L’histoire littéraire des metteurs en scène. À propos de la « versatilité » du « lecteur idéal » (Les Idoles, Christophe Honoré).
1La littérature n’est pas qu’affaire de textes à lire : même si l’on a pu avoir tendance à l’oublier, elle se donne aussi à entendre et à voir. Cela saute en tout cas aux oreilles des spectateurs de la pièce de théâtre Les Idoles (2018) de Christophe Honoré, avec laquelle ce dernier livre une manière d’hommage à ceux qu’il appelle ses « idoles » : Cyril Collard, Serge Daney, Jacques Demy, Hervé Guibert, Bernard‑Marie Koltès et Jean‑Luc Lagarce1. Assumant explicitement une position de lecteur et de spectateur, le metteur en scène, également cinéaste et écrivain, insère dans sa pièce de très nombreuses citations, pour la plupart non signalées, d’œuvres chorégraphiques, cinématographiques, critiques et littéraires de ses « idoles » (et de quelques autres artistes), mais aussi de documents manifestant leur vie publique (interviews) ou publiée (correspondance, journal). C’est ainsi que les spectateurs peuvent reconnaître, au gré des scènes de la pièce, tel extrait d’À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie (1990), tel autre du récit « Le bain » (1993, Trois récits [2001]), etc.
2Le théâtre joue ici à nouveau l’un de ses rôles : celui d’être « au centre de la sociabilité littéraire2 » ou notamment littéraire — quoi que ce dernier terme signifie exactement3. Nous mettrons de côté le traitement scénique des œuvres auxquelles se rapporte Les Idoles pour nous concentrer sur la manière dont le spectacle construit, à partir d’œuvres très hétérogènes (malgré la communauté de destin de leurs auteurs, tous morts du sida entre 1989 et 1995), un corpus qui, à maints égards, présente des enjeux similaires à ceux que L’Histoire littéraire des écrivains (2013) a soulevés il y a quelques années, que résume ici Antoine Compagnon :
Que voulions‑nous dire par « histoire littéraire des écrivains » ? Qu’il y avait depuis le xixe siècle, une histoire de la littérature française pour ainsi dire officielle, composée par les professeurs et recomposée par eux génération après génération. […] Il nous semblait pourtant qu’il existait une autre histoire, rivale, parallèle, alternative, sans doute moins visible, moins systématique, moins institutionnelle, car plus discontinue, plus capricieuse, plus personnelle, mais non moins décisive : celle que les écrivains eux‑mêmes jettent sur le papier, souvent pour se situer, s’expliquer, se justifier. Entre ces deux histoires, l’académique et l’autre — « indigène », comme on dit aujourd’hui —, bien des divergences, tensions et conflits sont repérables, mais même les plus rebelles des écrivains éprouvent le besoin de se retrouver dans une histoire, comme lorsque Breton énumère les précurseurs du surréalisme en tête du Manifeste en 1924 : Swift, Chateaubriand, Constant, Hugo, Baudelaire, Rimbaud ou Mallarmé, etc. Entre les deux histoires, il ne faut pourtant pas exclure les rencontres, croisements et ensemencements. On s’invente une tradition, on construit des généalogies qui contestent l’histoire savante, mais aussi qui la complètent et l’infléchissent, et les écrivains n’ont pas manqué de faire entrer quelques‑uns de leurs pairs dans le canon littéraire, comme les surréalistes ont contribué à y intégrer Sade ou Lautréamont4.
3Christophe Honoré propose avec Les Idoles une histoire « littéraire » (artistique, culturelle) par laquelle il « se situe, s’explique, se justifie » : voilà ce qu’il s’agira d’explorer dans les lignes qui suivent. C’est dans ce cadre que nous pourrons nous demander pourquoi il se choisit ces six auteurs comme « idoles », pourquoi il le fait au théâtre, et nous interroger sur la dimension collective d’une telle entreprise — non pas sur ce que Les Idoles fait de ce corpus (comment il l’utilise), mais sur ce que le spectacle lui fait (dans quelle mesure il agit sur lui).
Je, Nous
4La représentation commence5. Une voix enregistrée : « Je m’appelle Christophe Honoré et j’aimerais partager avec vous le souvenir d’une journée particulière » — avec vous, c’est‑à‑dire avec nous, les spectateurs. Ce souvenir, c’est celui d’une représentation à Beaubourg, Paris, en 1993, de Jours étranges (1990) de Dominique Bagouet, une année environ après la disparition du chorégraphe, mort du sida, comme tous les auteurs dont Honoré semble avoir été un fan (il dit : « dont je tombais amoureux ») : « Jours sinistres et terrifiants qui brûlèrent mes idoles et dont je n’ai jamais pu me consoler. »
5Après ce monologue, le comédien Julien Honoré (le frère du metteur en scène) prend la parole : « Je suis Jean‑Luc Lagarce. Je suis mort le 30 septembre 19956. » Lagarce éprouve alors immédiatement « le besoin de [s]’expliquer » de son admiration pour l’écrivain Renaud Camus, son « idole ». Lui aussi veut s’en expliquer avec nous : « quand je dis vous, je veux dire vous […] qui êtes toujours en vie » — nous qui avons été témoins du virage politique dudit Camus, socialiste devenu le nationaliste et l’islamophobe que l’on sait. « J’aimerais que vous m’expliquiez ce qui s’est passé », nous demande Lagarce, avant d’être rejoint sur scène par Collard, Daney, Demy, Guibert et Koltès.
Daney (Jean‑Charles Clichet), Guibert (Marina Foïs), Koltès (Youssouf Abi‑Ayad), Collard (Harrison Arévalo), Lagarce (Julien Honoré), Demy (Marlène Saldana). ©Jean‑Louis Fernandez
6D’emblée, c’est donc à nous que s’adressent l’un après l’autre l’auteur vivant (Christophe Honoré) et l’auteur mort (Lagarce, joué par Julien Honoré). La chose ne sera pas répétée : la suite de la pièce est faite de dialogues entre les personnages (Collard, Daney, Demy, …) et entretient une intertextualité forte avec leurs œuvres et d’autres — à commencer par Jours étranges de Bagouet, suivi notamment par le roman Camere separate de Pier Vittorio Tondelli (1989), qui donne le titre au 14e chapitre de la pièce7, et peut-être le film À corps perdu de Léa Pool (1988), adapté d’un roman, qui donnerait le titre « Corps perdu » du 6e chapitre —, sans plus nous interpeller directement. Il semble toutefois que le spectacle pose avec insistance la question de la place, dans l’assemblée de nos vies, de ces œuvres, qui ont en commun d’avoir toutes été produites dans l’intimité du sida. Et de fait, outre la performance des comédiens et la dramaturgie, n’applaudissons‑nous pas, lorsque nous nous levons à la fin du spectacle, notamment les œuvres de celles et ceux qui, bien que morts, accèdent presque, par l’envahissante mémoire de ces œuvres sur la scène, au statut de co‑auteurs du spectacle intitulé Les Idoles ? La pièce est certes signée par le seul Christophe Honoré, mais celui‑ci s’y présente en compagnie.
Le théâtre et les fantômes
7On prête traditionnellement au théâtre (à tort ou à raison) le pouvoir de parvenir à « incarner des fantômes »8, voire à faire revenir les morts. La figure du fantôme a été massivement mobilisée par les théories du jeu des comédiens, jusqu’à devenir parfois « le paradigme du personnage de théâtre9 », et même régulièrement associée à l’« essence » du théâtre.
8L’un des derniers exemples en date d’une telle assimilation est Le Fantôme ou le Théâtre qui doute (1997) de Monique Borie, qui dans son étude des « grands textes d’esthétique du xxe siècle, depuis Craig et Artaud jusqu’à Genet et Kantor, [où] la question du fantôme, avec une étonnante insistance, se place sans cesse au centre du débat », fait de cette « figur[e] par excellence de la présence de l’invisible [dans le visible] » le symbole d’une « continuité secrète10 » traversant l’histoire du théâtre mondial. Sans aller généralement jusque‑là, les travaux sur le fantôme au théâtre ne manquent que rarement de rapprocher certaines de ses caractéristiques de tel trait ou de tel autre du genre théâtral considéré. Ainsi, tout en entendant marquer une distance nette avec la position défendue par « un livre récent » (en clair : celui de Monique Borie ?), en contestant notamment l’existence d’une « quelconque essence du théâtre11 », François Lecercle fait l’hypothèse dans Dramaturgies de l’ombre (2005) que le fantôme remplit « quelques fonctions essentielles12 » de la tragédie de la Renaissance : le discours contesté hante sa contestation.
9Certes les pièces ne manquent pas, depuis Les Perses d’Eschyle (472 av. J.‑C.) au moins, en Occident, qui prévoient la présence de personnages morts, parfois représentant des personnes ayant réellement existé, comme dans les œuvres des xviie, xviiie et xixe siècles intitulées L’Ombre de Molière, Rousseau, Louis xvi — etc. — ou Corneille, Favart, Benjamin Constant — etc. — aux Champs‑Élysées13. On peut encore se souvenir de 1802. Dialogue des morts d’Ernest Renan (1886), courte création jouée à la Comédie‑Française. Mais il faut voir que le théâtre n’a pas le monopole de tels dialogues : les Nouveaux dialogues des morts de Fontenelle (1683), composés explicitement sur le modèle des Dialogues des morts de Lucien de Samosate (iie siècle après J.‑C.), tout comme les Dialogues des morts de Fénelon, publiés à la fin du du xviie siècle14, et les quelque deux cents dialogues publiés jusqu’à la fin du xviiie siècles que recense Lise Andries dans un article15, se donnent à lire16. De fait, tout historien de la littérature (mais aussi de la photographie et du cinéma17, notamment) est familier de discours associant le fantôme à des propriétés de l’écriture (mais aussi de l’image) — comme si cette figure et ses avatars (revenants, morts‑vivants, etc.) servaient ici et là d’outil heuristique pour distinguer les arts entre eux. Dans son Essai de pneumatologie littéraire (2011), Daniel Sangsue écrit par exemple : « De fait, la littérature semble être le seul domaine où l’on peut véritablement faire parler les morts18. »
10Soit. Il faut malgré tout se demander si la littérature (même en étendant le terme à tous les arts ayant partie liée avec le langage) est vraiment « le seul domaine » où les morts peuvent parler — ou plutôt, mais c’est peut‑être la même question, si la littérature parvient à « véritablement faire parler les morts ». Un mort, précisément, ne peut rien prononcer en tant que mort19, et s’il le fait, c’est sur le mode de la feintise, dans le cadre d’une fiction, quel que soit l’art qui l’accueille. Dès lors, est‑on certain qu’on ne fait pas tout autant « parler » un mort en le dansant, par exemple, ou en l’incarnant devant une caméra, ou en lui prêtant des paroles à la radio, etc. ?
11Si l’on peut donc faire « parler » les morts aussi bien dans la littérature qu’au cinéma ou au théâtre, pourquoi Christophe Honoré, qui s’avère également romancier et cinéaste, choisit‑il de le faire au théâtre ? Cela a sans doute à voir avec la manière dont le théâtre permet de (re)mettre en circulation les œuvres desdits morts.
Faire parler les morts
12Dans Les Idoles, les personnages, qui se présentent comme morts, disent des textes dont ils sont eux‑mêmes les auteurs (ou plutôt : les personnages disent des textes dont les personnes qu’ils représentent sont les auteurs), et parfois les énonciateurs, comme dans le cas d’entretiens radiophoniques ou télévisuels, redits partiellement sur la scène, ou dans les cas de textes dont le pacte de lecture ne prévoit pas d’instance narrative distincte de l’auteur : À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie (1990) de Guibert, le Journal de Lagarce et bien sûr les critiques de Daney. Le spectacle mêle alors plusieurs voix : celles des auteurs morts, de leurs narrateurs, des personnages, du metteur en scène, du dramaturge et, sur un autre plan, sonore, celles des comédiens.
13La scène d’ouverture propose assez subtilement, mais résolument, une mise en équivalence de l’auteur vivant (Honoré) et des auteurs morts. Rappelons‑nous que Christophe Honoré nous parle par le biais d’un enregistrement, et que « Lagarce » nous parle par le biais d’un corps qui n’est pas le sien : celui du comédien. Le monologue de Christophe Honoré est une manière de prologue, une voix over qui semble encadrer la représentation et donc le monologue de Lagarce : les deux monologues ne se trouvent pas assurément sur le même plan narratif. Mais sur le plan de leur mode d’existence scénique, les deux auteurs sont également absents, ou plutôt sont manifestés (vocalement, corporellement) dans leur absence. Il n’y a qu’un pas — facile à franchir, surtout si l’on est familier des discours rapprochant pour une part le théâtre d’un art de la présence, pour une autre part d’un art de la spectralité (un paradoxe de plus parmi les paradoxes) — pour comprendre ces deux absences comme deux modes analogues de hantise scénique (si l’on veut poursuivre sur cette voie). De fait, les voix sont localisées sur scène : le haut‑parleur est situé sur la scène, avec les comédiens.
14Bref : tout est fait pour que les spectateurs ne distinguent pas bien qui « parle », surtout si l’on n’est pas familier de l’œuvre intégrale des six auteurs personnages, ce qui est sans doute très fréquent dans le cas qui nous occupe. Ici plus qu’ailleurs, on peut se souvenir des leçons de Roland Barthes, qui insistait dans sa « Théorie du texte » (1973) sur l’idée que « le concept d'intertexte est ce qui apporte à la théorie du texte le volume de la socialité20 » — socialité qui est celle de la langue, bien sûr, mais aussi des œuvres et de la communauté dans laquelle leur « intertextualité » prend sens.
15Si l’on vient pourtant à considérer la manière dont un texte cité se manifeste sur scène — un texte cité et reconnu comme tel par les spectateurs —, voilà une manière de ventriloquie inversée, où le comédien ne prête pas sa voix à « quelqu’un » d’autre, mais se fait l’hôte d’une voix qui n’est pas la sienne21, un peu comme lorsqu’on lit à haute voix le texte d’un autre que soi, avec l’intention d’en livrer les « pleins22 » — même si, stricto sensu, ce n’est pas l’auteur du texte qui parle. La plus longue citation de la pièce, soit les pages de À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie racontant la mort de Foucault, s’avère dite par la comédienne Marina Foïs, dont la voix et le débit si reconnaissables, par ailleurs associés à un registre plutôt comique par une part non négligeable du public, ne laissent aucun doute quant à l’existence préalable d’un travail (admirable) d’appropriation du texte par la comédienne. Le théâtre fait alors exister les œuvres citées en tant qu’œuvres lues, et donc en tant qu’œuvres à lire.
16Cette distance semble à vrai dire être même ce qui a décidé Honoré de réaliser Les Idoles au théâtre plutôt qu’au cinéma, comme il l’explique dans une vidéo :
Je voulais dans un sens payer ma dette envers ces artistes‑là, et je me suis dit que le théâtre était le bon lieu pour les convoquer. […] Parce que le cinéma on échappe rarement, quand même, […] à un réalisme qui nous colle aux basques et donc très vite, en fait, ça devient vite des biopics. […] Je voulais vraiment que les figures que je fais revivre sur scène soient des figures rêvées, des figures qui trouvent leur source […] sur des personnes qui ont été bien réelles, mais à travers le filtre […] de l’amour que je pouvais avoir pour eux quand j’avais une vingtaine d’années et puis [de] comment j’imaginais qu’ils étaient, parce que moi je n’ai jamais pu les rencontrer […] : ce qu’ils partagent à mes yeux, c’est une espèce de destinée tragique, en fait, qui a fait que moi, quand je suis arrivé à Paris en 1995, ils étaient tous morts du SIDA23.
17Si pour Honoré le théâtre est « le bon lieu pour convoquer » ces « artistes », c’est parce que le théâtre propose une manière de résurrection (« les figures que je fais revivre ») échappant au « réalisme », c’est‑à‑dire sans doute à l’immersion fictionnelle, qui semble plus facile de maintenir sur la durée au cinéma (là où, au théâtre, elle peut se révéler plus intermittente). Bref, si Guibert « parle », ou si Guibert « est parlé », c’est par (le biais d’)un corps qui ne prétend pas ressembler au Guibert historique24.
Faire corp(u)s
18Les « figures » de Christophe Honoré doivent alors apparaître « à travers le filtre de l’amour que je pouvais avoir ». La communauté des idoles, c’est en effet celle qui réunit des personnes fort différentes, dont le principe se trouve dans l’admiration — « un amour » — que ces personnes suscitent chez Honoré lui-même. Ce principe explique à la fois l’absence de certains artistes qu’on aurait pu attendre — ainsi de Guillaume Dustan, par exemple25 —, et la présence d’autres qui, de prime abord, surprennent. Au début de la pièce, Demy fait part de son incompréhension : « Je ne comprends pas pourquoi je suis ici avec vous. Je ne fais pas partie de votre groupe. »
19Certes, ces personnes ont toutes été des artistes, hommes, homosexuels plus ou moins affirmés, morts d’une même maladie, dans les mêmes années. Mais outre leur sexe et leur « sort thanatologique commun » (une expression d’À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie citée dans le spectacle) qui les relie, les idoles forment une communauté bien fragile — du moins, telle que la représente la pièce : l’expérience de l’homosexualité et celle de la maladie divise en effet les protagonistes. La plus forte de ces dissensions concerne sans doute la manière dont ces auteurs font art avec la maladie, ou sans elle. La chose revient à plusieurs reprises dans le spectacle, notamment dans le quatrième chapitre intitulé « Mon sida ». Après que Demy a expliqué ne pas avoir révélé sa maladie pour garder entre autres le silence sur son homosexualité, Guibert affirme qu’« écrire des textes d’homosexuel est incontournable », qu’« il en va de la vérité de l’écriture », tandis que Koltès affirme ne pas pouvoir « [s]’appuyer » sur son homosexualité « pour écrire ». Quand Collard explique qu’il n’a pas mis de caleçon et que cela « en raconte autant » que lorsqu’il avoue aux journalistes que « le mec du bouquin et du film », c’est lui, Daney lui réplique qu’« il y a une différence entre l’aveu […] de ne pas avoir de sous-vêtement et celui de son homosexualité ou de son statut sérologique. » Dans un échange apparaissant comme central — et de fait, il a lieu au chapitre 8 (sur 15) —, Demy accuse alors Collard et Guibert d’avoir utilisé leur maladie « pour faire une œuvre d’art » :
Demy. Seulement, mon petit Collard, elles sont où dans ton film [Les Nuits fauves] les réflexions sur les causes sociales du sida ? […] Où as-tu écrit, dit que le sida […] touchait avant tout des catégories d’exclus ? Mais suis‑je bête, comment pourrais‑tu le dire, puisque toi‑même tu ne fais pas partie des exclus ? Il n’y a que ton destin individuel de créateur qui importe dans cette histoire !
Collard. Je n’ai jamais prétendu être un délégué de classe.
Demy. Moi je crois que vous avez fait le jeu de l’épidémie en justifiant l’existence du sida comme un truc tombé du ciel, envoyé par la fatalité, pour parachever votre devenir artiste. Surtout vous, Guibert et Collard, vous avez donné au public ce qu’il attendait : non pas des séropositifs combattants, revendicatifs et coléreux, mais des créateurs convaincus de l’utilité de leur maladie, et prêts à se poser en figures sacrificielles.
Guibert. Comment ça ?
Demy. Ce n’est pas vous qui avez écrit : « Mort du sida, indication superbe d’une biographie » [dans Le Mausolée des amants] ? […] D’anciens parias, vous voilà rachetés par votre séropositivité — comme si le sens de votre vie, c’était votre mort !
Collard. Elle [le personnage de Demy jouait le rôle d’Elizabeth Taylor] raconte n’importe quoi ! Guibert est du côté de la mort et je suis du côté de la vie. Il raconte une marche forcée vers la mort, et moi la vie difficile de quelqu’un qui ne change rien quand il apprend qu’il est séropositif. Putain, c’est Elizabeth Taylor, ou c’est Didier Lestrade ?
Demy. C’est Jacques Demy, connard, qui préfère être resté dans son placard plutôt que de s’être servi de sa maladie pour faire une œuvre d’art !
20Bref : si les « idoles » avaient pu a priori sembler former un groupe homogène, c’est bien plutôt sur les divergences qu’insiste le spectacle.
21Les Idoles donne en fait à voir la manière dont une œuvre est composée par un auteur qui est d’abord, chronologiquement et presque statutairement, un lecteur et un spectateur : non seulement parce que le spectacle cite abondamment des œuvres antérieures — celles des « idoles » et d’autres —, mais encore et surtout parce que la communauté des « idoles » ne trouve sa pleine justification que dans la manière dont les « figures » de Collard, Daney, Demy, Guibert, Koltès et Lagarce apparaissent comme autant d’auteurs idéaux aux yeux du metteur en scène, c’est-à-dire en tant qu’ils sont perçus et compris par l’un de leurs lecteurs/spectateurs : Christophe Honoré, en l’occurrence lui aussi posé comme un lecteur « idéal ».
La « versatilité » du « lecteur idéal »
22La question de la lecture (au sens large d’appréhension), à laquelle renvoie d’ailleurs implicitement le titre Les Idoles, est abordée dans le 13e chapitre du spectacle, intitulé « Cher inconnu » : c’est l’un des enjeux centraux de la pièce. Dans cette scène, qui est l’une des rares où les idoles tombent d’accord26 — et encore, Daney ne l’est pas —, ces derniers conviennent après une hésitation que leur « lecteur idéal » pourra s’appeler Bamby Love et qu’il ne devra pas être « passif », mais « versatile », selon le mot de Collard qui, précise‑t‑il, « ne parle pas de sexe ». Une partie du public rit.
23Au‑delà de la légèreté manifestement revendiquée de la scène, il semble bien que le spectacle puisse lui‑même être compris comme le résultat d’un geste « versatile », oscillant entre deux attitudes également valables (affirmons‑le) et valorisées par le spectacle : l’admiration « passive » et l’admiration « active » des idoles — ou plutôt, pour le dire mieux (car une telle distinction entre actif et passif pose vraiment problème), un geste artistique témoignant à la fois d’une réception attentive et d’une réception créative de leurs œuvres. Compris ainsi, ce « lecteur idéal » serait un lecteur apte à devenir auteur, et/ou un auteur sachant rester lecteur. Intervenant dans le spectacle sous les traits de Bamby Love (il s’y confond avec « l’amant idéal », comme au sortir d’un concert, lorsqu’un fan rend visite à son « idole » en coulisse), ce « lecteur idéal » serait presque, à un autre niveau, Christophe Honoré lui‑même : l’auteur d’une œuvre donnant d’autres œuvres à « lire ».
24Nous mettons « lire » entre guillemets, parce que personne ne lit, ni sur scène ni dans la salle, même si le spectacle trouve un écho certain auprès des spectateurs étant par ailleurs des lecteurs : une grande partie du plaisir éprouvé provient du fait de reconnaître tel extrait de tel livre (ainsi, vers la fin, d’un passage de « Le bain » de Lagarce, texte d’ailleurs déjà plusieurs fois utilisé au théâtre). Comme un spectateur de théâtre, en général, va aussi au cinéma, écoute la radio, etc., un plaisir similaire vient de la reconnaissance d’extraits de films (telle chorégraphie inspirée des Demoiselles de Rochefort, 1967) ou d’interviews (tel écho à l’Itinéraire d’un ciné-fils, 1992) — après tout, il n’y a qu’une certaine université pour appréhender les arts séparément, même à l’heure du grand bain médiatique dans lequel nous barbotons.
25C’est donc à une « lecture » au sens large qu’invite le spectacle, ou plutôt à une « re‑lecture », dans la mesure où les œuvres citées ou mentionnées dans la pièce font l’objet d’un re‑travail inévitable, ne serait-ce que parce que les comédiens se sont appropriés les gestes et les textes constitutifs des œuvres qu’ils avaient pour mission de (re‑)présenter au public, et de (re)mettre en circulation. Où l’on constate une fois de plus que théâtre et littérature ont partie liée — ou pour être plus précis, que les textes fonctionnent sur les plans artistiques et opéraux d’une manière dont on ne peut pas rendre compte si l’on se cantonne à l’étude d’un seul art (théâtre, ou littérature, ou cinéma, ou musique, etc.)27.
L’histoire littéraire des metteurs en scène
26Le fait de regrouper toutes ces œuvres dans un même corpus et de les présenter par le biais de la mort « commune » de leurs auteurs, que ceux‑là se soient ou non « servi[s] de [leur] maladie pour faire une œuvre d’art » (nous voilà revenus à la controverse qui opposait, dans la pièce, Demy à Collard et Guibert, puis Collard à Guibert), produit sur le public et sur les œuvres un effet qui doit être pensé.
27D’abord, il y a sans doute un effet de communauté : ce sont des œuvres qui, par le contexte de leur production, et plus encore par la mort de leur auteur, appartiennent à une période de l’histoire qui aura marqué durablement la perception qu’a d’elle‑même une part non négligeable des personnes dites « à risque » et affiliées, comme formant bon gré mal gré une « communauté » vulnérable et fragile28. Le besoin de modèles à admirer et à suivre, ou du moins de figures positives — de figures spécifiquement homosexuelles et/ou malades, s’entend —, s’est fait sentir. C’est un tel besoin que ces œuvres peuvent aujourd’hui combler.
28Mais la communauté des spectateurs est elle-même dissensuelle et fragile — à vrai dire comme la plupart des groupes de personnes se retrouvant, le temps d’une représentation, au théâtre (le terme « assemblée » est alors sans doute plus juste que celui de « communauté »29). Parce que la pièce s’est jouée dans des institutions aussi installées et prestigieuses que les théâtres de Vidy‑Lausanne et de L’Odéon à Paris, les auteurs et les œuvres présentés sont mis en circulation dans la société lettrée et/ou bourgeoise et/ou curieuse. En cela, la pièce témoigne d’un processus entamé depuis plusieurs années (on se souvient que Lagarce a été au programme de l’agrégation), qui semble aller dans la direction d’une patrimonialisation plus claire d’œuvres encore très liées, dans l’imaginaire collectif, à la communauté LGBTIQ et au sida, épidémie ayant suscité des peurs et des souffrances intenses, dont les victimes ont de surcroît subi un rejet social souvent violent et à vrai dire toujours actuel. Alors que les œuvres de Demy et Koltès, où le sida s’avère singulièrement absent, capitalisent encore, de nos jours, sur une réception initiale accueillante, certaines plus contestées comme celles de Guibert et Lagarce, liées plus directement à l’expérience de la maladie, « sont aujourd’hui relues, reprises, repensées, “relevées”30 », tandis que d’autres comme celle de Collard, vite prise dans la polémique post-mortem lancée par le Journal d’une Parisienne de Françoise Giroud en 199431, ont presque sombré dans l’oubli. Ainsi regroupées dans Les Idoles, elles sont transformées : celles de Demy et Koltès apparaissent sous le jour, quasiment nouveau pour elles, de « l’art du sida », tandis que celles de Guibert et Lagarce, vivifiées par ce voisinage, semblent y échapper plus que d’ordinaire.
29En marge de l’histoire littéraire officielle, voici donc que le corpus des idoles permet non seulement à Christophe Honoré de « se situer, s’expliquer, se justifier » (Antoine Compagnon), mais encore travaille l’ensemble de l’assemblée des spectateurs. Il n’est pas uniquement question d’élaborer une nouvelle histoire littéraire dans laquelle se place Honoré, mais de nous donner à « lire » des extraits des œuvres qui la composent — but que le théâtre, en l’occurrence, permet d’atteindre plutôt facilement. Ce ne serait alors pas la première fois que l’histoire littéraire d’un metteur en scène interfère avec la nôtre.