Livre manquant, récit manqué : Les Faux Saulniers ou l’histoire au second degré
1Pour qui veut traquer des fantômes en littérature, il vaut la peine d’ouvrir – ou de rouvrir – Les Faux Saulniers, Histoire de l’abbé de Bucquoy de Gérard de Nerval. Publié entre le 24 octobre et le 22 décembre 1850 sous forme de feuilleton dans Le National, ce texte se présente dès les premières pages comme une enquête historique sur un document introuvable : Nerval y raconte sa recherche d’un livre censé lui permettre d’écrire l’histoire d’un personnage énigmatique de la fin du xviie siècle, l’abbé de Bucquoy. Ce n’est qu’à la fin de son feuilleton, au terme de longues pérégrinations entre bibliothèques et fonds d’archives, qu’il trouve le livre en question, et qu’il peut enfin publier son Histoire de l’abbé de Bucquoy. Celle-ci n’occupe guère qu’un tiers de son feuilleton.
2Depuis leur réédition en 1984 dans les Œuvres complètes de Nerval1, Les Faux Saulniers ont fait l’objet de nombreux commentaires et études. Cet engouement critique n’a rien d’étonnant. Pour les spécialistes de l’œuvre de l’auteur, le texte constitue le creuset d’autres récits publiés pendant la période prolifique des années 1850 à 1854 : on en trouve les traces évidentes dans La Bohême Galante, Les Illuminés et Angélique. Il est également considéré comme un objet important pour étudier des aspects formels ou thématiques de l’œuvre de Nerval : l’excentricité2, l’opposition3, la bibliophilie4 et, bien sûr, l’histoire (personnelle et collective)5. Ce qui est étonnant en revanche, c’est l’apparente logique avec laquelle ces études abordent ce texte. La plupart d’entre elles y décèlent une cohérence narrative, voire une unité de propos6. Or, quiconque parcourt Les Faux Saulniers fait face à une difficulté fondamentale, rarement prise en compte : la quantité foisonnante de sujets et de pistes souvent difficiles à suivre, dans le feuilleton, met le lecteur dans un certain embarras. Comment suivre en effet le fil d’un récit qui ne cesse de nous échapper ? Comment restituer en détail le déroulement d’un feuilleton qui, bien que lu aujourd’hui dans sa version intégrale (de la Pléiade), apparaît comme une succession d’idées, d’anecdotes et de digressions reliées les unes aux autres par un fil narratif souvent ténu et parfois insuffisant ? Car il faut en convenir : Nerval a écrit un texte peu appréhendable dans l’ensemble, et pour tout dire peu lisible.
3À quoi tient ce manque de lisibilité ? Quel sens lui donner ? A-t-il un rapport avec le sujet initial des Faux Saulniers ? Faut-il voir dans la recherche d’un document introuvable une obsession thématique dont l’expression formelle serait la conduite discontinue du récit ? Ou faut-il au contraire y chercher des déterminations extérieures à l’œuvre de l’auteur ? La notion de possible, telle que je vais en faire usage, va me permettre d’apporter des éléments de réponses à ces questions7. Dans Les Faux Saulniers, Nerval non seulement égrène une quantité de digressions qui troublent la lecture du feuilleton, mais il signifie aussi la présence de ces digressions au niveau de l’intrigue, en les présentant comme des orientations qu’aurait pu prendre son récit historique. Entre exercice formel et effet de miroir thématique, la présence des possibles suggère ainsi de lire le texte comme la mise en œuvre d’un procédé narratif bien connu : la mise en abyme – l’écriture digressive du feuilleton comme sujet même du feuilleton8.
4Mais peut-être ce procédé comprend-il, en dehors du jeu interprétatif qu’il invite à pratiquer, des enjeux plus profonds qu’il s’agit de mettre au jour. C’est l’idée que j’aimerais proposer ici à partir du problème de l’historiographie dans Les Faux Saulniers. Il ne s’agira pas de donner une description exhaustive de tous les motifs historiques dans le feuilleton ; plusieurs études ont déjà effectué ce travail9. Je me propose plutôt d’examiner le lien qui s’y tisse entre l’écriture de l’histoire et la question des possibles au sein de la narration. Mon hypothèse consiste à envisager la présence de ces possibles comme une mise en cause du processus de véridiction propre à l’histoire savante, dont un des principes essentiels est précisément qu’elle doit être lisible et étayée par des documents matériels10. Or, au cours des Faux Saulniers, Nerval parvient difficilement à écrire une histoire véridique : il peine à trouver la source qui lui permette d’attester l’historicité de son feuilleton, et esquisse à la place plusieurs récits qu’il désirerait écrire. J’examinerai d’abord le rapport entre cette source manquante et les possibles que l’écrivain développe au long de sa recherche. Je montrerai ensuite sous quelles conditions ces possibles peuvent entraver la véracité du feuilleton. Il s’agira enfin de voir ce que leur présence permet de dire sur la notion de vérité dans l’historiographie, du moins telle qu’elle est pensée au temps de Nerval, ainsi que sur ses rapports avec la lisibilité d’un texte – historique ou romanesque.
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Un document fantôme
5Les Faux Saulniers s’apparentent à un récit bibliophilique. Dès le commencement, Nerval affirme avoir aperçu à Francfort, au hasard d’un bouquiniste, une édition du livre intitulé Événement des plus rares, ou l’Histoire du Sieur Abbé Comte de Bucquoy. Il ne se la procure pas, pensant trouver l’ouvrage dans une bibliothèque parisienne. Or, à Paris, le livre s’avère vite être un fantôme : bien qu’il figure dans les bibliographies et dans les répertoires d’érudits, il n’apparaît ni dans les rayons de la Bibliothèque Nationale ni dans le fonds des Archives. Cette absence est d’autant plus contraignante que le feuilletoniste s’est engagé auprès du directeur du journalLe National – à qui Les Faux Saulniers sont adressés – à écrire, selon ses termes, un récit qui traite de ce personnage énigmatique « d’une façon historique et non romanesque », et dont l’avantage serait de présenter un « double intérêt scientifique et littéraire » (p. 5). La seule source qui puisse garantir l’authenticité des aventures de l’abbé de Bucquoy étant introuvable, elle sera le principal facteur qui contraindra l’écrivain à reporter son récit historique jusqu’à la fin de son feuilleton.
6Cette attente du récit, cette narration sans cesse différée, n’a rien de contingent. Elle répond à des préoccupations politiques. Nerval écrit son feuilleton dans un contexte de censure et de restriction de la liberté de la presse. Il ne manque d’ailleurs pas de le souligner : tout au long de son récit, il rappelle les pressions qui pèsent sur la rédaction de son Histoire de l’abbé de Bucquoy. Celles-ci sont dues à l’amendement Riancey du 16 juillet 1850 dont l’objet est de taxer les journaux qui publient des romans-feuilletons11. La taxation en question contraint notamment les feuilletonistes qui écrivent des récits à caractère historique à se conformer à des normes d’exactitude, voire de scientificité, et donc à respecter les procédures documentaires de l’histoire savante pour ne pas tomber dans la fiction. Il faut en effet préciser que durant la première moitié du xixe siècle, les documents deviennent une « nécessité originelle12 » pour la plupart des historiens français. Qu’ils soient cités ou simplement évoqués, ils témoignent d’une exigence de véracité du texte historique, parce qu’ils sont supposés assurer l’authenticité d’un événement ou d’un personnage.
7Le récit de la recherche, dans Les Faux Saulniers, s’inscrit bien dans ce régime documentaire des sciences historiques. La quête d’un livre historique renvoie aux procédés de véridiction grâce auxquels un historien atteste le caractère scientifique de son récit. Nerval souligne la rigueur de sa documentation – pourtant peu fructueuse – pour nier toute forme de basculement dans le romanesque. Son feuilleton partage ainsi avec les travaux historiques de son temps un même souci des sources, car il met en scène une enquête en archives ; Keiko Tsujikawa y a même décelé un intérêt pour la matérialité des documents comparable, à peu de détails près, à un « goût de l’archive » des historiens du xixe siècle, notamment Jules Michelet13.
8Cependant, le recours obstiné aux documents suggère également un jugement ironique sur leur usage dans l’histoire savante ; jugement qu’on aurait tort de négliger, dans la mesure où il a partie liée avec le ton ouvertement humoristique des Faux Saulniers. Au cours de son enquête, Nerval collecte peu de documents à valeur de preuves. Il parvient tout au plus à trouver un maigre indice bibliographique concernant un certain du Buquoy à l’orthographe douteuse, mais « réduit à cette seule preuve », force lui est d’avouer que « la vérité [lui] échappe, – et il n’y a qu’un légiste qui ne fût fondé à contester même l’existence matérielle de l’individu » (p. 12). C’est pourquoi, en l’absence de pièces justificatives, il se rabat sur d’autres documents susceptibles de donner à l’abbé de Bucquoy une « existence historique certaine » (p. 12), alors même que ces documents concernent d’autres personnages et d’autres faits historiques. Il s’arrête par exemple longuement sur le cas d’Angélique de Longueval, la grand-tante de l’abbé de Bucquoy, dont il certifie l’authenticité des archives qu’il consulte à son sujet :
Je ne sais si cette simple histoire d’une petite damoiselle et du fils d’un charcutier amusera beaucoup les lecteurs. Son principal mérite est d’être vraie incontestablement. Tout ce que j’ai analysé aujourd’hui peut être vérifié aux Archives nationales. – Je vous réserve d’autres pièces non moins authentiques qui complèteront ce récit. (p. 47)
9Il arrive aussi que le feuilletoniste s’interrompe pour contester des accusations qui lui auraient été faites concernant des détails insignifiants de son récit :
On me reproche […] d’avoir écrit, il y a deux mois, des fables, – en parlant de la découverte de l’imprimerie. […] Ainsi, je tenterais de faire de l’histoire sur des récits vagues : – je me livrerais à des fables ; – je serais capable d’écrire des romans ! – Allez plus loin ; dénoncez-moi à la commission chargée de qualifier nos feuilletons et d’y découvrir le vrai du faux, – selon les termes de l’amendement Riancey […]. (p. 47-48)
10Face à la menace de la censure, Nerval se met en position de potentiel accusé, tout en se gardant bien de faire sortir son feuilleton des rails du « vrai ». Or ses justifications contribuent moins à souligner le propos « historique » de sa recherche, qu’à tourner en dérision la véracité à laquelle il est contraint. Si le feuilletoniste insiste tant sur la matérialité des archives qu’il consulte, c’est d’abord pour renverser la valeur que leur accordent les historiens :
Avant de parler des grandes résolutions d’Angélique de Longueval, je demande la permission de placer encore un mot. Ensuite, je n’interromprai plus que rarement le récit. Puisqu’il nous est défendu de faire du roman historique, nous sommes forcés de servir la sauce sur un autre plat que le poisson ; – c’est-à-dire les descriptions locales, le sentiment de l’époque, l’analyse des caractères, – en dehors du récit matériellement vrai.
Vous me pardonnerez ensuite de copier simplement certains passages du manuscrit que j’ai trouvé aux Archives, et que j’ai complétés par d’autres recherches. Brisé depuis quinze ans au style rapide des journaux, je mets plus de temps à copier intelligemment et à choisir, – qu’à imaginer. (p. 60-61)
11Il s’agit ici de railler les pressions juridiques qui contraignent la presse à feuilletons par la mise en cause d’un mode de validation du savoir historique bien connu : la citation des sources. Celle-ci est comparée à une forme d’aliénation de l’écriture journalistique. Elle semble même se réduire à ses yeux à un travail de copiste. Son supposé sérieux est dénigré au profit d’un amateurisme historique considéré comme plus « imaginatif ». Contre la restitution scrupuleuse d’archives dûment compulsées, Nerval, qui s’avouera ailleurs n’être « qu’un faible historien » (p. 99), privilégie un « style rapide ». En témoigne d’ailleurs sa ponctuation saccadée, si frappante dans Les Faux Saulniers, qui vient parasiter, par l’abondance des tirets, l’écriture savante de l’histoire qu’il s’agit pourtant de mettre en œuvre14.
12Tout porte donc à penser que le récit de la recherche d’un document fantôme est moins l’expression d’un goût que d’un rejet de l’archive. Bien que Nerval affiche à outrance les procédures documentaires qui contribuent à assurer la validité historique de son récit, il n’y a rien qui aille chez lui dans le sens d’un « fétichisme de la chose écrite15 ». Bien au contraire, c’est davantage le renversement ironique d’un certain fétichisme historien que suggère la quête d’un livre manquant. Quoi de plus saugrenu en effet, pour un « écrivain fantaisiste » (p. 10), que de signifier le report de son propre récit dans l’attente de trouver un document qui le justifie ? Alors qu’un historien comme Michelet présente sa recherche en archives comme une expérience épiphanique16, Nerval évoque plutôt les déboires que lui cause la nécessité de coller aux sources. Il rappelle sans cesse que sa recherche n’est pas, à proprement parler, savante. Plus qu’un simple motif, le document fantôme devient alors pour lui une entrave à la démarche qui consiste à écrire l’histoire sérieusement. Il stimule au contraire sa propension à imaginer d’autres aventures que celles de l’abbé de Bucquoy, de même qu’il l’expose à la tentation de raconter la vie d’autres personnages. Dans l’économie du feuilleton, ce document suscite aussi la conception de possibles : au cours de son enquête, l’écrivain s’appuie sur d’autres archives pour ouvrir d’autres perspectives narratives, et alimente ainsi le risque d’écrire un roman – voire même plusieurs.
La bibliothèque des possibles
13En dehors des tribulations auxquelles elle le confronte, la quête d’un document fantôme révèle à Nerval le défaut de classement des nombreuses bibliothèques qu’il visite. Dans Les Faux Saulniers, tout se passe comme si l’univers des documents était paradoxalement l’espace d’un désordre généralisé17. À la Bibliothèque Nationale, il ne semble exister aucun classement fiable : le livre sur l’abbé de Bucquoy peut figurer aussi bien dans la réserve des livres anciens que sous « l’amas indigeste des romans » (p. 10). Et si un semblant d’ordre existe dans ce vaste bric-à-brac, ce n’est jamais que du point de vue de ceux qui incarnent le savoir livresque :
Il est certain que la plus grande complaisance règne à la Bibliothèque nationale. Aucun savant sérieux ne se plaindra de l’organisation actuelle ; – mais quand un feuilletoniste ou un romancier se présente, « tout le dedans des rayons tremble ». Un bibliographe, un homme appartenant à la science régulière savent juste ce qu’ils ont demandé. Mais l’écrivain fantaisiste, exposé à perpétrer un roman-feuilleton, fait tout déranger, et dérange tout le monde pour une idée biscornue qui lui passe par la tête. (p. 10)
14On retrouve dans cette représentation de la bibliothèque un écart entre esprit de sérieux et amateurisme. Si le feuilletoniste apparaît comme un fauteur de troubles, c’est que son fantaisisme littéraire ne sied pas dans une institution remplie d’érudits.
15Dans l’organisation narrative du feuilleton, cet écart institutionnel est porteur de sens. Non seulement les bibliographes et les paléographes qui peuplent les bibliothèques craignent la présence d’un écrivain entre leurs murs, mais ils tendent aussi à lui donner de mauvaises informations. Sans cesse désorienté, et ne trouvant pas la source qu’il cherche, Nerval est amené à se tourner vers d’autres documents qui, à leur tour, l’engagent à concevoir d’autres histoires possibles. Donnons deux exemples de ces histoires possibles. Le premier concerne « L’affaire Le Pileur » dont l’écrivain trouve une « pièce » aux archives de la police. À peine découvert, le document déclenche immédiatement chez lui l’ébauche d’une narration à rebondissements : « Tout un drame effrayant se déroula sous mes yeux » (p. 14). Le récit d’un duel féodal entre deux héritiers prend forme sur quelques paragraphes. De telle sorte qu’un fil narratif commence à en concurrencer un autre : celui, principal, de la recherche d’un livre introuvable et dont les traces sont éparpillées dans maintes bibliothèques, et celui, secondaire, d’une affaire rencontrée au beau milieu de documents d’archives. Mais le feuilletoniste coupe aussitôt court à ce chassé-croisé :
Il n’est plus question ensuite de cette histoire, – qui m’a fait oublier un instant le pauvre abbé ; – mais à défaut d’enjolivements romanesques, on peut du moins découper des silhouettes historiques pour le fond du tableau. Tout déjà, pour moi, vit et se recompose. (p. 17)
16Le second exemple, lui, occupe une place plus importante dans les Faux Saulniers. Il s’agit de l’histoire (déjà évoquée) d’Angélique de Longueval, qui se déroule sur plusieurs pages18. Nerval découvre l’existence du personnage d’Angélique au cours de sa recherche aux Archives Nationales. Il s’empare aussitôt des documents qu’il trouve à son sujet : « Les Archives possèdent sur cette famille [Longueval] une histoire charmante d’amour que je puis vous adresser sans crainte, – puisqu’elle est complètement historique. » (p. 39) De là s’ouvre une brève biographie d’Angélique, personnage secondaire soudain placé au premier plan du récit, et dont la vie représente une forme d’opposition aux amours conventionnelles19. Le feuilletoniste dévie de son projet initial et part consulter les lettres d’Angélique aux Archives de Compiègne, où se trouvent les documents de la famille Longueval « dont il serait certes curieux de recomposer le souvenir à manière de Walter Scott, – si l’on pouvait ! » (p. 41)
17On pourrait multiplier par dizaines ces exemples d’intrigues qui s’esquissent dans Les Faux Saulniers. Entre tentations fictionnelles et élans vers l’histoire, elles épousent les formes du roman historique – Nerval se réfère explicitement à Scott (j’y reviendrai). Mais elles appartiennent aussi à d’autres traditions romanesques. Jacques Bony les a rapprochées du « roman picaresque qui permet d’inventer à mesure et multiplier à plaisir les épisodes20 ». Selon lui, la quête d’un livre introuvable serait un prétexte pour raconter des histoires, dont plusieurs seraient autobiographiques21. Daniel Sangsue, lui, a analysé les « aspects formel et thématique de l’excentricité » des Faux Saulniers22, à savoir les interruptions, les digressions et autres caprices et zigzags qui font le caractère aléatoire du feuilleton, et il a montré que le récit nervalien procède d’une « décomposition narrative »23 dont on trouve les modèles chez Sterne, Diderot et Nodier. On doit en effet à ces auteurs cet art de la narration composite et d’apparence hasardeuse. Nerval s’en est beaucoup revendiqué dans ses récits de voyage. Il y fait aussi beaucoup allusion dans Les Faux Saulniers. Confronté à l’absence du livre qu’il s’évertue à chercher, l’écrivain se tourne vers d’autres traces, d’autres pistes. Ce n’est que lorsqu’il s’aperçoit qu’il a perdu le fil de son récit initial, qu’il tente de le rejoindre soit par des détours habiles, soit par des interruptions abruptes. Si bien que la quête d’un livre absent de toute bibliothèque finit par influer sur la conduite de son feuilleton. Elle concourt à l’effilochement de la narration et laisse place à des glissements qui court-circuitent la lisibilité du feuilleton. Le lecteur finit par s’y perdre sans savoir à quel fil se raccrocher.
18Mais il y a plus. Ces histoires possibles dont Nerval multiplie les amorces n’ont d’intérêt qu’en tant qu’elles sont conditionnelles. Une fois entamées, elles ne peuvent déboucher sur aucun récit. Face aux contraintes juridiques, le feuilletoniste est d’ailleurs forcé de rappeler à l’ordre sa narration ; il n’hésite pas à s’adresser à ses lecteurs pour souligner que, malgré les allures romanesques qu’elle peut prendre, elle ne dérape jamais vers la fable :
Ne me reprochez pas le peu de sérieux d’un tel récit : il peut rencontrer quelques analogies dans le travail des partis politiques. Que de fois on a pipé les assistances crédules avec des oiseaux morts, – ou empaillés ! […] Ce n’est pas un pareil rôle que je voudrais jouer vis-à-vis des lecteurs. Je n’imiterai pas même le procédé des conteurs du Caire, qui, par un artifice vieux comme le monde, suspendent une narration à l’endroit le plus intéressant, afin que la foule revienne le lendemain au même café. (p. 52)
19Tout au long de sa recherche, il instille de légers glissements vers le roman-feuilleton, glissements qui sont à chaque fois suscités par la découverte de faits tangibles. Ce sont, on l’a vu, des données historiques qui déclenchent des ébauches de récits. Documents d’archives, anecdotes, extraits de chansons, dialogues, actes : toutes ces données récoltées au cours de l’enquête font ainsi des Faux Saulniers une sorte de bibliothèque des possibles, un réservoir de « romans à faire24 ».
20Bien qu’ils demeurent à l’état d’ébauches, ces récits seconds acquièrent progressivement une importance certaine, voire supérieure à celle du récit premier. Ils passent du statut de digressions résiduelles à celui de matière première du texte. Au terme du feuilleton, la fameuse Histoire de l’abbé de Bucquoy – qui était l’objet principal de la recherche – finit par apparaître presque sans intérêt. De fait, il n’en est véritablement question qu’à l’issue d’un enchaînement d’histoires disparates. Avant cela, Nerval allonge le récit de ses pérégrinations. Il est alors difficile de désigner qui, entre lui et l’abbé de Bucquoy, entre l’enquêteur et l’enquêté est véritablement l’objet du feuilleton. Comme l’a très bien formulé Daniel Désormeaux : « Au fur et à mesure qu’avance le récit de la quête de L’Histoire de l’abbé de Bucquoy, la question du livre devient le mirage d’un savoir absent, car la quête du livre, qui implique aussi celle du récit, se confond au savoir de l’histoire25. » Il n’est pas étonnant de voir l’écrivain se perdre dans le labyrinthe des archives comme il se perd dans le labyrinthe de sa propre narration. L’insouciance feinte de conduire un récit à bâtons rompus – cette « alacrité vagabonde » dont parlait Julien Gracq26 au sujet de la prose nervalienne – porte en retour un regard ironique sur le sérieux de la connaissance historique.
Vérités et fables de l’histoire
21Un feuilleton historique, car documenté, ne doit normalement pas déraper du savoir sur lequel il s’arc-boute. Dans le cas des Faux Saulniers, au contraire, la difficulté de mettre l’imagination romanesque au pas de l’histoire savante s’accentue à partir du moment où Nerval trouve enfin, dans une vente aux enchères, le livre qu’il cherche. Jusque-là, rien ne lui permettait de légitimer l’écriture de son histoire de l’abbé de Bucquoy.
Le livre que je viens d’acheter à la vente Motteley, vaudrait beaucoup plus de soixante-neuf francs vingt centimes, s’il n’était cruellement rogné. La reliure, toute neuve, porte en lettres d’or ce titre attrayant : Histoire du sieur abbé comte de Bucquoy, etc. […] Le livre a tous les titres cités déjà, qui se trouvent énoncés dans Brunet, dans Quérard et dans la biographie de Michaud. (p. 120)
22Une fois muni de sa pièce justificative, qui constitue « l’histoire officielle de l’abbé de Bucquoy » (p. 112), comment Nerval l’intègre-t-il dans la partie proprement historique de son feuilleton ? La fin des Faux Saulniers fournit peu d’indices sur le processus d’« absorption27 » du document dans la narration. En revanche, au cours de son Histoire de l’abbé de Bucquoy, l’écrivain procède à des « observations », des explications marginales qui interviennent au beau milieu du récit : au moment de la première fuite de l’abbé, il interrompt son discours pour disserter, non plus sur sa recherche d’un livre manquant – celui-ci est dorénavant trouvé –, mais sur la mise en forme narrative de son récit historique.
23Cette interruption appelle notre attention. Nerval se lance dans un long développement sur sa manière de « mettre en scène et même en dialogues certaines parties de sa narration, dont toutefois les faits généraux ne peuvent être contestés » (p. 135). Ces « observations » font suite à un post-scriptum dans lequel il répond à un courrier de lecteur lui ayant indiqué un détail géographique erroné dans son récit28. Elles surgissent ainsi comme un appendice à « ce feuilleton historique, – et véridique autant que possible » (p. 135):
Froissart et Monstrelet ont rempli leurs récits de dialogues dont ils eussent été bien embarrassés de démontrer l’authenticité. Le père Daniel et Mézeray, suivant les procédés de Tite-Live, de Tacite et d’autres, se sont plu même à composer des harangues très développées, dans la forme latine, – et Péréfixe ne s’est pas privé de cribler de mots d’esprit son histoire de Henri IV.
De nos jours, Alexis Monteil a mis en dialogues son Histoire des Français. M. de Lamartine a pris parfois de certaines allures romanesques dans son Histoire des Girondins. – Quand à MM. de Barante, Guizot, Thiers, etc., ils nous rassurent aussi par bien des points. (p. 136)
24Abordant les « manières de traiter l’histoire » (p. 135), Nerval invoque plusieurs exemples d’historiens plus ou moins modernes qui ont, comme lui, intégré une part d’imagination dans l’histoire sans souci de s’éloigner de la vérité des faits. Il ne s’y est pas trompé. Si l’on omet le père Daniel, Mézeray et Péréfixe, ces historiens se sont même tous tournés vers le modèle romanesque de Walter Scott. Un des défis de l’historiographie de la première moitié du xixe siècle a en effet reposé sur un geste d’écriture capable de rendre le récit historique à la fois « vivant »29 et « attrayant »30. Dans leur double ambition de raconter des événements tout en construisant un savoir – de « faire de l’art, en même temps que de la science »31 –, les historiens dits romantiques (Thierry, Barante) ont accordé toute leur attention à la mise en scène de l’histoire, pour laquelle ils empruntent au romancier écossais sa technique littéraire32. Ils ne furent d’ailleurs pas les seuls à faire la réclame de Scott en France. La plupart des romanciers français (Vigny, Hugo, Balzac, Dumas, etc.) se sont eux aussi revendiqués de l’héritage de l’auteur d’Ivanhoé, notamment pour sa manière de marier l’histoire savante à un art de la représentation.
25On conçoit donc les raisons pour lesquelles Nerval mobilise ces exemples d’historiens. Pour lui aussi, l’écriture de l’histoire est compatible avec la dramatisation des faits, – surtout quand on se charge d’écrire sur un personnage historique sur lequel on ne possède qu’un document ! En outre, l’histoire d’une vie est souvent irréductible à l’enquête historique, et il faut parfois « lier le récit », fût-ce en ajoutant « des raccords à certains dialogues rapportés dans les écrits du temps » (p. 136). Les documents ne disent pas nécessairement la vérité ; et le récit des Faux Saulniers, comme l’affirme justement Michel Brix, « fait aussi ressortir que le faux peut appartenir à l’histoire, et que le mensonge consisterait alors à l’ignorer, ou à le corriger »33. Même trouvé, le livre que Nerval cherche tout au long de son feuilleton ne prouve finalement que peu de faits sur l’abbé de Bucquoy.
26Cette mise en cause (relativiste ?) du régime documentaire de la vérité historique va dans le même sens que celle d’un autre biographe du xixe siècle : Chateaubriand, dont Nerval évoque la Vie de Rancé dans son feuilleton. La mention n’est pas fortuite. Publié en 1844, cet ouvrage se fonde sur les écrits laissés par l’abbé de Rancé et ceux de ses biographes. Chateaubriand imbrique ces écrits sous forme de citations ; il semble ainsi réaliser ce travail de copiste auquel Nerval préfère le « style » journalistique. Mais il va plus loin. Il refuse de se prononcer sur une part énigmatique de la vie de Rancé, sa résolution d’entrer dans les ordres :
Il faut le dire néanmoins, le silence de Rancé est effrayant, et il jette un doute dans les esprits. Un silence si long, si profond, si entier, est devant vous comme une barrière insurmontable. Quoi ! un homme n’a pu se démentir un seul instant ! Quoi ! le silence pourrait passer pour une vérité ! Cet empire d’un esprit sur lui-même fait peur : Rancé ne dira rien, il emportera toute sa vie dans son tombeau34.
27Cette déclaration s’accompagne d’une méditation sur la dimension fictionnelle de la biographie :
Les annales humaines se composent de beaucoup de fables mêlées à quelques vérités : quiconque est voué à l’avenir a au fond de sa vie un roman, pour donner naissance à la légende, mirage de l’histoire35.
28Voilà qui n’a certainement pas échappé à Nerval. Ce dernier établit une tension analogue entre « fables » et « vérités », à ceci près qu’il insiste sur d’autres valeurs que celles pointées ici par Chateaubriand. Dans Les Faux Saulniers, la part fictionnelle de la biographie relève moins du caractère légendaire de l’abbé de Bucquoy – dont on ne saura jamais si, comme Rancé, il avait « au fond de sa vie un roman » –, que du désir d’affabulation que manifeste le feuilletoniste quand il écrit son histoire. Ce dernier regrette de ne pouvoir offrir à ses lecteurs une « action romanesque » (p. 140) digne d’intérêt et composée d’après des documents existants ; cette action « n’était pas seulement trouvée ; – l’auteur avait lu une foule d’ouvrages sur le siècle de Louis XIV ; il avait conçu des descriptions de fêtes données en l’honneur de la duchesse de Bourgogne, […] » (p. 140). À la différence de Chateaubriand, qui renonce à combler le « silence » de Rancé par une invention romanesque, Nerval postule qu’il est bon d’imaginer ce que l’histoire ne dit pas, plutôt que de s’en tenir à l’historicité des sources36. En ce sens, la prolifération exacerbée de possibles au sein de son feuilleton semble servir un parti pris historiographique : la « froide réalité » (p. 139) des documents ne suffit pas, il faut y intégrer de la fable.
29Avant de poursuivre l’histoire des aventures de l’abbé de Bucquoy, Nerval dresse ainsi l’ébauche d’un dernier roman historique :
Quel beau roman cependant on eût pu faire avec toutes ces données ! L’abbé de Bucquoy et le capitaine sont des rôles de première force. Supposons que l’on donnât un léger croc-en-jambe à l’histoire : l’abbé, au pouvoir des faux saulniers, – qui fuient chargés de butin à travers les bois, – est emmené dans un château, – le château de Longueval, berceau de sa famille, si l’on veut, ou le château d’Orbaix, autre demeure de son grand-oncle. – On retrouve là, comme un héros de Walter Scott, les souvenirs d’enfance, les voûtes gothiques, les trèfles percés de vitraux, la salle d’armes, la chambre du roi, tendue de blanc, et jusqu’à la chambre basse, où la belle Angélique recevait La Corbinière. – Amours éteintes du passé, fleurs du vieux temps, fanées, mais encore odorantes, comme ces tiroirs de grand-mère, où sont conservés mille souvenirs chéris. (p. 138)
30Tout se relie, tout se mêle : tous les personnages et toutes les « données » factuelles entr’aperçues au cours de son enquête en bibliothèques et en archives débouchent sur un horizon romanesque. Tout se passe comme si ce nouvel élan d’imagination, ce « croc-en-jambe à l’histoire », devenait au final le principal intérêt du feuilleton.
« Démonter la machine »
31Nous sommes partis du problème du document fantôme. Ce problème en a amené d’autres : nous avons vu que la nécessité de différer son écriture de l’Histoire de l’abbé de Bucquoy génère chez Nerval des conceptions d’intrigues qui le conduisent à mettre en cause les normes de véracité en histoire. En définitive, Les Faux Saulniers nous sont apparus comme un feuilleton d’enquête où la recherche d’un livre – d’abord introuvable, et enfin trouvé – permet d’interroger la place de l’imagination dans l’historiographie. Le terme d’enquête indique bien le caractère tâtonnant de la narration qui se développe sur près des deux tiers de son texte. Plutôt que de s’en tenir au récit des événements relatifs à l’abbé de Bucquoy, qui ne nous sont contés qu’à la fin du feuilleton, Nerval privilégie le récit de son propre désir d’invention romanesque. En ce sens, nous dirions volontiers aujourd’hui que ce feuilleton est métanarratif ou autoréflexif. Du personnage historique de l’abbé, nous apprenons en somme fort peu de choses, bien qu’il existe à son sujet une source authentique ; et nous pourrions en dire autant de ces « faux saulniers » dont la présence dans la narration est secondaire. Demeure signifiante, en revanche, toute l’enquête qui se déroule en amont de l’histoire finale.
32Mais ce caractère réflexif du feuilleton de Nerval constitue aussi une impasse pour le récit historique. Tout au long de sa recherche d’un livre manquant, l’écrivain n’a de cesse de manquer les récits dont il présente les amorces. Butant sans relâche sur l’impossibilité de les mettre en œuvre, il se contente de les exposer comme des possibles, sans vraiment parvenir à les instituer dans une narration dont le lecteur puisse faire pleinement l’expérience. C’est ce que j’ai tenté de souligner en montrant que, chez Nerval, les histoires sont souvent plus importantes que l’Histoire. C’est aussi ce que suggère, en d’autres termes, l’ultime commentaire sur le roman (im)possible de l’abbé de Bucquoy :
Voilà ce que perdent les lecteurs. – L’histoire pure et simple d’un pauvre prisonnier pourra-t-elle compenser de tels éléments d’intérêt ?... Il nous a semblé curieux néanmoins de démonter la machine que nous n’avons pu donner entière, d’en montrer les ressorts et les rouages – l’anatomie si l’on veut. Quelquefois, on prend plaisir à visiter les coulisses, les foyers et les trucs d’un théâtre… Les secrets de la composition d’un roman historique prémédité et devenu impossible viennent d’apparaître à tous les yeux ! (p. 141)
33Ces lignes sont remplies de significations. Afficher les « ressorts » et les « rouages », thématiser les « trucs » et autres procédés d’invention, cela revient bien à mettre sous les yeux du lecteur les « coulisses » d’un texte romanesque qui ne peut pas prendre forme. N’est-ce pas cette même « machine » narrative que Nerval nous présente tout au long de son feuilleton ? Ne trouve-t-on pas de pareils « secrets de composition » romanesques et historiques tout au long des Faux Saulniers ? En maintenant sans cesse son lecteur à distance des nombreuses narrations qu’il entame, Nerval en montre le processus de fabrication.
34C’est sans doute cette exposition récurrente de toute la machinerie des Faux Saulniers qui explique le manque de lisibilité du feuilleton. Y est affiché ce qui, dans l’Histoire de l’abbé de Bucquoy, doit demeurer invisible. En plus de construire son enquête autour d’un livre manquant, Nerval met en évidence les possibles de son propre récit historique. Dans les Faux Saulniers, ces bifurcations, on l’a vu, ne sont ni des accidents notoires ni des détails du texte ; ce sont les éléments principaux du feuilleton, ceux à partir desquels se déploie un réseau d’histoires possibles. Et l’on n’aurait pas tort d’affirmer que c’est bien la présence excessive et presque envahissante de ces possibles, doublée par la recherche sinueuse d’un livre manquant, qui fait des Faux Saulniers un récit qu’il est difficile d’envisager comme un tout cohérent.
35Enfin, si Nerval tient son lecteur suspendu au(x) fil(s) de sa narration, c’est aussi en lui rappelant de manière incessante les principes de la vérité historique auxquels il est tenu de se plier. Ses réflexions sur l’historiographie et sur sa propre difficulté à suivre une démarche historienne font obstacle à la lecture de son récit. Elles ont ceci de gênant qu’elles entravent doublement le développement de la narration. Non seulement elles l’interrompent abruptement sous couvert de « montrer la sincérité de tout [un] travail » (p. 136), mais encore elles mettent au jour des enjeux historiographiques ordinairement peu visibles dans un roman historique ou dans un ouvrage d’histoire, si ce n’est peut-être en préface ou en notes de bas de page.
36On sait depuis Paul Ricœur que le récit d’un passé proche ou lointain, qu’il soit romanesque ou historique, est bien souvent une « configuration narrative »37 dans laquelle le lecteur s’engage par désir de découvrir ou de comprendre un événement ou un processus (même de longue durée). Or une grande partie des Faux Saulniers échappe à cette configuration. Le feuilleton d’enquête que met en place Nerval demeure en marge de l’histoire, comme il demeure en marge du roman. Il ne s’inscrit ni dans la vogue du roman historique qui apparaît en France dès les années 1820, ni dans les règles du savoir positif qui s’instituent dans les sciences historiques de cette même époque. Il s’inscrit en fait dans une tension entre deux modes de représentation du passé, et maintient cette tension irrésolue. C’est en ce sens qu’on peut parler à son sujet d’une histoire au second degré. Nerval se tient à distance à la fois du passé qu’il imagine et de l’histoire qu’il veut produire. Il invite ses lecteurs à suivre les pérégrinations d’un « écrivain fantaisiste » qui enquête sur un personnage énigmatique. La recherche d’un document fantôme devient ainsi le pré-texte d’un plaidoyer pour l’imagination qui réside au cœur du travail historique.