de (se) dire autrement. Il ne s’agit donc pas de sombrer dans la mollesse du discours politico-linguistiquement correct dénoncé par Louis-Jean Calvet et Lia Varela16. Dans ce référentiel alternatif qu’est l’imaginaire hétérolingue, les dissensions et les différences ne sont pas niées, au contraire : elles cessent d’être exclues hors des frontières du même. Il s’agit d’accepter nos hétérogénéités constitutives au lieu de procéder par exclusion et spatialisations extériorisantes. Peut-être est-ce dans ce pouvoir de forger des logiciels de pensée alternatifs que la littérature fait preuve de sa dimension la plus fondamentalement politique. En révélant le caractère pluriel de « la langue », la littérature suggère un mode de démocratie qui saurait faire avec ses contradictions. Dans les termes d’Yves Citton :

S’entraîner à parler simultanément à deux (ou plusieurs) voix, en s’efforçant de minimiser les contradictions possibles entre elles, comme nous invite à le faire la posture interprétative, cela nous aide à habiter activement les ambivalences qui nous traversent, plutôt qu’à les subir comme autant de déchirements. La littérature n’a d’ailleurs sans doute jamais servi à autre chose17.

5Il explique encore ailleurs :

la meilleure contribution que les études littéraires peuvent apporter à ces mouvements politiques consiste à s’engager à fond dans l’interprétation littéraire des textes (et non à s’emparer superficiellement d’une œuvre pour lui faire répéter des slogans déjà établis). C’est dans la mesure où il participera plus intensément à la forme de causerie très particulière dont vit l’interlocution littéraire – selon les modalités dont ce livre tentera d’esquisser la structure – que le lettreux pourra espérer, en tant que lettreux, apporter une contribution significative à la cause qu’il juge bon de défendre18.

6Le contexte politique actuel est préoccupant. À nos yeux, il en va de notre responsabilité en tant que chercheur.e.s de montrer en acte ce que peuvent les études littéraires19 : reconfigurer les imaginaires et les discours ambiants et créer les conditions de possibilité pour penser un peu différemment. Changer de référentiel – de paradigme, de logiciel de pensée ou d’imaginaire – n’est pas chose aisée : le mythe biblique de Babel, le rêve du génie Romantique, l’injonction individualiste à être soi-même, l’Académie et l’école, la colonisation et bien d’autres paramètres aussi divers que convergents opposent une résistance à l’idée de diffraction ou d’étoilement de « la langue ». Les différentes sections de ce numéro permettent de déployer des approches complémentaires de l’imaginaire hétérolingue : articles scientifiques inédits, textes littéraires originaux et documents d’archives se répondent avec une vaste palette de tons, de styles et de terminologies qui font résonner la polyphonie de « la langue ».


*

7Parmi les parcours possibles de la section des « articles », nous vous proposons le suivant, qui met en évidence la complémentarité des différentes approches.

8Les deux premiers textes peuvent se lire de concert comme une ouverture philosophique. Barbara Cassin passe en revue une série de références, d’Aristote à Derrida, qui offrent des voies de sortie de l’Un et du logos monolithique, genré et disciplinaire. L’actualisation de ces références a valeur d’engagement et permet d’ouvrir le numéro sur un « nous » stratégique, qui rappelle l’urgence à s’engager et à défendre une « complication de l’universel ». Vincent Teixeira, de son côté, rappelle que l’imposition d’une langue déborde largement le seul champ linguistique : ses répercussions sont politiques, sociales, religieuses, culturelles, artistiques et littéraires. Sa critique du modèle linguistique souverain inverse le signe de Babel et nous débarrasse d’emblée du fétiche de « la langue maternelle » pour nous ouvrir vers une « outre-langue ».

9Le deuxième ensemble de textes, en contre-point des analyses philosophiques du langage, propose des approches plus linguistiques. Lilia Beltaïef exhume les strates d’emprunts réciproques qui donnent un air français à des mots employés dans le parler tunisien et qui sont pourtant des emprunts du français… à l’arabe. À cette approche historique succède la glossairistique (étude méthodique de la glose), mise en œuvre par Diane Schwob pour analyser le degré de naturalisation ou d’exotisation des emprunts dans trois romans : Le Jujubier du patriarche d’Aminata Sow Fall, Allah n’est pas obligé d’Ahmadou Kourouma et Le Rocher de Tanios d’Amin Maalouf. Fondée sur des repérages et des analyses de textes, la démonstration s’appuie en outre sur des schémas explicatifs : la « poétique du récit interculturel » est elle-même également un usage singulier de « la langue ». Bettina Ghio ouvre une autre perspective, épilinguistique, qui concerne la représentation que les sujets parlants ont de leur propre manière de parler et le discours qu’ils tiennent sur leurs langues. En l’occurrence, le corpus est composé de divers textes et chansons de rap français contemporain, qui réinscrivent la question du pouvoir de la langue dans une histoire coloniale, une stigmatisation de classe et l’économie du marché du disque. L’importance de l’institution scolaire est sans doute l’un des traits les plus frappants des textes analysés. On ne saurait trop insister sur le fait que les remarques relatives à la « pureté » linguistique ou la rengaine de la déploration de la pauvreté lexicale des « jeunes de banlieue » masquent souvent un racisme latent et un refus de prendre en compte la dimension politique et les situations de vie effectives des sujets parlants pour leur préférer une essentialisation de « la langue »20.

10Les quatre articles suivant prêtent plus particulièrement attention au travail de la lettre dans les textes littéraires. Jean Khalfa se penche sur deux néologismes de Césaire pour interroger la possibilité de créer une « communauté à venir », interrogation qui n’est pas sans écho avec le texte de Barbara Cassin dont il prolonge, notamment, le fil du politique et celui de la traduction. Francesca Tumia analyse les dispositifs par lesquels les textes de Vénus Khoury-Ghata donnent à lire simultanément du français et de l’arabe sur une même page, de gauche à droite et de droite à gauche – avec des lignes de fuite. C’est en termes de dispositifs, aussi, que peut se lire l’article de Mathieu Simard, qui porte sur les combinatoires complexes entre les points de vue, les sources d’énonciation et les plurilinguismes dans l’œuvre poétique de Patrice Desbiens. Inspiré du travail de Bakhtine, le modèle d’analyse qu’il propose porte particulièrement attention aux phénomènes de non-coïncidence à soi/même et aux mots. Dans le dernier article de cet ensemble, Juliette Drigny rappelle que la « surconscience linguistique »21, n’est pas le monopole des écrivains de la francophonie – constatation qui invite à réintégrer les écrivains français dans cette constellation francophone, sans oblitérer les différences historiques ni effacer les tensions coloniales. Juliette Drigny analyse chez Pierre Guyotat différents procédés d’étrangement, jusqu’à la formation d’une langue en italiques qui, pour être radicalement nouvelle, n’en est pas moins interne à « la langue » française. Ni langue imaginaire, ni idiolecte, ni idiome, ni dialecte, cette langue en italiques est bien une mise en crise radicale de « la langue ».

11C’est à la manière d’un point d’orgue que nous vous invitons à lire l’article de Régine Robin, qui permet de parcourir encore une fois et de prolonger toutes les pistes ouvertes jusque là, avec un accent singulier et un plaisir renouvelé…

12Dans la rubrique « archives » figurent deux textes qui témoignent du temps long de l’histoire hétérolingue. Rainier Grutman est le forgeur du néologisme « hétérolinguisme », qu’il définit comme « la présence dans un texte d’idiomes étrangers, sous quelque forme que ce soit, aussi bien que de variétés (sociales, régionales ou chronologiques) de la langue principale22 ». En arrière plan, l’enjeu est de « faire voler en éclats le mythe de la “Langue saussurienne une et indivisible” » en démontrant qu’« il n’y a que des variétés diatopiques (les dialectes), diastratiques (les sociolectes), diaphasiques (les registres) et diachroniques (les états de langue) »23. L’article qu’il consacre à Maeterlinck est à la fois une étude de cas, qui porte sur le conte « Onirologie » (1889), et un protocole de lecture qui invite à découvrir plus d’une langue dans un texte. Hédi Bouraoui, pour sa part, nous offre une « Lettre à la Langue française », initialement publié dans La Toison d’Or 35 (hiver 1994). Théoricien et praticien de la « trans-création24 », Hédi Bouraoui fait le lien entre la Tunisie et le Québec, qui sont deux polarités importantes de ce numéro.

13Last but not least, nous avons l’honneur et le plaisir de publier des textes qui font de la question de « la langue » matière à création autant qu’objet de réflexion. Merci, donc, à Nabile Farès pour son éthique en acte d’une « lalangue » décolonisée, à Gérard Haddad qui donne à entendre des accents perdus (comme un écho différemment accentué de l’article de Régine Robin), à Nathanaël pour l’aventure photographique à la croisée des langues, à Jean-Luc Raharimanana qui dévoile le rire sous la torture de son roman Za ; merci enfin à François Vaucluse pour sa « Bénédiction de Babel »… Bonnes lectures à vous !