Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Entretiens
Fabula-LhT n° 15
Gilles Clément

« Les espaces de l’indécision »

Entretien réalisé pour Fabula-LhT par Matthieu Vernet et Alexandre de Vitry – 1er décembre 2014

1LhT : En forgeant la notion de « tiers paysage », vous dites vous inspirer de la célèbre formule de Sieyès à propos du Tiers-État. Pouvez-vous y revenir ?

2Gilles Clément : J’ai défini le tiers paysage comme la somme des espaces en « déprise », soit récente, soit ancienne : l’ensemble des espaces abandonnés par l’activité humaine ainsi que des lieux où il n’y a jamais eu d’activité humaine, et dans lesquels se réfugie tout ce qui ne peut pas vivre ailleurs. J’ai eu besoin de ce concept à la suite de l’analyse d’un paysage qui avait l’air assez naturel, dans le Limousin, mais où la diversité avait disparu, comme dans de nombreux espaces travaillés par l’homme. Quand j’ai eu fait le tour de cette question en me demandant comment appeler des paysages aussi différents les uns des autres, à côté des paysages « binaires » (forêts et pâtures), j’ai pensé que ce serait le troisième : celui de la diversité. Ce qui m’a plus dans la référence à la Révolution tenait à l’importance que l’on a donné tout à coup à ceux que personne n’avait jamais regardés et que l’on n’avait jamais écoutés. La métaphore connaît toutefois ses limites, car il serait bien trop anthropomorphique de se dire que la nature a envie de devenir quelque chose : elle est, c’est tout. Quand Sieyès dit : « Qu’est-ce que le Tiers-État ? — Tout, c’est tout le monde ou presque. Qu’a-t-il fait ? — Rien, il n’avait pas les moyens. Qu’aspire-t-il à devenir ? — Quelque chose1 », je ne pense pas qu’on puisse appliquer cela à la nature. Elle n’a pas la conscience de son devenir, en principe du moins ; cependant, nous avons tant de besoin de la nature que nous la regardons avec respect ; nous avons besoin ce dont elle est faite pour pouvoir la protéger. L’action de nommer a par exemple beaucoup d’importance : mettre un nom sur une plante c’est la faire exister. C’est certes le point de vue humain, mais la relation de dépendance est unilatérale : la nature n’a pas de besoin de nous quand nous avons besoin d’elle. On la traumatise, on la sacrifie mais nous sommes dépendants d’elle.


*

3LhT : En essayant de retirer l’homme de certaines choses ou de modérer son activité, vous diriez que c’est pour revenir à l’humain ?

4Gilles Clément : C’est bien entendu pour lui. La plante est un être autotrophe ; les végétaux chlorophylliens, c’est‑à‑dire la quasi-totalité des végétaux, ont la capacité de fabriquer la nourriture à l’intérieur d’eux-mêmes, à partir de l’énergie du soleil, de l’eau et de quelques sels minéraux. L’homme doit attraper les choses ; c’est un prédateur, il est dépendant, il est hétérotrophe, comme tous les animaux. C’est la raison même de sa grande fragilité.


*

5Lht : La nature est malgré tout souvent représentée comme plus faible que nous…

6Gilles Clément : Je ne l’ai jamais compris. Cela m’apparaît comme une vision occidentale monothéiste, judéo-chrétienne. Dans les textes sacrés, la nature est inféodée à l’humanité, et ce, dès la Genèse. Les dessins de Hildegarde de Bingen montrent bien que tout converge vers l’homme, comme si tout en dépendait. On ne retrouve pas cette idée dans d’autres sociétés.


*

7LhT : Donnez-vous une dimension politique au tiers paysage ?

8Gilles Clément : Je ne m’en rendais pas vraiment compte quand je faisais cette observation, au départ. Cela devient politique mais je ne l’ai pas souhaité en écrivant le manifeste du tiers paysage.


*

9LhT : Votre manière de concevoir le tiers paysage ou même le jardin en mouvement repose sur l’idée que le jardin peut changer l’homme et qu’il permet à l’homme de se comprendre dans la nature.

10Gilles Clément : Il faudrait changer de modèle culturel, faute de pouvoir changer l’homme. Pour un Yanomami ou un Amérindien, l’arbre n’est jamais qu’un homme déguisé en arbre. Les cultures asiatiques sont plus de l’ordre de la philosophie et de la sagesse que de la religion, ce qui s’avère moins dangereux pour la nature a priori. Il y a enfin des cultures carrément animistes ou totémistes, comme les aborigènes, dans lesquelles le rapport à la nature est fusionnel.


*

11LhT : La conception d’un jardin contient-elle à vos yeux une contrainte d’éducation ? Le jardin est-il un mode d’éducation ?

12Gilles Clément : Tout dépend en réalité du jardinier, parce qu’il va reproduire un modèle qu’il a déjà vu ou en inventer un ; en tous les cas, il raconte une histoire qui est une vision de l’époque dans laquelle il vit. Son rôle est décisif. Quand une direction des espaces verts fait intervenir des « jardiniers » sur leurs espaces publics, ils sont démonstratifs et servent d’exemple. Ces jardiniers ne font souvent malheureusement que du « nettoyage ». Un jardinier, en principe, doit connaître les plantes, il sait interpréter quelque chose qui survient ; il a une intelligence relancée à chaque instant.

13À l’époque de Le Nôtre, le terme de jardinier est anobli parce qu’il désigne avant tout un architecte. Puis il a été oublié et il a faibli pour devenir un ouvrier et, de nos jours, un technicien de surface. Depuis lors le statut du jardinier n’a eu de cesse de se dégrader. Les temps changent ; en raison notamment des pressions écologiques et économiques, le métier évolue à nouveau. II y a de plus en plus souvent une prise de terrain, pour l’occuper, qui s’opère sans intervention du jardinier. Comment cela se passe-t-il ? On dispose d’un terrain ; on enlève tout ce qui s’y retrouve avant d’ajouter de la prétendue bonne terre franche puis on construit un projet entièrement artificiel. Les dessins ont été faits, en amont, sur une table à dessin, avec des machines. Tout à coup, des concepteurs s’improvisent jardiniers mais ils ne le sont pas.

14Le jardinier est un architecte, un concepteur, un plasticien, un biologiste.


*

15LhT : Est-ce que ce rapport au jardin public ne se développe pas sur le modèle d’un jardin plus privé, d’un jardin à soi, qu’on s’approprie ?

16Gilles Clément : Le jardin est toujours porteur d’un message ; tous les jardins racontent une histoire et donnent une idée de l’époque dans laquelle on vit. Si l’on ne retrouve pas cette idée, le jardin n’est qu’un pur ornement. Beaucoup de jardins n’ont que cette valeur-là — qui n’est pas désagréable — mais qui ne racontent rien. La définition du jardin, c’est l’enclos et le paradis. Il a été conçu pour nous protéger. Les jardins hispano-mauresques sont l’aboutissement de toute une traversée des pays où il n’y a pas d’eau et magnifient pour cette raison l’eau, parce qu’elle est rare, en la plaçant en plein milieu. Les jardins classiques créent une perspective qui invite le regard à sortir de l’enclos ; c’est la prise du pouvoir. Les jardins romantiques mettent en scène une nature dramatisée.

17On a le meilleur dans un jardin ; c’est toujours dans un enclos. On le protège. Qu’est-ce qu’on met aujourd’hui au milieu du jardin et qu’est-ce qu’on peut raconter ? Je ne fais que poser la question et ne prétends pas avoir la réponse. Si on admet que depuis le xxe siècle, il y a un grand choc qui est l’étude du vivant par la pensée écologiste — c’est-à-dire le fait qu’un être est lié à un autre — et que l’on se rend compte que tout est lié, on arrive à la notion de Gaia — ce que j’appelle le jardin planétaire, pour y introduire justement la figure du jardinier, parce que Gaia ne suppose pas d’humain. Que raconte le jardin ? Je ne vois rien d’autre que le récit de la vie dans son mécanisme et la volonté de montrer la diversité : on peut mettre en scène la diversité dans un jardin.


*

18LhT : Vous racontez la diversité de différentes manières. Si l’on prend le parc Matisse, à Lille, ou un jardin comme celui de l’École normale supérieure de Lyon, on ne trouve pas du tout les mêmes méthodes.

19Gilles Clément : Le parc Matisse est un symbole, très mal perçu dans les premiers temps. À Lyon, on est toujours dans le jardin. À Matisse, on pouvait, au début, se mettre en haut. J’avais prévu qu’on entre dans l’île et qu’on accède par un ascenseur ou un escalier dans une petite coupole vitrée qui nous permettait juste de regarder avec un relevé botanique et entomologique et d’observer la dynamique de la végétation à partir de zéro. C’était plutôt une leçon de colonisation du sol par la diversité spontanée. Il y a désormais seulement des visites deux à trois fois par an pour faire des relevés.

20Pendant longtemps, les pouvoirs publics ont voulu cacher le jardin Matisse, notamment en plantant des arbres devant. C’est terrible, car on reste aveugle sur ces questions-là. Ces arbres sont d’une grande bêtise, même s’il faut reconnaître qu’il n’y a pas eu de pédagogie et que rien ou presque n’a été expliqué au départ du projet.

img-1.jpg

Parc Matisse (Lille, 1990) img-2.png Gilles Clément

img-3.jpg

Jardin de l’ENS de Lyon (2000) img-4.png Gilles Clément


*

21LhT : N’y a-t-il pas un risque de coupure avec l’humain ? Ce qui inquiète, c’est peut-être cette césure.

22Gilles Clément : Je ne sors pas du tout le tiers paysage de l’humain ; il y a, dans le travail de la nature, des échanges de conversation entre les plantes et les animaux — que j’appelle le génie naturel — et qui ont une importance énorme pour la survivance des espèces et que nous connaissons très mal. Nous sommes entièrement dépendants de cela ; ce que nous développons se fait par des auxiliaires jardiniers qui sont dans le tiers paysage.

23Quand on tue un être ou un élément, comme le puceron par exemple pour la culture du poireau, dans un mécanisme, on élimine pratiquement tout ce qui se trouve autour dans la chaîne de prédation. On va perdre des plantes. Tout ce dont l’homme ne s’occupe pas a un effet bénéfique sur le territoire dont il s’occupe ; le tiers paysage est un trésor pour l’homme. C’est le futur biologique.


*

24LhT : À la fois vous êtes très critique à l’égard d’une attitude qui consiste à exploiter le monde, à en tirer une ressource immédiate dans une logique économique, et en même temps ce que vous défendez, au bout du compte, c’est aussi une ressource…

25Gilles Clément : On ne peut pas faire autrement car nous sommes aussi des animaux. Ce qui me préoccupe c’est la survie du monde humain. Les plantes et les animaux ont des systèmes d’autorégulation quand l’homme se reproduit désormais sans limite. Cela se faisait de manière naturelle au début de l’humanité, souvent par des choses désagréables comme les maladies, désormais il faudrait le faire par l’entendement. C’est pour cela qu’il faut apporter la connaissance, quand on pousse tout le monde à consommer davantage. Je suis très intéressé par la décision de la municipalité de Grenoble de faire progressivement disparaître les publicités du centre ville. On a tous trop de choses.

26Modifier les pratiques de consommation passe par la nécessité d’expliquer que nous vivons dans un espace fini et que l’on ne peut pas imaginer un développement infini. On ne peut pas imposer aux familles de n’avoir qu’un ou deux enfants, si on ne leur a pas expliqué cela avant. On ne leur donne pas cette connaissance ; à la place, on propose des taxes, comme la taxe carbone, sans solution alternative. Plutôt que l’éducation, on fait le choix de la punition. C’est aveugle et absurde.


*

27LhT : En même temps, dans votre travail, il y a un rapport avec des conduites plus individuelles, pour le jardinier et pour celui qui va traverser le jardin.

28Gilles Clément : Celui qui passe dans le jardin, c’est celui qui profite de quelque chose qui l’apaise. Un jardin où l’on est bien est un jardin où l’on est heureux. Mais il y a quelque chose de plus fort que cela : c’est le fait de jardiner. Celui qui a les mains dans la terre est dans une situation d’espoir, tirée vers le futur ; il travaille quelque chose qui va le surprendre, l’étonner. Dans le jardinage, il y a une action thérapeutique difficile à analyser ; le jardin m’apparaît comme un territoire mental d’espérance. Quand on met une graine en terre, c’est pour demain ; il n’y a pas de nostalgie. On est en permanence sollicité par cette nature avec laquelle on entretient un dialogue continu. À Marseille, au parc Salvator où j’ai conçu un jardin pour des adolescents en psychiatrie, j’ai fait plusieurs aménagements pour des usages de jeu, de convivialité, de théâtre, mais aussi de nature avec un jardin-potager fruitier. Les soignants m’ont demandé d’augmenter justement cette surface car sur le plan thérapeutique, ils savent tout le bénéfice qu’ils peuvent en retirer. Quand on jardine, la question du stress n’existe pas. On n’est pas là pour partir à telle heure ; on essaie de comprendre ce qui se passe.

29Le temps m’apparaît un peu comme l’objet central du travail du jardinier : on sait quand un jardin commence, on ne sait pas quand il finit. Le temps dans le jardin n’a plus la même valeur et ne passe pas de la même manière.


*

30LhT : Vous semblez prêter plus d’importance à celui qui jardine qu’à celui qui traverse le jardin. Le jardin reste pourtant associé à l’idée de déprise pour n’importe qui.

31Gilles Clément : Certes, mais le jardin est plus bénéfique à celui jardine qu’à celui qui le parcourt. Dans le Limousin, j’ai construit par moi-même une maison en 1977 dans un endroit isolé, en suivant ma pente misanthropique. Puis une fois terminée, je l’ai laissée pour faire le tour du monde. Je me suis retrouvé à Bali, par hasard, et j’ai vécu quelque chose d’inouï en rencontrant des gens souriants, très beaux, accueillants. Dans une même journée, les balinais se répartissent les tâches, tant et si bien qu’un balinais fait un peu de culture de riz, travaille dans le jardin de son compound d’habitation, un jardin qui n’est pas forcément ornemental, il peint, il joue de la musique, il tient des discours politiques… Au moins une fois par jour, chaque balinais a un accès à la terre. Les enfants balinais ne sont jamais en déréliction et sont toujours dans un espace humain.

32Un monde idéal pourrait bien être un monde où chacun jardine mais l’essentiel et l’important me paraissent ailleurs : dans une journée, on peut avoir envie de ne pas faire une seule activité. Pour ma part, j’écris, je fais du dessin.Un monde idéal est un monde où chacun est capable d’exprimer sa complexité.


*

33LhT : Ce que le jardinage apporte, l’espérance, peut se diffuser dans toute autre sorte d’activité ?

34Gilles Clément : La perception différente du temps nous donne une forme de sagesse ; le temps est là mais on ne le mesure pas.


*

35LhT : Le jardin mène-t-il à un repli sur soi ? A-t-il à voir avec une forme de misanthropie ?

36Gilles Clément : On oublie les autres mais on fait tout pour eux ; le jardin n’est pas un repli.

37C’est terrible de voir tous ces gens courir, individuellement, comme en file indienne dans un parc ; cela a quelque chose d’un abattoir industriel ; ils n’ont pas l’air heureux, ils sont bardés d’équipements qui en font des robots. Cela me fait peur. C’est un phénomène récent, qui me paraît être une expérience contraire à celle du jardinage ; le jardin n’est pour ces gens qu’un terrain de commodité pour tourner en rond. Cela nous ramène à la société consumériste qui nous vient des États-Unis et qu’on nous vend, comme un produit indispensable. J’ai fait un jardin politique, le jardin d’orties de Melle, qui aborde ce sujet. Aujourd’hui, tout accès à la gratuité est condamné. Cette société n’a malheureusement pas touché que l’Europe mais s’est exporté en Chine, partout ; tout le monde s’habille de la même manière, à l’exception peut-être encore des pays arabes. Je ne parviens pas à comprendre pourquoi on n’arrive pas à s’opposer à cet impérialisme et à cette violence.

img-5.jpg

Jardin d’eau-jardin d’orties (Melle [Deux-Sèvres], Biennale d’art contemporain, 2007) img-6.png Gilles Clément


*

38LhT : Les réactions à cela ne peuvent-elles pas être qu’individuelles ?

39Gilles Clément : C’est toute l’histoire de l’alternative ambiante. Localement, des myriades d’initiatives atomisées se fédèrent et forment une sorte de contre-pouvoir sans véritable puissance qui agit localement avec réalité. Ainsi à l’échelle très locale, on voit apparaître de nouvelles dynamiques économiques, appropriées à des échelles différentes, que ce soit de la production, de la distribution.


*

40LhT : Le tiers paysage est une manière de vous intéresser à tout ce que la société délaisse.

41Gilles Clément : Ce qui est délaissé chez les humains correspond à des humains en souffrance ; ce n’est pas du tout le cas dans la nature. Le tiers humain, si j’ose dire, est en bien mauvaise situation. Dans le tiers paysage, il n’y a pas moins beaucoup d’espoir de vie. Le projet PEROU est un projet d’urbanisme d’exploration urbaine ; l’occupation du territoire par les Roms et d’autres sans logis, essentiellement du squat, pourrait être modifiée par une aide de façon à ce que le terrain qu’ils laissent en partant soit encore mieux que celui qu’ils ont trouvé en arrivant. On rencontre beaucoup de difficulté, notamment par l’opposition de nombreux maires. Nous sommes dans une société qui accepte mal l’autre et la différence, et la mise en place de tels projets s’avère difficile. Nous sommes dans une nouvelle société médiévale, comme dit Susan George, avec les patrons qui sont des seigneurs, les chefs d’État sont simplement des rouages, des courroies de transmission ; nous sommes les serfs.


*

42LhT : Vous distinguez le paysagiste et le jardinier. Et le paysan ?

43Gilles Clément : S’il existait, j’aimerais beaucoup en parler… J’ai connu beaucoup de paysans dans mon enfance, puis j’ai assisté à leur évolution. À un moment donné, à la génération suivante, ils ont totalement changé, sous l’influence de la PAC, et ils sont devenus des robots. Le dialogue est devenu impossible. C’est un monde en souffrance, pris dans la logique de l’endettement.

44Parmi les petits exploitants, il n’y a que ceux qui appartiennent à la Confédération paysanne qui ont retrouvé le statut de paysans, ce qui représente au plus 10 % de la population exploitante. Ils ne sont pas riches, mais à peu près heureux : ils savent ce qu’ils font et l’ont décidé. En revanche, tous les autres sont soumis à la PAC et au mécanisme des primes. Le principe consiste à endetter celui qui sera l’ouvrier robotisé, à l’obliger à se doter de grandes machines, d’immenses hangars, à acquérir toutes sortes de produits profitant à des entreprises qui, elles, jouent en bourse l’argent qu’elles tirent de cette manne. Les agriculteurs sont soumis à un rapport au temps qui produit un stress permanent et les suicides nombreux que l’on sait.

45Il reste quelques très vieux paysans, ceux que filme Raymond Depardon, mais il y en a aussi de tout nouveaux, très jeunes. J’en ai rencontré, qui représentent tout un mouvement intéressant, malgré les difficultés qu’ils rencontrent. Cela donne de l’espoir.


*

46LhT : Revenons à votre travail. Le jardin traditionnel est associé à une recherche du beau ; dans le tiers paysage, c’est plus ambigu.

47Gilles Clément : Par le mécanisme de la compréhension de ce que c’est et de ce à quoi cela sert, on peut inverser le regard pour passer d’une dépréciation classique vers une appréciation. Comment peut-on trouver beau quelque chose que l’on trouvait laid ? La beauté, c’est la façon dont une personne marche, sourit ou parle, c’est ce qu’une personne fait d’elle-même. Je la distingue bien de l’esthétique. Quand il y a un accord entre la beauté et la recherche esthétique, c’est merveilleux. On doit accorder beaucoup d’attention à l’esthétique pour changer le message. Si on veut faire une prairie avec des mauvaises herbes, en disant que c’est important, on va poser un cadre, bien soigné, lui, pour mettre en valeur cette prairie. Il s’agit de montrer que ce n’est pas un délaissé, un abandon. C’est quelque chose qui est désiré. Le réglage esthétique a beaucoup d’importance pour accéder au changement du regard, mais le plus important est le message qu’on livre.


*

48LhT : Le jardinier, s’il n’intervient pas dans le tiers paysage, peut donc traiter les limites.

49Gilles Clément : Au parc Matisse, à Lille, cela repose bien sur une limite nette. En Ardèche, en revanche, au Belvédère des Lichens, on s’immerge dans le tiers paysage, depuis un artifice, avec à disposition diverses explications ; la totalité des territoires qui étaient cultivés auparavant est désormais une forêt.


*

50LhT : Ce Belvédère, le considérez-vous comme un « réglage esthétique » ?

51Gilles Clément : C’est le même principe que dans le traitement de la limite. Ici, le traitement est ponctuel : on travaille sur un point, immergé dans une nature non travaillée. Cela permet de poser la question de notre intervention et de notre rôle.

img-7.jpg

Belvédère des Lichens (Saint-Mélany [Ardèche], 2006-2007) img-8.png Gilles Clément


*

52LhT : Sur le toit de la base sous-marine de Saint-Nazaire, dans votre « jardin du tiers-paysage », on retrouve ces deux aspects.

53Gilles Clément : Absolument. Une intervention ponctuelle, une limite. Dans tous les cas, j’évite d’aménager la totalité de la surface.

img-9.jpg

Jardin du tiers-paysage (toit de la base sous-marine de Saint-Nazaire, 2009) © Martin Argyroglo


*

54LhT : La philosophie qui imprègne votre manifeste du tiers paysage se limite-t-elle à ce genre d’applications ?

55Gilles Clément : Des danseurs ont lu le manifeste et en ont tiré un spectacle. Il s’agit d’un Autrichien et d’une Australienne, Christian Ubl et Kylie Waters, dont le spectacle s’appelle « AU », en référence à ces deux pays. Ils ont fait un premier travail à Istres, dont j’étais conseiller artistique, malgré mon ignorance totale de la danse. C’était amusant et très intéressant de voir comment des artistes ont lu cela. Ils le traduisent en termes de brassage planétaire, de rencontre. C’est un écosystème émergent, somme toute.


*

56LhT : Il n’y a pas de végétaux sur scène ?

57Gilles Clément : Aucun. Il y a de la lumière et de la musique.

58Dans un autre genre, je m’occupe d’un atelier en Italie, qui se nomme Terzo Luogo, « le troisième lieu », à la Maniffature Knos de Lecce. Depuis trois ans, nous travaillons sur trois sites, avec soixante-quinze intervenants, à partir du principe du tiers-paysage, en mettant en avant une des phrases du manifeste : « Élever l’indécision à hauteur politique. La mettre en balance avec le pouvoir. » Le projet s’appelle : Spazi di indecisione. En voilà une « vertu passive » !