Métalepse et flux narratif au Moyen Âge : le récit à tiroirs, un Éden d’avant la transgression
Pourquoi sommes-nous inquiets que la carte soit incluse dans la carte et les mille et une nuits dans le livre des Mille et une Nuits ? Que don Quichotte soit lecteur du Quichotte et Hamlet spectateur d’Hamlet ? Je crois en avoir trouvé la cause : de telles inversions suggèrent que si les personnages d’une fiction peuvent être lecteurs ou spectateurs, nous, leurs lecteurs ou leurs spectateurs, pouvons être des personnages fictifs.
Jorge Luis Borges, « Magies partielles du Quichotte »1
1S’il est un lieu de la réflexion littéraire où le Moyen Âge est susceptible de bousculer les conceptions modernes, c’est bien celui de la narratologie. Un sentiment d’inquiétante étrangeté saisit en effet le lecteur du xxie siècle face au déferlement textuel, à la prolifération des voix et des discours, à la tendance invétérée à l’extension et au mélange, même à la « phagocytation » de matériaux préexistants2, qui caractérisent la narrativité ancienne et la dérobent souvent à l’emprise de nos outils conceptuels. Ces dernières années, certains parmi les plus déconcertants de ces procédés ont bénéficié auprès des critiques d’un surcroît d’attention visant à en dégager le potentiel heuristique. Des publications récentes rendent ainsi compte de la complexité de phénomènes de structuration et d’ordonnancement tels que l’interpolation, l’enchâssement ou encore l’entrelacement narratifs, non sans relever les potentialités de renouvellement théorique qu’ils recèlent pour envisager à nouveaux frais la production des siècles ultérieurs3. Il en est cependant un qui reste encore dans l’ombre, ou presque : je veux parler de la métalepse. Alors même que ce procédé de « transgression des niveaux narratifs » a connu depuis les années 2000 un renouveau critique sous la forme de réflexions théoriques et d’études de cas, il reste pratiquement inexploré en ce qui concerne les littératures anciennes, et en particulier médiévale4. La présente contribution aimerait en ce sens répondre à l’invitation des éclaireurs, encore rares, à suivre cette piste en proposant quelques idées en forme de coups de sonde sur les usages et les fonctions de la métalepse dans la littérature médiévale5.
2 Mais tout d’abord, et je crois que la question mérite d’être posée, existe‑t‑il des métalepses dans la littérature médiévale ? Oui et non, ou plutôt oui mais non, si on croit l’article de Francesco Montorsi dans la dernière livraison de Poétique : le procédé serait « essentiellement ignoré des proses du Moyen Âge » où il pourrait cependant avoir été employé, « quoique de manière sporadique ». De fait, la « phase inaugurale » de la métalepse serait plutôt à situer au xvie siècle, et plus précisément entre 1544 et 1586 dans les traductions et réécritures de romans de chevalerie en prose6. Et encore, il s’agit en l’occurrence de métalepses de type rhétorique, dites « de régie », dont la fonction est de signaler la transition d’un sujet à un autre en en explicitant le caractère fictionnel. Car selon l’auteur de l’article, le second type de métalepse – ontologique ou littéral –, qui a trait à la narration et influence le déroulement de l’intrigue en infligeant une transgression durable entre les niveaux narratifs, reste pour sa part « très probablement inconnu du xvie siècle7 ». Et a priori il y a tout lieu de lui donner raison sur ce point, tant on se figure mal un auteur médiéval ou prémoderne parlementer avec le héros qu’il projette d’éliminer tandis que celui‑là s’y oppose (Brouillard de Miguel de Unamuno), ou à l’inverse un lecteur‑auditeur de la même époque tué par le personnage issu du livre qu’il lit (Continuité des parcs de Julio Cortazar). Toute distorsion de ce type, si elle fait les délices du théâtre pirandellien et des best‑seller fantastiques, à commencer par L’Histoire sans fin de Michael Ende, a peu de chance d’intervenir en tant que telle dans la littérature ancienne8.
3 Et pourtant, que dire des très fréquentes interférences entre la diégèse et le monde réel qui balisent l’espace littéraire médiéval ? Comment caractériser la manie propre au cadre formulaire épique de faire de Charlemagne « nostre » empereor et de nous persuader à coup de démonstratifs de notoriété que les chevaliers, armes, montures et adversaires sarrasins appartiennent à un univers référentiel partagé par les personnages qui évoluent dans les chansons de geste, le trouvère qui les anime, le jongleur qui récite le chant et les lecteurs‑auditeurs qui l’écoutent ? Et que penser de l’oremus qui, en clôture des vies de saints, appelle les destinataires à rallier la troupe des fidèles, mais aussi le poète, pour prier le saint d’intercéder en leur faveur à tous, avant de les exhorter à visiter « pour de vrai » le lieu de pèlerinage dont la légende vient de relater la fondation ? Plus encore, il arrive que ces dispositifs topiques ne limitent pas leur champ d’application au cadre d’une seule œuvre, mais débordent d’un texte à l’autre. C’est le cas lorsque l’archevêque‑soldat Turpin, témoin oculaire et combattant de premier plan à Roncevaux dans la Chanson de Roland, se voit promu par le Livre IV du Liber Sancti Jacobi au rang d’auteur de la chronique « De bello Runcievallis et de passione Rotholandi ceterorumque pugnatorum9 ».
4 J’ai le sentiment que si ces ponts jetés entre les niveaux n’ont pas été jusqu’ici envisagés comme des métalepses, c’est parce que leur usage et leur fonction dans la littérature médiévale diffèrent de la définition moderne : là où les théoriciens rompus aux littératures plus récentes s’accordent à décrire la métalepse en terme de transgression des frontières bien étanches entre le monde du narré et le monde de la narration, les textes du Moyen Âge s’en servent à l’inverse comme d’un moyen destiné à assurer et à préserver la perméabilité de celles‑ci. La narrativité médiévale, qui se laisse volontiers dépeindre comme une culture en terrasse, étagée sur plusieurs niveaux, fonde sa cohérence sur le flux continu qui les irrigue et les traverse. Le pacte de lecture sur lequel elle repose implique de ce fait l’intercommunication des niveaux narratifs et hors narration prise en charge par la métalepse. En ce sens, on se prendrait volontiers à rêver certaines productions médiévales en Éden d’avant la transgression, où la métalepse fonctionnerait tout à la fois comme l’indice et le témoin de l’interpénétrabilité des niveaux fictionnels. Le cas échéant, les pratiques post‑médiévales, qui prennent de leur côté le parti du cloisonnement pour envisager tout passage frayé entre les mondes comme une brèche, apparaîtraient sous un angle nouveau, comme les conséquences d’un renversement de perspective relatif à la conception de la fiction.
5 C’est ce que j’aimerais tenter d’esquisser à partir de quelques exemples extraits d’un récit hagiographique à bien des égards emblématique de cette narrativité proliférante, comme l’atteste son très large succès au Moyen Âge, à savoir Barlaam et Josaphat10. Deux raisons principales font de cette histoire de conversion du jeune prince Josaphat par l’ascète Barlaam, aux premiers temps de l’évangélisation en Inde, un terrain privilégié pour l’essor de différents procédés métaleptiques : d’une part, le principe très médiéval d’exemplarité selon lequel l’auteur invite l’auditeur‑lecteur à imiter et à prolonger les actes édifiants qu’il voit représentés dans l’histoire et à les actualiser dans sa propre existence, sans que le texte ne fasse jamais mystère de son intention de produire des effets sur le destinataire ; d’autre part, le dispositif d’enchâssement qui fait de Barlaam et Josaphat un récit à tiroirs et le rend foncièrement propice à des effets de métalepse en raison de son déploiement explicite sur plusieurs niveaux narratifs11.
Questions de définition : de la « pathologie » à la « conjointure »?
6Mais encore faut-il s’entendre : quel(s) dispositif(s) désigne‑t‑on du terme de métalepse ? Plusieurs distinctions peuvent être établies, d’abord entre le trope qui, dans la théorie antique puis dans la rhétorique classique, désigne une espèce de métonymie qui exprime la cause pour l’effet ou l’effet pour la cause, et le concept proprement narratologique forgé par Gérard Genette dans Figures III. La métaphore du « chemin pour passer d’une idée à une autre » qu’emploie Quintilien pour décrire la métalepse, et que Dumarsais, à l’âge classique, glose comme « la porte qu’on ouvre pour faire entendre ce qui précède ou ce qui suit », ne convient pas à décrire les dispositifs qui vont nous intéresser ici12. Ceux‑ci correspondent davantage à l’acception narrative que Genette donne au terme de métalepse, et qui prend appui sur la théorie des niveaux diégétiques13. Pour Genette, tout acte de narration comporte au moins deux niveaux : le niveau de la narration, « extradiégétique », dans lequel le narrateur s’adresse à ses destinataires ; et le niveau du monde narré, « diégétique », qui désigne ce dont le narrateur parle. Or quelle que soit la nature de la relation entre ces niveaux, il arrive que des effets de contamination se produisent, soit que le narrateur, ou le narrataire, intervienne dans le domaine des personnages ou, inversement, que ces derniers fassent irruption dans le monde de celui qui raconte, voire dans le monde de celui qui écoute ou qui lit. Et il va de soi que le principe, valable pour les interférences entre le monde réel et la diégèse, l’est aussi entre la diégèse et la métadiégèse dans les cas où un narrateur intradiégétique propose des récits enchâssés. Ainsi, c’est la façon dont le récit de fiction enjambe ses propres seuils, internes ou externes, qui intéresse le théoricien français et que l’on désigne à sa suite du terme de métalepse14.
7On doit ensuite aux travaux de Marie-Laure Ryan la distinction de deux catégories au sein de cette définition15 : la métalepse de type rhétorique, dont Montorsi a montré l’essor dans le récit prémoderne, est un événement du discours qui a trait à l’énonciation. Elle se produit lorsque le narrateur s’immisce dans le monde diégétique par une adresse au lecteur ou aux personnages qui lui permet, le plus souvent, de rappeler sa toute‑puissance. Furtive, elle se limite à une action transitoire et doit donc être distinguée de la métalepse de type ontologique ou littéral, qui pour sa part affecte l’intrigue en profondeur et de façon durable16. Événement de la narration, la métalepse ontologique consiste dans l’interpénétration de deux domaines censés rester distincts, et dont les conséquences sont irréversibles pour l’histoire17.
8Ajoutons pour faire bonne mesure que cette classification peut encore être affinée en fonction des modalités de la contamination, selon que la vie réelle s’immisce dans la fiction ou l’inverse (antimétalepse) ; que la métalepse mette tantôt l’auteur, tantôt le lecteur aux prises avec les personnages ; que la diégèse intervienne dans la métadiégèse, ou vice‑versa ; ou encore que le narrateur principal, extradiégétique, se substitue à un narrateur second, intradiégétique, ou le contraire18.
9Au-delà de cette pléthore de définitions, le consensus semble général en ce qui concerne la nature transgressive de la métalepse. En effet, c’est toujours en termes de rupture, d’opposition à la norme, d’entorse, de court‑circuit, de bizarrerie, en un mot de violation, que les critiques s’accordent à la décrire19. Il en découle un constat paradoxal dont l’importance est capitale pour la présente enquête : si la métalepse constitue, à l’instar de l’enchâssement narratif, l’un des indices les plus fiables de fictionnalité20, elle en met aussi à nu les mécanismes. Elle n’est une propriété du récit de fiction que dans la mesure où elle en dénonce la nature d’artéfact.
10Or il se pourrait que cette propension à la démystification ne s’exerce pas au Moyen Âge. La métalepse ne me paraît pas comporter dans la littérature ancienne la dimension disruptive qu’elle possède presque immanquablement dans la production moderne et que, de ce fait, les théoriciens lui attribuent. C’est d’ailleurs ce que relèvent un peu incidemment les rares chercheurs qui se sont intéressés à ce champ encore en friche. Montorsi, en effet, écarte de sa démonstration les passages dans lesquels « la volonté transgressive n’est pas toujours discernable », admettant que « du point de vue du critique moderne », certains procédés « semblent mettre en acte un brouillage des plans », mais qu’ils « dépendent en réalité de cette rhétorique de la voix propre à l’Ancien Régime21 ». De façon plus nette, Anja Cornils appréhende à la lumière des outils narratologiques la métalepse qui, dans les Actes des Apôtres, déplace le narrateur — Luc, en principe — de la position de chroniqueur à celle de témoin oculaire qui soudain participe aux événements du récit et les décrit à la première personne du pluriel. Cette transition subite de narrateur hétérodiégétique à narrateur homodiégétique est « ressentie par le lecteur [moderne, il me semble] comme la violation d’une norme implicite » et a pour cette raison suscité de nombreuses interrogations parmi les exégètes, y compris contemporains22. Anja Cornils démontre cependant que, contre toute attente, ce changement de perspective travaille à renforcer la cohérence du texte, le narrateur augmentant la crédibilité de l’histoire par sa présence dans la narration. La « modification de la notion de métalepse » qui résulte de ses constats neutralise le caractère transgressif de l’opération et, ce faisant, relativise la « sacro‑sainte limite » entre les mondes théorisée par Genette23.
11Cette modification de la notion de métalepse, ou plutôt de sa fonction, mérite à mon sens d’être précisée en vue d’être systématisée dans le champ de la littérature médiévale, dans la mesure où elle correspond beaucoup mieux à son étagement cohérent sur plusieurs niveaux. Plutôt que de déchirer le voile pour faire la lumière sur les mécanismes de l’illusion fictionnelle ou dramatique, le procédé impliquerait, pour le dire avec William Nelles, une « structural demand for a more complex model of reading » : « the interpenetration or overlapping of levels forces the reader to make other connections between the characters and worlds of the different levels24 ». Ainsi, les effets d’interpénétration énonciative que Genette attribue à une volonté délibérée de transgression ou, plus grave, à « une sorte de pathologie narrative explicable par des remaniements tardifs et des états d’inachèvement du texte » dans le roman classique ou chez Proust, seraient au Moyen Âge les meilleurs agents, et les garants, de la cohérence d’ensemble25.
12J’aimerais à présent vérifier ces hypothèses à l’aide de quelques exemples dans lesquels l’interaction entre les niveaux, loin d’être le symptôme d’une pathologie, participe à la mout bele conjointure du texte médiéval, quitte à bouleverser nos conceptions modernes de la fiction.
Quelques exemples, ou la métalepse comme osmose
13Les adaptations françaises médiévales de Barlaam et Josaphat présentent plusieurs types de métalepse, internes et externes, que je traiterai brièvement ici, en me fondant sur les deux plus anciennes rédactions en vers de la fin du xiie ou du début du xiiie siècle, attribuées l’une à Gui de Cambrai, l’autre à Chardri26. Pour la clarté et l’efficacité du propos, je me contenterai des exemples les plus saillants, envisagés d’après les « modes de transgression » distingués par Genette et réactualisés dans son article le plus récent sur la question27.
Métalepse de l’« auctoritas »
14C’est par la métalepse de l’auteur, que le théoricien désigne comme « l’investissement canonique » du procédé, qu’il convient de commencer. Celle‑ci consiste dans « la manipulation de la relation causale particulière qui unit l’auteur à son œuvre28 ». Précisons que, dans le cas de Barlaam et Josaphat, les auteurs auxquels sont attribuées chacune des versions françaises médiévales ne sont considérés que comme des traducteurs‑adaptateurs de la légende dont la rédaction originelle grecque ainsi que la traduction du grec au latin ont toujours passé — jusqu’à preuve du contraire très récemment — pour l’œuvre de Jean Damascène29. Dans un passage de l’histoire, le prince indien Josaphat, converti au christianisme par l’ermite Barlaam, accueille dans son royaume un clerc anonyme, jadis privé de son évêché par les Sarrasins, et le place à la tête de sa nouvelle Église. Or l’une des deux copies préservées du Barlaam et Josaphat de Gui de Cambrai amplifie le rôle de ce clerc d’une façon pour le moins surprenante : rebaptisé Jean de Damas (« Jehans, uns veskes de Damas30 »), l’archevêque prend non seulement part à une bataille inventée de toutes pièces par le poète français, mais aussi et surtout à l’écriture du texte :
9768 |
De l’arceveske vuel retraire |
Un poi que j’avoie oublié : |
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9770 |
Che vus di jo par verité, |
Et se le dis ici devant, |
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Que ce fu cil tot a creant, |
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Qui cest estoire translata, |
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Car bien le sot, bien le conta |
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Trestot ensi con il avint31. |
15À la faveur d’un télescopage pour le moins curieux — et c’est là que réside la métalepse de l’auteur ou plutôt de l’auctoritas — la vita de Barlaam et Josaphat englobe celle du Damascène, soit de l’hagiographe en personne.
16À première vue, on est tenté d’attribuer le procédé au système de légitimation classique de l’hagiographie. Le rôle assigné à Jean Damascène dans ce passage l’apparente à un témoin oculaire garantissant une restitution aussi fidèle que possible des événements. En ce sens, l’immixtion de l’hagiographe dans la diégèse se prêterait à une interprétation similaire à l’irruption de Luc comme narrateur homodiégétique dans les Actes des Apôtres. Selon toute apparence, la fonction testimoniale du Père grec corrobore l’auctoritas que la majorité des adaptations chrétiennes de la légende lui reconnaissent32. Toutefois, s’il n’est pas exclu que ce soit le cas, le procédé me paraît répondre ici à une autre finalité.Car dans cet épisode, tout est fiction : de la conversion massive du peuple indien à la participation aux combats, l’existence de l’archevêque relève de l’imaginaire chez Gui de Cambrai, seul traducteur‑adaptateur de toute la tradition à attribuer ce rôle à Jean Damascène. N’est‑il dès lors pas curieux que le poète choisisse justement d’ancrer cette marque d’authenticité au cœur du seul épisode absent de la légende, pour la raison évidente qu’il l’a lui‑même inventé ? Immense, la fortune de l’histoire de Barlaam et Josaphat au Moyen Âge laisse supposer une connaissance de la trame narrative sinon précise, du moins relative de la part des auditeurs et des lecteurs. On peine dès lors à croire qu’un épisode aussi incongru que la bataille pouvait passer pour originel auprès des destinataires. Au contraire, il paraît raisonnable de penser que ceux‑ci étaient en mesure de repérer les innovations apportées par Gui à la légende. D’ailleurs, le retranchement net du passage entier par le copiste du second manuscrit conservé tend à le prouver33.
17En réalité, l’intrusion de Jean de Damas dans l’univers diégétique vise plutôt à attirer l’attention en perturbant les données légendaires. La métalepse qui voit l’auctoritas surgir dans la diégèse en tant que personnage déstabilise le lecteur en bouleversant les frontières entre le monde fictionnel et la non‑fiction. Envisagée sous cet angle, l’intervention du Damascène devient suspecte et on peut se demander si, sous couvert de lui rendre hommage, elle ne dénonce pas son autorité en en exhibant la consistance fictionnelle. Mais à quelle fin ? S’agit‑il de démasquer en Jean un Pseudo‑Damascène, et de ramener ainsi les actants de la vita dans l’orbite de la fiction ? C’est ce qu’on est tenté de penser au vu de la connaissance, même partielle, que le lectorat médiéval avait de la trame narrative de Barlaam et Josaphat. Si on admet que les destinataires saisissaient la composante factice, ou plutôt fictive, du plaquage, il y a lieu de penser que l’objectif n’était pas là d’accroître l’authenticité de la légende comme dans le cas des Actes des Apôtres. Est‑ce alors à dire que Gui de Cambrai, huit siècles avant le philologue Robert Volk, a voulu dénoncer l’attribution fallacieuse de la légende à Jean Damascène ? Bien plutôt, la manipulation me semble révéler la conscience aiguë qu’a le traducteur‑adaptateur de la labilité de la trame légendaire. Gui de Cambrai ne manque d’ailleurs pas cette occasion de mettre en valeur sa propre capacité d’innovation par rapport à la doxa. Dans l’extrait ci‑dessus, la multiplication des marques de première personne ne fait pas mystère de son rôle dans l’invention du Damascène comme personnage. Comment dès lors ne pas mettre ces marques en lien avec la tendance du poète, pourtant inhabituelle de la part d’un hagiographe au Moyen Âge, à scander son propre nom au fil du texte comme autant de revendications de paternité34 ? Si cette interprétation paraît convaincante, c’est que nulle part dans ce récit les innovations de Gui de Cambrai ne remettent en question la valeur édifiante de l’histoire, non plus que la capacité de celle‑ci à témoigner de la vérité chrétienne et à la transmettre35. Le poète semble bien conscient que les niveaux narratifs, perméables les uns aux autres, sont susceptibles de communiquer entre eux, voire d’échanger des matériaux, sans jamais altérer la dimension exemplaire du récit. Alors autant en profiter pour usurper la place de la toute‑puissante auctoritas damascénienne, reléguée au rang de personnage dans la fiction, et promouvoir son propre chef‑d’œuvre par la vertu même de la métalepse.
« Ôte-toi de là que je m’y mette »
18Un second exemple, également puisé chez Gui de Cambrai, illustre un autre mode genettien en confirmant cette tendance du traducteur‑adaptateur à l’autocélébration. Il s’agit de l’opération par laquelle le narrateur principal extradiégétique subtilise au narrateur second intradiégétique l’énonciation de l’histoire36. À l’occasion d’une disputatio entre chrétiens et musulmans, le champion des premiers, Nachor, développe une digression sur l’histoire de Troie et l’exode des Troyens, dont le prétexte lui est fourni par l’énumération des amants de Vénus, parmi lesquels Anchise, le père d’Énée:
7307 |
Nachor respont : « Amis, entent, |
Oiant le roi, oiant sa gent |
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Te dirai bien ki est Venus, |
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7310 |
Ja n’i metrai ne mains ne plus. |
Leceresse fu desloiaus |
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Et en cest siecle fist mains maus, |
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Et s’ot od li mains lecheours |
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Ki bien l’amerent par amors : |
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7315 |
Mars et Volcans, Adonidés, |
Et uns autres fu Anchysés. |
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Cis Ancissés fu pere Enee |
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Ki sires fu de la contree |
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Et veski bien a molt grant joie |
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7320 |
En sa maison de defors Troie. |
Cil Eneas dont je vous conte, |
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Si comme Dayres nous raconte, |
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Troies trahi et son signor |
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7324 |
Ki li ot faite grant honor37. |
19Comme le signale le premier vers de l’extrait, l’énonciation du passage est assumée par le personnage de Nachor, ici élu au rang de narrateur second. Or, sans qu’aucune altération n’indique le changement, son récit semble s’interrompre, soit après le vers 7316 « Et uns autres fu Anchysés », soit après le vers 7320 « En sa maison de defors Troie », pour laisser la parole au narrateur principal38. Le résumé qui s’ensuit, de la chute de Troie, du voyage d’Énée et de l’expansion de ses descendants, est de ce fait ambivalent au niveau énonciatif : transitant de la narration au second degré vers le récit principal, il acquiert une consistance métaleptique. La suite du passage le confirme : si le je du vers 7321 (« Cil Eneas dont je vous conte », je souligne) pouvait à la rigueur se rapporter à Nachor, les marques de première personne dans le passage ne laissent guère de doute sur l’identité de l’énonciateur :
7202 |
Ne vous poist pas, signor, vers moi |
Se de l’estoire is chi .i. poi, |
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Ke par droiture en doi issir |
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7205 |
Se jou mon dit veuç esclarcir39. |
20Dans tout le texte, le vocatif « signor » et la référence à « l’estoire » sont mobilisés de façon récurrente par le narrateur principal, sans l’être jamais par Nachor ni par aucun personnage. Aussi leur emploi, prérogative de l’écrivain, confirme‑t‑il ici le changement de narrateur et de plan diégétique. Tout se passe comme si le narrateur premier, qui se présente comme le poète, court-circuitait le narrateur second, Nachor, pour lui subtiliser la narration de l’histoire troyenne. En franchissant le seuil de l’enchâssement, la métalepse permet au poète de reprendre à son propre compte la narration seconde. Elle correspond en ce sens au procédé « pseudodiégétique » que Genette décrit par l’expression « ôte‑toi de là que je m’y mette », et qui place les narrateurs premier et second en position de rivalité l’un par rapport à l’autre40.
21Quel est cependant le rôle de ce flou énonciatif ? Selon toute vraisemblance, il s’agit d’attirer l’attention sur le dispositif d’enchâssement et sur le rapport d’identité entre les degrés narratifs. Certes, le narrateur principal, comme dans l’exemple précédent, s’attribue la part du lion sans même faire mine de dissimuler son hybris. Mais ce n’est pas tout. Car en induisant de façon délibérée le lecteur en confusion sur la source de l’énoncé, le poète rend aussi Nachor et le narrateur principal interchangeables. Le rôle assigné à la digression enchâssée, celui de « sortir un peu de l’estoire » pour « éclaircir » le propos41, agit de ce fait sur l’un et sur l’autre niveau, c’est‑à‑dire aussi bien sur le commentaire mythologique de Nachor que sur l’histoire‑cadre. À l’histoire de Troie enchâssée est ainsi accordée la faculté d’élucider à la fois le récit principal et la diatribe du champion des chrétiens. À l’échelle du poème, un tel constat explicite le fonctionnement de l’enchâssement narratif, illustré par l’enseignement de Barlaam à Josaphat par l’intermédiaire d’apologues métadiégétiques : le récit troyen, tout comme ceux‑ci, peut être assujetti à l’enseignement édifiant et même, par le biais de l’enchâssement, annexé à la révélation chrétienne. C’est même la fonction première de l’histoire de Troie : elle vise à « esclarcir » – et comment ne pas voir dans cette référence à la clarté une allusion à la Révélation42 ? – tout à la fois le premier degré narratif, soit l’initiation chrétienne de Josaphat sous la férule de son maître Barlaam, et le second, en l’occurrence l’exposé mythologique de Nachor. En accomplissant le tour de force d’embrasser les deux à la fois par le biais de la métalepse, le poète garantit la cohérence des niveaux narratifs, égaux en importance et en finalité, et partant la complétude du texte de conversion.
Poubelle, cardan et … Barlaam
22Mon troisième exemple a trait au mode métonymique de métalepse qui intervient au niveau des relations entre le producteur et sa production. Ce procédé permet de désigner une invention par le nom de son inventeur à l’instar, propose Genette, de la poubelle ou du cardan43. Son intérêt, à cette étape de l’enquête, provient de ce que la métalepse ne se produit pas nécessairement à l’interne, au sein d’une œuvre, mais qu’elle sort du cadre de la diégèse pour intervenir dans le champ de la réception par les destinataires. Dans le cas de Barlaam et Josaphat, la fortune de la légende au Moyen Âge est assurée, outre sa diffusion propre, par la récupération des récits enchâssés au sein des collections d’exempla qui font florès à partir du xiiie siècle. Or Victoria Smirnova, qui a étudié cette migration des métarécits dans plusieurs compilations latines et françaises, observe que « tout se passe comme si les apologues incarnaient toute la prédication de saint Barlaam44 ». C’est dire que les récits enchâssés, en vertu d’une propriété synecdochique, représentent le discours du maître dans son ensemble. Mais bien plus, ils en viennent à désigner le texte tout entier, comme en témoigne la référence des collections d’exempla non pas à Jean Damascène ni au Liber gestorum Barlaam et Josaphat, mais au Liber Barlaam, parfois abrégé en Barlaam. Ainsi, les mentions « legitur in Barlaam », « refert Barlaam »ou « narrat Barlaam », qui se rapportent d’ordinaire à des noms d’auteurs, attribuent la paternité du livre à l’ermite, avec celle des récits enchâssés. La métalepse externe devient plus sensible encore dans les formulations du Speculum laicorum, « refert Barlaam in libro suo », et des Contes moralisés de Nicole Bozon, « Barleam conte en son livere45 ». C’est dire l’importance des métarécits qui, promouvant leur narrateur au rang d’auteur, rivalisent avec le texte et se substituent même à lui. C’est aussi prouver, à nouveau, que le narrateur intradiégétique – donc Barlaam – et le narrateur principal jouissent d’une égale reconnaissance et qu’en l’absence d’autorité stable et universellement reconnue, ils se valent.
23Autrement dit, la caution barlaaméenne suffit à identifier la provenance des récits enchâssés qu’en l’absence d’auteur reconnu, la tradition médiévale attribue au personnage qui les énonce. En ce sens, la métalepse n’atteste pas le caractère d’artéfact du récit, mais renforce au contraire l’illusion narrative jusqu’à faire de Barlaam un auteur. Quant à l’impossibilité de déterminer ce que recouvre exactement la désignation « en son livere » ou « in libro suo », elle autorise deux voies interprétatives. La première suggère que le livre de Barlaam est un livre dans le livre qui ne contient que le matériau métadiégétique énoncé par le maître, à savoir essentiellement les apologues récupérés par les compilations d’exempla. C’est dès lors par métonymie que ceux‑ci représenteraient le récit tout entier. Quant à la seconde, elle suppose que le livre désigne l’ensemble du texte, dont les récits enchâssés ne forment qu’une partie, et que Barlaam, personnage du récit‑cadre et narrateur intradiégétique, en est aussi l’auteur. Si elle peut sembler curieuse, cette configuration n’a rien que de logique dans un récit à tiroirs fondé sur le principe de la mise en abyme, où la figure diégétique du conteur renvoie de façon plutôt convenue à l’auteur46. Quoi qu’il en soit, la métalepse réaffirme dans les deux cas la complétude du récit, que le matériau enchâssé vaille pour le tout, ou que Barlaam soit à la fois auteur et personnage d’un assemblage cohérent dont les récits enchâssés sont extraits.
“Josaphaz” éviscéré, ou la métalepse comme loi narrative
24Voilà qui éclaire la propriété ductile de la narrativité médiévale, modifiable à l’infini ou presque en vertu des jeux d’écho et de miroir entre les différents niveaux sur lesquels elle se déploie. Mon quatrième et dernier exemple vise à généraliser les considérations qui précèdent en en illustrant l’extension audelà des textes ‑eux‑mêmes, dans leur mode privilégié de conservation qu’est aux xiiie‑xive siècles le recueil manuscrit. Dans son article « De la figure à la fiction », Genette définit la métalepse fictionnelle comme un « mode très élargi » de la figure rhétorique, soit les cas dans lesquels la métalepse est « prise au sérieux » et thématisée de sorte à exercer une influence sur le développement de l’intrigue47. C’est ce dispositif qu’à la suite de Marie‑Laure Ryan on peut désigner du nom de métalepse ontologique, par opposition à la métalepse rhétorique. Au risque d’extrapoler un peu, je voudrais suggérer que la narrativité médiévale se conçoit selon ce « mode très élargi ». En effet, non seulement la fiction médiévale est à l’interne « tissée de métalepses48 » mais encore l’échange, ou plutôt le recyclage, de matériaux qui préside à la composition des textes abolit entre eux toute distinction d’essence. En témoignent tous les procédés de reprise, de récupération, de réutilisation et de réécriture qui caractérisent la textualité médiévale. Pour autant, si le procédé a bien à voir avec la description de Genette, sa finalité est radicalement autre : dans la littérature médiévale, il ne s’agit jamais de « dénuder le procédé » ni d’exhiber le caractère imaginaire de l’histoire racontée, mais bien plutôt d’illustrer, à travers la répartition fluide de la matière entre les textes, les potentialités infinies de renouvellement et d’extension de la fiction.
25Il n’en va pas autrement des recueils manuscrits qui préservent Barlaam et Josaphat. À partir du xiiie siècle, il est fréquent qu’un texte soit conservé au côté d’autres pièces à l’intérieur de collections dont l’agencement, loin d’être laissé au hasard, répond aux intentions du scriptorium chargé de leur exécution ou du vœu particulier de leur commanditaire, par l’intermédiaire du compilateur49. Tel est le cas du Josaphaz anglo‑normand composé dans les années 1203‑1216 par un dénommé Chardri et contenu dans deux recueils très importants pour l’histoire de la littérature Outre Manche, Cotton Caligula A.IX et Oxford, Jesus College 2950. Ce poème, très bien intégré dans son contexte de textes pieux, moraux et didactiques en anglais et en français, se distingue des autres versions de l’histoire en supprimant tous les apologues enchâssés et en abrégeant considérablement le récit‑cadre. Ainsi réduit, il revêt l’apparence d’un exemplum inséré dans les deux volumes51. Plus encore, on s’aperçoit à regarder ceux‑ci de plus près que la structure à tiroirs de Josaphaz s’y trouve retournée comme un gant, de manière à ce que le matériau métadiégétique retranché essaime dans les pièces alentour. En effet, si le poème lui‑même ne contient plus de récits enchâssés, les pièces brèves qui l’entourent, à l’instar de Love Rune de Thomas de Hale, The Proverbs of Alfred, Doomsday, The .XI. Pains of Hell, Deathetc., recoupent presqu’exactement la matière de ceux-ci, tandis que Josaphaz comporte de son côté des allusions parfois explicites à ces textes52. Quant aux pièces qui encadrent ces collections – The Owl and the Nightingale et Petit Plet – elles forment de leur côté un cadre dialogique qui reproduit sur le mode de l’enchâssement les conditions du récit‑cadre originel de Barlaam et Josaphat53. Il ne fait dès lors aucun doute qu’un lecteur médiéval tant soit peu averti de la trame originelle retrouvait, éparpillés dans l’espace de ces codices, tous les ingrédients de l’histoire, sans oublier la catéchèse reconstituée par les sermons et l’histoire sainte dans les compositions environnantes54.
26On l’aura compris, ce qui se joue entre le texte et son contexte, ce renversement inside out qui disloque le texte et en disperse le contenant dans l’espace du recueil, relève une fois de plus de la métalepse. En franchissant le seuil qui sépare le recueil de fables enchâssées du recueil de textes, les collections de Londres et d’Oxford questionnent les limites entre texte et codex, qui semblent conçus en symbiose. Elles nous convainquent de la sorte d’admettre, de la part des agents responsables de leur confection, une conscience aiguë des affinités entre contenu et contenant, et nous invitent par conséquent à envisager une interaction étroite entre l’atelier et les instances auctoriales55. Dans Jesus College et Cotton Caligula, ou plus vraisemblablement dans le modèle du début du xiiie siècle à partir duquel ils ont été élaborés, Josaphaz se trouve renversé, comme éviscéré, dans le codex56. Les volumes mettent en place un système d’échange où la matière du texte se trouve diffusée, inside out, dans l’espace du recueil. Plus qu’à un jeu de reflets entre le texte et la collection, on a affaire à un processus de dislocation, puis de migration, voire de diffraction, des éléments textuels à l’intérieur du recueil. Or l’activation de ce processus ne se contente pas de prouver que texte et recueil reposent sur des mécanismes similaires ; bien au‑delà, elle révèle qu’il n’existe pas entre eux de barrière ontologique, et donc que toute matière peut être transmuée de l’un à l’autre. Loin de constituer des systèmes clos sur eux‑mêmes, le texte et le recueil communiquent. La métalepse préside à la diffusion de la matière entre des formes perméables les unes aux autres, et la métaphore qui paraît le mieux convenir à la décrire est celle de l’osmose.
Hypothèse en guise de conclusion : la rupture, pour conjurer l’angoisse ?
27Le sentiment de continuité harmonieuse diffusé par ces exemples m’invite à revenir sur la nature des interactions entre les niveaux. La notion de franchissement convient mal à décrire ce qui y est en jeu, aussi bien à l’intérieur d’un texte qu’entre un texte et la compilation qui l’héberge ou qui en récupère une partie. Force est d’admettre que la matière textuelle, à l’image d’un flux continu, transite sans heurt entre des éléments perméables les uns aux autres. La métalepse tient donc moins d’une pratique subversive dont les effets, tantôt désinvoltes, tantôt inquiétants, mettent la fiction littéraire à l’épreuve en menaçant d’en révéler les limites, que d’un procédé visant à accroître le champ social et pratique de la narration et, partant, à en réaffirmer le pouvoir. C’est à construire et à développer la narrativité, bien plus qu’à l’exhiber en en révélant les ficelles, qu’œuvrent ces textes d’une rare complexité.
28Mais à quoi bon ? À quelle fin – à quel projet littéraire et social, pourraiton‑ dire – travaille cette perméabilité à toute épreuve ? Il serait faux d’imaginer que la structure enchâssée, et plus généralement l’étagement narratif, poursuit une finalité purement formelle. Si Barlaam et Josaphat se construit de la sorte, c’est parce que le récit à tiroirs est au service d’une intention esthétique et morale. Son architecture par enchâssement en fait un support privilégié à la transmission du savoir dont l’exigence est à la fois thématisée et incarnée dans la diégèse. Le texte de clergie formalise de la sorte un mouvement de passation, dont on retrouve mutatis mutandis l’équivalent dans les interactions entre les personnages, l’auteur et les destinataires par la mise en œuvre de la métalepse. La connaissance et son enseignement, illustrés aussi bien en dehors de la diégèse qu’aux niveaux diégétique et métadiégétique, s’imposent comme un thème fédérateur capable de transcender la diversité pour créer l’œuvre.
29Voilà qui éclaire l’omniprésence des métalepses aussi bien à l’intérieur du récit à tiroirs que lors de son insertion dans les compilations d’exempla et les recueils de textes. On ne saurait dès lors s’étonner que la vogue des récits à tiroirs tels que Barlaam et Josaphat ou le Roman des Sept Sages recoupe celle des manuscrits‑recueils de textes littéraires aux xiiie‑xive siècles. Les interférences entre niveaux, qu’elles se produisent entre le récit‑cadre et les apologues enchâssés ou qu’elles concernent l’enjambement de la diégèse au monde réel, tendent autant de passerelles visant à garantir la complétude de l’ensemble. Chacun des cas envisagés atteste, selon la modalité qui lui est propre, la conception médiévale de la narrativité comme pratique sociale de liaison entre des niveaux narratifs et des temporalités différents.
30Que le concept de métalepse soit étranger aux théorisations anciennes ne doit plus nous surprendre au terme de ce parcours à travers ses modes d’application dans un texte médiéval : non seulement il ne correspond pas à la définition moderne, mais encore et surtout il y est pour ainsi dire consubstantiel à la conception de la narrativité. Plus qu’un indice de fictionnalité, il constitue au Moyen Âge une loi narrative qui s’éprouve au niveau de la composition des textes comme, plus largement, de celle des recueils qui en sont le mode de conservation le plus répandu. La porosité des niveaux, entendue comme effet de la composition par concaténation, témoigne d’une culture de la transmission propre à l’époque. La rupture qui l’inscrit en porte‑à‑faux avec les pratiques modernes relève de ce fait d’une mutation d’ordre historique et intellectuel, mais également anthropologique.
31En effet, comment comprendre la volte-face qui, à l’ère post‑médiévale, attribue à la métalepse un rôle à la fois disruptif et démystificateur ? À mon sens, la réponse est à chercher du côté de l’« inquiétude » évoquée par Borges dans la citation en exergue. Il est vrai que nous sommes inquiets du brouillage des catégories et de l’interpénétration des mondes, à l’origine d’une possible fusion avec les personnages d’un livre qui bouleverserait nos catégories ontologiques. Or les médiévaux, plus préoccupés du salut et des fins dernières que de l’existence et de la non-existence, ne l’étaient pas, ou du moins pas autant. Pour ces raisons peut‑être, leur conception des frontières entre le vrai et le faux, la réalité et la fiction était plus floue, et avant tout axiologique. Il est donc légitime de croire que la notion de limite, et avec elle celle de transgression, s’est renforcée à mesure que ces craintes existentielles ont pris corps, jusqu’à forger la définition de la métalepse que l’on sait.
32Si je suis tentée de le penser, c’est aussi au regard des changements produits dans la conception de la narrativité à partir des derniers siècles du Moyen Âge. L’un des plus sensibles concerne l’effacement progressif des compositions plurivoques et proliférantes au profit d’autres modèles. En témoigne au premier chef le traitement réservé à Barlaam et Josaphat, qui n’est plus transmis que sous la forme de pièces de théâtre à la fin du xive et au xve siècle et voit ses réécritures narratives réservées à une diffusion exclusivement hagiographique à partir du xvie siècle57. Est-‑ce à dire que l’émergence de ces lignes plus simples, étayées sur des structures moins complexes, a lieu en réaction au déferlement textuel dont le récit à tiroirs a pour un temps imposé l’image ? La tendance à l’unification met fin à l’hémorragie du sens causée par la démultiplication des signifiés. Aux dérives potentiellement anxiogènes d’un régime narratif stratifié répond en retour le mouvement inverse, à savoir le repli voué à conjurer une angoisse herméneutique qu’on peut imaginer liée à la crise nominaliste ou à l’individualisation de la foi. D’où l’urgence de délimiter, d’établir des frontières nettes entre des éléments désormais bien distincts, de classifier ce qui ressortait à l’hybride et au mélangé, comme en témoigne la coloration transgressive attribuée à la métalepse. Vue sous cet angle, la redécouverte de la Poétique d’Aristote à la Renaissance paraît par certains aspects conjoncturelle. En répandant dans toute poésie la règle de l’unité d’action, elle a contribué à canaliser, même à drainer, l’épanchement ininterrompu qui caractérisait jusque-là les formes textuelles et infratextuelles de la littérature. La disparition de Barlaam et Josaphat hors de la scène littéraire à partir du xve siècle confirme la condamnation par contumace de la narrativité proliférante au profit de formes plus unifiées, peut‑être plus rassurantes d’un point de vue herméneutique. Et la métalepse, son fidèle agent, de se constituer en marqueur de rupture, à fonction démystificatrice, d’une narrativité qu’elle œuvrait jusqu’alors à construire.
33Toutefois, et heureusement, ce n’est pas dire que la conception médiévale de la métalepse ait tout à fait disparu de la production littéraire moderne, ou plutôt postmoderne. Elle me paraît intervenir, comme rémanence, dans ces récits qui, littéralisant la métalepse, prennent le risque d’engager jusqu’au bout l’auteur et le lecteur avec les personnages : je veux parler de la littérature fantastique.