Poétologie du savoir et économie des affects : entretien avec Joseph Vogl
Entretien avec Joseph Vogl du 28 février 2022, réalisé, transcrit et traduit par Agnieszka Komorowska et Annika Nickenig, revu par l’auteur le 29 août 2022.
1Agnieszka Komorowska et Annika Nickenig : Dans votre dernier livre, Kapital und Ressentiment. Eine kurze Theorie der Gegenwart (Capital et Ressentiment. Une brève théorie du contemporain, 2021), vous faites le constat de l’imbrication des marchés financiers et des technologies de l’information. Que pouvez-vous découvrir dans ce phénomène, en tant que critique littéraire, qu’un sociologue ou un économiste ne verrait pas forcément ?
2Joseph Vogl : Tout regard extérieur peut détecter des angles morts dans la science économique – tout en produisant bien sûr des angles morts à son tour. Mais il y a probablement au moins deux choses qui concernent au premier chef le critique littéraire. Premièrement, on peut supposer que le savoir économique est aussi un savoir d’interprétation, c’est-à-dire un savoir qui interprète d’une manière particulière la situation mondiale, les conditions sociales, pour ensuite y intervenir. Les faits économiques ne sont pas donnés comme tels, ils doivent être lus dans la texture du réel et mis en contexte. De cette manière, on peut observer les mises en scène et les pouvoirs de la production économique de sens et de réalité.
3Deuxièmement, la critique littéraire a développé une multitude d’instruments aptes à déchiffrer la condition historique des textes, des formes de pensée, des théories. Grâce à elle, ces discours cessent d’aller de soi. Il faudrait donc poser la question suivante : que se passe-t-il lorsque nous posons ce regard critique sur les sciences économiques contemporaines, sur leurs thèses, sur leurs principes et leurs lois – lorsqu’on analyse leurs origines, leur histoire longue et enchevêtrée ? Le savoir économique quitte alors son cadre disciplinaire ; il perd son ancrage académique, institutionnel, dogmatique ; il est mis à distance et devient disponible pour la dispute, pour l’affrontement politique.
4A. K. et A. N. : Vous avez parlé d’« interprétation » et de « production de réalité ». Dans votre dernier livre, vous faites une distinction entre « information » d’un côté et « savoir » de l’autre. Pourriez-vous revenir sur cette idée ? Quelle est la différence cruciale, à votre avis, entre l’un et l’autre ?
5J. V. : Dans le langage courant, il y a une confusion récurrente entre « information » et « savoir ». Une première étape consisterait donc à préciser ce que j’entends dans ce livre par le terme d’« information ». L’information serait une certaine disposition de symboles, qui servent à traiter, en l’occurrence, des opérations financières (c’est dans ce sens qu’on parle de techniques de l’information). Dans le cadre des technologies numériques, il s’agit de savoir comment la communication, en matière d’économie financière (sur les mouvements des marchés, la formation des prix, les achats et les ventes), peut être traduite en termes d’information mathématico-physique. Cet effort de modélisation existe depuis les années 1960, avec ce qu’on appelle l’« hypothèse d’efficience des marchés1 », qui postule que toute l’information disponible à l’instant t se reflète dans le prix des actifs sur le marché financier, hypothèse qui est l’héritière la plus radicale de l’économie classique : le marché financier est dès lors conçu comme une machine traitant de l’information. Selon cette hypothèse, de nouvelles informations sur les actifs en question mèneraient automatiquement à des décisions de vente ou d’achat, donc à des changements de prix, qui à leur tour déclencheraient d’autres décisions de la part des acteurs du marché, etc. L’« information » au sens strict ne serait donc rien d’autre qu’une différence, une variation surprenante, qui déjouerait un moment les attentes des acteurs du marché – comme une combinaison de symboles inhabituelle ou peu probable. L’événement que constitue l’information ne réside donc pas dans tel ou tel fait, mais dans la tension qui se manifeste entre les attentes existantes et un effet de surprise de l’actualité. De cette manière, on entre dans le champ de l’« éconophysique », dans laquelle les informations se laissent traiter, graduer, de manière mécanique et algorithmique.
6Il faut à mon sens distinguer la notion de « savoir » de ce type d’opérations. Le savoir ne se laisse pas réduire à des données et à des événements. Et le savoir ne peut pas se définir par la référence à des résultats et des faits. Il est plutôt lié à des processus ouverts, à des procédés de longue durée, à des chemins de recherche et de justification, à une complexité, à des travaux d’exploration, qui ne sont pas prévisibles et ne peuvent pas être raccourcis, réduits ou développés, qui ne se soumettent pas à l’algorithme ni à l’automatisme.2
7A.K. et A.N. : Dans votre livre, vous décrivez les informations comme des « biens non-rivaux [nicht rivalisierende-Güter] », dans la mesure où leur utilisation ne les raréfie pas. Le savoir, en revanche, s’accumule et s’échange. Pourrait-on donc dire que l’information d’un côté, le savoir de l’autre, relèvent d’économies différentes ?
8J. V. : Je pense effectivement qu’il s’agit là d’économies différentes, qui déterminent par conséquent des effets de seuils différents. Dans un contexte académique, à l’université, ces seuils sont tout à fait perceptibles : ce sont les examens, les techniques de travail à apprendre, les différentes règles qui président aux différentes disciplines – bref, tout ce qui détermine le processus de sélection. Ici, le savoir n’est donc pas disponible en abondance, il est raréfié par l’institution. Michel Foucault a signalé plusieurs de ces seuils d’accès dans la formation du savoir, en évoquant des cercles concentriques : les seuils de la discipline, de la science, de la formalisation.
9Dans le cas de l’information telle que nous l’avons définie, cela fonctionne différemment, car l’information qui circule sur les réseaux grâce aux nouvelles technologies se caractérise par des offres et des applications à bas seuil, ou gratuites. Tout le monde y a accès, de manière décentralisée et informelle, sans contraintes temporelles ni spatiales. Dans ce contexte d’une quantité d’informations qui ne se réduit pas avec la consommation – contrairement à ce qui se passe avec une bouteille de vin ou avec l’essence dans le réservoir –, la question de la différence entre seuils se pose à nouveau : comment transformer ce bien non-rival, non-rare, en bien rare. Or il semble que les plateformes en ligne, avant tout les moteurs de recherche ou les réseaux sociaux, ont trouvé l’œuf de Colomb, l’idée simple mais ingénieuse qui permet de développer ce commerce, au prix d’une éclatante asymétrie d’information : quoi que fassent les internautes, ils produisent des données, auxquelles ils n’ont pas accès eux-mêmes mais qui sont ensuite utilisées par des entreprises et vendues à des clients commerciaux. On peut parler ici d’une expropriation numérique, qui constitue la condition préalable d’une transformation de l’information en marchandise.
10A.K. et A.N. : Sur ce fameux œuf de Colomb et sur les conséquences de cette transformation, nous renvoyons à la fin de votre dernier livre. Mais nous voudrions passer à un autre sujet, qui est central de votre recherche, à savoir la question de l’affect et de l’économie, telle que vous l’avez envisagée, depuis Kalkül und Leidenschaft. Poetik des ökonomischen Menschen (Calcul et Passion. Poétique de l’être humain économique, 2002)3 jusqu’à Capital et Ressentiment. Vous décrivez une imbrication étroite entre économie des affects et capitalisme. De quelle nature est cette « économie des affects » ?
11J. V. : Quelques éclaircissements historiques sont nécessaires pour établir cette question. Le premier point de départ remonte très loin, aux xviie et xviiie siècle, à l’époque des Lumières. À cette époque, la philosophie morale, tout comme la littérature et la théologie, découvraient que l’émergence des sociétés de marché allait de pair avec une curieuse révolution anthropologique : les comportements qui étaient autrefois disqualifiés sous l’appellation de vices suprêmes ou de péchés capitaux – l’envie, la luxure ou l’avarice – pouvaient se transformer de manière productive, à condition qu’ils s’intègrent au marché, qu’ils se transforment en « intérêts » et qu’ils contribuent ainsi au bien-être de tous4. Ainsi, la luxure, de même que l’avarice ou l’envie, pouvaient se contrebalancer mutuellement, et ce que Bernard Mandeville appelait « private vices » pouvait se tourner en « publick benefits »5 (vices privés, bénéfices publics). Pour l’observateur de l’époque, la circulation économique était apparemment inséparable de l’économie des affects.
12Le deuxième point de départ touche à l’histoire des concepts et concerne la notion de capitalisme même, qui ne commence à circuler que tardivement. Elle n’est pas encore employée par Karl Marx, par exemple ; elle n’apparaît que plus tard chez Max Weber ou Werner Sombart. Dans les contextes où elle est utilisée, la notion de capitalisme ne se réfère pas seulement à un système économique concret, mais à un conglomérat fort hétérogène d’idées commerciales, de formes d’entreprise, de systèmes juridiques, de technologies et d’infrastructures, mais aussi de comportements et de mentalités (tels ceux de l’homo oeconomicus), ou encore d’économies du désir ou bien d’ordres moraux. C’est ainsi que Marx a pu parler de « frénésie abstraite de jouissance [abstrakte Genusssucht] » (Marx, [1857-1858], 1980, p. 161)6 et Max Weber d’une relation entre « l’esprit du capitalisme » et « l’éthique protestante » (Weber, [1904-1905], 2004). Il ne s’agit donc pas seulement de l’émergence d’une nouvelle rationalité économique, mais aussi de la prise en compte d’excitations et d’irrationalités.
13A.K. et A.N. : Vous tracez là un large panorama historique, mais ne pourrait-on remonter encore plus loin en arrière ? La notion antique d’oikonomia, qui ne désigne pas seulement la gestion du ménage, mais aussi une régulation des affects, ne serait-elle pas aussi importante pour vous ?
14J. V. : Oui, on peut observer ici l’émergence d’un code culturel avec une longue histoire. Tout d’abord chez Aristote, qui s’occupe des questions concernant l’oikonomia dans son Éthique à Nicomaque et dans sa Politique. Dans ce contexte il est important de noter que la gestion de l’oikos, donc de la maison et de l’économie domestique, est attachée à une forme concrète de modération – et ainsi à une maîtrise ou à une limitation des passions. Il s’agit d’une question d’équilibrage, de mesure. Il est intéressant de voir comment l’analyse aristotélicienne d’une certaine économie monétaire, la chrématistique, ne dénie pas une certaine rationalité à l’économie, mais considère en même temps comme une menace pour l’oikos et pour la polis la transformation de la monnaie en élément qui trouverait en lui-même sa finalité. Cette menace recouvre non seulement un déchaînement de moyens qui sont devenus des fins, mais aussi et simultanément un déchaînement des passions, une aspiration illimitée et effrénée. On pourrait dire que ce qui se manifeste alors, dans une perspective aristotélicienne, est une « non-nature7 » radicale, qui apparaît dans la transaction chrématistique, c’est-à-dire dans les affaires financières et usuraires.
15A.K. et A.N. : Rattachons maintenant cette économie des affects à la littérature : dans Calcul et Passion, vous étudiez avant tout l’interdépendance des intérêts et des passions dans un contexte épistémologique concret. Comment la littérature et la théorie économique se distinguent-elles en matière de représentation et d’évaluation des affects et des passions ?
16J. V. : Là aussi, il faut envisager des scénarios historiques concrets. Si l’on se réfère, à nouveau, aux xviie et xviiie siècles, qui étaient au centre du propos dans Calcul et Passion, on peut, dans un premier temps, observer que dans des domaines les plus divers – dans les gazettes, la presse, la philosophie morale8 – se fait jour une préoccupation sur les manières de se comporter, sur la formation du sujet, sur le moyen de se mouvoir et de s’orienter dans un monde confus. La même chose peut être observée chez des auteurs tels que Daniel Defoe ou Christoph Martin Wieland, Goethe ou Lessing. Dans les domaines les plus divers se profile progressivement l’ombre, ou plus précisément le modèle, de l’homo œconomicus, qui présente des qualités précises, dans des genres différents : par exemple la capacité à conclure un contrat, à tenir ses promesses, à s’inscrire dans un système de contrat social. Cet homme économique montre une certaine habileté à diriger sa rationalité de manière économique, c’est-à-dire en fonction de la perte et du profit, du débit et du crédit. L’un des grands prototypes sur les plans de l’économie, mais aussi de la littérature – et qui représente donc un sujet économique d’un côté, un modèle littéraire de l’autre – serait le personnage de Robinson Crusoé sur son île. À cette figure se rattache une doctrine d’ordre, laquelle entraîne aussi une certaine disposition narrative. Il s’agit d’un lieu où s’observe une connexion concrète entre la littérature et des thèmes économiques.
17Il y a un deuxième point intéressant dans ce contexte d’émergence d’un savoir économique, processus qui dure jusqu’à l’instauration de l’économie politique comme discipline. Du point de vue de sa formation disciplinaire, ce savoir se caractérise par un haut degré d’aventurisme : ce sont des aventures pratiques et théoriques, techniques et épistémiques, qui traversent toute l’Europe et s’expriment à travers les personnages correspondants, par exemple le personnage du « faiseur de projets [Projektemacher] ». Ces aventuriers se promènent d’une cour royale à l’autre ; ils proposent ici un projet de monnaie-papier, là une loterie ; inventent une société anonyme ou bien un thermostat ; ou encore méditent l’amélioration de l’Europe centrale9. De même, ils se promènent de la réalité vers la littérature et retour, comme l’Écossais John Law (1671-1729), qui apparaît à la cour du Roi de France avec son projet hasardeux de banque et qui réapparaît comme fabricant de papier-monnaie méphistophélique dans le Faust II (1832) de Goethe.
18A.K. et A.N. : En partant de ce lien étroit entre littérature et économie, nous voudrions aborder l’aspect central de ce numéro de Fabula-LhT, à savoir la question de l’invention. Ce dossier fait l’hypothèse que la littérature inventerait une réalité sociale et économique pour mieux la comprendre. Pouvez-vous vous rallier à cette hypothèse ? Et pourrait-on affirmer la même chose pour l’économie ? Pourrions-nous dire que l’économie, elle aussi, invente des réalités ?
19J. V. : Je crois que cela se passe à différents niveaux. Si l’on considère la littérature comme reflet et auto-réflexivité, elle se caractérise par une conscience élevée de fictionnalité, sans laquelle il n’y aurait pas d’évolution ni de mouvements littéraires. Cet accès au monde et cette image de soi, dans lesquels une réalité de second ordre, la fiction, devient objet de la littérature, et dans lesquels se dessinent des rôles, des événements, des conditions du monde, se distinguent des inventions que s’attribue l’économie. En effet, les inventions de l’économie vont de pair avec une prétention forte à se référer aux processus réels ou naturels. Par exemple, une chose comme l’invention des physiocrates, en l’occurrence le fameux « tableau » ou diagramme en zigzag de François Quesnay, laisse supposer qu’il s’agit d’un modèle représentant des processus quasi-naturels. On peut appeler cela une « invention ». Or, cette invention n’implique pas la conscience élevée de feindre ou de construire, mais au contraire une prétendue exemplarité. La part fictionnelle du savoir économique consiste dans la prétention de fournir des modèles clairs pour des réalités obscures. À partir du moment où l’économie commence à ranger des faits disparates dans des systèmes cohérents, elle est liée à l’histoire de la modélisation – et Karl Marx a reconnu le tableau des physiocrates, exemple de modèle économique, comme l’une des idées les plus « géniales » de l’économie politique. Inventer des modèles fait partie de la créativité du savoir économique et ces modèles revendiquent deux choses : premièrement qu’il leur est possible de représenter ainsi la réalité, deuxièmement que la réalité devient, d’une certaine manière, programmable. Cela concerne les inventions de l’économie jusqu’à l’école néoclassique, jusqu’aux modèles mathématiques et stochastiques de l’économie contemporaine : inventer des modèles, qui doivent maîtriser l’art de programmer des processus réels, de rendre les marchés prévisibles.
20A.K. et A.N. : En partant de la relation entre littérature et économie, qui est illustrée par cette question de la modélisation, pourriez-vous expliquer à nouveau le concept de « poétologie du savoir [Poetologie des Wissens] » ?
21J. V. : Par le syntagme « poétologie du savoir », j’ai voulu avant tout décrire un processus d’échange entre la littérature et certaines formes de savoir, qu’il s’agisse de savoir médical, économique, juridique, etc., c’est-à-dire une relation de réciprocité entre des ordres de savoir, l’esthétique et les productions littéraires. La condition pour cela est d’éviter d’assimiler les choses et d’envisager concrètement des interdépendances, correspondances et transitions réciproques. Mon but était de montrer que les objets et les méthodes épistémologiques du savoir économique naissant ne devenaient pas seulement un modèle dominant pour la description des rapports naturels, des doctrines morales et des échanges sociaux, mais qu’ils produisaient également des formes de représentation privilégiées. Celles-ci et leurs programmes pouvaient guider des narrations, des spectacles et des concepts esthétiques. Toute clarification épistémologique, comme je l’ai dit à l’époque, est liée à une décision esthétique ; tout ordre épistémologique forme des options de représentation qui décident de la nature et de la corrélation de ses objets. Cela menait à la « poétique » de cet homo œconomicus dont j’ai analysé les actions, les pulsions et les complexités à travers différents discours et genres. Au théâtre, ces actions étaient marquées par l’échange, la circulation de l’argent et par le contrat ; dans le roman, par la maîtrise d’une multitude d’événements contingents que les théories probabilistes, les manuels caméralistes et les sciences de la « policey »10 tentaient également de maîtriser. Après tout, il s’agit de la logique d’un gant retourné deux fois : comment le substrat épistémologique des genres poétiques et la compréhension « poétique » des formes de savoir peuvent se référer l’un à l’autre11.
22A.K. et A.N. : Vous venez de dire plusieurs choses sur l’ordre du savoir économique et sur ses répercussions dans des textes littéraires. Les études sur le sujet ont souvent signalé que les textes littéraires peuvent proposer un savoir alternatif sur des contextes et événements économiques. Si l’on revient à l’actualité, diriez-vous que cette observation est aussi valable pour la littérature contemporaine, ou est-il peut-être trop tôt pour le constater ?
23J. V. : Il y a plusieurs variables. Une des premières serait bien sûr liée à la question de savoir ce que l’on entend, en général, par « littérature ». Je crois que les conceptualisations de la chose sont aussi variées que les paradigmes économiques : il en existe des expressions fortes ou faibles, populaires ou élitistes, confortables ou inconfortables, etc. Peut-être faudrait-il revenir sur la question de savoir où se trouvent les jonctions contemporaines entre économie et littérature. On pourrait – en se référant au xviiie siècle – faire appel à une jonction particulière, que je n’ai pas encore mentionnée : l’intérêt pour les processus sémiotiques.
24Cela se rattache à une longue tradition qui met en relation des signes économiques d’une part – c’est-à-dire l’argent et la monnaie – avec les mots d’autre part, et qui suppose des formes analogues de production symbolique. Je pense que cette jonction n’existe plus aujourd’hui. On ne peut plus supposer que la circulation de l’argent et des signes monétaires va de pair, immédiatement, avec des signes littéraires ou linguistiques. Il y a une forte référence de la littérature au savoir économique là où se pose la question du réalisme, c’est-à-dire au plus tard à partir du xixe siècle. Presque tous les auteurs que l’on peut rassembler sous ce terme assez flou de « réalisme » sont aux prises avec une réalité qui n’est pas simplement présente et tangible, mais qui est couverte et déguisée, latente et très peu évidente. La cause du réalisme commence là où les réalités sont contestées et perdent en évidence. Et c’est ainsi, en se demandant comment la réalité peut être produite littéralement, que les lecteurs et lectrices sont ramenés à l’exemplarité des processus économiques : l’économie financière et la Bourse chez Émile Zola, l’organisation du crédit chez Honoré de Balzac, le trafic financier international chez Gottfried Keller, la production industrielle chez Wilhelm Raabe ou Theodor Fontane. Pour le dire plus simplement : le réalisme recourt à une réalité non évidente, produite, marquée elle-même par un haut potentiel de conflit et, dans ce potentiel de conflit, les tensions économiques allant jusqu’aux luttes de classe servent de truchement pour dire les questions du réel dans la société. La réalité du social, l’essence de cette réalité, est découverte et présentée sous forme de facteurs ou de conditions économiques. Cette trace d’une littérature réaliste se prolonge jusqu’au présent : de Don DeLillo jusqu’à Virginie Despentes, en passant par Michel Houellebecq, nous pouvons trouver des prises sur la réalité sociale liées immédiatement aux questions économiques.
25A.K. et A.N. : Quel est le lien entre les signes monétaires et les signes linguistiques et pouvez-vous expliquer comment, selon vous, ce lien se rompt ?
26J. V. : Les analogies historiques entre signes linguistiques et signes monétaires ont été suffisamment étudiées par des auteurs comme Marc Shell, Jean-Joseph Goux et d’autres. L’éclatement de telles analogies peut être lié à la naissance de ce que j’ai appelé le « standard d’information », c’est-à-dire à une situation dans laquelle l’information sur l’argent est devenue plus importante que l’argent lui-même, dans la mesure où les prix sur les marchés financiers sont compris comme condensations des informations disponibles sur des valeurs en capital et compilent en même temps des informations sur l’avenir de ces mêmes prix. Avec l’implémentation de la technologie de l’information dans les opérations économiques, les processus de communication sont exécutés par des codes, c’est-à-dire par un langage machinique. Il faut concevoir le code informatique comme un script qui formule des règles d’exécution univoques pour le traitement d’étapes déterminées pour résoudre des problèmes, quelle que soit leur nature. L’ordre des codes est caractérisé par une loi de valeur sémiotique qui soumet la matière des signes au format de l’information et qui transmet les énoncés – donc des séries de symboles arbitraires – immédiatement en actions. Le code peut devenir langage machinique parce qu’il fait ce qu’il dit. Le pouvoir du code est caractérisé par une avance d’exécution (on peut le programmer, le traduire en algorithmes), à la différence des langues naturelles ou des jeux de langage littéraires, dont le pouvoir est marqué par la polysémie, des divergences performatives ou des accidents logiques comme la confusion entre langage et métalangage. C’est ici que les analogies s’arrêtent.
27A.K. et A.N. : Dans vos livres, vous avez récemment étudié l’évolution des médias et des techniques de communication, et vous avez dans ce cadre observé un changement des discours et des récits extra-littéraires. Comment votre approche de la littérature a-t-elle changé et évolué au fil de vos livres ? Peut-on éventuellement parler d’un déplacement vers ce que nous appelons en Allemagne la Kulturkritik, la critique culturelle12 ?
28J. V. : J’aimerais prendre un peu de distance par rapport au champ de cette critique de la culture, car il y résonne un élément de pessimisme. Cette prise de distance n’est pas une question de goût, mais répond à la question de savoir comment je suis arrivé à mes sujets de recherche et aux méthodes que je pratique. À cet égard, il n’y a pas eu pour moi – de même que pour beaucoup de personnes de ma génération – de fronts dogmatiques du type de ceux qu’on a toujours voulu dramatiser au cours des dernières décennies, par exemple entre la théorie critique [Kritische Theorie]13 et le matérialisme historique d’une part, et le soi-disant poststructuralisme d’autre part. Cette opposition n’a jamais eu de sens pour moi et n’a jamais mené à des difficultés intellectuelles. J’avais l’impression qu’une certaine forme de théorie critique pouvait facilement opérer par compléments et emprunts réciproques. Les analyses matérialistes des modes de production et des infrastructures sociales et médiatiques peuvent être reliées sans grande difficulté aux questions des technologies de gouvernement et de gouvernementalité au sens foucaldien, mais aussi à la discussion des économies du désir chez Deleuze et Guattari. Un dénominateur commun entre en jeu, une mission commune : notamment la question de la critique du pouvoir. À l’intérieur de cette parenthèse, l’étude des textes littéraires, comme ceux de Franz Kafka, a sa place, tout comme les études sur l’histoire de l’homme économique ou sur l’économie financière. À la rigueur, on arrive dans un domaine où, avec des tels changements de sujets, les poignées et ceintures de sécurité de sa propre discipline disparaissent. Peut-être l’approche de la littérature a-t-elle seulement changé, de sorte qu’on ne lit plus les textes littéraires comme des documents mystérieux qui demandent une interprétation, mais comme des projets qui eux-mêmes fournissent des expositions et des techniques d’interprétation.
29A.K. et A.N. : Vous avez mentionné des penseurs aussi importants que Deleuze et Foucault. Si l’on prend en considération le lectorat français de cet entretien, la question se pose de savoir s’il existe des débats actuels en France qui seraient importants pour vos écrits ou auxquels vous pourriez vous rattacher. Vous considérez-vous en interaction avec certaines théories récentes ?
30J. V. : D’une part, il y a eu une discussion ou plutôt une friction légère avec les textes d’Alain Badiou ou avec des auteurs du milieu du réalisme spéculatif. D’autre part, j’ai beaucoup appris d’économistes et de spécialistes français de l’histoire économique, peu étudiés en Allemagne, qui s’intéressent à l’histoire des concepts de marché et des dogmes économiques : des auteurs et autrices aussi différents que Michel Aglietta, Marie-Thérèse Boyer-Xambeu, André Orléan, Pierre Rosanvallon, Jacques Sapir, Bruno Théret. À cette occasion, je me suis rendu compte du peu d’échanges existant entre les sciences économiques françaises et allemandes.
31A.K. et A.N. : Nous aimerions aborder un domaine que vous avez déjà évoqué quand vous avez fait référence au concept de gouvernementalité. Dans vos livres, vous abordez à plusieurs reprises le lien étroit et complexe entre économie et politique. Vous comprenez ces deux domaines comme des formes d’expression du pouvoir, comme des éléments de la gouvernementalité. Quel est le rôle de la littérature dans cette interpénétration entre le fait de réguler (économie) et celui de gouverner (politique) ?
32J. V. : Un point d’ancrage et aussi un guide important pour de nombreuses questions que me suis posées a été la thèse de l’économicisation du gouvernement, que Foucault met en avant dans ses études sur la gouvernementalité. C’était l’une de mes motivations centrales : suivre ce processus. Ce faisant, j’ai découvert des choses qui n’intéressaient pas Foucault, ou très peu. Cela concerne par exemple les questions du trésor public et de la finance qui, contrairement à ce que Foucault a suggéré, ne bloquent nullement le développement des arts de gouverner14. D’une part, ces questions s’avèrent être des agents éminents de l’émergence d’un état administratif moderne, c’est-à-dire de la gouvernementalisation des appareils d’État en général. D’autre part, ce sont justement les champs d’intervention qui y sont liés, comme la politique monétaire et la politique fiscale, qui ont directement relié l’administration des territoires à la gestion des populations. En outre, la description de faits comme la genèse du système financier rendait difficile et presque impossible toute idée de simple juxtaposition de l’économie et de la politique, du marché et de l’État. Au contraire, elle mettait l’accent sur l’interdépendance de ces domaines, notamment l’appareil de l’État, le crédit public et les financiers privés, c’est-à-dire sur leur coexistence symbiotique et la zone d’indiscernabilité où ils évoluent.
33La littérature ne joue pas de rôle décisif dans ces contextes, mais elle devient pertinente en tant qu’instance d’observation. Pour donner un exemple : pour moi, il a été très fructueux d’observer comment les premiers romantiques allemands ont commenté la politique économique de la Révolution française ou la politique monétaire de la Banque d’Angleterre à la même époque – avec une forte prédilection pour le modèle britannique. Cela nous ramène au rapport à la littérature que j’avais déjà mentionné : il s’agit moins d’interpréter des textes que de comprendre les textes eux-mêmes comme des formes d’interprétations spécifiques qui sont historiquement variables et qui font partie d’une histoire plus large des techniques herméneutiques. Pour le dire plus brièvement : il m’a parfois été utile de lire quelques chapitres de L’Homme sans qualités (1930) de Robert Musil dans un but d’assouplissement autant que de ressaisissement intellectuels.
34A.K. et A.N. : Qu’est-ce qui fait exactement du roman L’Homme sans qualités une bonne préparation à l’étude des questions économiques ? Pourriez-vous préciser cette idée ?
35J. V. : Il ne s’agit pas vraiment d’une préparation à l’étude des questions économiques, mais plutôt d’un modèle pour une discussion des formes de représentation directement liées aux problèmes et crises d’une situation historique concrète. Dans le cas de Musil, c’est l’avant-guerre et l’année 1913. Musil élabore non seulement des perspectives et des interprétations différentes, divergentes et partiellement cacophoniques, qui sont liées aux différents personnages et qui convergent dans l’esprit du protagoniste Ulrich. Mais il élabore également une narration réflexive consacrée aux contextes qui président à l’action des personnages, ou bien à la relation entre les événements individuels et les dynamiques de masse. De cette manière, la forme narrative est combinée à des techniques de recensement ou à des digressions théoriques et essayistiques.
36A.K. et A.N. : Pour conclure, nous aimerions essayer, malgré les difficultés évidentes d’une telle question, de relier la question de l’économie et de la politique à la situation actuelle. À la fin de votre livre Capital et Ressentiment, vous décrivez un lien étroit entre le phénomène du ressentiment et les marchés d’opinion ou le capital d’information : vous formulez un pronostic très pessimiste. Est-il déjà possible de mettre cela en perspective avec les événements actuels, c’est-à-dire la guerre en Ukraine ?
37J. V. : Vers la fin du livre se trouve une phrase selon laquelle il est fort possible que « l’hostilité de tous contre tous » ne soit pas seulement devenue un « modèle commercial à succès », comme par exemple sur les réseaux sociaux, mais qu’elle ait par ailleurs mené à un « nouveau sentiment de communauté » (Vogl, 2021, p. 182). Il s’agit en réalité d’une citation indirecte du roman de Robert Musil, dont l’auteur a résumé le programme de la manière suivante : « Chaque ligne débouche sur la guerre » (« Alle Linien münden in den Krieg », Musil, 1952, p. 1617)15. Dans son tableau de l’avant-guerre et de la société de la « Cacanie », c’est-à-dire de la monarchie austro-hongroise en déchéance, on peut lire que « l’aversion pour le concitoyen [a été] élevée là-bas au niveau d’un sentiment de communauté » (Musil [1930], [1956 pour la trad. fra], chap. 8, 2004, p. 39). Cela renvoie à des mobilisations sociales et idéologiques à l’horizon desquelles la guerre se profile déjà, pour ainsi dire dans l’étoffe civile de la société. J’ai suivi cette piste, et au vu de l’énergie mobilisatrice des réseaux sociaux, de la rapidité quasiment balistique de la communication désormais, des excitations, hostilités et schismes qui se font jour, ou enfin de la désinformation que tout cela comporte, j’ai été amené à terminer le livre par la remarque selon laquelle ce sentiment de communauté pourrait fournir le « ferment d’une nouvelle avant-guerre » (Vogl, 2021, p. 182). D’un côté, cette phrase écrite à la fin de l’année 2020 avait une intention apotropaïque, c’est-à-dire elle espérait éviter et conjurer le malheur en le disant. Mais d’un autre côté, on a pu observer l’érosion de la paix à travers divers symptômes, allant de la conjoncture des régimes autoritaires et de la montée des nationalismes, jusqu’au délitement des contrats internationaux et aux attaques contre des structures transnationales comme l’Union européenne, en passant par l’accroissement de l’armement. Aujourd’hui, mon espoir initial semble un peu fade.