Généalogies scientifiques, pratiques et privilèges citationnels : “Les murs de l’université” (Living a Feminist Life)
Sara Ahmed, « Academic walls », Living a Feminist Life, Durham and London, Duke University Press, 2017, p. 148-158 ; traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par Aurore Turbiau, avec l’aide de Marie-Jeanne Zenetti.
1Dans un chapitre consacré au travail de diversité mené dans les universités du Royaume-Uni et extrait de son livre Living a Feminist Life (2017), Sara Ahmed s'intéresse aux pratiques citationnelles d’usage en recherche, notamment en philosophie. Parler de pratiques citationnelles n'invite pas seulement, selon elle, à analyser les usages discursifs, mais également les habitudes relationnelles et collégiales de la recherche universitaire. Qui cite-t-on dans les articles, et surtout qui ne cite-t-on jamais (ou presque jamais) ? Qui entend-on en colloque, et surtout qui n'entend-on jamais (ou presque jamais) ? Réfléchissant à partir de l'exposé d'un certain nombre d'expériences vécues dans le cadre de son propre parcours, Sara Ahmed élucide certains des mécanismes citationnels, spécifiques au monde universitaire, qui organisent les héritages, les généalogies et les accointances scientifiques en reconduisant les hiérarchies et les discriminations sociales ordinaires.
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2Dans ce chapitre je souhaite réfléchir un peu plus aux murs de l’université. Les universités aussi ont des murs, et je ne parle pas seulement de la mission qu’on leur attribue : celle qui les autorise à devenir une sorte de police, de Voisins Vigilants1, à surveiller et à examiner les étudiant·es avec suspicion, à compter les corps des étudiant·es internationaux·les – sont-iels tou·tes présent·es, iels sont tou·tes présent·es –, même si l’on peut et si l’on doit aussi parler de cette mission2. C’est à travers le travail de diversité3 mené au sein de l’université que j’ai commencé à comprendre comment les murs sont des rouages, à comprendre comment les choses restent en place. Le travail de diversité que je décris dans ce chapitre consiste premièrement à mettre en lumière le sexisme et le racisme en jeu dans les pratiques citationnelles (et j’inclus par là non seulement les personnes qu’on cite dans les textes écrits, mais aussi celles qui prennent la parole lors d’événements). Dans mon introduction à ce livre, j’ai décrit les citations comme des briques universitaires, à l’aide desquelles on construit des maisons4. Quand les pratiques citationnelles deviennent des habitudes, les briques forment des murs. Je pense qu’en tant que féministes, nous pouvons espérer provoquer une crise autour de ces pratiques, ne serait-ce qu’une hésitation, un questionnement, qui pourraient nous aider à ne pas suivre les sentiers citationnels trop bien battus. Si l’on veut provoquer une crise dans la citation, on tend à devenir la cause d’une crise5.
3Au moment où nous parlons de ce à quoi nous nous heurtons, nous nous heurtons à ce dont nous parlons.
4Autrement dit : les murs s’élèvent au moment où nous parlons de murs.
5Le travail de diversité consiste souvent à pointer des faits ; à pointer là où ça fait mal, pourrait-on dire6. On rend public ce qu’on observe. Il arrive que l’on pointe le fait que certaines assemblées apparemment ouvertes ou neutres sont en fait restreintes à certains corps et pas à d’autres. On devient un point douloureux quand on pointe de telles restrictions, comme si, tant qu’on ne les pointait pas, elles n’existaient pas. En termes plus simples : quand on remarque une restriction, on provoque une restriction.
6Par exemple, quand on fait observer publiquement que les intervenants lors d’un événement sont tous des hommes blancs, ou tous sauf un·e, ou que les citations d’un article universitaire se réfèrent toutes à des hommes blancs, ou toutes sauf quelques-unes, une objection suit souvent qui ne prend pas la forme d’une contradiction, mais plutôt d’une explication ou d’une justification : il se trouve que ces intervenants ou ces auteurs-là sont présents ou cités ; il se trouve que ce sont des hommes blancs. On dit : cet événement correspond à une structure. Réponse : il s’agit d’un événement, pas d’une structure. C’est comme si en décrivant l’événement comme correspondant à une structure, on était en train d’imposer une structure sur l’événement. Il suffit de décrire une assemblée comme une assemblée d’« hommes blancs », pour devenir suspect·e d’imposer certaines catégories sur les corps, de réduire ou de ne pas comprendre l’hétérogénéité de l’événement ; de solidifier par le fait même de la description quelque chose de fluide.
7Quand on décrit comme commun un état des choses figé, une entrave aux réunions qui existe partout le monde, on est traité·e comme si on figeait le monde – comme si c’était possible. On fait tellement d’efforts pour ne pas remarquer combien les réunions sociale et institutionnelles sont entravées. Il existe un présupposé, que nous pourrions dire de bonne volonté, selon lequel les choses arrivent simplement comme ça, comme un livre tombe ouvert sur une page – il aurait pu tout aussi bien tomber d’une autre manière, à un autre moment. Bien sûr l’exemple du livre est éclairant ; c’est sur les pages qui ont été les plus lues qu’un livre tendra à s’ouvrir en tombant. Comme je l’ai exploré dans le chapitre 2, les dispositions s’acquièrent à force de répétition. Une disposition est une direction : elle revient à s’incliner de telle manière, à tomber de telle manière, à avancer de telle manière. Une fois qu’une disposition a été acquise, un effort conscient pour avancer de cette manière n’est plus nécessaire. Les choses tombent de cette manière presque de leur plein gré. La reproduction du même est précisément ce qui n’a pas besoin d’être intentionnel. Il n’est pas étonnant qu’on fasse tant d’efforts pour ne pas reconnaître combien les entraves sont structurées par des décisions préalables. Ces entraves sont précisément ce qui se donne à voir. Et il n’est pas étonnant que le travail de diversité soit si éprouvant : il faut consciemment s’obstiner pour ne pas reproduire ce dont on hérite.
8Dans le chapitre précédent je mentionnais le travail de diversité comme le fait d’inventorier des incidents.
9Un mur est un inventaire.
10Une histoire de ce qui se construit devant soi.
11Une fois, j’ai fait remarquer que les intervenant·es d’une conférence en études de genre étaient tou·tes blanc·hes. Quelqu’un·e a répondu que mon observation ne rendait pas justice à la diversité des intervenant·es. Quand percevoir la blanchité est une manière de ne pas percevoir la diversité, la diversité devient une manière de ne pas percevoir la blanchité.
12Une autre fois, j’ai proposé un exercice sur Twitter : se rendre à l’index d’un livre à portée de main et compter combien de références y sont faites à des hommes et combien à des femmes. J’ai fait mon exercice avec un livre qui se trouvait sur mon bureau à ce moment-là (j’étais en train de le lire pour mon projet sur l’utilité7). Sur des centaines de citations individuelles dans l’index, je n’ai pu trouver qu’une poignée de références à des femmes. Deux de celles-là étaient révélatrices : une femme identifiée comme la partenaire d’un artiste homme ; une femme identifiée comme la fille d’un dieu masculin.
13Sexisme : les femmes en tant qu’elles n’existent qu’en relation avec des hommes ; les femmes comme parentes.
14J’ai tweeté cette observation, et l’auteur a répondu que j’avais décrit ces schémas tels qu’« ils existent dans les traditions qui [l]’avaient influencé ». Il est intéressant de remarquer que la justification du sexisme est un des rares moments où la passivité (x se trouve dans ce que je lis, donc x se trouve dans ce que j’écris) devient une vertu masculine et universitaire. Le sexisme est justifié comme quelque chose dont on hérite, parce qu’on présuppose qu’il est dans ce dont on hérite. Le sexisme devient une sagesse héritée. En d’autres termes, le sexisme, parce qu’on l’accepte comme il est dans certains schémas ou traditions, est rendu non seulement acceptable, mais inévitable.
15Sexisme : l’élimination d’un écart entre l’héritage et la reproduction.
16Une fois, j’ai fait remarquer la blanchité du champ du nouveau matérialisme. Une personne investie dans ce champ m’a répondu qu’on pouvait à juste titre décrire ce champ comme blanc, mais que cette blanchité n’était « pas intentionnelle ». Privilège citationnel : quand on n’a pas besoin de programmer sa propre reproduction. Une fois que quelque chose a été reproduit, on n’a plus besoin de programmer sa reproduction. Pour ne pas reproduire la blanchité, il faut faire plus que de ne pas programmer sa reproduction. Les choses tendent à tomber comme elles l’ont toujours fait, à moins que nous essayions d’empêcher les choses de continuer à le faire. Du fait de cette tendance, de cette disposition, une intention est nécessaire.
17Une autre fois, j’ai eu une conversation avec quelqu’un sur Facebook à propos du masculinisme d’un certain champ de la philosophie. La personne m’a répondu avec un « mais bien sûr », comme pour dire : mais bien sûr qu’il en va ainsi. Il s’agissait de philosophie des technologies. Je me suis mise à nommer ce genre d’arguments « fatalisme disciplinaire » : présumer que nous ne pouvons que reproduire les structures qui nous précèdent. Le fatalisme disciplinaire repose sur le fatalisme de genre discuté dans le premier chapitre, « les garçons seront toujours des garçons »8 devenant « les garçons étudiant des jouets seront toujours des garçons étudiant des jouets ». Nous pouvons remarquer ici combien ces arguments fatalistes rendent les choses inévitables : ce sera toujours comme ça. Ensuite on enregistre la conséquence de l’argument comme la preuve de l’argument : c’est comme ça. Les techniques de justification d’un état de fait qui le présentent comme inhérent à une situation contribuent de manière inhérente à cet état de fait. Un élan9 suffit presque à ce que les choses continuent d’aller comme elles vont ; la force d’un élan est accrue par les justifications, les dénégations, les répliques, les convictions, qui toutes contribuent à maintenir une direction. Un élan diminue l’effort requis pour provoquer quelque chose (de la même manière qu’il augmente l’effort requis pour ne pas provoquer cette chose, comme je l’ai décrit dans le chapitre 4). Un effort individuel reste nécessaire, peut-être à ces moments de déviation où l’on se demande si l’on prend le bon chemin. Une main peut alors surgir pour empêcher que l’on fasse fausse route.
18Une autre fois, j’étais invitée à un colloque sur la phénoménologie. On m’a envoyé l’appel à communications, qui faisait référence à douze hommes blancs et à une femme blanche. J’ai fait remarquer cette pratique citationnelle, et la personne qui m’avait invitée s’est répandue en excuses ; il m’a dit que ma remarque l’avait fait se sentir « assez honteux ». Cette réponse nous apprend comment le féminisme devient révocable en tant qu’il serait moralisateur : comme si faire des remarques féministes avait pour but d’humilier les autres, de les faire se sentir mal. La moralisation concerne la manière dont les idées féministes sont reçues, pas celle dont elles sont adressées. Après tout, se sentir mal peut être un moyen de ne rien faire, et nous envoyons ces mails parce que nous voudrions que quelque chose soit fait.
19Les histoires de racisme comme celles de sexisme sont encombrées de bonnes intentions et d’émotions coupables ; elles semblent se nouer d’une certaine manière, comme pour dire : en me sentant mal, je veux bien faire.
20Cette invitation n’avait rien d’inhabituel : j’ai reçu de nombreuses invitations à participer à des événements dont les appels à communications mentionnaient uniquement des hommes blancs (ou à une exception près). On peut être invité·e à reproduire ce dont on n’hérite pas. Celle qui brise les murs est sur le point de faire une nouvelle apparition ici10. Il est possible de reproduire la blanchité tout en présumant qu’on y met un terme en vous invitant (en invitant une personne qui n’est pas blanche). La blanchité : sur invitation seulement. Nous n’y mettons pas un terme. La généalogie reste la même, en dépit, ou même par l’invitation étendue à quelqu’un·e qui n’appartient pas à cette généalogie. Inviter les personnes qui ne sont pas blanches à s’intégrer à la blanchité peut être une manière de réaffirmer la blanchité.
21Si nous mettons la généalogie en question, nous apprenons les techniques qui permettent sa reproduction. Dans son mail de réponse, celui qui m’avait invitée écrivait qu’il avait entendu parler de féministes et d’universitaires de couleur travaillant dans ce champ, et il expliquait pourquoi il ne les avait pas cité·es : « Je crois que le fait que je mentionne principalement des hommes blancs et mon manque de réflexion là-dessus sont – de façon impensée – dus au contexte : j’essaie aussi de ménager certains de mes collègues plus conservateurs, que je crois devoir rassurer en citant des gens qu’ils connaissent bien ». Le sexisme et le racisme, en tant que pratiques citationnelles, relèvent aussi d’un système d’obligeances ; justifiés comme une manière de rassurer, de maintenir une familiarité pour celles et ceux qui souhaitent conserver leurs habitudes. Ils sont une manière de conserver les relations, un réseau d’amitié, un réseau de parenté, quelque chose que les hommes blancs font pour le compte d’autres hommes blancs, pour leur garantir que le système au sein duquel ils se reproduisent sera toujours reproduit.
22Un système dans lequel nous sommes en réseaux est un système de réseaux.
23Amicaux, en quelque sorte.
24Les hommes blancs : une pratique relationnelle citationnelle. Peut-être qu’une réflexion de ce type est quelque chose qui arrive « entre hommes », pour emprunter le titre de l’important livre d’Eve Kosofksy Sedgwick sur l’homosocialité11. Au sein de l’université, j’ai souvent expérimenté que la vie intellectuelle était censée se dérouler entre hommes. Une autre fois, un professeur homme écrit un mail dans lequel il mentionne une nouvelle collègue recrutée dans son centre de recherches. Il mentionne ses qualifications. Ensuite, il écrit qu’elle était l’étudiante de tel ou tel professeur homme. Il ajoute pour insister, « Oui, le » professeur homme x ou y, qui avait lui-même étudié sous la direction de tel ou tel professeur homme, et était ami avec un autre tel ou tel professeur homme. Oui, le : le mail débordait de noms d’hommes, passant très vite outre la femme pour en arriver au point principal / au point masculin12. Elle n’était présentée que dans ses relations avec des hommes : et les relations entre hommes (ce qui se lit comme un cercle clos, ou comme la clôture d’un cercle : des hommes pour enseignants, pour amis, pour collègues) sont données comme les relations principales.
25Sexisme : comment on présente les femmes juste pour passer outre.
26Une autre fois, j’interrogeais une professionnelle13. Elle a partagé une histoire avec moi. Elle était allée voir la nouvelle page web de l’équipe des cadres supérieurs de son université. Ils venaient de mettre en ligne des photos de chacun des membres de l’équipe. Un ami a regardé par-dessus son épaule et a demandé : « Sont-ils de la même famille ? » Sont-ils de la même famille ? Quelle bonne question. Eh bien, peut-être qu’ils ne sont pas apparentés dans le sens où l’on utilise ordinairement le mot famille. Ils ne sont pas de la même famille. Ou, le sont-ils ? Chaque membre de l’équipe pourrait être unique en son genre. L’homogénéité d’une apparence remarquée par – ou dans – cette question attire notre attention sur un autre sens du mot apparenté·e : être en relation. Il se trouve qu’ils étaient tous des hommes blancs. Utiliser cette expression ne revient pas à résumer une relation ; la relation est elle-même un résumé (de la manière dont l’institution peut être construite autour d’une série restreinte d’éléments). La photographie nous livre un résumé d’un résumé : voilà qui est cette organisation ; voilà pour qui cette organisation existe. Bien sûr, une image peut changer sans que cela change quoi que ce soit. C’est pourquoi la diversité est si souvent une affiche : comme j’en parlais dans le chapitre 5, on peut changer la blanchité d’une image dans le but de conserver la blanchité de la chose.
27Quand nous parlons d’hommes blancs, nous décrivons quelque chose. Nous décrivons une institution. Une institution désigne typiquement une structure permanente, ou un dispositif social qui gouverne le comportement d’un ensemble d’individus au sein d’une communauté donnée. Donc quand je dis que les hommes blancs forment une institution, je ne désigne pas seulement ce qui a déjà été institué ou construit, mais aussi les dispositifs qui assurent la permanence de cette structure. On donne forme à une construction par une série de normes régulatrices. Parler d’hommes blancs désigne aussi des comportements ; il ne s’agit pas seulement de dire qui est ici, qui est là, à qui est réservée une place à table, mais aussi de dire comment les corps s’occupent une fois qu’ils sont là.
28Dans un cours que je donnais, chaque année que je le donnais, certain·es étudiant·es inscrit·es à mes séminaires ne venaient jamais. À la place, ils se rendaient dans la classe d’un professeur blanc, et suivaient son cours alors qu’ils et elles étaient inscrit·es au mien. J’étais si curieuse d’en comprendre les raisons que j’ai demandé à l’une de ces étudiant·es, un jour qu’elle était dans mon bureau, pourquoi elle se rendait dans la classe de ce collègue. « C’est tellement une rock star », a-t-elle soupiré mélancoliquement. Et alors, comme pour étayer son admiration, comme pour expliquer cette admiration dans des termes plus scolaires ou au moins plus stratégiques, elle a ajouté : « je veux me rendre en Amérique pour faire une thèse ». Inutile d’en dire plus. Son ambition était donnée comme l’explication d’une décision. Elle estimait que, quand on a une recommandation signée par un homme blanc, on augmente ses propres chances d’évoluer ou d’avancer dans le monde universitaire. Elle avait déjà digéré son régime institutionnel, qui est en même temps un régime social ; supérieur = lui. On note que l’estimation d’une valeur ajoutée à venir suffit déjà à ajouter de la valeur.
29Les hommes blancs : les origines de la philosophie spéculative, pourrait-on spéculer.
30Spéculer, accumuler.
31Une autre fois, deux universitaires, une femme de couleur et un homme blanc, présentent un projet de recherche commun. Ils ont collaboré au même niveau sur le projet ; mais il est un homme expérimenté, très éminent, renommé ; peut-être qu’il est lui aussi une rock star de l’université. Il la désigne, en plaisantant, comme « sa femme » à la fin de la présentation. Il décrit comment il voit leur relation, en plaisantant là-dessus : le mari, l’auteur, l’homme à l’origine des idées ; la femme, celle qui se tient derrière lui. Peut-être qu’elle donne des coups de main ; peut-être qu’elle prépare le thé. Non, bien sûr ; elle donne des idées ; elle a des idées à elle. Son travail intellectuel est dissimulé par une blague ; la blague performe cette dissimulation.
32Quand ce n’est pas drôle, nous ne rions pas.
33J’ai fait remarquer dans le chapitre 2 comment, si on ne participe pas à quelque chose, cela donne l’impression qu’on est opposé·e à cette chose, qu’on s’y sente opposé·e ou non. Quand on parle d’hommes blancs, cela donne l’impression qu’on l’accuse. Eh bien, peut-être bien que je parle de « lui » : un pronom est une institution. Lui : pour certain·es, devenir « lui » consiste à passer par eux – un pronom singulier, un corps général. Parler d’hommes blancs consiste à parler de ce (et de celui) qui a déjà été rassemblé dans un sens général. Cela ne veut pas dire que les hommes blancs ne sont pas sans cesse en train de se rassembler ; on peut se retrouver dans le présent ; on peut se réunir dans l’avenir, en raison de la manière dont le passé éclate en multiples ressources.
34Peut-être qu’une partie ressemble au tout comme un fils ressemble à son père14. À travers cette expression, « tel père, tel fils », on comprend la reproduction et la paternité en termes de ressemblance : du père au fils. Et si une partie vient de son tout, une partie pourrait aussi devenir un tout dont une autre partie se détachera : du fils au petit-fils. Celles et ceux qui mènent un travail de diversité doivent raboter ce tout, ou le déchiqueter.
35Raboter, raboter.
36Net.
37Faire voler en éclats.
38Je reviendrai à cette expression, « tel père, tel fils » dans le chapitre 9. Le travail de diversité nous en apprend beaucoup sur ce tout ; comment les organisations finissent par se reproduire autour et à partir des mêmes corps. Un·e professionnel·le que j’interrogeais appelait ce mécanisme un « clonage social », pour désigner la manière qu’ont les organisations de recruter à leur propre image. J’ai assisté à une formation sur la diversité. Une participante a parlé de la manière dont certains membres de son département lui demandaient si les candidat·es à certains postes seraient « le genre de personnes avec qui on peut aller boire un verre ». Être recommandable signifie limiter une relation ; des gens avec lesquels on peut se lier parce qu’ils sont chez eux non seulement dans les salles de réunion ou de séminaires, mais dans les espaces sociaux, des espaces qui ont leurs propres histoires. Les normes peuvent se faire d’autant plus régulatrices que les espaces sont plus informels.
39Quand les règles sont informelles, nous rencontrons les règles.
40Broncher.
41Mais alors comment « les hommes blancs » sont-ils construits, ou plutôt comment « les hommes blancs » sont-ils une construction ? Une autre professionnelle m’a raconté comment on avait baptisé les bâtiments dans son institution. Tous des hommes blancs décédés, dit-elle. Nous n’avons pas besoin de noms pour savoir comment les espaces en viennent à être organisés de manière à pouvoir accueillir certains corps. Nous n’avons pas besoin de noms pour savoir à qui sont destinés les bâtiments, ni comment. Si les citations sont les briques de l’université, les briques aussi citent ; les briques aussi peuvent être blanches.
42La blanchité : réassemblée, brique après brique.
43Une autre fois, j’ai fait remarquer qu’une liste d’intervenant·es pour un événement ne comptait que des hommes blancs. Je dois ajouter que cette conférence prenait place à l’université de Goldsmith, où je travaille, qui accueille souvent ce genre d’événements « réservés aux hommes blancs » ou « à une exception près ». Je suppose que cela a à voir avec le genre de corps qui tendent à se retrouver sous l’étiquette « théorie critique ». Quelqu’un me répond que ma remarque fait « très années 1980 », et qu’il pensait qu’« on en avait fini » avec les politiques identitaires. Non seulement nous pourrions contester la référence aux politiques identitaires comme à une sorte de caricature politique, mais nous pourrions vouloir y réfléchir davantage. Les critiques féministes et antiracistes sont perçues comme ringardes, comme basées sur des catégories identitaires jugées obsolètes. Certains mots sont perçus comme datés ; et celles et ceux qui les utilisent deviennent celles et ceux qui sont à la traîne.
44Voilà ce qui se passe : il peut être jugé plus ringard de faire remarquer que seuls des hommes blancs sont invités à parler lors d’un événement, que de n’avoir invité que des hommes blancs à parler lors d’un événement. Je soupçonne que cette attitude critique – cette manière de se percevoir soi-même comme n’ayant pas de problème du moment qu’on est critique, ou de penser qu’on a dépassé ce problème – est répandue et performée dans ces espaces universitaires. J’ai appelé cela le racisme critique et le sexisme critique : le racisme et le sexisme reproduits par celles et ceux qui se pensent trop critiques pour reproduire le racisme et le sexisme.
45Des mots comme racisme ou sexisme sont perçus comme de la mélancolie : comme si nous nous accrochions à quelque chose qui avait déjà disparu. J’ai entendu ce point de vue exprimé par des féministes, selon lesquelles se concentrer sur le racisme et le sexisme serait une manière trop négative et ringarde d’entrer en relation avec le monde, une mauvaise habitude, voire même une réaction réflexe du féminisme à des traditions que nous devrions embrasser avec plus de soin et d’amour15. Si les critiques féministes du racisme et du sexisme étaient des réactions réflexes, nous pourrions bien avoir besoin d’affirmer l’intelligence des muscles des féministes. Même au sein du féminisme il y a cette idée que nous pourrions faire mieux, aller plus loin, si nous arrivions à mettre ces mots et cette impulsion critique elle-même derrière nous. Peut-être qu’une impulsion critique, l’impulsion de critiquer quelque chose, devient une autre forme d’obstination : comme si elle s’opposait à des choses pour le principe de s’y opposer, comme si sa critique était en pilote automatique, comme si elle ne pouvait pas s’en empêcher. Nous apprenons encore que la théorie est un paysage social comme un autre. Il est probablement vrai de dire qu’on irait plus loin si on utilisait moins les mots de racisme et de sexisme. Un travail féministe qui n’utilise pas ces mots est plus susceptible de réintégrer un discours universitaire plus large. Certains mots sont plus légers ; d’autres nous entravent. Si on utilise des mots lourds, on ralentit. Les mots les plus lourds sont ceux qui portent avec eux des histoires avec lesquelles nous sommes censé·es en avoir fini.
46Il existe en ce moment beaucoup de stratégies qui consistent à déclarer qu’on en a fini avec le racisme et le sexisme. Dans On Being Included16, j’ai nommé cela des stratégies du « tournez la page »17, des stratégies qui suggèrent qu’on en aurait fini avec ces histoires si seulement nous arrivions à passer l’éponge. Dépasser ainsi une injonction morale. On nous demande de tourner la page, comme si la raison pour laquelle cela n’était pas encore fini était qu’on n’avait pas encore tourné la page. Par exemple, un argument que j’entends souvent, soit directement soit implicitement, consiste à dire que la race et le genre sont des problèmes humains, donc qu’être post-humain signifie d’une certaine manière être post-race et post-genre, ou que le genre et la race concernent des sujets, par conséquent l’injonction à « tourner la page » devient « arrêtez de vous prendre pour le centre du monde ». Nous pourrions nommer cela une subjectivité dépassée. Percevoir les féministes comme faisant preuve de trop de subjectivité (d’une subjectivité dépassée), ce dont j’ai parlé dans le chapitre 3, aboutit à l’exigence d’abandonner cette subjectivité : d’abandonner.
47Une devise de l’obstination consiste à refuser cette injonction : ne tournez pas la page, si vous n’en avez pas fini. Alors, oui : quand les histoires ne sont pas finies, il faut parfois être obstiné·e pour tenir le coup. On juge que nous menons des politiques identitaires quand nous disons que les choses ne passent pas ; quand nous insistons sur certains points, on suppose que c’est que nous sommes pénibles.
48Comme je l’ai déjà fait remarquer, quand nous décrivons la manière dont seuls certains corps parlent lors d’un événement, nous faisons remarquer l’existence d’une structure. On fait remarquer l’existence une structure, et c’est considéré comme si on se fiait à l’identité. Peut-être assistons-nous à l’effacement de la structure sous l’identité, non pas de la part de celles et ceux qui sont impliqué·es dans ce qu’on appelle « politiques identitaires », mais de la part de celles et ceux qui utilisent les politiques identitaires pour décrire un engagement. Ou, pour affirmer davantage l’argument : quand on fait remarquer l’existence d’une structure, c’est comme si on ne faisait que projeter sa propre identité sur une situation, de telle manière que quand on décrit qui manque, on s’inquiète simplement de sa propre absence. La généalogie masculine blanche est protégée par le présupposé qui veut que quiconque conteste cette généalogie souffre en fait d’égocentrisme. C’est ironique, vraiment – ou peut-être pas : on n’a pas besoin de s’affirmer soi-même quand la généalogie s’en charge à sa place. Remarquez aussi la manière dont on confond ici les deux sens du travail de diversité : comme si on menait ce travail de diversité simplement parce qu’on appartient à la diversité – parce qu’on n’est rien d’autre qu’une personne de couleur, ou une femme inquiète de sa propre exclusion (ou les deux ; être les deux, c’est être beaucoup trop).
49Il est intéressant de remarquer la vitesse et la facilité avec laquelle les politiques identitaires sont devenues à charge, quelque chose de perçu comme intrinsèquement négatif. Parfois, mentionner la race suffit pour être accusé·e de participer aux politiques identitaires. Une autre fois, j’ai répondu sur un mur Facebook à un blog qui plaidait pour la séparation entre ontologie et politique. Le blog affichait l’affirmation suivante : « Un grand requin blanc qui dévore un phoque, c’est simplement un événement qui a lieu dans le monde. C’est simplement quelque chose qui arrive. Une personne qui tire sur une autre personne c’est aussi, à un niveau ontologique, simplement un événement qui a lieu. » J’ai écrit sur le mur d’une autre personne : « Donnez plus de détails, montrez comment les choses tendent à se mettre en place : un officier de police blanc qui tire sur un homme noir, et votre événement ontologique ne tient plus du tout du hasard. » J’ai donné quelques autres détails (un grand requin blanc devient un officier de police blanc : je voulais que la rencontre personne-personne fasse écho à la rencontre requin-phoque) pour montrer comment les événements peuvent être « purement ontologiques » à la seule condition qu’ils soient hypothétiques, à la seule condition qu’ils suppriment toutes les caractéristiques des sujets et des objets.
50Qu’est-ce qui a suivi ? Un débat très embrouillé. Mon recours à l’exemple de la race est perçu par le blogueur comme une accusation à son égard : « Vous choisissez rhétoriquement cet exemple pour une raison particulière, pour tenter de faire de moi une personne qui serait en quelque sorte indifférente au racisme, ou qui l’encouragerait. » D’autres réponses : « Nous nous sommes tellement habitué·es à choisir superficiellement les accroches les plus évidentes, attirantes ou à la mode, en guise d’explications ». Et encore : « Voilà la position très claire qu’elle a adoptée en répondant [au blogueur], à savoir : il est méchant parce qu’il a observé que les fusillades existent sans avoir immédiatement convoqué les politiques identitaires. » Et encore : « [Le blogueur] expliquait que ce qu’on appelle “une fusillade” existe. Ce n’est pas peu dire, apparemment, puisque c’est si polémique. Voilà ce qu’a été la réaction d’Ahmed, en fait : non, vous ne pouvez pas dire que des choses existent ; vous devez choisir mes lunettes politiques préférées pour pouvoir en parler. » Et encore : « Les gens comme Sarah [sic] ont tendance à ignorer d’autres objets et trajectoires, peut-être plus parlants, parce qu’ils ont déjà trouvé leur cause nécessaire et suffisante grâce à leurs lunettes politiquement sur-déterminées. Rien de neuf ; nous nous attendions à ce que Sarah [sic] arrive à cette conclusion ». On pourrait commenter ici les insultes et la nature assez monstrueuse des conversations menées sur des blogs ou sur des murs virtuels. Le racisme utilisé comme exemple se transforme en accusation menée contre quelqu’un (une des techniques les plus efficaces pour éviter de s’atteler à la question du racisme, c’est de comprendre le racisme comme une accusation) ; en accroche à la mode qui nous arrête dans la recherche de raisons plus complexes ; en lunettes politiques qui déforment ce que l’on voit ; en conclusion toute faite. Le racisme devient un mot étranger autant qu’un mot d’étranger : il est ce qui fait obstacle à la description ; ce qui est imposé par-dessus ce qui serait autrement une situation neutre, ou même joyeuse (quelque chose qui arrive tout simplement).
51Un mur devient un système de défense. Le sexisme et le racisme sont reproduits par les techniques qui justifient la reproduction. Quand ces mots sont refusés, nous assistons à une défense du statu quo : c’est une manière de dire qu’il n’y a rien de mauvais dans tout cela ; ce qui ne va pas, c’est de juger que quelque chose ne va pas là-dedans. La nature systématique du sexisme et du racisme elle-même est dissimulée par la nature systématique du sexisme et du racisme : tant de ces incidents nous minent, dont nous ne parlons pas, dont nous avons appris à ne pas parler. Nous avons appris à rompre le lien entre cet événement et cet autre, entre cette expérience et cette autre. Établir un lien revient ainsi à restaurer ce qui a été perdu (où l’on devrait comprendre la perte comme un processus actif) ; il s’agit de créer une image différente. Des phénomènes apparemment sans lien, des choses qui semblent arriver « juste comme ça », tomber comme ci ou comme ça, deviennent les éléments d’un système, un système qui fonctionne. C’est un système qui fonctionne grâce à la manière dont il facilite la progression. Nous avons besoin de mettre des bâtons dans les roues du système, pour stopper son fonctionnement. Ou, pour emprunter les termes évocateurs de Sarah Franklin18, nous avons besoin de devenir des « fauteuses de trouble »19. Avant de pouvoir faire cela, avant de pouvoir être cela, nous devons reconnaître qu’il y a un système. Et nous devons reconnaître qu’il fonctionne.
52Faire des remarques féministes, des remarques antiracistes, des remarques pénibles, consiste à faire remarquer l’existence de structures que beaucoup s’emploient à ne pas reconnaître. Voilà ce qu’est un mur de briques institutionnel : une structure que beaucoup s’emploient à ne pas reconnaître. Ce n’est pas simplement que beaucoup de personnes ne sont pas abîmées par cette structure. C’est aussi qu’elles progressent par la reproduction de ce qui n’est pas rendu tangible. Quand nous parlons de sexisme, comme de racisme, nous parlons de systèmes qui soutiennent et facilitent la progression de certains corps.
53Le sexisme et le racisme peuvent aussi faciliter la progression de certains corps par la répartition du travail. Je me rappelle avoir lu une lettre de recommandation universitaire dans laquelle un jeune chercheur était décrit comme « le prochain [professeur homme] ». Je ne doute pas que de telles attentes puissent être vécues comme une forme de pression. Mais pensons à cette histoire du « prochain » : l’attente du prochain x ou y est telle, que quand un corps arrive qui peut hériter de cette position, on lui donne cette position. Et puis : si on est perçu comme le prochain x ou y, on a sans doute plus de temps pour devenir « lui ». Le sexisme et le racisme deviennent des systèmes d’héritage au sein desquels on dégage un espace aux hommes blancs pour qu’ils puissent prendre la place d’autres hommes blancs. Plus de temps pour devenir « lui » signifie plus de temps pour développer ses idées, ses pensées, sa recherche. Un chemin est dégagé qui autorise ou facilite la progression de certains corps. Et on dégage ce chemin en exigeant que d’autres fassent un travail de moindre valeur, un travail domestique ; le travail nécessaire à la reproduction de l’existence de ces corps. Si notre chemin n’est pas dégagé, nous pouvons nous retrouver à participer de ce système de dégagement au profit des autres, à faire le travail dont ils et elles sont déchargé·es. Le sexisme et le racisme en autorisent certain·es à progresser plus vite. Le sexisme et le racisme ralentissent d’autres corps ; les retiennent, les empêchent d’avancer au même rythme.