Moyen Âge et archéologie des media. Vers un nouveau temps profond des arts et des imaginaires de la communication
1Le linguistic turn des années 1960‑1980 a marqué une étape importante dans la recherche sur les liens entre créateurs, œuvres, supports de diffusion, récepteurs. Pour en rendre compte ont été élaborées diverses méthodes d’analyse, dont les plus célèbres sont sans doute la sociologie des productions culturelles initiée par Bakhtine et Bourdieu1, et la théorisation de la réception en tant qu’acte interprétatif proposée par Jauss puis Iser2. L’intérêt de ces approches est bien connu, de même que leurs limites, entre sociologisation à outrance du geste de l’auteur et esthétisation abusive de la relation au lecteur, deux critiques adressées à Bourdieu et à Jauss3. L’impact de la pensée foucaldienne sur les sciences humaines les a engagées, depuis les dernières décennies, dans un archeological turn4: les savoirs y sont saisis comme des discours, eux‑mêmes articulés en réseaux ; le rapport à l’histoire s’y est transformé, les théories du progrès cédant à la quête des plis, des récursivités d’un temps où le passé fait sans cesse retour dans le présent. En ont émergé des champs de recherche nouveaux, comme l’archéologie des media5.
2Une présentation de cette dernière peut surprendre dans le cadre d’un dossier consacré au laboratoire d’écriture et de réflexion qu’est le Moyen Âge pour le xxie siècle. L’archéologie des media est encore presqu’aussi inconnue des médiévistes, surtout des spécialistes de littérature française, qu’est ignorée la culture médiévale chez la majorité des historiens de la communication. Diverses raisons peuvent expliquer ce manque d’intérêt réciproque. D’une part, la plupart des enquêtes en archéologie des media s’intéressent aux moyens de communication mécanisés qui caractérisent les temps modernes, suivant en cela l’exemple de Friedrich Kittler qui fut le premier à frayer cette voie6. Les chercheurs tentent de comprendre la genèse culturelle des technologies actuelles et des créations artistiques qu’elles soutiennent en explorant les xviie, xviiie et xixe siècles. S’ils remontent parfois jusqu’au xvie siècle par intérêt pour l’imprimerie, rares sont ceux qui s’aventurent dans les siècles précédents. D’autre part, les médiévistes étudient des œuvres et des situations communicatives dont les moyens sont spécifiques et qui semblent assez stables du xie au xve siècle, du moins en ce qui concerne les productions littéraires. Les méthodes sociologiques et herméneutiques héritées du linguistic turn leur paraissent être plutôt bien adaptées à leurs objets, à juste titre puisqu’elles ont parfois été conçues par des spécialistes de littérature médiévale7. Ils n’ont donc guère de raisons a priori de rechercher d’autres approches.
3Je souhaiterais pourtant suggérer ici que l’archéologie des media peut offrir un apport majeur à la définition de la culture médiatique propre au Moyen Âge, une question qui intéresse désormais de nombreux chercheurs8 ; et qu’en retour, l’étude des media pré‑modernes, évoquée mais non encore véritablement engagée9, est une étape essentielle du futur développement de ce champ de recherche, qui a lui‑même beaucoup à offrir à la pensée de la littérature à l’heure des révolutions 2.0 et 3.0. L’argumentation qui va suivre a pour objectif de montrer comment l’imaginaire et les arts de la communication au Moyen Âge, abordés par les outils de l’archéologie des media, sont susceptibles de redessiner en profondeur les contours de cette dernière. Je développerai mes hypothèses selon le point de vue modeste qui est le mien : celui d’une historienne de la parole publique et des arts du spectacle aux xve et xvie siècles.
4Après avoir exposé les principes de l’archéologie des media et ses liens avec l’histoire des arts et des littératures, je les confronterai à l’objet auquel je consacre ma recherche depuis une douzaine d’années : le théâtre allégorique qui a fleuri en français entre 1430 et 1560. Mon but sera de comprendre comment ce type de spectacles s’est légitimé en tant que media en diffusant un certain idéal de la communication visuelle, à l’articulation des sciences de l’optique et de l’éducation morale. Mais si l’éclairage archéologique porté sur le théâtre allégorique médiéval le découvre travaillé par des rêves de perception augmentée auxquels le xxie siècle a donné un nouvel essor, son exemple contribue également à faire apparaître des enjeux peu étudiés, comme l’importance que le Moyen Âge accorde au corps et au faire corps en tant que moyens de création et de diffusion. Il s’agira enfin de questionner l’efficacité persuasive qu’ont pu avoir ces spectacles sur les publics des xve et xvie siècles afin d’évaluer la portée historique d’une ancienne culture médiatique qui, à certains égards, hante encore la nôtre.
Qu’est-ce que l’archéologie des media ?
5L’histoire des médias s’intéresse au développement, à partir de la fin du xixe siècle, de technologies de traitement et de diffusion de l’information d’ampleur mondiale. Le télégraphe, le téléphone, le cinéma, la radio, la télévision, l’ordinateur, l’internet, tels sont les appareils dont les historiens des médias retracent l’évolution matérielle et les usages sociaux. L’archéologie des media emprunte une voie différente. Née en Allemagne il y a une vingtaine d’années sur les pas de Friedrich Kittler et de Siegfried Zielinski10, elle s’est récemment diffusée dans les pays anglophones grâce aux théorisations proposées par Jussi Parikka et Erkki Huhtamo. Depuis 2015, plusieurs instituts de recherche soutiennent activement son développement en France et en français11. Tous sont spécialisés en création artistique et en littérature, détail qui éclaire d’emblée les spécificités de cette nouvelle approche.
6Reprenant la proposition de Marshall McLuhan de penser le terme media dans son sens le plus vaste12, la méthode archéologique procède à un double élargissement chronologique et thématique de la notion. Elle part de l’hypothèse que la « médialité » n’est pas limitée à des supports matériels, mais qu’elle inclut aussi les pratiques sociales, les productions culturelles, les théorisations intellectuelles qui les entourent. Elle suppose ensuite que certaines formes de communication se développent à des époques données parce que leur fonctionnement s’enracine dans des usages et dans des imaginaires de la communication qui les légitiment. Ces imaginaires, nourris de références, de savoirs, de valeurs, ont souvent émergé plusieurs décennies, voire plusieurs siècles avant le développement des media qu’ils valorisent. Circulant parfois d’abord dans des milieux assez spécialisés, des conceptions de la communication ont pu se diffuser au point de devenir des lieux communs exprimant la vision idéalisée qu’une époque se forge de la relation entre producteurs, œuvres et récepteurs. L’archéologie des media cherche à reconstituer ces manières de penser en parcourant la diversité des témoignages qui en rendent compte (ouvrages théoriques, fictions, représentations) au fil d’un temps parfois très long. Elle suppose enfin que les supports de communication, qu’ils soient des livres, des spectacles, des images, des machines, ont intégré ces idées dans leur fonctionnement même et ont ainsi contribué à en renforcer l’impact13.
7La démarche archéologique est globale. Elle s’attache à étudier des œuvres d’art autant que des outils techniques, des objets aussi bien que des discours, des formes de communication obsolètes comme des technologies innovantes. Considérant les media comme des dispositifs qui articulent matérialité et temporalité, les archéologues les abordent comme des terrains de fouille où se sont peu à peu sédimentés des arts de communiquer susceptibles de resurgir dans nos cultures contemporaines, qui nous paraissent pourtant si singulières14.
8Le Moyen Âge demeure une strate temporelle encore peu explorée, alors qu’il est, me semble‑t‑il, un laboratoire particulièrement stimulant pour de nombreuses questions sur la médialité débattues aujourd’hui. Dans l’une de ses œuvres majeures parue en 2002, Siegfried Zielinski a invité à plonger dans le « temps profond » des imaginaires liés à l’écoute et à la vue15. En Occident, ces deux actes de perception ont très tôt suscité des réflexions philosophiques et des innovations techniques visant à les perfectionner. Me fondant sur cette intuition, je propose l’hypothèse que le Moyen Âge a contribué à l’élaboration des cultures audio‑visuelles dont nous connaissons l’étonnante expansion technologique au xxie siècle. Je tenterai de le montrer par le cas du théâtre allégorique des xve et xvie siècles, que je creuserai dans une perspective archéologique.
Vers une archéologie des cultures visuelles : le cas du théâtre allégorique médiéval
9Le théâtre allégorique a fleuri dans plusieurs régions européennes entre la fin du xive et le début du xviie siècle, prenant selon les lieux les noms et les aspects particuliers des sacre rappresentazioni (Italie), moral plays (Angleterre), zinnespelen (Pays-Bas), autos sacramentales (Portugal et Espagne), moralités (France), etc. Plus d’une centaine de pièces ont été conservées en français entre 1430 et 156016. Cet art pourrait être défini, pour reprendre une expression d’Antoine Vitez17, comme un « théâtre des idées » dont le principal objectif a été d’inciter ses destinataires à mener une vie vertueuse. Les figures mises en scène dans les moralités personnifient la bonne conduite ou, au contraire, le comportement répréhensible. Proche des traités de morale et des sermons, le jeu moral est animé par une volonté d’inculcation pédagogique qui explique la répétition en série, de pièce en pièce, des mêmes messages, rôles, épisodes. Ce manque d’originalité assumé ne rend pas forcément cet art très séduisant aujourd’hui ; mais il doit être compris dans le cadre d’une culture accordant une importance majeure à la performativité de spectacles conçus pour influencer leurs récepteurs. Les pièces visent à démontrer à leurs récepteurs la bonne manière de regarder du théâtre et à les convaincre que cette vision particulière est aussi le regard qu’il faut idéalement porter sur eux‑mêmes et sur le monde.
10Surgissent dès lors trois questions : par quels moyens les spectacles allégoriques ont‑ils mis en scène la culture visuelle qu’ils entendaient façonner chez leurs destinataires ? Celle‑ci est-elle propre au Moyen Âge ou affleure‑t‑elle encore dans certains de nos usages ? Les pièces ont‑elles été aussi efficaces qu’elles le prétendent — question qui pourrait mettre en perspective certains débats actuels sur l’impact cognitif des images ?
11Le théâtre moral met généralement en scène des protagonistes nommés L’Homme, Chacun, Tout‑le‑Monde, qui incarnent une humanité dont les spectateurs font partie. Leur conduite est presque toujours affectée par des troubles de l’attention : l’Homme est étourdi ; il distingue difficilement les personnifications des vices et des vertus qu’il rencontre ; il ne sait pas voir le chemin de la bonne conduite pourtant tracé devant lui. Le spectacle se propose de pallier ce déficit attentionnel en montrant comment les personnifications de l’humanité apprennent à modifier leurs capacités visuelles et à augmenter ainsi leur compréhension d’eux‑mêmes et des autres. C’est aux étapes et aux moyens de cette acquisition que se résument d’ailleurs les intrigues de nombreuses moralités : l’Homme s’y voit régulièrement proposer des miroirs, qui l’engagent à réfléchir (sur) sa condition ; les allégories du bien lui offrent des verres biseautés pour l’aider à focaliser son point de vue, tandis que les figures maléfiques guettent l’occasion d’imposer à ses yeux des bandeaux aveuglants. Au début de Bien Avisé, Mal Avisé, une longue pièce du xve siècle, Foi avertit Bien Avisé qu’il lui faut améliorer sa vision s’il veut distinguer la vertu du vice. Mais Bien Avisé, encore incapable de dépasser le sens littéral des accessoires qu’on lui propose, refuse les « lunettes » conseillées par son interlocutrice :
Foy
A, bien fault avoir lumiere
Qui y veult aler seurement.
Quand la veüe prent a troubler,
On est tantost a sez lunettes.
Bien Advisé
Madame, je voy assez cler,
Je n’ay que faire de lunettes18.
12Offrir des lunettes à celui qui ne voit pas bien, imposer un miroir au voyageur égaré, tendre une lanterne comme celle que porte Foi devant Bien Avisé : autant de scènes que le théâtre allégorique a répétées pendant un siècle et demi. Elles sont les métaphores concrètes de ce qu’il souhaite être pour ses spectateurs. Ces derniers ne doivent pas se contenter d’observer au premier degré le jeu dramatique ; ils sont invités à visualiser leur propre monde à travers son filtre et à saisir la réalité en perspective allégorique. En ce sens, les moralités accomplissent l’aphorisme de McLuhan : le medium y est le message, le message n’étant autre que la définition du théâtre comme medium (« ce qui est au milieu »).
13Ceci n’avait rien pour étonner les récepteurs du xve siècle, déjà familiers d’une culture visuelle élaborée au croisement de la pensée scientifique, des pratiques artistiques et des théories de la pédagogie chrétienne19. À la fin du xiiie siècle ont en effet fusionné de nouvelles sciences de l’optique et une littérature pénitentielle en pleine expansion grâce à la prédication. Des décennies plus tard, certaines moralités françaises font encore référence à la principale source de cette convergence, le De oculo morali de Pierre de Limoges20. Disciple de Roger Bacon et contributeur à la Perspectiva, le traité où ce dernier révolutionnait la science optique médiévale, Pierre de Limoges était aussi un clerc proche des prêcheurs parisiens. Son traité L’Œil moral démontre que les hypothèses sur la perspective élaborées par Bacon, qui révèlent une autre manière d’organiser le monde par le regard humain et incitent à renforcer ce dernier par des instruments capables d’en améliorer la portée, sont comparables aux visées des éducateurs des âmes, qui aspirent à inculquer aux pécheurs une manière différente de se voir eux‑mêmes :
Peccator quando est in peccato peccati sui tenebras non advertit, sed extra peccatum positus et lumine divine graci illustratus, tunc primo peccati magnitudinem et caliginem in qua fuit recognoscit21.
14Science optique et éducation morale tendraient donc au même but : le développement chez l’homme d’une capacité en quelque sorte « télévisuelle » (voir de près ce qui est hors d’atteinte d’une vision normale). Grâce à des supports matériels, miroirs et lentilles, et à des modes de figuration comme l’allégorie, elle permettrait à l’humanité d’approcher virtuellement une réalité jusqu’alors indétectable. Que nous soyons ou non utilisateurs de caméras de réalité augmentée, de casques holographiques et autres appareils de vision 3D, chacun d’entre nous reconnaît ce fantasme, revivifié par les innovations technologiques du xxie siècle.
15Si cette petite enquête met en lumière la possible profondeur médiévale de nos imaginaires contemporains, elle a aussi pour intérêt, à mes yeux, de venir à l’appui des enquêtes historiques menées sur les mutations des arts visuels, peinture et théâtre notamment, aux xive et xve siècles. Les historiens d’art ont depuis longtemps noté la diffusion simultanée des théories baconiennes de la perspective dans les milieux artistiques et le développement d’appareillages optiques de plus en plus performants22. Récemment, l’attention des chercheurs a été attirée par les liens probables existant entre ces productions croisant science, techniques et arts, et le développement de nouveaux modes de réception, telles que la lecture performative de la littérature23. Ces convergences, contemporaines d’un contrôle social accru sur les pensées « cachées » des hommes à travers l’extension de la confession et de l’aveu judiciaire24, invitent encore une fois à des pliages analogiques avec les sociétés de la surveillance qui sont les nôtres.
16Grâce à son approche globale, l’archéologie des media permet de montrer que ces phénomènes participent d’une culture cohérente, rayonnant de la fin du xiiie à la fin du xvie siècle. Le théâtre allégorique en est l’une des expressions, qui enseigne à ses spectateurs à voir l’invisible à travers le visible25. Il serait cependant erroné d’en déduire qu’une telle culture est restée inchangée jusqu’au xviie siècle. À partir de 1530, dans la plupart des régions de langue française, y compris la Suisse et les Pays‑Bas méridionaux, la multiplication des conflits confessionnels entre catholiques et protestants a modifié en profondeur le fonctionnement des moralités, devenues des armes de propagande aux mains des écrivains des deux obédiences26. Leurs accessoires traditionnels ont été conservés par les auteurs réformés, mais ces derniers en ont sciemment renversé le sens. Au seuil de la Comédie du Pape malade de Conrad Badius, pièce jouée à Genève en 1561, apparaît un porteur de lunettes. C’est Satan, promu conseiller du Pape :
Satan
Or ça, ça, venez mes maunettes(Je voulais dire mes lunettes)Que je vous pose sur mon nez27.
17Les lunettes « maunettes », sales, ne servent plus à trouver le chemin du salut ; elles aident au contraire le Diable à compulser les listes de persécutions engagées contre les Protestants. Le public est invité à réagir au renversement sémantique de l’accessoire par un renversement idéologique. Chaussant les bonnes lunettes de la Réforme, les spectateurs genevois doivent rejeter la mauvaise perception des catholiques aveuglés et faire corps avec la vision du monde que leur propose l’auteur.
Faire corps, une médialité médiévale
18Les historiens de l’université de Constance28 ont récemment proposé de redéfinir la médialité comme une manière de faire corps, à tous les sens de cette expression polysémique. De fait, quelle que soit sa nature et l’époque de sa diffusion, tout media a la capacité d’incorporer en lui les structures d’attente dans lesquelles il prend sens, invitant ceux qui l’utilisent à adhérer aux valeurs qu’il porte. Il a été par ailleurs suggéré que les sociétés européennes jusqu’au xvie siècle ont favorisé une communication par le corps (performances, lectures collectives, culture de l’image) alors que l’écrit aurait dominé aux xviie et xviiie siècles29. Malgré les nécessaires nuances qu’appelle cette remarque, l’idée que la médialité pré‑moderne s’articule autour de la notion de « faire corps » me semble d’autant plus stimulante que la communication corporelle n’a pas été jusqu’ici analysée par les archéologues des media, plutôt attirés par les imaginaires techniques. Je tenterai de montrer brièvement qu’il s’agit là d’un apport possible du Moyen Âge à ce champ de recherche, et peut‑être une manière d’ouvrir davantage l’archéologie des media à des questions importantes dans les études littéraires, comme le statut de la fiction et la pensée de la représentation.
19La première pièce à porter le titre de moralité en français, La Moralité du jour saint Antoine, jouée en janvier 1427 par des étudiants parisiens, me servira d’illustration. D’emblée sont exposés les deux objectifs du spectacle, montrer que le théâtre est le meilleur moyen de capter l’attention du public et inciter ce dernier à fuir le péché. Selon le prologueur, si les leçons de bonne conduite ne sont plus écoutées, c’est que l’attention des hommes est vainement sollicitée par des images, des livres, des sermons :
Le Docteur
On presche, on crie, on admoneste,Il n’est mal qui ne viengne en place,D’en parler on se ront la teste30.
20La représentation dramatique se justifie par la remédiation qu’elle propose de ces media inefficaces31 : le théâtre allégorique est capable d’intégrer l’argumentation des prêches, les références des livres sacrés, l’efficacité émotionnelle de l’image animée. Plus encore, il les synthétise dans un dispositif spectaculaire qui met en relation physique et herméneutique les corps des joueurs et les corps des spectateurs, une co‑présence dont l’impact cognitif est d’évidence bien compris.
21En complément de cette réflexion sur le faire‑corps collectif au théâtre, la Moralité du jour saint Antoine propose un questionnement esthétique sur l’incarnation allégorique : comment le Mal, par nature invisible, réagit‑il au fait de prendre corps ? Dès son entrée en scène, Péché est confronté à ce paradoxe. L’usage voulant que les allégories déclinent leur identité pour expliquer qui elles sont aux spectateurs, le personnage est contraint de se dénoncer lui‑même en parlant de lui comme le ferait un prédicateur :
Pechié
Je dy ce que les prescheurs font,De quoy je me doy bien haïr,Mais il me convient obeïr32.
22En déployant ainsi les divers sens d’une communication fondée sur le faire‑corps, la Moralité du jour saint Antoine éclaire, me semble‑t‑il, deux aspects importants de la médialité médiévale, soulignant à la fois ses spécificités et l’éclairage qu’elle peut apporter à celle du xxie siècle. Même si les techniques optiques jouent un rôle important dans l’ancien théâtre allégorique, leurs instruments sont toujours montrés entre les mains d’utilisateurs. Miroirs, bésicles, lentilles changent de sens selon la nature des personnages qui s’en saisissent, efficaces s’ils viennent à l’appui d’un caractère vertueux, mensongers s’ils sont manipulés par des créatures vicieuses. Le cœur de la communication n’est pas le support, mais la mise en relation physique et mentale qu’il induit. Il y a peut‑être là une différence avec les technologies médiatiques des xxe et xxie siècles, qui, pénétrant au sein des individus — par le biais de bio-implants par exemple —, tendent à fabriquer des corps hybrides et à les faire fonctionner comme de supports de communication parmi d’autres.
23La pièce que je viens d’évoquer montre par ailleurs que le théâtre médiéval se positionnait sciemment dans une culture littéraire et audiovisuelle complexe. Prêcheurs, peintres, créateurs de tapisseries, organisateurs de spectacles, écrivains nourrissaient alors la même ambition : convaincre leurs publics d’adhérer aux valeurs collectives que chacun de leurs arts leur présentait. Si ce faire‑corps idéologique était étayé par la très forte articulation des media qui caractérise les xve et xvie siècles, il était aussi nuancé par des divergences de plus en plus soulignées entre plusieurs « faire corps » esthétiques, une image ne construisant pas la même relation à ses spectateurs qu’une performance théâtrale, le déchiffrement d’un texte différant de l’écoute d’un discours. Cette tension entre intermédialité et mise en compétition des media est une autre singularité de ces siècles oscillant entre Moyen Âge tardif et seuils de la modernité, dont la pensée archéologique pourrait s’enrichir33.
À l’épreuve des réceptions « réelles », perspectives et limites de l’archéologie
24Reste cependant un point que les études peinent à saisir : la portée réelle des productions culturelles auprès de leurs publics. La réception du théâtre allégorique entre 1430 et 1560 est délicate à évaluer. Elle a été plurielle, par des spectateurs au moment des représentations, par des lecteurs lorsque les textes ont été copiés ou imprimés. De plus, la documentation sur les spectacles, lorsqu’elle existe, est souvent biaisée. Les archives qui nous sont parvenues sont souvent des enquêtes judiciaires à l’occasion de scandales ou des témoignages plus ou moins partisans. Deux affaires, en 1562‑1563, permettent de mesurer les obstacles que rencontrent les fouilles dans le temps profond des cultures médiatiques.
25En 1562, La Comédie du Pape Malade de Conrad Badius a été représentée à Grenoble, ville proche de Genève et en partie gagnée aux idées de la Réforme. Dans l’assistance se trouvaient des écoliers, dont le jeune Soffrey de Calignon. À en croire ses biographes ultérieurs, l’adolescent, choqué du portrait que la pièce dressait du Pape allié au démon (à lunettes), aurait alors résolu de rejoindre le parti des Huguenots :
Avoie ouy dire au Seigneur Chancelier qu’il en eust les premiers sentimens [de la religion réformée] environ la douziesme ou treiziesme annee de son age, auquel temps il ouist a Grennoble […] la Religion mallade ; et que ce fust en ceste comedie ou il prist sa premiere tainture34.
26Soffrey de Calignon étant devenu plus tard l’un des plus fidèles compagnons d’Henri IV et le principal rédacteur de l’Édit de Nantes en 1598, la puissance persuasive du théâtre allégorique semble bien être démontrée. Néanmoins, l’allure hagiographique du témoignage et le lieu commun de la conversion des jeunes provoquée par une propagande religieuse qui exploite un media à succès incitent à une certaine prudence dans l’analyse du document. Celui‑ci met toutefois en perspective nos débats actuels sur l’efficacité idéologique des arts audio‑visuels.
27En 1563, à Mouvaux près de Lille, a été jouée La Vérité cachée. Cette moralité à six personnages montre Vérité bâillonnée et enlevée par un prêtre catholique. Les complices de ce dernier, Simonie et Convoitise, tentent de s’imposer au crédule Peuple. Le personnage d’Aucun conseille de se méfier d’eux et finit par délivrer la victime. Rédigée par un auteur suisse réformé anonyme, la pièce a circulé dès les années 1530 grâce aux imprimés de Pierre de Vingle, puis a été rééditée au milieu de la décennie 1550 par Antoine Cercia. Les liens des deux imprimeurs avec les réseaux protestants du Nord de la France et de l’Angleterre ont favorisé sa diffusion dans ces régions. La banlieue lilloise est alors le lieu d’une forte propagande en faveur de la nouvelle foi, soutenue tacitement par les autorités locales. Un interrogatoire conservé aux Archives de Bruxelles égrène les noms des fils de notables qui ont organisé la représentation de la Vérité cachée devant un public d’environ 1500 personnes :
Jehan Boussemare, fils du bailli de Mouvaux, tenoit l’originel ; Pierre Boussemare son frere jouwait la personne de Verité ; Michiel Cardon, fils de l’échevin, estoit le Ministre ; Antoine Cardon, son frere, Convoitise ; Louwys Prevost estoit Simonie et Jacque Lortior le Peuple35.
28Une émeute ayant éclaté entre les spectateurs, les acteurs ont été arrêtés et une enquête de l’Officialité diligentée auprès des prêtres de Mouvaux et de Tourcoing. La comparaison du texte imprimé de la pièce et de l’interprétation qu’en donnent ces hommes, même si elle doit là encore être conduite avec précaution, soulève un certain nombre de questions sur ce qu’ils ont vu et compris du spectacle.
29Bien que la liste des acteurs montre que les six rôles ont été joués, aucun des témoins ne se rappelle exactement du nombre de personnages en scène, indiquant tantôt quatre, tantôt cinq :
Fut incontinent jouwé ung aultre jeu auquel selon la memoire du parlant estoient quatre personnaiges principalles assavoir Verité, le Ministre de l’Eglise accoustré en prestre, Convoitisse et Simonie. (Pierre Famelaert, prêtre à Tourcoing).
Un aultre jeu qui […] contenoit selon la memoire du parlant cincq personnaiges, Verité, le Ministre accoustré comme ung prestre, Convoitise, Simonie et le Peuple. (Alexandre Damon, curé de Mouvaux)36.
30La difficulté à repérer Peuple et Aucun peut s’expliquer par le fait qu’Aucun a été interprété par un acteur, sans doute Jehan Boussemare, qui assumait par ailleurs un rôle de metteur en scène (il « tenoit l’original »), ce qui a pu créer une certaine confusion. De plus, les vives réactions des spectateurs empêchaient de bien comprendre les répliques :
Ne pouvoit bonnement entendre les chapitres pour le murmure du peuple. (Pierre Famelaert, prêtre à Tourcoing)37.
31L’affaire de Mouvaux semble prouver que les capacités de visualisation que le théâtre allégorique se vantait depuis le xve siècle d’aiguiser chez ses spectateurs ont été mises en échec lors de cette représentation chaotique. Public inattentif, allégories non comprises, message brouillé : les moralités n’ont‑elles été qu’un art inefficace ? On peut cependant suggérer une autre interprétation du problème. Les personnages que les témoins ont du mal à repérer figurent la communauté des spectateurs. Dans La Vérité cachée, Aucun incarne le nouveau croyant protestant et Peuple l’opinion du public indécis que l’on souhaite amener à la foi réformée. Or les personnes interrogées par la justice ecclésiastique dans cette affaire sont des prêtres catholiques. Ils ont fort bien compris les attaques polémiques contre eux, mais ne rendent pas compte des rôles personnifiant les âmes acquises au protestantisme ou sur le point de l’être. Tout se passe comme si, ne pouvant en aucun cas faire corps avec ces images de spectateurs, ils ne leur avaient pas prêté attention. Si l’on accepte cette hypothèse, cela signifierait que, grâce à sa large diffusion pendant un siècle et demi, le théâtre allégorique est bien parvenu à modeler la perception visuelle et mentale de son public en lui apprenant à distinguer entre ce qui devait être vu et cru, et ce qui ne le devait pas. Les moralités ont peut‑être été ce qu’elles souhaitaient être, un media d’une efficacité redoutable.
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32Aborder la littérature comme un media, terme associé aujourd’hui aux technologies de l’information, peut paraître curieux, surtout si cette littérature est celle du Moyen Âge. Pourtant, lorsqu’ils ont consacré leur ouvrage Remediation au fonctionnement diachronique des supports de communication, Jay David Bolter et Richard Grusin n’ont pas hésité à étudier les relations esthétiques, spirituelles et sociales qu’un livre d’heures du xve siècle nouait avec ses récepteurs38. Cet exemple leur permet d’argumenter qu’ont existé historiquement deux formes de médialité : l’immediacy, où le support cache autant que possible sa présence aux récepteurs, et l’hypermediacy où le media, attirant l’attention sur lui‑même, fait du geste de transmission un enjeu essentiel de son fonctionnement. À l’opposé de ce qu’il deviendra sous la plume des théoriciens classiques et de ce qu’est aujourd’hui le cinéma, le théâtre médiéval est un art clairement hypermédiatique. La majorité des pièces conservées en français s’adressent directement à leur public, commentent la relation qu’elles construisent avec lui, le transforment en personnage. Cette tendance n’implique évidemment pas que les auteurs des textes, les contextes des représentations et l’identité des destinataires sont toujours documentés, loin de là. Les œuvres s’attachent plutôt à montrer des situations communicatives idéalisées, qui justifient leur existence. Le développement sans précédent de l’art dramatique en français aux xve et xvie siècles s’inscrit dans une culture où se croisent des théories scientifiques, des innovations techniques, des pratiques artistiques et des conceptions sociales qui convergent dans un puissant imaginaire de la médialité. Le théâtre s’y love et y déploie des questionnements sur les relations entre le visible et l’invisible, la réalité et la virtualité, l’image et la persuasion, d’une manière certes propre à son époque mais qui traverse encore en profondeur les cultures médiatiques et les créations artistiques du xxie siècle. Un art disparu invite à découvrir combien nos récentes révolutions sont encore travaillées de ce temps profond dont le médiéviste est, par excellence, l’explorateur.