Comment parler des livres que l’on ne peut pas lire ? Avant-propos
1On nomme communément fantôme l’apparence désincarnée sous laquelle se manifeste un être disparu, et par analogie le souvenir persistant ou obsessionnel d’un épisode passé qui ne cesse de faire retour dans le présent, le terme désigne aussi dans le jargon des bibliothécaires la fiche ou la planchette que l’on glisse dans un rayonnage à la place d’un volume emprunté (ou disparu) comportant la cote de l’ouvrage (ou le nom de l’emprunteur) ; les chirurgiens parlent quant à eux de membre fantôme pour qualifier la perception illusoire (et parfois douloureuse) par le patient d’un membre amputé ou privé de sensibilité.
2Passible de bien des emplois différents, ce terme de fantôme mérite-t-il d’intégrer le lexique de la théorie littéraire ? Telle était l’interrogation lancée à l’automne 2013 avec l’appel à contributions pour cette treizième (!) livraison de Fabula-LHT. Ces lignes programmatiques rappelaient d’emblée que « la théorie littéraire se trouve avoir affaire, en même temps qu’aux textes réels et aux textes possibles spéculativement produits, à la très riche bibliothèque des textes qui n’ont d’existence que fantomatique », en énumérant ces quelques exemples :
3— œuvres perdues dont ne subsistent plus que quelques vers ou un simple titre (telles ces tragédies citées par La Poétique, qui, des siècles durant, ont joué un rôle dans la théorie dramatique alors même que nul lecteur ne pouvait plus en prendre vraiment connaissance) ou qui ne nous sont plus accessibles que dans des traductions ;
— textes manquants dont un récit fait mention sans le donner à lire (il en est de célèbres : dans Armance comme dans La Religieuse ou À la Recherche du temps perdu, mais sans doute dans toute fable);
— part silencieuse d’une correspondance (ainsi des courriers de Mme de Grignan dans celle de Mme de Sévigné ou des réponses du destinataire inconnu des Lettres de la religieuse portugaise) ;
— œuvres (ou genres) dont tel auteur a longtemps rêvé sans jamais parvenir à en écrire autre chose que le titre (ou se décider à les pratiquer : ainsi du théâtre ou du cinéma pour tel romancier) ;
— bibliothèques entières inventées par un romancier (à l’instar de l’inventaire d’écrivains nazis dressé par Roberto Bolaño).
— textes amputés, « mangés par les rats » comme chez Rabelais ; manuscrits troués de coup de couteau selon telle préface du chevalier de Mouhy ; pages tronquées verticalement comme chez Claude Ollier dans Fuzzy sets, ou pages évidées du Tree of codes de Jonathan Safran Foer, hanté par le fantôme de Bruno Schulz, etc. »
4Dans la lignée de deux ouvrages récemment parus de J. Schlanger (Présence des œuvres perdues, Hermann, 2010) et de R. Chartier (, Gallimard, 2011), ainsi que d’un précédent ouvrage collectif initié par l’équipe Fabula (Théorie des textes possibles, Rodopi, 2012), l’appel invitait ainsi à réfléchir sur « le mode d’existence de ces textes que nulle bibliothèque n’a encore indexés mais qui n’en occupent pas moins une place parfois décisive dans le panorama de la littérature mondiale comme bien souvent dans la mémoire des lecteurs ». Conformément au programme qui fait le titre même de la revue (« Littérature, Histoire, Théorie »), il s’agissait de croiser réflexion théorique et enquête historique, pour dresser le catalogue d’une bibliothèque des textes fantômes qui double (ou hante) les rayons de nos bibliothèques réelles ou (en un autre sens) virtuelles.
5Quelle puissance est donc celle des textes fantômes qui ne se laissent fixer entre nulle reliure, ni arrêter dans aucun rayonnage ? Comment parler des livres que l’on ne peut pas lire ?
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6L’appel n’est pas resté longtemps sans réponse, et l’on a vu en quelques jours le hall de la bibliothèque se remplir de bénévoles lecteurs, abonnés de longue date ou impatients d’entrer dans la salle des catalogues : pas moins de quarante-sept propositions reçues dans les premiers jours, et un succès qui ne s’est pas démenti des semaines durant, au-delà même de la date limite indiquée. L’engouement fut tel que l’idée s’est rapidement imposée de faire précéder la parution du numéro d’une journée d’étude pour favoriser les échanges entre les différents contributeurs : faute de pouvoir désormais se tenir à l’École normale supérieure (les fossoyeurs ont toujours craint les fantômes), elle fut accueillie à l’Université de Lausanne ; diffusé au sein de l’école doctorale de l’UniL, l’appel rencontra un succès comparable auprès des jeunes chercheurs romands, si bien que la « journée » dut s’étendre sur deux jours, les 30 et 31 octobre derniers (veille d’Halloween) pour rassembler pas moins de vingt-cinq fervents participants.
7Pareille audience a de quoi surprendre, à une époque où il ne se passe pas d’heure sans que soit diffusé un nouvel appel à contributions, et le fait mérite d’être médité : si les textes fantômes — œuvres perdues, récits troués, textes manquants — exercent désormais un attrait aussi puissant que celui des œuvres canoniques, ce n’est pas tant par lassitude à l’égard des grands titres du panthéon que parce qu’il est impossible de commenter en tant que tel un texte qu’on ne peut pas lire. La vingtaine de contributions ici réunies, et que Laure Depretto met efficacement en perspective dans un texte de présentation lui-même roboratif, en font par divers biais la démonstration : ces livres qu’on ne peut pas ouvrir, ou qui s’ouvrent seulement dans d’autres livres, il reste loisible d’en décrire les contours, de dire les effets de leur absence ou la façon dont ils hantent les œuvres réelles, de faire récit de leur recherche passionnée, d’en réunir parfois quelques fragments… Ce qu’on ne peut pas lire, il est toujours possible d’en dire ou d’en écrire quelque chose — de faire naître un texte bien réel du seul désir de lire ce qui se dérobe à nous comme simple lecteur.
8On doit y voir sans doute un signe supplémentaire d’une fatigue à l’égard de l’exégèse ou de la critique littéraire académiques, ou plus exactement d’une sortie de l’âge du commentaire au bénéfice de nouvelles formes d’écriture métatextuelle qui laissent libre cours à l’imagination en donnant priorité au possible sur le réel, qui font partant un emploi ludique des acquis de l’histoire littéraire, de la plus sérieuse philologie comme de l’érudition la plus austère, ou recourent encore sur un mode ludique et assez décomplexé aux procédés transfictionnels ou métaleptiques dont l’œuvre d’un Pierre Bayard donne l’exemple depuis maintenant une quinzaine d’années et autant de titres. La rencontre de Lausanne fut d’ailleurs l’occasion de remettre à l’auteur de Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ? les insignes de grand magasinier de la bibliothèque des textes fantômes — laquelle ne ferme pas ses portes avec la présente livraison, qu’on se le dise : une dizaine de contributions, émanant pour nombre d’entre elles de tout jeunes chercheurs, viendront prochainement rejoindre l’entrée « Textes fantômes » de l’Atelier de théorie littéraire de Fabula.
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9On trouverait d’autres signes de cet engouement dans la floraison d’ouvrages récemment parus qui traitent de la précarité des œuvres et de la fragilité des bibliothèques, de la mémoire de la perte ou de la rémanence des fantômes. Qu’on en juge par ces quelques titres seulement : alors que James-W-P Campbell s’associe au photographe Will Pryce pour nous ouvrir les portes de près de quatre-vingts Bibliothèques. Une histoire mondiale (Citadelles & Mazenod), dans Le Roman de la bibliothèque (Les Belles lettres), Daniel Ménager se fait l’arpenteur des bibliothèques imaginaires, où le désordre a souvent le dernier mot ; Stéphane Mahieu nous introduit pour sa part à La Bibliothèque invisible. Catalogue des livres imaginaires (éd. du Sandre, 2014), une dépendance de ce Musée impossible. La collection des oeuvres d'art qu'on ne peut plus voir naguère réunie par Céline Delavaux (La Renaissance du livre, 2012). Une autre dépendance donne sur la cinémathèque : Bertrand Bonello se voue à la traque des Filmsfantômes (Les Prairies ordinaires), films rêvés ou fantasmés jusqu’à l’épuisement, voués à reparaître dans d’autres films, et qui sont « évidemment les plus beaux parce qu’ils ne sont pas ratés », pendant que Simon Braund déroule le catalogue des Plus grands films que nous ne verrez jamais (Dunod).
10Walter Mehring nous laisse entrer de son côté dans La Bibliothèque perdue. Autobiographie d'une culture (Les Belles Lettres), en déballant en pensée les caisses de livres contenant la bibliothèque de son père réduite en cendres par les nazis en 1938. On rapprochera cette méditation du travail entrepris par Giorgio Agamben pour donner à lire le Baudelaire de Walter Benjamin (La Fabrique), à partir des papiers découverts dans le placard des dépôts de la Bibliothèque nationale : une liasse de feuillets manuscrits que Benjamin avait confiée à Georges Bataille, alors conservateur à la Bibliothèque nationale, avant de quitter Paris en 1940 pour le destin que l’on sait. Et l’on se souviendra encore de l’essai de Lucien X. Polastron, Livres en feu. Histoire de la destruction sans fin des bibliothèques(Gallimard, Folio Essais, 2009), dont Charles Couture avait donné la recension dans Acta fabula, sous le titre « La bibliothèque est en feu ». Et l’on renverra au passage à l’entrée « Bibliothèques » de l’Atelier de théorie littéraire.
11Un récent colloque (27-28 novembre 2014), co-organisé par l’Université de Cergy-Pontoise et le Département des Manuscrits de la BnF suggérait de passer D’une bibliothèque l’autre. Bibliothèques d’écrivains, d’intellectuels, d’artistes, pour mettre en lumière le rôle des bibliothèques matérielles – instruments majeurs de la constitution du patrimoine – dans le triple espace de la création littéraire et artistique, de l’élaboration de la pensée philosophique ou scientifique, et de la circulation des idées et des cultures. Et un récent volume des éditions rue d’Ulm venait dresser le répertoire de La bibliothèque philosophique de Paul Celan, un livre de livres qui peut être lu aussi comme le premier chapitre de son journal d’écrivain.
12Les bibliophiles ne sont pas en reste : parce que les arbres ne doivent pas cacher la forêt, Éric Dussert a donné ce beau titre à ses portraits d’auteurs négligés par l’Histoire, vaincus par la postérité ou privés de toute gloire posthume : La Forêt oubliée (La Table ronde) ; les éditions Arléa rééditent l’hommage rendu par Jacques Bonnet aux livres dans ce qu’ils ont d’envahissant sous le titre Des bibliothèques pleines de fantômes.
13Pour rendre compte de quelques-unes de ces parutions, la revue des parutions Acta fabula publie parallèlement, comme il est désormais d’usage, un dossier critique qui reçoit le même titre que la présente livraison de Fabula-LhT et qui fait suite à un précédent dossier intitulé « Mémoire(s) de la perte »: la Bibliothèque des textes fantômes compte ainsi deux entrées, et un nombre infini de rayonnages.
14Si on doit renoncer à les compter, c’est que chacun d’eux ouvre sur toute la littérature, et qu’on ne saurait y faire trop longtemps antichambre.
15Marc Escola, Novembre 2014
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16N. B. : Les textes de ce numéro ont été réunis par Laure Depretto & Marc Escola.