Perspective narrative, focalisation et point de vue : pour une synthèse
La perspective narrative : un phénomène multifactoriel
1Dans le domaine de la théorie du récit, il y a peu de notions théoriques qui soient aussi systématiquement enseignées tout en ayant donné naissance à autant de définitions divergentes, de débats contradictoires et de controverses que la perspective narrative, souvent désignée, dans la foulée de Genette, par le terme générique de focalisation1. Si tout le monde s’accorde à reconnaître l’importance de cet aspect de la narrativité, qui détermine de manière décisive l’appréhension du monde de l’histoire, la difficulté tient à la complexité du phénomène dont il s’agit de rendre compte. En effet, la perspective narrative est conditionnée par les caractéristiques matérielles du support médiatique et elle se définit autant par l’orientation de l’information que par son ancrage ou son étendue, ces phénomènes prenant de surcroît un aspect très différent quand on les appréhende à une échelle locale ou globale.
2La présence de ces multiples facteurs entraîne des risques importants de confusion notionnelle, de sorte que les débats théoriques prennent trop souvent la forme d’un dialogue de sourds, au lieu de progresser vers une meilleure compréhension globale du phénomène. Le caractère vague ou contradictoire des définitions de la focalisation qui circulent aussi bien dans le domaine de la recherche académique que dans les ouvrages de vulgarisation, dans les manuels scolaires ou dans les pratiques enseignantes, exige ainsi un effort de synthèse des différentes approches et une mise au point terminologique qui nous permette de sortir de la confusion actuelle et de rendre l’analyse de la perspective narrative adaptable à une approche transmédiale. La multiplication des typologies qui en découle ne doit pas effrayer, dans la mesure où elle permettra de clarifier les définitions en précisant les enjeux qui les sous-tendent, leur confrontation avec des exemples tirés de différents médias montrera que la précision qui en découle compense largement le caractère multifactoriel de l’analyse.
Focalisation sur ou focalisation par un personnage ?
3L’objectif avoué de Genette, lorsqu’il introduit la notion de focalisation, était d’abord de distinguer la « voix » (qui parle ?) du « mode » (qui voit ? qui perçoit ? ou qui pense ?), alors que ces deux dimensions tendaient parfois à se confondre, notamment dans l’approche de Franz Karl Stanzel2, qui considérait le personnage-réflecteur comme une instance narrative au même titre que le narrateur. Cette distinction entre voix et mode apparaît certes utile, car il est évident qu’un récit peut changer de perspective sans changer d’instance narrative, mais elle pose un certain nombre de problèmes relatifs à la discrimination des phénomènes auxquels renvoient les termes de focalisation, de point de vue, de vision et de perspective, que Genette présente comme de quasi-synonymes. Il affirme ainsi que le « mode » est lié
aux capacités de connaissance de telle ou telle partie prenante de l’histoire (personnage ou groupe de personnages), dont il adoptera ou feindra d’adopter ce que l’on nomme couramment la « vision » ou le « point de vue », semblant alors prendre à l’égard de l’histoire (pour continuer la métaphore spatiale) telle ou telle perspective3
4Par la suite, les trois régimes de focalisation isolés par Genette apparaissent toujours associés à la question du point de vue, mais ils sont en réalité surtout déterminés sur la base d’un critère quantitatif. Je reprends ici in extenso les définitions données par Genette, qui s’appuie sur les analyses antérieures de Blin, Lubbock, Pouillon et, surtout, de Todorov :
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Focalisation zéro : « ce que la critique anglo-saxonne nomme le récit à narrateur omniscient et Pouillon "vision par derrière", et que Todorov symbolise par la formule Narrateur > Personnage (où le narrateur en sait plus que le personnage, ou plus précisément en dit plus que n’en sait aucun des personnages) » ;
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Focalisation interne : « Narrateur = Personnage (le narrateur ne dit que ce que sait tel personnage) ; c’est le récit "à point de vue" selon Lubbock ou à "champ restreint" selon Blin, la "vision avec" selon Pouillon » ;
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Focalisation externe : « Narrateur < Personnage (le narrateur en dit moins que n’en sait le personnage) ; c’est le récit "objectif" ou "behavioriste", que Pouillon nomme "vision du dehors". »4
5Genette n’est pas à l’origine de cette distinction entre trois régimes narratifs, mais il a introduit une terminologie qui s’est rapidement imposée comme un standard, au détriment des équations utilisées par Todorov « =, <, > »5. Si les symboles mathématiques avaient l’avantage de souligner le fait que les régimes de focalisation étaient déterminés par la quantité de l’information fournie par le récit et non par son orientation, il faut reconnaître que leur usage n’est pas très aisé, aussi bien à l’écrit qu’à l’oral. Par ailleurs, en s’inspirant lui-même de Lubbock6, de Blin7 et surtout de Pouillon8, Todorov associe ces trois « aspects du récit »9 à l’orientation d’une « vision », ce qui entraîne d’emblée un risque de confusion avec la question de la subjectivité. On constate ce problème dans l’énoncé suivant, où Todorov associe au régime dans lequel « le narrateur en sait autant que les personnages », le cas où « le récit peut être mené à la première (ce qui justifie le procédé) ou à la troisième personne, mais toujours suivant la vision qu’a des événements un même personnage »10. L’absence de guillemets dans l’usage du terme « vision » pose problème, car on risque alors de confondre le champ de connaissance couvert par le discours narratif avec la subjectivité d’un point de vue porté sur les événements.
6De toute évidence, bien que ces trois « aspects » soient définis par Todorov en évaluant la quantité de « détails » fournis par le récit, la distinction entre ce paramètre et la question de la subjectivité de la représentation demeure implicite. Genette affirme pour sa part qu’il préfère le terme focalisation pour « éviter ce que les termes de vision, de champ, et de point de vue ont de trop spécifiquement visuel »11. Par ailleurs, il remarque que le problème n’est pas vraiment de mesurer ce que sait le narrateur, mais plutôt d’évaluer ce qu’il dit au lecteur. Si Genette a indéniablement amélioré les typologies de Pouillon et de Todorov en autonomisant la focalisation du point de vue visuel et en l’émancipant d’une psychologisation excessive de l’instance narrative, il a en revanche popularisé l’étiquetage interne et externe pour décrire deux régimes de focalisation marqués par une égalité ou une restriction de l’information transmise au lecteur12, ce qui a accentué le risque de confusion avec la question de la subjectivité et a ouvert la voie à une interprétation très différente du phénomène.
7Quelques années plus tard, cherchant à offrir une définition plus compréhensive de la focalisation, Mieke Bal13 suggère qu’un récit est susceptible d’adopter deux points de vue : soit il est ancré dans la perspective du narrateur, soit il adopte celle du personnage. Bal affirme ainsi que lorsque la narration opère un débrayage de la perspective du narrateur, l’être fictionnel passe du statut de personnage focalisé par le récit à celui de personnage focalisateur, les événements étant en quelque sorte filtrés par ses perceptions, ses émotions ou le flux de ses pensées. Adoptant la même approche, Shlomith Rimmon-Kenan14 redéfinit les focalisations interne et externe sur une base qui s’écarte ostensiblement de l’approche adoptée par Todorov ou Genette :
[…] la focalisation externe est ressentie comme étant proche de l’agent qui raconte, et son véhicule peut donc être appelé le « narrateur-focalisateur »15. […] Comme le terme le suggère, le lieu de la focalisation interne se trouve à l’intérieur des évènements. Ce type prend généralement la forme d’un personnage focalisateur.16
8Cette approche qualitative plus que quantitative a ouvert la voie à un traitement stylistique de la perspective narrative. S’inscrivant dans cette voie, Alain Rabatel17 s’est intéressé aux indices linguistiques présidant à la construction textuelle du point de vue, qui se manifestent notamment dans le discours indirect libre et les énoncés situés dans l’arrière-plan du récit associés à des verbes de perception ou de pensée. Dans son article intitulé « l’introuvable focalisation externe »18, Rabatel en tire la conclusion que l’analyse de la subjectivité dans le récit ne peut déboucher que sur une alternative entre deux points de vue : celui du narrateur ou celui du personnage, ce qui exclut un modèle ternaire fondé sur la comparaison entre les informations fournies par le récit et celles détenues par les personnages.
9En dépit d’une terminologie parfois identique, cette distinction entre personnage focalisé et personnage focalisateur apparaît au final complètement étrangère au modèle exposé par Todorov et Genette. Dans Nouveau Discours du récit, ce dernier réagit d’ailleurs assez vivement à l’idée d’introduire la notion de « personnage focalisateur » pour traiter la question du mode :
Pour moi, il n’y a pas de personnage focalisant ou focalisé : focalisé ne peut s’appliquer qu’au récit lui-même, et focalisateur, s’il s’appliquait à quelqu’un, ce ne pourrait être qu’à celui qui focalise le récit, c’est-à-dire le narrateur – ou, si l’on veut sortir des conventions de la fiction, l’auteur lui-même, qui délègue (ou non) au narrateur son pouvoir de focaliser, ou non.19
10On comprend avec le recul qu’il y a confusion au niveau du phénomène dont il s’agit de rendre compte. Si Bal, Rimmon-Kenan ou Rabatel sont concernés par la possibilité de l’ancrage de la perspective dans le point de vue d’un personnage, Todorov et Genette ne parlent après tout que d’un réglage de la quantité des informations auxquelles le public a accès. Genette est parfaitement clair sur ce point dans Nouveau discours du récit, où il précise que :
Par focalisation, j’entends donc bien une restriction de « champ », c’est-à-dire en fait une sélection de l’information narrative par rapport à ce que la tradition nommait l’omniscience.20
11Il faut donc admettre une possible cohabitation entre deux manières très différentes d’aborder la question de la perspective narrative. Si l’on a pu croire à la nécessité de choisir une approche au détriment de l’autre, cela s’explique surtout par des problèmes terminologiques entretenant la confusion entre qualité et quantité de l’information, ancrage, orientation et amplitude de la perspective narrative. Cela apparaît de manière frappante dans un ouvrage de synthèse récemment réédité, qui tente de ménager une place à l’approche linguistique de Rabatel à côté de la triple focalisation genettienne, sans parvenir à distinguer clairement la problématique de la « restriction de champ » des questions d’ancrage de la perpective narrative dans une subjectivité :
[L]a question des voix narratives concernait le fait de raconter. Celle des perspectives (ou focalisation, ou visions, ou points de vue) porte sur le fait de percevoir. […] La question des perspectives est en fait très importante pour l’analyse des récits car le lecteur perçoit l’histoire selon un prisme, une vision, une conscience, qui détermine la quantité des informations : on peut en effet en savoir plus ou moins sur l’univers et les êtres, on peut rester à l’extérieur des êtres ou pénétrer leur intériorité. La perspective – il convient de le préciser car le terme est trompeur – peut passer non seulement par la vision (cas le plus fréquent), mais aussi par l’ouïe, l’odorat (voir le Parfum de Süskind), le goût, le toucher.21
12Si Reuter a raison de mettre en relation le « prisme », la « vision » ou la « conscience » avec la « quantité des informations » fournies par le récit, il apparaît néanmoins nécessaire de distinguer les deux termes de la relation afin de saisir les différentes manières dont le premier paramètre peut déterminer le second. Adopter le point de vue d’un personnage ne signifie pas nécessairement en savoir autant que lui : cela peut aussi bien conduire le public à prendre conscience de ce qu’ignore le protagoniste qu’à s’interroger sur les causes cachées qui sont à l’origine de ses pensées. Focalisation « externe » ou « zéro » ne sont donc pas, en principe, incompatible avec la représentation d’un point de vue « interne ».
13Tout semble donc partir d’un choix terminologique malheureux, qui a contribué à simplifier un phénomène multifactoriel, et à entretenir la confusion entre la gestion d’un savoir (qui repose sur la comparaison entre ce qui est donné à connaître au public et ce que savent les personnages) et l’orientation d’un point de vue (qui repose sur la possibilité d’un ancrage de la représentation dans la subjectivité d’un personnage). Certes, les deux phénomènes sont liés et peuvent parfois donner l’impression de se confondre, mais il s’agit indéniablement de problématiques distinctes inhérentes à la perspective narrative.
Ocularisation et auricularisation
14C’est par la contribution d’un chercheur travaillant sur le récit filmique qu’est apparue la nécessité de distinguer point de vue et focalisation. Au milieu des années 1980, François Jost s’est en effet étonné du fait que Genette ait pu affirmer que le film de Kurosawa Rashômon était entièrement raconté en focalisation interne, ce qui aurait dû entraîner que le personnage n’y soit « jamais décrit, ni même désigné de l’extérieur »22. De toute évidence, si le réalisateur japonais recourt occasionnellement à des effets de caméra subjective, une analyse même superficielle permet de conclure rapidement que l’œuvre dans son ensemble n’est pas construite de cette manière. Ainsi qu’il l’explique :
Il faut avouer qu'un spécialiste du film avait de quoi être étonné. Si le concept de point de vue est forcément métaphorique en littérature, on pourrait attendre du cinéma qu'il offre, en quelque sorte, une vérification à ses théories, et à ses principes. Quoi de plus simple, en effet, que d'épouser, au moyen de la caméra, le regard d'un personnage et, ce faisant, de le fondre au nôtre ? Que le cinéma n'adopte qu'exceptionnellement la rigueur de ce principe de la focalisation interne m’est apparu comme un paradoxe digne d’intérêt.23
15Les formes narratives audiovisuelles apparaissent en effet comme des révélateurs d’un risque de confusion entre deux phénomènes très différents : d’un côté, le réglage de l’information narrative, de l’autre, la construction d’une vision subjective, qui passe par des procédés formels spécifiques. Dans L’œil caméra, Jost débouche sur la conclusion suivante : le point de vue interne, qu’il rebaptise ocularisation interne, consiste à ancrer la représentation visuelle dans la perception subjective d’un personnage, mais ce phénomène n’a rien à voir avec la focalisation interne telle que l’entendait Genette. Pour Jost, l’ocularisation interne « primaire » est liée à des indices repérables au sein même de la représentation, par exemple une partie du corps visible dans le champ de vision, la projection de l’ombre du personnage, le cadre de jumelles, les mouvements d’une caméra épousant ceux d’un corps qui se déplace dans la diégèse, etc. L’ocularisation interne « secondaire » repose quant à elle sur des éléments contextuels liés au montage, et notamment sur l’alternance entre un plan montrant le regard du personnage qui se pose sur un objet, suivi de la vision de cet objet sous l’angle qui pourrait être celui du personnage. Il ajoute qu’il existe d’autres formes de subjectivité que la vision. Dans le cas du cinéma parlant, il évoque en particulier la piste sonore, qui peut faire l’objet d’un traitement similaire à travers ce qu’il appelle l’auricularisation interne. Enfin, le point crucial consiste à affirmer que ce correctif de la théorie genettienne sur la perspective narrative ne représente pas une alternative à cette dernière, mais un complément, car, ainsi que l’assume Jost, la « focalisation – c’est-à-dire le problème du savoir narratif – est en droit différente de la question du point de vue »24. Autrement dit, dans une scène filmée en ocularisation interne, nous pouvons toujours nous demander si le public en sait autant, moins ou plus que le personnage dont nous adoptons le point de vue, de sorte que la théorie de la focalisation reste applicable, mais dépourvue de liens nécessaires avec la théorie du point de vue. Même si la perspective audiovisuelle peut orienter le savoir du public, elle ne doit pas être confondue avec un paramètre strictement épistémique. Jost considère enfin qu’une approche comparée des médias devrait nous encourager à appliquer cette distinction entre savoirs et subjectivité à toutes les formes de représentation, à commencer par la littérature.
16La comparaison intermédiale a ainsi joué un rôle de révélateur de la différence entre focalisation et point de vue, en dépit de la complication induite par la prise en compte des paramètres médiatiques à l’origine des effets de subjectivités. Pour saisir la manière dont un tel détour permet de comprendre la différence entre focalisation et point de vue, je m’appuierai quant à moi sur l’analyse comparée de trois planches tirées des 99 exercices de style de Matt Madden25 (fig. 1). Cet ouvrage propose une série de planches constituant autant de variations d’une même matrice narrative, procédé que Madden emprunte à l’Oulipo. La première des trois planches représente la matrice de base, et les deux autres des variations liées à la perspective portée sur le récit.
Figure 1 : 99 exercices de style.
© Matt Madden & L'Association, 2006
17Dans la première variante, nous voyons qu’un changement de focalisation consiste à orienter la représentation sur des personnages différents, de sorte que l’on découvre les événements avec eux, mais pas forcément à travers eux. En partageant le même espace-temps que les personnages, nous pouvons savoir ce qui se déroule dans leur environnement immédiat, mais cette connaissance partagée ne passe pas nécessairement par la construction d’effets de subjectivité, bien que l’on puisse en trouver quelques traces localement : dans la première planche, on remarque par exemple une ocularisation interne primaire dans la case 6 et l’expression des pensées du personnage dans la case 8 ; dans la deuxième planche, nous trouvons une séquence en ocularisation interne secondaire entre les cases 4 et 6, embrayée par les cases 3 et 7, l’effet étant renforcé dans la case 5 par la représentation de la main à l’avant-plan, qui constitue une ocularisation interne primaire.
18En revanche, la troisième planche nous raconte la même histoire que la première, mais cette fois, l’orientation visuelle est entièrement modifiée, de sorte que le monde nous est montré à travers le filtre d’un personnage. Cela entraîne surtout une modification du style graphique, qui prend la forme d’une ocularisation interne généralisée, qui est indiquée d’emblée par la présence de mains à l’avant-plan de la première case. Cette perspective subjective ne modifie pas de manière radicale les informations transmises au lecteur concernant le déroulement des événements, mais elle problématise l’identification du personnage, qui est entravée par l’absence d’image montrant autre chose que des parties de son corps. On remarque d’ailleurs que l’auteur joue sur ce paramètre en mélangeant des indices contradictoires : dans la case 5, les poils du bras et le modèle de la montre, qui sont des détails ostensibles ajoutés à la représentation, semblent indiquer qu’il s’agit d’un personnage masculin, mais dans la case suivante, la forme de la bague –absente de la version « originale » – apparaît plutôt comme un indice de féminité. Quoi qu’il en soit, dans la planche 2, nous apprenions des choses que le protagoniste de la planche 1 ignorait26, car nous avions changé de foyer narratif, tandis que dans la planche 3, le foyer et les informations accessibles sont presque identiques, mais un fort effet de subjectivité est créé par une modification du point de vue qui se manifeste sur un plan formel par l’orientation de la vision, ce qui induit indirectement un effet de mystère concernant l’identité du protagoniste.
19Pour mettre en évidence ces deux aspects complémentaires de ce que Genette appelait le mode, j’aurais pu également prendre comme exemple des jeux vidéo offrant la possibilité aux joueurs de changer de perspective sur les événements qui constituent l’intrigue du jeu. D’un côté, il peut arriver que l’on puisse sélectionner son avatar parmi différents personnages, chacun étant rattaché de manière spécifique à la trame des événements qui constitue le monde de l’histoire, de sorte que, suivant le choix opéré, on sera amené à progresser dans le récit en suivant des parcours différenciés. D’un autre côté, il arrive que l’on puisse choisir entre différentes formes de visualisation du monde, qui peut être interne ou externe à l’avatar. Comme leur nom l’indique, les First-Person Shooters, comme les séries Doom ou Call of Duty, sont des jeux dans lesquels l’ocularisation interne primaire domine, les armes tenues par le personnage étant placées au premier plan, alors que les jeux d’aventure comme les séries Grand Theft Auto, Shadow of the Colossus ou Red Dead Redemption favorisent des modes de représentation focalisés sur le corps de l’avatar placé dans son environnement immédiat27.
20Dans un cas comme dans l’autre, les variations concernent bien la perspective sur le monde de l’histoire, mais les options sont complètement différentes : le choix entre différents avatars relève d’un changement de focalisation susceptible de transformer la progression dans le monde, tandis que le choix de la vision – qui oscille entre la « vision avec » et la « vision subjective » – concerne plus strictement des questions relatives au point de vue porté sur ce monde. Il est aussi frappant de constater que les jeux vidéo qui visent à construire un fort lien affectif ave le personnage privilégient une ocularisation externe, qui permet de voir l’avatar dans ses interactions avec son environnement, alors que les jeux de tir « à la première personne » poursuivent des objectifs beaucoup plus pratiques, orientés sur la résolution de problèmes, qui passe par le pointage des objets et le tir. Cela montre que c’est la focalisation sur un personnage qui est au fondement de l’immersion et du lien affectif qui se tisse entre le public et le personnage, et non l’usage généralisé du point de vue interne, qui constitue plutôt un moyen occasionnel de renforcer ce lien en informant le public sur les perceptions, pensées ou émotions du personnage focalisé par le récit. Pour les médias graphiques, audiovisuels ou vidéoludiques, ce lien entre point de vue externe et construction de l’empathie pourrait s’expliquer en s’appuyant sur l’hypothèse des neurones-miroirs, la simulation mentale reposant sur la perception d’un être qui agit devant nos yeux et sur les indices, souvent indirects et externes, qui nous permettent de ressentir ses émotions et de deviner ses pensées.
21Cette rapide analyse souligne que la distinction introduite par Jost entre focalisation et ocularisation permet de différencier des phénomènes dont la spécificité saute littéralement aux yeux quand on les observe dans des médias audiovisuels, graphiques ou vidéoludiques. On peut alors en conclure, à l’instar de Burkhard Niederhoff, qu’il y a de la place pour les deux concepts « parce que chacun met en évidence un aspect différent d'un phénomène complexe et difficile à saisir. »
Le point de vue semble être la métaphore la plus efficace pour les récits qui tentent de rendre l’expérience subjective d’un personnage. Affirmer qu’une histoire est racontée du point de vue d’un personnage a plus de sens que d’affirmer qu’il y a une focalisation interne sur ce personnage. La focalisation est un terme plus approprié lorsqu’on analyse la sélection des informations narratives qui ne servent pas à restituer l’expérience subjective d’un personnage mais à créer d’autres effets, tels que le suspense, le mystère, la perplexité, etc. Pour que la théorie de la focalisation puisse progresser, la conscience des différences entre les deux termes, mais aussi la conscience de leurs forces et de leurs faiblesses respectives, est indispensable.28
22Si l’on s’en tient à cette distinction, on voit que les approches de Bal, Rimmon-Kennan et Rabatel ne sont plus incompatibles avec celles de Todorov ou de Genette, car, comme l’a montré Jost et comme le suggère Niederhoff, les uns et les autres ont apporté des éclairages complémentaires sur un phénomène complexe. En distinguant clairement ces différentes approches et en croisant leurs résultats, il me semble que la construction de la perspective narrative devient beaucoup plus facile à décrire, tant au niveau formel qu’à celui de sa fonctionnalité dans le développement de l’intrigue.
Quatre typologies de la perspective narrative
23En croisant ces différentes manières de définir la perspective du récit, on peut établir une quadruple typologie, dont les distinctions pourraient être rapprochées de la manière dont Manfred Jahn29 distingue, sur la base d’une métaphore visuelle, le foyer interne à l’origine de la vision (F1), qui peut être lié ou non à l’œil (E) d’un personnage, le champ visuel (V) porté sur le monde (W), qui peut être plus ou moins étendu ou restreint, et le foyer sur lequel la vision est focalisée, aussi désigné comme « focus of interest » ou « focus of attention » (F2). Ce modèle a la vertu de montrer que ces trois paramètres concourent à définir la perspective narrative, qui est autant un problème de point de vue (subjectif ou objectif), que de focalisation au sens de Genette, qui concerne l’orientation et l’extension du savoir concernant le monde raconté30.
Figure 2 : Schéma de la perspective narrative par Manfred Jahn31
24Le premier paramètre, que Jahn associe à un foyer dont l’ancrage existentiel peut être désigné par la métaphore de l’œil, renvoie à la potentialité d’un filtrage des informations narratives par la subjectivité d’un personnage. On peut associer à cet aspect l’ocularisation interne de Jost32 et ce que Niederhoff33 et Rabatel34 appellent le point de vue représenté. On peut aussi, à l’instar de Bal35, de Rimmon-Kennan36 ou de Jahn37, lier ce phénomène à la notion de personnage-focalisateur, de manière à souligner que la subjectivité n’est pas seulement visuelle, mais elle est multi-sensorielle, émotionnelle et cognitive. Pour désigner ce phénomène dans toute la diversité de ses manifestations médiatiques, Thon38 juge quant à lui préférable d’éviter d’utiliser le terme de focalisation et de parler de représentation de la subjectivité :
[Pour] les stratégies transmédiales visant à produire une représentation subjective, je propose d'utiliser une expression plus neutre (et, sans doute, plus précise) telle que la représentation de la subjectivité ou, de manière plus spécifique, la représentation subjective de la conscience ou de l'esprit d'un personnage.39
25Cette terminologie a l’avantage d’éviter la confusion entre l’ancrage de la représentation dans un foyer interne (conjonction entre F1 et E dans le schéma de Jahn) et les aspects relatifs à l’orientation du savoir (F2) et à son extension (V). Pour simplifier, on pourra néanmoins continuer d’utiliser l’expression point de vue dans le sens élargi qu’en donne Rabatel40 (1998 ; 2008), qui renvoie notamment à la construction textuelle d’effets de subjectivité dans le récit. La détermination d’un point de vue interne repose ainsi sur le repérage local d’indices formels renvoyant à la subjectivité d’un ou de plusieurs personnages, qu’il s’agisse d’états mentaux (cognitifs ou affectifs) ou que cela engage le filtrage des événements à travers des perceptions, notamment visuelles et auditives, mais également olfactives, gustatives, etc.
26On pourrait se demander si le mode alternatif à la représentation de la subjectivité devrait être qualifié de représentation objective ou s’il faut envisager la possibilité d’une subjectivité externe, que cette dernière renvoie au point de vue de l’auteur implicite, du narrateur, voire, comme le suggérait Jost, au point de vue spectatoriel. Cette distinction entre récit objectif (ou béhavioriste) et récit subjectif dépend en réalité non seulement de paramètres liés au point de vue et à la focalisation, mais également de la présence ou de l’absence de traces d’un médiateur au sein de la représentation. Le terme point de vue externe renverra donc, dans notre typologie, à une représentation dépourvue d’un ancrage subjectif au sein du monde de l’histoire, sans que cela indique nécessairement que le mode de représentation est objectif, puisque la représentation peut intégrer des traces de subjectivité rattachables à une instance narrative.
27Rappelons également que le récit à la première personne ne doit évidemment pas être confondu avec une représentation qui adopterait intégralement le point de vue interne du personnage41. Non seulement le « je-narrant » peut choisir de raconter les événements de manière relativement détachée de ce qu’a vécu le « je-narré », mais le temps ayant accompli son œuvre, il aurait en réalité bien du mal à se replacer intégralement dans sa perspective passée, car non seulement les souvenirs s’effacent, mais le recul permet de voir les choses différemment42. Seule la narration simultanée adoptant la perspective interne d’un personnage-réflecteur (qui renvoie en littérature à la figure de la narration en flux de conscience) est en mesure de donner l’illusion d’être intégralement filtrée par un point de vue interne. Le cas des jeux vidéo de « tir à la première personne » (FPS) peut être considéré comme un cas particulier de standardisation du procédé, ce genre vidéoludique étant fondé sur une exploration du monde de l’histoire qui consiste à orienter la vision d’un personnage sur une cible.
28Ainsi que l’ont montré Ann Banfield43 et Monika Fludernik44, il existe également des cas formellement similaires à la construction d’une subjectivité incarnée dans le monde raconté, mais dont le point d’origine n’est pas situable dans un personnage, phénomène que Banfield rattache à un centre déictique vide. On peut aussi mentionner le cas d’un rattachement un à « œil imaginaire » ou « hypothétique » pour reprendre les termes de Jahn, lequel cite un cas célèbre dans La Chute de la Maison Usher45 :
Peut-être l’œil d’un observateur minutieux aurait-il découvert une fissure à peine visible, qui, partant du toit de la façade, se frayait une route en zigzag à travers le mur et allait se perdre dans les eaux funestes de l’étang.46
29Ajoutons encore que dans les médias audiovisuels, il est fréquent d’observer un ancrage interne dans des objets inanimés, par exemple lorsqu’est représentée la vision d’un dispositif de surveillance (caméra ou enregistreur) – dans ce cas, les perceptions sont évidemment découplées des affects ou de la cognition, à moins que l’objet ne soit anthropomorphisé47. Il s’agit d’une virtualité que ne manque d’ailleurs pas d’explorer Matt Madden, l’une de ses variantes de son histoire adoptant le point de vue du réfrigérateur, ou celui de la personne qui espionne le personnage à travers cet objet. Cet exemple montre que le cas de la subjectivité associée à un centre déictique vide ou objectal, correspond en fait à une variante de la représentation d’un point de vue interne :
Figure 3 : 99 exercices de style.
© Matt Madden & L'Association, 2006
30Le point de vue sera donc considéré comme interne quand il renvoie à un point de vue ancré dans la subjectivité d’un personnage ou dans un point d’ancrage situé au sein du monde de l’histoire, et il sera défini comme externe quand un tel ancrage fait défaut ou n’est pas spécifié, quel que soit le degré de subjectivité du récit. On pourra en revanche considérer que le point de vue externe se rattache à un style béhavioriste ou objectif quand l’absence de référence à la subjectivité des personnages apparaît systématique et est combinée à une narration impersonnelle, dépourvue de médiateur.
Perspective narrative n°1 : construction formelle du point de vue
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Point de vue interne : la représentation est filtrée par le point de vue d’un personnage (ou d’un objet, ou d’un témoin hypothétique) qui fait partie du monde de l’histoire, ce qui implique la représentation de ses pensées, de ses affects ou de ses perceptions.
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Point de vue externe : la représentation n’adopte pas le point de vue d’un personnage (ou d’un objet, ou d’un témoin hypothétique).
31Sur la base de cette alternative, il est aussi possible d’envisager une typologie fondée sur la manière dont une perspective dominante détermine la tonalité générale d’un récit ou d’une large portion de celui-ci. On rejoint alors un autre usage qui a pu être fait de la terminologie genettienne et qui s’appuyait sur la tripartition interne, externe et zéro. Dans ce cas, cette alternative renvoie à des récits en flux de conscience, c’est-à-dire intégralement rédigés dans un point de vue interne, qui s’opposeraient à des récits des style béhavioriste, c’est-à-dire restant à la surface des personnages. La présence d’un troisième terme ne reflète pas une différence quantitative entre un savoir limité et une soi-disant omniscience, mais désigne plutôt un régime narratif ordinaire, dans lequel le récit est libre de passer d’un point de vue à un autre, c’est-à-dire de rester parfois à l’extérieur des personnages ou de pénétrer dans leur intériorité.
Perspective narrative n°2 : degré de subjectivité du récit
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Récit à perspective interne : le récit adopte intégralement ou majoritairement le point de vue interne d’un personnage ;
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Récit à perspective variable : le récit adopte alternativement différents points de vue, internes ou externes ;
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Récit à perspective externe : le récit ne pénètre jamais dans l’intériorité des personnages, adoptant un style béhavioriste.
32Il s’agit ici indéniablement d’une problématique relevant du point de vue et non de la focalisation, car ces distinctions ne sont pas liées à la quantité d’information transmise mais à son orientation. Ces régimes reposent sur l’existence de récits que l’on pourrait qualifier de marginaux, dans la mesure où l’auteur d’une fiction choisit volontairement de restreindre la variation potentielle des points de vue de manière à fournir une représentation dans laquelle l’objectivité ou la subjectivité deviennent des enjeux centraux. La perspective variable représente en somme un régime fictionnel ordinaire, qui s’appuie sur différents procédés permettant de faire varier localement les points de vue. À l’inverse, les récits à perspective externe ou interne sont souvent associés aux expérimentations romanesques du XXe siècle, et ils consistent à offrir des représentations narratives entièrement dénuées de subjectivité ou, au contraire, intégralement filtrées par une conscience ancrée dans le monde de l’histoire, de sorte que ce parti pris restreint les possibilités de variation locale du point de vue.
33À ce niveau d’appréhension que l’on pourrait qualifier de macrotextuel, par opposition à l’analyse microtextuelle de la représentation de la subjectivité, il devient possible de rattacher des styles littéraires à des points de vue privilégiés dans la fiction, qui s’incarnent dans des genres historiquement et médiatiquement situés. Certains genres historiques privilégient ainsi une conception plus ou moins interne ou externe de la représentation du monde de l’histoire, la banalisation du style indirect libre au XIXe siècle constituant l’exemple d’une évolution historique des formes littéraires dont l’enjeu était d’intégrer davantage de subjectivité.
34En ce sens, on pourra aussi continuer d’affirmer que certains médias apparaissent plus objectivistes que d’autres, parce que leur mode de représentation est fondé sur la monstration des dialogues et des corps dans leur environnement, et non sur un tissu de paroles susceptibles d’être rattachées à une intériorité. On remarquera par exemple que les formes littéraires ou vidéoludiques semblent plus aptes à accueillir des représentations du monde de l’histoire intégralement ancrées dans une perspective interne, alors que les formes dramatiques ou audiovisuelle peuvent difficilement créer ou maintenir sur le long terme une ocularisation interne. Cela n’empêche pas de telles représentations, a priori plus objectives, de recourir à d’autres procédés, notamment l’usage du monologue intérieur, du discours en aparté ou de la voix-over, pour rapprocher le public de l’intériorité des personnages. Le cas de la bande dessinée, dont la monstration graphique s’adapte facilement à une représentation métaphorisée de la vie intérieure des personnages, pourrait être considéré comme un cas intermédiaire, le succès récent des témoignages biographiques liés à une maladie témoignant du potentiel expressif de ce média.
35La distinction suivante, qui nous rapproche de la focalisation, porte sur le fait que les personnages au sujet desquels le récit dispense, localement ou globalement, le plus d’informations, finissent par constituer un foyer (F2 dans le schéma de Jahn), c’est-à-dire une sorte de point de repère au sein de la diégèse, qui peut rester stable ou qui peut changer au fil du temps. Ce paramètre permet d’opposer les récits à focalisation simple aux récits à focalisation multiple ou variable. La focalisation prise dans ce sens particulier repose sur le simple fait que certains personnages se distinguent des autres par la quantité des informations les concernant, qui s’accumule linéairement, de sorte que la représentation narrative semble orientée sur eux. La progression narrative paraît alors se confondre avec le parcours du personnage, érigé en protagoniste, et un tel régime favorise naturellement l’identification ou l’empathie.
36Rabatel rattache ce phénomène au concept linguistique de « mise en focus », ce qui débouche, selon sa terminologie, à la constitution d’un « point de vue embryonnaire » ou « raconté »48. Cependant, ainsi qu’il le reconnaît, le repérage de ce foyer ne repose pas sur une représentation formelle de la subjectivité des personnages mais émerge plutôt lorsque le récit suit « le déroulement de l’action qu’ils exercent ou dans laquelle ils sont engagés »49. Comme le relève Jost, cette orientation revient, pour celui qui raconte, à « décider, consciemment ou non, que l’on va faire partager au lecteur ou au spectateur la vie du personnage, comme il est censé l’appréhender ou l’avoir appréhendé »50. La construction d’un lien affectif avec le personnage découle assez naturellement de cette orientation du récit, mais on évitera d’utiliser l’adjectif « interne » pour définir un tel régime de focalisation – ce terme devant être strictement réservé aux phénomènes liés à la représentation de la subjectivité – et l’on parlera alors simplement de récit focalisé sur X, ou de X constituant le foyer ou le pivot du récit, ou encore de X en tant que personnage-focal. Quant à la détermination du caractère unique ou pluriel de ces foyers, rappelons que Genette distinguait la focalisation variable, qui consiste simplement à changer de foyer au fil du récit, de la focalisation multiple, où le même événement est saisi sous différents angles.
Perspective narrative n°3 : détermination du foyer narratif
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Focalisation simple : le récit est focalisé sur un seul personnage.
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Focalisation variable : le récit est focalisé alternativement sur différents personnages.
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Focalisation multiple : un même événement est raconté dans la perspective de différents personnages.
37Il faut également souligner l’effet structurant de l’alternance des foyers dans la segmentation de certains récits. Dans Rashômon de Kurosawa, le changement de foyer débouche sur une sorte de chapitrage en séquences ou en scènes de longueur équivalente51. Le choix d’ériger tel ou tel personnage comme foyer d’un segment joue également un rôle essentiel dans la composition de l’intrigue, dans la mesure où, dans sa phase initiale, le récit se focalise généralement sur des personnages plutôt énigmatiques, qui suscitent la curiosité du public, alors que dans sa phase finale, l’effet de climax sera plus intense si le personnage focal est jugé sympathique et que nous anticipons les dangers qui le menacent.
38La dernière typologie est fondée sur la comparaison entre les informations mises à disposition du public et celles auxquelles ont accès tel ou tel personnages faisant office de point de référence dans le monde raconté, ce qui débouche sur trois possibilités : supériorité, infériorité ou équivalence des savoirs. Cette typologie basée sur l’extension du champ de connaissance (V dans le schéma de Jahn) est évidemment très relative, dans la mesure où elle dépend du personnage qui servira d’étalon pour la comparaison. On pourrait affirmer que, par défaut, cet étalon devrait correspondre au personnage focalisé par le récit, mais cela réduirait la portée de cet outil, qui deviendrait dès lors inapte à décrire les effets de curiosité qui découlent de l’impénétrabilité des personnages secondaires.
Perspective narrative n°4 : extension du savoir
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Focalisation restreinte : un personnage possède des informations sur des éléments pertinents de l’intrigue qui font défaut au public.
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Focalisation équivalente : le public et le personnage ont une connaissance équivalente des éléments pertinents de l’intrigue.
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Focalisation élargie : le public possède des informations sur des éléments pertinents de l’intrigue qui font défaut à un personnage.
39Lorsqu’un personnage est érigé en foyer du récit, cela produit généralement, au bout d’une certain temps, un équilibrage relatif entre ce que le protagoniste apprend sur les événements dans lesquels il est impliqué et ce que peut en comprendre le public. Focalisation retreinte et focalisation élargie marquent alors des variations locales, et elles apparaissent d’autant plus saillantes lorsqu’elles tranchent avec un régime ordinaire fondé sur une relative égalité des savoirs. Mais il arrive aussi que des restrictions assez saillantes apparaissent en lien avec des savoirs détenus par des personnages secondaires, c’est le cas en particulier lorsque les suspects d’un roman policier apparaissent opaques aux yeux de l’enquêteur-protagoniste, lequel finit malgré tout par trouver la solution avant qu’elle ne soit dévoilée au public, de sorte qu’une restriction finit aussi par concerner ce dernier.
40Il faut aussi tenir compte du type de connaissance dont il est question lorsque nous établissons une comparaison entre personnages et publics. Même lorsque nous sommes plongés dans le flux des pensées d’un personnage – ce qui, rappelons-le, correspond à un effet de point de vue interne et non à un régime particulier de focalisation –, nous ignorons certaines informations qui constituent peut-être des évidences pour le personnage. Dès lors, il est évident que l’égalité complète entre ce que sait un personnage et ce qu’apprend le public est illusoire. Un tel effet d’équivalence (qui n’est donc jamais une égalité) ne peut porter que sur certains éléments de l’histoire jugés pertinents dans l’intrigue à un stade donné de son développement.
41On pourrait s’interroger enfin sur la nécessité de définir une éventuelle absence de focalisation, qui ne correspondrait pas à une forme d’omniscience52 mais plutôt à l’absence généralisée de focalisation sur tel ou tel personnage, de sorte qu’une comparaison entre les savoirs du public et ceux détenus par telle ou telle partie prenante de l’histoire serait dépourvue de pertinence. Genette s’interroge quant à lui sur « le partage entre focalisation variable et non-focalisation », qu’il considère comme « bien difficile à établir, le récit non focalisé pouvant le plus souvent s’analyser comme un récit multifocalisé ad libitum »53. Un récit totalement dépourvu de focalisation semble en effet assez difficile à imaginer dans le cadre de la narrativité que j’ai appelée mimétique, dans la mesure où une telle représentation romprait avec une visée fondamentale qui serait de nous faire partager l’expérience d’un ou de plusieurs personnages, mais on peut imaginer un tel cas de figure dans certaines œuvres expérimentales ou dans ce que j’ai appelé les récits informatifs ou configurant.
42Philippe Carrard54, à travers une étude détaillée des modalités d’écriture des historiens français contemporains, a montré que ces derniers adoptent généralement un mode de narration en surplomb, offrant une sorte de cartographie historique des événements ; il parle alors de focalisation zéro. Dans ce cas particulier, il me semble que cette terminologie est appropriée, pour autant qu’on ne la confonde pas avec la focalisation élargie. Si l’on compare le savoir des historiens aux connaissances auxquelles avaient accès les acteurs des événements historiques, on peut certes affirmer que le recul permet de mieux saisir le fil des événements tel qu’on peut le dévider en remontant de ses effets à ses causes, mais il faut convenir également que la distance temporelle nous prive de nombreuses informations autrefois disponibles, de sources que le temps a effacées. Dans le genre du récit historique, nous nous trouvons donc simultanément dans les régimes de la focalisation retreinte et de la focalisation élargie, ce qui souligne le fait qu’une telle comparaison n’a guère de pertinence.
43Cela montre également que les restrictions et les élargissements du champ de connaissance dans la fiction doivent être interprétées en relation avec les intentions communicationnelles d’un auteur, qui choisit délibérément de dissimuler ou de dévoiler certaines choses au public pour produire certains effets, alors que pour un historien ou un journaliste, la dissimulation volontaire d’une source pertinente passerait pour un acte problématique du point de vue déontologique. Cette différence est essentielle quand il s’agit d’opposer les récits qui visent à informer leurs lecteurs à ceux qui visent, au contraire, à les immerger dans le flux de l’histoire et à susciter un intérêt par une mise en intrigue des événements.
Constellation de perspectives
44Au final, nous sommes donc passés de deux typologies à trois termes concernant les régimes de focalisation (interne, externe, zéro et simple, variable, multiple) et de deux modèles concurrents visant à définir la perspective narrative (d’un côté la focalisation, de l’autre, le personnage-focalisateur, la construction textuelle du point de vue ou la représentation de la subjectivité), à quatre typologies qui visent à isoler différents facteurs déterminant la perspective narrative. La discrimination entre ces facteurs exige par ailleurs une réforme terminologique, de manière à ne plus confondre les phénomènes auxquels renvoient ces notions.
45Dans la recherche et l’enseignement, le terme focalisation interne a ainsi pu servir alternativement à définir globalement un style de narration ancré dans la subjectivité d’un personnage (p. ex. le récit en flux de conscience ou les jeux vidéo en FPS), à décrire localement un débrayage du point de vue dans l’intériorité du personnage, à signaler une équivalence de l’information donnée au lecteur avec ce que sait un personnage, ou encore à désigner un régime narratif dans lequel le récit est focalisé sur un personnage qui constitue un foyer d’information. De manière similaire, le terme focalisation externe a pu servir à définir globalement un style narratif de type béhavioriste ou objectiviste, à décrire localement une représentation dans laquelle le récit choisit de ne pas pénètrer dans l’intériorité du personnage, ou à signaler une restriction de l’information donnée au public en la comparaison à un savoir détenu par un personnage. On a vu que si des liens existent entre ces différents paramètres, qui concourent tous ensemble à déterminer la perspective narrative, des incohérences et des confusions peuvent naître de leur indifférenciation : sur une échelle globale, un récit peut très bien adopter des perspectives variables, tout en adoptant localement un point de vue interne, et sans que cette représentation de la subjectivité du personnage n’aboutisse nécessairement à dévoiler tous ses secrets. Ce cas est loin d’être rare et se rencontre dans de nombreux récits policiers ou d’aventure. Avec la terminologie actuelle, on risquerait d’aboutir à une analyse incapable de trancher entre focalisation zéro, focalisation interne et focalisation externe. Avec une terminologie appropriée, on dira simplement que le récit adopte une perspective variable, avec la représentation locale d’un point de vue interne, lequel peut parfois être en régime de focalisation restreinte, que ce soit en rapport avec le personnage focalisé par le récit ou non.
Focalisation : quantité et orientation de l'information |
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Quantité d'information fournie |
Orientation de l'information |
1. Focalisation restreinte (Public < Pers.) |
1. Focalisation simple |
2. Focalisation équivalente (Public = Pers.) |
2. Focalisation variable |
3. Focalisation élargie (Public > Pers.) |
3. Focalisation multiple |
Point de vue : représentation de la subjectivité, localement ou globalement |
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Point de vue (local) |
Perspective (globale) |
1. Point de vue interne |
1. Perspective interne |
2. Point de vue externe |
2. Perspective externe |
3. Perspective variable |
46De manière à mettre en évidence le gain heuristique d’une approche plus fine de la perspective, je vais tenter maintenant de décrire le fonctionnement d’un récit graphique de Frederik Peeters. L’histoire se déroule dans les années cinquante, dans un avion Constellation en route pour New York. Un espion américain entreprend de séduire sa voisine, tout en se demandant si cette dernière ne serait pas une espionne du camp opposé qui chercherait à le piéger. Un assassin est effectivement présent dans l’avion, mais il s’agit d’un stewart, qui sert une tasse de thé empoisonné à l’espion. Cette tentative de meurtre échoue, car, dans un geste maladroit, la voisine de l’espion renverse sa tasse de thé et les boissons sont échangées, ce qui conduit à la mort de la femme. Le récit est organisé en trois parties55 focalisées alternativement sur des personnages différents : d’abord l’espion américain, ensuite le stewart et enfin la voisine de l’espion. Chaque partie fonctionne comme un retour sur les mêmes événements, mais ces récits sont orientés selon des perspectives différentes et l’accumulation linéaire des informations conduit à une inversion des rapports entre les savoirs auxquels ont accès les personnages et ce que savent les lecteurs.
47Ce n’est pas un hasard si le récit de Peeters est d’abord focalisé sur l’espion qui suspecte tout le monde, puis sur le stewart assassin, avant de s’orienter sur un personnage innocent et nettement plus attachant, qui deviendra la victime fortuite d’un événement tragique. Dans un récit en focalisation multiple, les personnages focalisés au début et à la fin du récit acquièrent une importance plus grande que ceux placés au milieu : en dépit de la longueur identique des séquences, l’assassin apparaît ainsi relativement en retrait, alors que l’espion et surtout la femme, occupent le premier plan. Si un quatrième segment revenait à la figure de l’espion, ce dernier, aussi antipathique soit-il, serait immédiatement identifié comme étant le véritable protagoniste de l’intrigue et la mort de la femme serait reléguée au rang de péripétie dans le fil de ses aventures. Ajoutons que l’assassin est aussi mis à l’arrière-plan car il figure dans un nombre inférieur de cases à l’échelle globale des trois séquences. Dans le premier et dans le dernier chapitre, de nombreuses cases, presque identiques, figurent en même temps l’espion et sa voisine, mais aussitôt qu’ils se séparent, il devient clair que c’est le personnage suivi jusque dans l’intimité des toilettes qui est érigé en foyer du récit, ce qu’indiquait déjà la présence du flux de ses pensées inscrit dans les cartouches.
48Si l’on compare la première page de chacune des trois parties (figure 4), on peut observer par ailleurs la récurrence de procédés formels visant la production d’un effet local de subjectivité. Chaque page présente une case qui, par le procédé d’une ocularisation interne primaire, renvoie au point de vue interne du personnage sur lequel le récit est focalisé. Il s’agit alternativement de la main tremblante de l’agent secret, du poignet et de la montre de l’assassin et enfin de la main de la femme qui tient un cachet. Chaque partie intègre également des cartouches dans lesquels on peut lire les pensées des personnages focalisés par l’image. Cette récurrence d’une textualisation des pensées des personnages, sous la forme d’un monologue intérieur énoncé au présent et à la première personne, rapproche cette bande dessinée du récit en flux de conscience, ce qui permet d’affirmer qu’en dépit de représentations graphiques qui adoptent majoritairement un point de vue externe, le récit apparaît globalement adopter une perspective plutôt interne.
Figure 4 : Constellation.
© Frederick Peeters & L'Association, 2017.
49En ce qui concerne la quantité des informations dispensées par le récit, on constate dans la première partie qu’en dépit du fait que nous ayons accès aux pensées de l’espion et à certaines de ses perceptions, nous sommes confrontés à une restriction assez notable : le personnage focalisé apparaît d’abord énigmatique et ce n’est que progressivement que sont dévoilées, au fil de ses pensées, son identité, sa profession et ses intentions. À partir de son point de vue limité, les autres personnages apparaissent également impénétrables, puisque l’agent secret suspecte tout le monde, en particulier sa voisine, qu’il tente malgré tout de séduire.
50Ce régime narratif que, pour éviter de le confondre avec la question du point de vue, j’ai proposé de rebaptiser focalisation restreinte, contraste fortement avec la fin du récit. En effet, dans la dernière partie, nous adoptons la perspective de la femme tout en assistant à la même scène pour la troisième fois. Nous possédons alors des informations qui font défaut aux trois personnages. On peut parler alors de focalisation élargie, car tous les enjeux essentiels du drame sont connus. L’anticipation de la catastrophe produit alors une sorte de suspense tragique, puisque nous assistons impuissants au déroulement d’une catastrophe annoncée.
51On pourrait multiplier les exemples visant à démontrer la productivité transmédiale d’une approche dissociant focalisation et point de vue. Par exemple dans la célèbre scène d’ouverture des Dents de la mer (1975)56, le récit est focalisé sur une baigneuse qui se fera dévorer par un requin, mais lorsque la scène s’approche de son climax, la caméra adopte un point de vue étrangement sous-marin. Elle montre la jeune femme en contre-plongée, avec des mouvements de caméra et une piste sonore entonnant un leitmotiv qui suggère la présence d’une menace aquatique. L’ocularisation interne ancrée dans le prédateur ne débouche donc pas sur une restriction du savoir, mais vise au contraire à produire un effet de focalisation élargie de manière à faire trembler le public en lui montrant un danger ignoré par la femme insouciante. Dans les films d’horreur, il n’est pas rare que la perspective visuelle s’ancre ainsi dans le point de vue de l’agresseur, bien que le récit soit focalisé sur la victime, qui demeure au centre de l’image. Par ailleurs, cet effet de vision subjective, souvent obtenu par les mouvements ostensibles d’une caméra portée, est susceptible de préserver l’anonymat du personnage dont on adopte le point de vue, car ce mystère constitue l’un des ressorts de la tension narrative. Il n’est donc pas impossible d’associer un point de vue interne avec les régimes conjoints de la focalisation restreinte (on ignore qui regarde la victime potentielle) et élargie (on est averti d’un danger que la victime potentielle ignore), et cela constitue même un stéréotype du genre du slasher movie.
52On trouve des phénomènes similaires dans le registre littéraire. La nouvelle de Maupassant L’Auberge raconte l’histoire d’Ulrich Kunzi, qui s’occupe du gardiennage hivernal d’une auberge de montagne avec son compagnon Gaspard Hari et leur chien Sam. Après la disparition et la mort probable de Gaspard pendant une nuit de tempête, la culpabilité, la solitude et l’excès d’alcool font sombrer Ulrich dans la folie, et il finit par s’imaginer entendre les cris de son ami disparu, comme s’il revenait le hanter. Au moment du climax de ce court récit (dont la nature conclusive est signalée par l’expression « une nuit enfin »), Ulrich ouvre la porte de l’auberge pour confronter le spectre :
Une nuit enfin, pareil aux lâches poussés à bout, il se précipita sur la porte et l’ouvrit, pour voir celui qui l’appelait et pour le forcer à se taire. Il reçut en plein visage un souffle d’air froid qui le glaça jusqu’aux os et il referma le battant et poussa les verrous, sans remarquer que Sam s’était élancé dehors. Puis, frémissant, il jeta du bois au feu pour se chauffer ; mais soudain il tressaillit, quelqu’un grattait le mur en pleurant. Il cria éperdu : « Va-t’en. » Une plainte lui répondit, longue et douloureuse. Alors tout ce qui lui restait de raison fut emporté par la terreur. Il répétait « Va-t’en » en tournant sur lui-même pour trouver un coin où se cacher. L’autre, pleurant toujours, passait le long de la maison en se frottant contre le mur.57
53Le récit nous informe que « Sam s’était élancé dehors », mais on comprend rapidement que cette information a échappé au personnage focalisé. Les phrases « soudain il tressaillit, quelqu’un grattait le mur en pleurant » ou « L’autre, pleurant toujours, passait le long de la maison en se frottant contre le mur », qui expriment un point de vue narratif filtré par les perceptions et pensées d’Ulrich, nous permettent de comprendre que ce dernier ne parvient pas à identifier le chien, qui est à l’origine des appels à l’aide. Cette combinaison entre focalisation élargie et point de vue interne nous invite ainsi à assister au spectacle tragique d’un homme basculant dans la folie sur fond d’une mauvaise compréhension d’un élément capital du monde de l’histoire.
54Dans la nouvelle de Maupassant comme dans la scène d’ouverture des Dents de la mer, une approche strictement genettienne déboucherait sur une contradiction entre focalisation interne et focalisation zéro, puisque des effets visibles de subjectivité sont associés à un savoir du spectateur ou du lecteur qui excède les connaissances du personnage focalisé. Le paradoxe pourrait être résolu en recourant au bricolage conceptuel que constitue ce que Genette appelle une altération du mode. Il me semble plus efficace de recourir à un recoupement entre analyse de la focalisation et analyse formelle du point de vue. Le suspense dépend ainsi de la focalisation du récit sur une victime potentielle, érigée en foyer empathique pour le public, ainsi que de l’usage combiné de la représentation d’un point de vue interne et d’un régime de focalisation élargie, que ce soit pour identifier une menace (le requin) ou prendre conscience d’une erreur fatale (le chien n’est pas un spectre).
55On constate par ces exemples que point de vue et focalisation sont des dimensions du récit qui sont faciles à distinguer, car leur repérage repose sur des procédures d’analyse différenciées, mais que ces deux dimensions de la perspective narrative demeurent évidemment liées. Dans les trois parties du récit de Peeters, on peut remarquer que les effets d’ocularisation interne renvoient à la subjectivité des personnage focalisés dans une portion donnée du récit et il en va de même pour les pensées affichées dans les cartouches. Ces effets de subjectivité visuelle et cognitive constituent par conséquent des indices éventuels du foyer narratif au sens où l’entendait de Genette, mais cette convergence ne remet pas en cause l’autonomie de ces deux dimensions de la perspective narrative. En effet, si le même récit avait fait l’impasse complète sur le discours intérieur, et s’il avait également évité tout recours à des effets d’ocularisation interne, le régime de focalisation n’aurait pas été fondamentalement modifié, car il repose sur la récurrence du personnage focalisé dans la quasi-totalité des cases de chaque partie, ainsi que sur d’autres indices secondaires, par exemple la présence de cadrages serrés sur le personnage ou de cases qui le placent au milieu de l’image plutôt qu’à sa périphérie, qui le mettent au premier plan plutôt qu’à l’arrière-plan, etc. En d’autres termes, ocularisation interne et discours intérieur, s’ils peuvent constituer des moyens pour déterminer le personnage sur lequel le récit est focalisé, ne sont pas des éléments nécessaires, ni même suffisants, pour définir le régime de focalisation.
L’ancrage formel de l’analyse du point de vue
56Une comparaison intermédiale se révèle riche en enseignements quand il s’agit d’envisager la diversité des dispositifs permettant de représenter la subjectivité des personnages58. Dans un média tel que la bande dessinée, ainsi que l’ont montré plusieurs chercheurs59, cet effet peut être obtenu en empruntant des canaux très variés suivant le type de subjectivité représentée. Kai Mikkonen estime ainsi que :
l'analyse de la représentation de l'esprit dans les récits graphiques pourrait suggérer des moyens de desserrer l'emprise de la « norme verbale » en narratologie, tout en nous aidant à évaluer ce qui, dans les approches fondées sur l’analyse du discours, pourrait fonctionner sur une échelle transmédiale. Ce qui rend les récits graphiques et les bandes dessinées, ainsi que les contraintes et préférences spécifiques liées à ce médium, particulièrement intéressants à cet égard, c'est que cette forme stimule le rapprochement du spectateur de l'esprit des personnages en recourant à un large éventail de modes de narration verbale en relation dynamique avec des images qui montrent l’esprit en action.60
57Le texte des cartouches, tout comme celui des bulles de pensées ou différents types de monologues ou de discours en aparté, peuvent relayer les pensées du personnage. L’ocularisation interne sera généralement représentée graphiquement, en jouant sur l’angle de vue ou sur sa contextualisation et une auricularisation interne passera quant à elle par des variations typographiques affectant les textes ou l’aspect des bulles qui contiennent les dialogues. Enfin, je n’ai pas le temps d’évoquer ici toute la palette des moyens formels susceptibles d’exprimer graphiquement les émotions des personnages dans les récits en bande dessinée, mais ce médium possède indéniablement un très vaste répertoire de procédés stylistiques plus ou moins conventionnalisés pour décrire la peur, la surprise, le choc ou l’étourdissement, les plus frappants étant l’usage des émanatas61, des signes de ponctuation et des idéogrammes, ainsi que les jeux sur la typographie, la couleur ou la forme des bulles62 ou des cases, le style graphique ou l’arrière-plan des images.
58Le caractère multimodal de la bande dessinée met ainsi en évidence un aspect essentiel de la représentation de la subjectivité dans le récit, à savoir sa dépendance envers les caractéristiques des supports médiatiques et les conventions culturelles qui s’y rattachent. On peut aussi mettre en évidence des transferts culturels entre différents dispositifs médiatiques. Par exemple les pensées des personnages encapsulées dans les cartouches correspondent plus ou moins à l’usage de la voix over au cinéma, bien que l’origine culturelle en soit très différente63.
59Par sa proximité avec la bulle de dialogue, on pourrait aussi voir dans les bulles de pensées un prolongement des discours en aparté que l’on trouve dans les représentations théâtrales. Ubersfeld définit ce type de discours comme « un énoncé produit par un personnage à l’insu (théoriquement) de son ou ses allocutaires : énoncé adressé selon la fiction à soi-même, mais aussi bien entendu au spectateur du fait de la double énonciation »64. On trouve un exemple célèbre d’aparté dans L’École des femmes :
Arnolphe
Quoi ? c’est la vérité qu’un homme…
Agnès
Chose sûre.
Il n’a presque bougé de chez nous, je vous jure.
Arnolphe, à part :
Cet aveu qu’elle me fait avec sincérité,
Me marque pour le moins son ingénuité.
Mais il me semble, Agnès, si ma mémoire est bonne,
Que je vous avais défendu que vous vissiez personne.
Molière, L’École des femmes, acte II, scène 5
60On constate que les deux vers en aparté (ici mis en évidence par des italiques), contrairement à ceux qui les précèdent et à ceux qui les suivent, ont un statut énonciatif particulier : s’ils ne sont pas censés être entendus par les autres personnages, leur présence dans le texte dramatique visant à informer les spectateurs de l’espoir naïf d’Arnolphe. On notera au passage que la double énonciation évoquée par Ubersfeld nous invite aussi à percevoir une ironie auctoriale, dont dépend l’effet comique de la scène, puisque le déroulement du récit d’Agnès viendra progressivement broyer les illusions ridicules de son amant et l’on constatera que l’ingénuité n’est pas là où l’espère Arnolphe.
61On voit donc comment le média qui semblait a priori le moins équipé pour s’émanciper le l’objectivité de la représentation théâtrale a trouvé un moyen spécifique de représenter les pensées du personnage. À cela, il faut ajouter que le jeu des acteurs et certains effets de mise en scène peuvent indiquer ce que pensent ou ressentent les personnages. Dans la mise en scène de cette pièce par Didier Bezace à Avignon en 2001, la sobriété du décor et le jeu expressif de Pierre Arditi viennent renforcer la perception par le public des émotions engendrées par le récit d’Agnès, laquelle est d’ailleurs présentée de manière tout sauf ingénue, occupée à broder en même temps qu’elle raconte, chaque coup d’aiguille venant souligner la séance de torture qu’elle fait subir à son tortionnaire65. Il faut ajouter que cette convention, apparemment paradoxale, d’un discours interne exprimé sous la forme d’un monologue extériorisé est aussi fréquemment observable dans le langage de la bande dessinée. Le procédé s’appuie parfois (mais pas toujours) sur les interactions entre le protagoniste et son acolyte. C’est le cas notamment chez Hergé, qui exploite souvent un dialogue de sourd entre Tintin et Milou pour exprimer les réflexions de ces deux personnages sans recourir à l’artifice de la bulle de pensée66.
62L’analyse formelle du point de vue nécessite donc de tenir compte des potentialités sémiotiques offertes par chaque support médiatique et des procédés standardisés qui s’y rattachent en vue de produire tel ou tel effet de subjectivité, ce qui n’empêche pas d’observer certaines similitudes, voire certains transferts d’un média à un autre. Il n’est par exemple guère surprenant de constater l’importance de l’ocularisation dans l’analyse de la subjectivité en bande dessinée et au cinéma, bien qu’il ne s’agisse là que d’un aspect parmi d’autres67. À l’inverse, Rabatel, quand il analyse la construction textuelle d’un point de vue, n’accorde aucun privilège particulier à l’étude de l’ocularisation ou de l’auricularisation, qui se fondent dans la masse des procédés mobilisés par les représentations verbales pour représenter les perceptions des personnages, lesquelles peuvent d’ailleurs difficilement être distinguées de la représentation des pensées ou des émotions. Ainsi que l’explique Rabatel :
En discours, les verbes de perception – verbes expérienciels, verbes de perception inférentielle ou verbes de perception représentationnelle – associent le plus souvent des perceptions à une dimension sinon toujours intentionnelle, du moins interprétative, même a minima, telle qu’il y a quasiment toujours une dimension cognitive qui se surajoute (plus ou moins) à la dimension perceptive.68
63Pour Rabatel, les marques formelles du point de vue représenté sont donc essentiellement situées dans les seconds plans des phrases narratives et reposent sur la mention de perceptions intriquées à des pensées. Selon cette approche, la syntaxe est aussi importante que les temps verbaux et le choix des verbes :
Il regarda autour de lui. La pièce était vide. Elle était partie.
Elle réfléchit. Comme était-elle arrivée là ?
64Dans ces phrases, on comprend que les énoncés à l’imparfait situés à l’arrière-plan du récit renvoient aux perceptions et aux pensées des personnages parce qu’ils sont précédés par une proposition indiquant un acte de perception ou de pensée69. En dépit de sa spécificité médiatique, ce genre d’articulation est néanmoins très similaire à la manière dont Jost définit l’ocularisation interne secondaire, qui repose sur le montage plutôt que sur la présence de subjectivèmes au sein de l’image : on montre d’abord un personnage qui regarde quelque chose, puis le plan suivant montre ce que le personnage regardait et l’on comprend ainsi « à quel focalisateur coréfère la référenciation du focalisé »70. On peut également rapprocher le discours indirect libre de certains procédés cinématographiques dans lesquels une caractéristique de l’image exprime un état mental du personnage tout en le montrant à l’écran, par exemple quand les mouvements chaloupés de la caméra ou une altération des couleurs communiquent l’ivresse du protagoniste, lequel peut être montré simultanément comme titubant à l’écran.
65En dépit de ces quelques rapprochements, probablement plus accidentels que significatifs, une approche unifiée de la représentation narrative de la subjectivité s’avère donc moins productive qu’une analyse fondée sur une comparaison intermédiale mettant en évidence des contrastes et d’éventuels ressemblances ou transferts entre des dispositifs médiatiques différenciés. Par ailleurs, dans les médias qui utilisent différents procédés ou canaux pour représenter la subjectivité des personnages, il n’est pas rare que certains indices apparaissent contradictoires. Dans une bande dessinée, une ocularisation externe est souvent associée à une bulle de pensée, à des émanatas ou à d’expressions faciales qui transmettent des informations sur l’intériorité du personnage, par conséquent, la même case peut contenir des indices renvoyant à un point de vue interne (en termes d’émotions ou de pensées) et externe (en termes de perception visuelle) sans que cela apparaisse étrange ou contradictoire. Pour de tels médias, il convient alors d’admettre que, contrairement à ce que laisserait supposer l’analyse du débrayage énonciatif dans les récits verbaux, la question de la représentation de la subjectivité est affaire de degré et ne repose pas sur une alternative simple. L’analyse du point de vue consiste alors essentiellement à repérer les indices formels – parfois multiples, contradictoires ou divergents – d’une subjectivité dont l’ancrage est situé à l’intérieur du monde de l’histoire, et ce faisceau d’indices permet de complexifier une représentation autrement purement factuelle ou béhavioriste de l’action, sans qu’il soit nécessaire au final de trancher entre point de vue interne ou externe.
L’ancrage rhétorique de l’analyse de la focalisation
66Contrairement à la construction formelle du point de vue, la triple focalisation semble beaucoup moins dépendante des caractéristiques du médium. Si les théories du point de vue reposent sur la description des capacités de subjectivation de la représentation liées à différents supports médiatiques, la théorie de la focalisation ne met en jeu qu’un paramètre quantitatif. Or, ces variations sur l’extension des informations transmises au public peuvent se manifester dans n’importe quel support, pour autant que ce dernier soit en mesure de raconter, de montrer ou d’occulter les éléments essentiels d’un monde narratif. Même une toile ou une photographie peuvent exposer globalement une situation narrative ou, au contraire, induire la dynamique d’une révélation différée71. Une photographie peut aussi suggérer un élément situé hors du cadre de la représentation, ou au contraire montrer un danger que ne perçoit pas le personnage. Ce qui importe ici, ce sont donc des questions rhétoriques relatives aux effets de la représentation en lien avec le profil de l’intrigue.
67Contrairement aux variations de point de vue, les variations de focalisation concernent généralement de grandes portions du récit, même si la transition peut être plus ou moins brusque, par exemple quand on change de personnage focal ou que l’on bascule de l’ignorance à la révélation d’un secret. Comme on l’a vu, la segmentation du récit en chapitres ou en parties distinctes, mais aussi en scènes ou en actes, correspond souvent à de tels basculements. Quant à la transition entre restriction et élargissement du savoir, elle renvoie in fine à une mise en intrigue assez classique : les scènes d’exposition font généralement découvrir un monde inconnu et s’emploient souvent à aiguiser la curiosité du public avant que le suspense prenne le relais, à partir du moment où les enjeux du drame sont clarifiés, souvent même au-delà de ce que peuvent saisir les personnages impliqués dans les événements. On peut conclure de ce qui précède que la focalisation au sens où l’entendait Genette apparaît finalement comme un paramètre central pour une analyse rhétorique de la tension narrative. Pour le dire dans les termes de Sternberg72, l’attitude « omnicommunicative » ou « délibérément suppressive » du narrateur est au fondement de différents types d’intérêts narratifs. Mieke Bal affirme également que la focalisation définie sur la base de la comparaison entre ce qu’aprennent les lecteurs et ce que savent les personnages apparaît indissociable de différents types de tension narrative, qu’elle associe à la figure du suspense :
Si […] l'on définit le suspense comme l'effet des procédures par lesquelles le lecteur ou le personnage est amené à se poser des questions auxquelles on ne répondra que plus tard, il est possible d'appréhender les différents types de suspense en termes de focalisation.73
68Il faut noter que Bal, qui adopte localement une définition de la focalisation similaire à celle de Genette, envisage trois modalités qu’elle rattache au suspense :
-
Énigme : le lecteur (-) partage un déficit d’information avec le personnage (-) ;
-
Secret : le lecteur (-) en sait moins que le personnage (+) ;
-
Menace : le lecteur (+) identifie un danger que le personnage ignore (-)74.
69Bal affirme que si le lecteur et le personnage ont une connaissance étendue et partagée des événements qui se déroulent, alors aucun suspense n’est possible, ce qui a été contesté, notamment par Sternberg. En effet, les travaux qui distinguent suspense et curiosité sur la base de la nature des inférences du public75 soutiennent généralement qu’il est parfaitement possible de nouer une tension efficace en évoquant une menace connue des personnages, car le succès des actions entreprises par ces derniers pour éviter le danger, résoudre le conflit ou surmonter les épreuves demeure largement incertain. Donc le cas où la menace est connue du public et ignorée des personnages n’est qu’une des modalités possibles du suspense. Par ailleurs, en se fondant sur le même principe, si la curiosité se distingue du suspense par l’orientation temporelle des hypothèses du public, qui prennent alors la forme d’un diagnostic posé sur l’état actuel ou passé des événements, plutôt qu’un pronostic orienté vers leur développement futur, alors secret et énigme apparaissent comme deux modalités apparentées. Au final, cela donnerait plutôt l’équation suivante :
-
Curiosité : le public ignore quelque chose que connaît (secret) ou ignore (énigme) le personnage, ce qui correspond aux régimes de la focalisation restreinte ou équivalente ;
-
Suspense : le public identifie un danger ou un défi que connait ou ignore le personnage, ce qui correspond aux régimes de la focalisation équivalente ou élargie.
70La curiosité est donc toujours liée à un déficit d’informations, mais une telle lacune n’est pas toujours liée à un régime de focalisation restreinte. Le personnage focalisé peut très bien découvrir un coffre dont le contenu est mystérieux et la curiosité qu’il peut éprouver peut ainsi être partagée avec le public76. Le suspense peut naître quant à lui d’une incertitude concernant le futur dont le personnage peut être conscient (focalisation équivalente) ou inconscient (focalisation élargie), à quoi il faut ajouter que le même effet pourrait très bien découler d’un danger dont la cause ou la nature restent plus ou moins mystérieuses, de sorte que le suspense n’est en réalité pas entièrement incompatible avec le régime de la focalisation restreinte. Ainsi que le préconise Sternberg77, il s’agit donc de tenir compte du contexte pour juger la fonction spécifique remplie par telle ou telle forme. Reste que la focalisation retreinte possède indéniablement des affinités avec la curiosité alors que la focalisation élargie apparaît comme l’une des manières les plus efficaces pour renforcer le suspense d’une scène en jouant sur l’impossibilité dramatique, pour le public, d’informer des personnages qui ignorent un danger qui les menace.
71La perspective genettienne apparaît donc davantage fonctionnaliste que formaliste, puisque l’attitude de l’instance narrative n’est pas définie par ses caractéristiques formelles mais par ses effets sur le public. Comme l’a relevé Rabatel, les régimes de focalisation définis par Genette tiennent donc « à des stratégies différentes de gestion de l'information narrative, en fonction des intentions communicationnelles de l'écrivain »78. C’est ce qui explique que Genette, lorsqu’il tente d’expliciter ce phénomène dans Nouveau Discours du récit, est amené à préciser que « celui qui focalise le récit », ce n’est pas, en fin de compte, le narrateur, mais bien « l’auteur lui-même, qui délègue (ou non) au narrateur son pouvoir de focaliser, ou non »79. Par ailleurs, les rapports de la forme à la fonction sont plus directs quand on inverse les termes et que l’on s’interroge sur ce qu’engendrent les altérations de focalisation, plutôt que sur la manière dont le suspense et la curiosité, qui sont des effets multifactoriels, sont liés à des types spécifiques de focalisation. La dissimulation ouverte d’un savoir détenu par un personnage engendrera ainsi presque mécaniquement de la curiosité (même s’il y a d’autres manières d’obtenir le même effet) et la divulgation d’un danger ignoré par le protagoniste jouera très souvent (mais pas toujours) un rôle crucial dans la construction du suspense, comme le suggérait Hitchcock lorsqu’il évoquait avec François Truffaut l’exemple de la bombe cachée sous une table. Donc en partant des régimes de focalisation, on obtient la répartition suivante :
-
Focalisation restreinte : la restriction d’informations importantes détenues par un ou plusieurs personnages induit un sentiment de curiosité chez le public.
-
Focalisation élargie : la divulgation d’informations importantes qu’un ou plusieurs personnages ignorent produit généralement un effet de suspense chez le public.
72Ainsi que je l’ai déjà évoqué, la construction d’effets de subjectivité peut également jouer un rôle central dans la modulation de la tension narrative, mais quand on adopte une telle approche, il devient beaucoup plus difficile d’associer un effet X à un point de vue Y. Par exemple l’ocularisation interne ou le flux de conscience n’ont pas de rapports directs avec la création d’effets de suspense ou de curiosité. Cela ne doit pas nous conduire à négliger la description de la représentation du point de vue pour établir les différents régimes de focalisation, ou pour décrire les jeux de la tension narrative, mais il convient de s’en servir en évaluant les effets de la subjectivité sur la nature des informations livrées par le récit au fil de sa progression. Du strict point de vue du développement de l’intrigue, la qualité de l’information (subjective ou objective) semble donc subordonnée aux paramètres quantitatifs (en savoir plus ou moins), ce qui ne veut pas dire que la représentation de la subjectivité serait moins importante que l’étude de la focalisation.
73L’intérêt du récit ne dépend évidemment pas uniquement du profil de son intrigue, laquelle n’est souvent qu’un prétexte pour mettre en scène des enjeux stylistiques, esthétiques ou éthiques. Sur ces terrains, la question de la subjectivité apparaît évidemment beaucoup plus fondamentale, car les récits mimétiques sont des formes de représentation du monde liées à une expérientialité et l’histoire racontée est généralement une histoire incarnée. Reste à savoir de quelle manière est rendue cette expérience. En cela, la question fondamentale demeure celle du point de vue porté sur l’histoire, problème auquel se subordonnent souvent les choix de focalisation autant que la mise en intrigue.
Perspective, quantité et qualité de l’information narrative
74Dans une note de Nouveau discours du récit, Genette n’a pas manqué de signaler la différence de nature entre ocularisation et focalisation :
Sur la différence entre focalisation et « ocularisation » (information et perception), et sur l’intérêt de cette distinction pour la technique du film et celle du Nouveau Roman, voir Jost, 1983a et 1983b chap. iii (« La mobilité narrative »)80. Remontant de ces cas limites vers le régime ordinaire du récit, le travail de Jost me semble la contribution la plus pertinente au débat sur la focalisation, et à l’affinement nécessaire de cette notion.81
75Si Genette n’a pas décidé de poursuivre lui-même sa réflexion sur la focalisation, il semble évident qu’il admettait la nécessité d’affiner cette notion, alors émergente, en distinguant information et perception. Il considérait également que la voie la plus prometteuse était celle dans laquelle s’était engagé François Jost, ce dernier exploitant pleinement les bénéfices de la comparaison intermédiale entre film et roman.
76Ainsi que l’affirmait Genette, la recherche n’est qu’une série d’interrogations et « l’essentiel est de ne pas se tromper de question »82. Pour conserver sa pertinence heuristique, l’approche de Genette, qui s’intéresse à la focalisation du récit sur un personnage et à l’amplitude des connaissances auxquelles accèdent les lecteurs, mérite certainement d’être complétée, affinée, voire réformée, notamment en ce qui concerne la terminologie employée et l’extension de la définition que l’on souhaite donner au concept de focalisation.
77Il est notamment essentiel de ne plus confondre qualité et quantité de l’information. Pour cela, il devient impératif d’éviter d’utiliser les termes perspective, focalisation et point de vue comme de simples synonymes. Le terme englobant de perspective pourrait servir d’hyperonyme pour ces deux concepts complémentaires que sont la focalisation et le point de vue. Le point de vue, tel que le conçoit Rabatel, concerne exclusivement la qualité de l’information, c’est-à-dire la manière dont le récit construit des effets de subjectivité en ancrant la représentation dans des référentiels appartenant au monde de l’histoire. La focalisation, en revanche, concerne la quantité des informations fournies au public, en s’intéressant à la manière dont le récit est orienté sur telles ou telle partie prenante de l’histoire, et sur l’extension des savoirs rendus accessibles quand on les compare à ce que savent les personnages. Quand on parle de focalisation, il faudrait dès lors renoncer aux expressions interne et externe, qui ont été source de tant de confusions, et qui ont conduit naturellement des narratologues telles que Bal ou Rimmon-Kenan à envisager le personnage comme focalisé par le récit ou focalisateur du récit. La perspective narrative saisie à un niveau macrotextuel pourra encore être qualifiée d’interne ou d’externe, mais cela renverra au régime narratif dominant, qui découle de la restriction (pour des raisons stylistiques ou génériques) d’un régime ordinaire fondé sur la variation des points de vue et le mélange entre objectivité et subjectivité. À un niveau également macrotextuel, il faudrait enfin différencier de manière plus claire les jeux sur le point de vue et sur l’excès ou la restriction de l’information de la question plus générale de la détermination du foyer narratif, qui peut être fixe, variable ou multiple, et cela quel que soit le degré de subjectivité de la représentation. Il est problématique de rattacher ces trois modalités structurantes du récit à ce que Genette appelait la focalisation interne, car orienter le récit sur un personnage ne revient pas nécessairement à partager ses connaissances concernant le monde de l’histoire. Les récits à focalisation multiple, comme la bande dessinée de Peeters, posent en particulier la question des lieux de basculement d’un foyer à l’autre83 et de leurs effets sur la lecture, qui ne se limitent pas aux procédés de cliffhangers et de catalyse. On pourrait montrer par exemple que dans certains médias non chapitrés, comme la bande dessinée de Peeters, ces changements de focalisation rythment et structurent le récit autant qu’ils visent une modalisation du savoir des lecteurs.
78L’approche formelle du point de vue nécessite elle aussi d’importants développements de manière à mieux distinguer les procédés mobilisables par différents médias pour produire un effet de subjectivation de la représentation. Le travail est déjà bien avancé pour les productions verbales84, filmiques85 ou bédéiques86, mais la manière dont la subjectivité se construit dans d’autres médias, par exemple le théâtre, les récits radiophoniques, les jeux de rôles ou les jeux vidéo, reste moins explorée. Sur une échelle plus large, un effort de synthèse est également nécessaire. L’analyse comparée de la subjectivité dans différents médias est en plein développement87 et elle pourrait faire émerger des problématiques transversales et des contrastes significatifs. On pourrait par exemple mettre en évidence des convergences entre des médias que l’on pourrait qualifier de synthétiques (p.ex. la peinture, la photographie, la radio ou la littérature), parce que la représentation de la subjectivité repose sur un seul dispositif formel, et d’autres qui seraient considérés comme analytiques (p.ex. le cinéma, la bande dessinée, les jeux vidéo, etc.), parce qu’ils différencient différents aspects de la subjectivité en les associant à des canaux ou des procédés distincts.
79Le codage de l’émotion dans les représentations audiovisuelles est un exemple frappant de ce genre de phénomène : alors que la musique instrumentale apparaît comme un médium synthétique particulièrement apte à représenter un état émotionnel, elle peut entrer dans la composition d’un médium analytique comme le cinéma pour participer au codage de l’expérience subjective d’un personnage, laquelle peut également être exprimée par d’autres moyens formels, tels que l’expressivité du jeu de l’acteur, le cadrage, l’ange de vue, les mouvements de la caméra, le montage, la saturation des couleurs ou l’usage de la voix over. Dans le même ordre d’idées, on pourrait aussi tenir compte des particularités liées aux contextes de production des formes narratives : on peut penser par exemple à la technique en post-production de la voix over, qui s’oppose à la prise de son directe sur le plateau de tournage, ce qui conduit à une dissociation entre pensées représentées et dialogues88. Par ailleurs, on peut s’interroger sur le caractère paradoxal des expressions faciales dans les représentations filmiques, bédéiques ou théâtrales, qui demeurent un moyen fondamental pour communiquer le ressenti des personnages, tout en mobilisant un indice externe, ou plus exactement expressif.
80Il serait enfin nécessaire de repenser de manière plus conséquente les différences de nature entre des phénomènes de débrayage local – par exemple, au cinéma ou en bande dessinée, les effets liés à une ocularisation interne – et des formes de subjectivité qui structurent plus globalement les récits ou de longues séquences à l’intérieur de ces récits. L’omniprésence de cartouches reproduisant le fil des pensées d’un personnage dans le récit graphique de Peeters place ce dernier en position de quasi-narrateur dans la partie focalisée sur lui, et cela bien qu’il n’endosse jamais explicitement une telle posture, puisque ce discours intérieur n’est pas adressé.
81Dans une perspective intermédiale, il serait aussi possible de dresser des ponts entre les notions de perspective interne, de personnage-réflecteur89 ou de narration en flux de conscience, et un style graphique que l’on pourrait qualifier d’expressionniste et que l’on retrouve dans de nombreuses bandes dessinées autobiographiques : L’Ascension du Haut-Mal de David B ou Faire semblant c’est mentir de Dominique Goblet constituant des exemples canoniques. Bref, l’étude des perspectives narratives a encore de beaux jours devant elle, et son avenir n’implique pas nécessairement une progression à la manière d’Attila le Hun. Rien ne nous oblige à brûler la triple focalisation sur l’autel de la théorie du point de vue… ou l’inverse. Les deux approches sont complémentaires plutôt que concurrentes et leur usage combiné permet d’affiner la compréhension d’un phénomène aussi fondamental que complexe et multifactoriel, qui renvoie au fait que tout récit inscrit la représentation du monde raconté dans une certaine perspective.