Barthes et Proust : La Recherche comme aventure photographique
1Peut-on considérer Marcel Proust comme l’« écrivain préféré » de Roland Barthes, alors que celui-ci ne lui a consacré aucune étude systématique, contrairement à Racine ou Balzac, par exemple1 ? De fait, les seuls textes de Barthes consacrés à Proust sont des réflexions à peine exhaustives sur la question de la genèse d’À la Recherche du temps perdu (« Une idée de recherche » en 1971, « Proust et les noms » en 1972, « Le discours de Charlus » en 1977 et « Ça prend » en 1979) ou bien encore sur le problème de l’identification, celle de Barthes à l’écrivain et par là à l’acte créateur d’écrire (le séminaire au Collège de France « Longtemps, je me suis couché de bonne heure » en 1978, auquel on peut ajouter son projet de séminaire pour l’année 1980, « Proust et la photographie »). Cependant, il ne fait aucun doute, et cela a d’ailleurs été souvent constaté, que Proust et À la recherche du temps perdu sont une présence persistante dans les écrits de Barthes tout au long de sa carrière2.
2Or, si Proust est présent dans l’œuvre barthésienne et s’il n’est pas en même temps l’objet direct d’une analyse, un certain nombre de questions se posent : comment peut-on saisir cette présence ? Comment est-elle exprimée ? À cet égard, La Chambre claire occupe une place exceptionnelle par rapport aux autres textes dans lesquels Barthes écrit sur Proust, en raison de la densité fascinante des références et des allusions au romancier ; nous aimerions montrer dans cet article qu’il n’est pas anodin que la présence proustienne se fasse particulièrement insistante dans un livre portant sur l’analyse ontologique de la photographie. La Chambre claire représente à la fois une assimilation particulière des idées proustiennes et la mise en œuvre d’un « souvenir circulaire » tel que Barthes l’évoque dans Le Plaisir du texte,en faisant référence à Proust3. La lecture barthésienne de Proust dans son livre sur la photographie se présente ainsi sous une forme singulière, celle d’une mémoire de la mémoire. C’est ici que Barthes fait de Proust sa « mathésis générale4 » dans la mesure où « l’inter-texte » proustien, qui se trouve au cœur de l’analyse de la photographie, lui permet à la fois de dire la perte et de saisir les questions existentielles qu’elle pose. Et c’est ce nœud entre le dispositif photographique et la mémoire de la mémoire que notre lecture aimerait mettre au jour. En conséquence, La Chambre claire n’est pas une étude systématique de la photographie et de ses métaphores dans l’œuvre de Proust, elle ne relève pas plus d’un « méta-langage », pour convoquer un concept que Barthes développe pendant les années 1950 et 1960, mais plutôt d’une tentative pour assimiler des idées proustiennes, le mot devant être entendu dans son acception nietzschéenne, c’est-à-dire comme une utilisation productive du passé (voir la deuxième partie des Considérations inactuelles :« De l’utilité et de l’inconvénient de l’histoire du point de vue de la vie »). Et même si les écrits de Barthes traitent de Proust et de son œuvre d’une façon complexe, son intérêt pour le romancier excédant le cadre de la photographie, c’est bien dans ce contexte photographique que Barthes met en mouvement son « souvenir circulaire » de Proust sous la forme la plus vive.
Un livre doublement proustien
3Dans un premier temps, il convient de distinguer deux « moments » du souvenir barthésien de Proust, correspondant pour ainsi dire à la double structure de La Chambre claire. Sans donner la priorité à l’un ou à l’autre, Barthes interprète, sur un premier plan, la conception proustienne de la mémoire d’une manière allusive mais clairement proustienne ; autrement dit, même s’il ne cite pas directement l’auteur, les notions de Barthes sont identiques, jusque dans leur expression, à celles du romancier. Sur un deuxième plan, Barthes fait référence à Proust d’une façon plus directe et plus ouverte ; il compare ses propres idées sur la mémoire (et la photographie) à celles de Proust. Cependant, ces références explicites sont accompagnées et étayées de correspondances moins évidentes, que l’on pourrait qualifier de structurelles ; si elles ne sont pas identifiées comme telles, elles tissent pourtant un lien entre « l’aventure photographique » de Barthes et la Recherche de Proust. Et même si nous n’envisagerons pas toujours ces deux niveaux comme des ordres séparés, il convient d’avoir à l’esprit cette particularité de composition afin de mieux comprendre, dans toute sa complexité, la nature et les modalités de l’appropriation barthésienne.
4Bien que cet article ne prétende pas comparer La Chambre claire et la Recherche, il est important d’attirer l’attention sur un parallèle significatif qui touche au cœur de ces deux projets : l’ambition de « retrouver » un « temps perdu ». On peut caractériser l’essai de Barthes et le roman de Proust comme une tentative de compenser une perte : celle de la mère récemment décédée dans le premier cas, et celle du temps de l’enfance et de l’adolescence dans le second. Pourtant, selon la lecture barthésienne de Proust, la perte, dans la Recherche, est transformée (au moins partiellement) et préservée, ou plus précisément « dépassée » (aufgehoben) au sens hégelien du mot (sous la forme d’une synthèse de deux oppositions réalisée par l’écriture). Cette observation est d’ailleurs compatible avec la déclaration de Barthes dans « Longtemps, je me suis couché de bonne heure » : « La Recherche est le récit d’un désir d’écrire5 », formule qui nous donne une indication importante sur la nature de la lecture qu’il fait de l’œuvre proustienne ; le roman de Proust porte à la fois sur l’aspiration d’écrire et, plus encore, d’une façon réflexive, sur l’accomplissement de ce désir. S’identifiant à Proust, comme il l’affirme dans le même séminaire6, Barthes se reconnaît tout d’abord dans cette situation psychologique afin de synthétiser son deuil par l’acte créateur d’écrire : « Ma particularité ne pourrait jamais plus s’universaliser (sinon utopiquement, par l’écriture, dont le projet, dès lors, devait devenir l’unique but de ma vie). Je ne pouvais plus qu’attendre ma mort totale, indialectique7. »
5Pourtant, malgré ces variations subtiles, « l’objet » de Barthes et celui de Proust demeurent identiques dans la mesure où les deux auteurs cherchent la « vérité » (Barthes) ou la « réalité » (Proust) du temps passé « en remontant le Temps8 ». Barthes écrit : « J’allais ainsi, seul dans l’appartement où elle [la mère] venait de mourir […] remontant peu à peu le temps avec elle, cherchant la vérité du visage que j’avais aimé9. » Dans la Recherche, de nombreux passages indiquent que le héros cherche également la « réalité » du passé. Quoi qu’il en soit, ni Barthes ni Proust ne tentent de trouver une réalité du passé au sens historique ou objectif du terme. Au contraire, les auteurs/narrateurs cherchent une « réalité » qui est, pour eux, réelle, autrement dit, la vérité subjective de leurs perceptions et de leurs souvenirs.
6Une fois posés ces parallèles généraux, il n’est guère surprenant qu’Éric Marty, dans sa lecture proustienne de Barthes, déclare que la première partie de La Chambre claire représente le « temps perdu » et la deuxième le « temps retrouvé10 » ; même si l’on peut contester que le parallèle ait un tel caractère d’évidence, la présence de la Recherche dans le livre de Barthes s’impose à l’attention11. De la même façon que le narrateur de la Recherche, analysant avec ironie le langage des habitués du salon des Guermantes, remarque que les mots « cousin » et « cousine » servent de « poteaux » indicateurs aux interlocuteurs pour se retrouver dans le labyrinthe de la conversation12, le lecteur de La Chambre claire découvre dans le texte des indicateurs intertextuels qui n’indiquent pas forcément le « bon chemin », mais font signe vers une présence du discours proustien.
Le contre-souvenir photographique
7Il faut pourtant accentuer la différence fondamentale entre le projet commémoratif de Barthes et celui de Proust. Précisément, chez ce dernier, le fait que « la recherche du temps perdu » s’accomplisse ne fait aucun doute, dans la mesure où le passé est d’abord retrouvé imaginairement, ce qui, selon Sartre, caractérise un fonctionnement particulier de la conscience qui n’est pas lié à un objet hors d’elle-même13, par le recours à la mémoire involontaire. Grâce à ces moments épiphaniques, qui témoignent de la qualité de la vie intérieure, c’est-à-dire psychologique, du héros, les villes, les paysages et les personnes aimées reviennent du passé. Chez Barthes, au contraire, « la recherche du temps perdu » prend la forme d’une quête de la juste représentation photographique de la mère. Par conséquent, même si le projet de Barthes est associé à un processus imaginaire (comme nos commentaires sur le punctum tenteront de le démontrer), la recherche barthésienne s’articule à un objet matériel qui montre le passé (la photographie) et par conséquent est explicitement rapportée à un processus de perception. Le passé dans la Recherche est retrouvé grâce aux images purement mentales qui, en tant qu’elles sont liées à la mémoire involontaire, ne ressortissent pas de la vue14 traditionnellement associée à l’intellection, mais plutôt de tous les autres sens (la saveur de la madeleine, le toucher d’une serviette ou son d’une cuiller contre une assiette). Dans La Chambre claire, à l’inverse, la mère décédée est retrouvée grâce à la vue d’une image photographique.
8Les fins de ces deux « recherches » sont quasi identiques (recherche et redécouverte d’un temps perdu et d’une personne morte), mais les méthodes pour y arriver différentes ; la question des points communs à ces deux manières de retrouver le passé s’impose. Dans une perspective plus large, cette question en rencontre une autre, celle de l’analogie fonctionnelle entre mémoire et photographie. Autrement dit, si La Chambre claire, malgré le discours « anti-photographique » de la Recherche15, traite essentiellement de la photographie à travers la question de la mémoire, on peut soupçonner qu’il existe un lien implicite entre la mémoire (proustienne) et la photographie (selon Barthes). À cet égard, le plus important n’est pas d’établir de quelle façon Barthes met en œuvre la mémoire de la mémoire (proustienne),mais également d’analyser dans quelle mesure il rapproche la mémoire involontaire de la photographie plutôt qu’il ne les concevrait comme identiques.
9À première vue, il semblerait que La Chambre claire infirme cette hypothèse, la photographie y étant donnée comme le contraire de la mémoire. Barthes note : « La Photographie ne remémore pas le passé (rien de proustien dans une photo)16. » Le texte de Barthes semble établir la photographie hors de la sphère de la mémoire involontaire. Ainsi, comme en une réminiscence de l’analyse sémiologique des Mythologies, Barthes découvre un effet de la langue en suggérant (en référence au développement photographique) que ce que le développement révèle ne peut être « développé » véritablement, puisqu’il s’agit d’une image fixe du passé. C’est précisément cette fixité qui rend la photo « Tout-Image17 ». Comparable au texte « lisible » dans S/Z, cette sorte d’image est fermée à une divergence ou à une addition métaphorique ou métonymique : « L’image photographique est pleine, bondée : pas de place, on ne peut rien y ajouter. » L’argument ontologique de Barthes qui affirme que l’image photographique « n’a rien de proustien » à cause de sa nature référentielle a plus de force encore que celui qui en appelle à l’immobilité propre à la photographie. Comme l’écrit Barthes : « [l]’effet qu’elle [la photographie] produit sur moi n’est pas de restituer ce qui est aboli (par le temps, la distance), mais d’attester que cela que je vois, a bien été18 ». Bref, la nature référentielle de la photographie l’emporte sur son potentiel remémoratif. C’est précisément ici, nous semble-t-il, que la différence entre la recherche barthésienne et la recherche proustienne (caractérisée par une opposition entre images photographiques et images mentales) est mise en valeur par Barthes lui-même. Ainsi, même si celui-ci incorpore des idées proustiennes dans son discours photographique d’une manière insoupçonnée, il insiste sur une séparation entre la photographie et la mémoire (dite involontaire). Car, même si la photographie est capable de capturer un passé, elle n’est pas nécessairement susceptible de ramener le passé dans son intégralité ; et par son incomplétude (qui, paradoxalement, vient de sa complétude, mais aussi de son immobilité et de sa platitude) elle est prédisposée à devenir un « contre-souvenir19 ». Pourtant, ce statut « anti-proustien » de l’image photographique (et il faut bien remarquer que ce statut ne dissocie pas complètement la photographie et la mémoire, mais plus précisément la photographie et la mémoire involontaire), ne conteste pas a priori l’occurrence d’une mémoire spontanée – comme Barthes l’affirme à l’égard de la photographie du Jardin d’Hiver.
« Retrouver » un visage
10Il est peu étonnant, en considérant les « notes » sur la manière dont la photographie fait diminuer la capacité de mémoire de la part de l’observateur, que Barthes inaugure la seconde partie de La Chambre claire (où les références à Proust sont non seulement plus fréquentes mais également plus systématiques que dans la première partie20) en citant un paragraphe de la Recherche essentiellement anti-photographique. Barthes l’ouvre par un geste narratif : « Or, un soir de novembre, peu de temps après la mort de ma mère, je rangeai des photos. Je n’espérais pas la “retrouver” ». Et il continue en citant directement Proust : « je n’attendais rien de “ces photographies d’un être, devant lesquelles on se le rappelle moins bien qu’en se contentant de penser à lui” (Proust)21 ». Cette citation met au jour un certain antagonisme entre la photo et le souvenir, car le narrateur proustien affirme qu’un portrait n’aide pas à se rappeler une personne mais que, bien plutôt, il y nuit. (Barthes revient sur cette idée que l’image photographique « gêne » l’imaginaire dans son séminaire sur « Proust et la photographie »22.) De surcroît, la pensée (c’est-à-dire l’image mentale) est plus appréciée que ces autres images par l’auteur de la Recherche (et apparemment aussi, par l’auteur de La Chambre claire). Néanmoins, dans La Chambre claire, cette position initiale anti-photographique est perturbée par un autre discours et il est clair que la scène décrite ici est la préparation (narrative) d’une épiphanie de mémoire involontaire. Deux indicateurs signifiants sont donnés par cet incipit. Tout d’abord, même si le moment de la journée est mentionné, l’heure demeure ambiguë, imprécise. Barthes fait remarquer subtilement qu’il ne s’agit pas d’un jour particulier ou d’une heure exceptionnelle ; c’est un soir quelconque, « un peu de temps après » la mort de sa mère. Ces indicateurs, importants, désignent une contingence temporelle qui est caractéristique de l’aspect accidentel de la mémoire proustienne.
11Ensuite, en jouant opportunément de la différence entre savoir et ignorance, Barthes souligne qu’il « n’espérait pas la retrouver ». Par là, l’atmosphère extérieure est complétée par une condition intérieure, un état mental qui invite à un souvenir spontané. Effectivement, le paragraphe dans lequel Barthes décrit son expérience de mémoire involontaire devant la photo de sa mère, est mis en relation avec ce premier paragraphe par un méandre intéressant lié à ce mot proustien : « retrouver » (Barthes le met entre guillemets)23. Dans les quatre premiers paragraphes de la deuxième partie de La Chambre claire (25 à 28) ce verbe « retrouver » joue le rôle d’un « poteau » indicateur signalant que le discours de Barthes, même s’il y a des divergences d’ouverture, reste attaché au discours proustien. Ainsi, le début du 28ème paragraphe fait référence au début du 25ème en attirant l’attention sur « le décor » avec une grande précision évocatoire ; citons de nouveau (avec une accentuation différente) : « J’allais ainsi, seul dans l’appartement où elle venait de mourir, regardant sous la lampe, une à une, ces photos de ma mère, remontant peu à peu le temps avec elle, cherchant la vérité du visage que j’avais aimé. Et je la découvris24. »
12L’indication apparemment innocente selon laquelle Barthes est « seul » dans son appartement, en train de regarder des photographies, fait entrer son texte en résonance avec le début de la Recherche, où le narrateur est seul dans sa chambre, dans l’attente du baiser maternel. Ce parallèle devient encore plus suggestif si l’on considère la première scène de la Recherche comme une évocation d’un effet de camera obscura, d’une projection des images (mentales) du passé sur les murs de la chambre obscure du héros, scène qui fait indirectement référence à la photographie25. Pourtant, chez Barthes, l’auteur, seul dans son appartement, ne contemple pas des images fugitives comme le héros proustien, mais des images photographiques. La comparaison de ces deux scènes met au jour la tonalité mélancolique de l’œuvre de Barthes, mélancolie qui est le leitmotiv subconscient de La Chambre claire : depuis sa mort, Barthes attend sa mère chaque nuit et non, comme le héros proustien, le temps d’une nuit26.
13Barthes cherche, en outre « la réalité du visage » de sa mère. Cette focalisation sur le visage de la mère atteste de la relation privilégiée qui unit La Chambre claire et la Recherche et du rôle que joue ce roman dans l’élaboration du discours de Barthes sur la photographie (relation explicitée par Barthes lui-même, qui ne souligne toutefois pas l’importance du visage dans cette construction en miroir). Dès le début de la deuxième partie, Barthes met en valeur le visage maternel. Il oppose sa quête dans La Chambre claire à un autre emploi des photographies dans Roland Barthes par Roland Barthes, soulignant ainsi la différence entre les deux applications d’une photographie de la mère. En faisant implicitement allusion à la photographie de sa mère sur la plage des Landes (cette photo ouvre la préface photographique de son texte « autobiographique »27), il affirme que même s’il « “retrouvai[t]” sa démarche, sa santé, son rayonnement », il ne “retrouverait” pas « son visage28 ». Cette photographie ne s’impose à lui comme une « bonne » photographie ; ce n’est « ni [une] performance photographique, ni [une] résurrection vive du visage aimé ». Il est étonnant que Barthes utilise le terme « résurrection » dans ce contexte, un mot qui n’échappe guère aux connotations chrétiennes mais qui peut aussi être lu comme « poteau » indicateur proustien. Face à cette impuissance remémorative de l’image photographique du Roland Barthes par Roland Barthes, La Chambre claire note, au sujet des autres photos de la mère, non reproduites dans l’ouvrage publié : « parfois je reconnaissais une région de son visage, tel rapport du nez et du front […] ». Mais immédiatement, sa phrase se teinte de regrets : « Je ne la reconnaissais jamais que par morceaux, c’est-à-dire que je manquais son être, et que, donc, je la manquais toute29. » En regardant des photographies qui, pour lui, sont incapables de révéler la « vérité » de sa mère, Barthes se lamente : « Je l’aurais reconnue parmi des milliers d’autres femmes, et pourtant je ne la “retrouvais” pas. » Si donc la similarité entre la personne réelle et sa reproduction photographique est à la fois nécessaire et insuffisante pour mettre au jour la « vérité » d’un individu, s’impose alors la question de savoir comment Barthes « retrouve » « l’essence » de sa mère.
Dans la lumière photographique
14La réponse est sans aucun doute liée au concept proustien de la mémoire involontaire. Lorsque Barthes fait du visage le lieu privilégié où capter l’essence d’un individu, par la grâce de la mémoire involontaire, il transpose les intuitions philosophiques de Proust afin d’analyser le fonctionnement du souvenir photographique. Barthes, dans La Chambre claire, fait semblant de trouver par hasard la photographie du Jardin d’Hiver, sans médiation préalable. Il assure : « Pour une fois, la photographie me donnait un sentiment aussi sûr que le souvenir, tel que l’éprouva Proust […]30. » Le discours sur la nature « anti-proustienne » de la photographie se trouve ici remis en question. Mais l’affirmation du pouvoir de l’image photographique à susciter une mémoire involontaire « dérange » le texte ; elle est, en cela, comparable à l’effet poignant du punctum dans le champ photographique. Voici le passage de la Recherche auquel Barthes fait directement allusion (« les intermittences du cœur ») :
Je venais d’apercevoir, dans ma mémoire, penché sur ma fatigue, le visage tendre, préoccupé et déçu de ma grand-mère, telle qu’elle avait été ce premier soir d’arrivée ; le visage de ma grand-mère, non pas de celle que je m’étais étonné et reproché de si peu regretter et qui n’avait d’elle que le nom, mais de ma grand-mère véritable dont, pour la première fois depuis les Champs-Élysées où elle avait eu son attaque, je retrouvais dans un souvenir involontaire et complet la réalité vivante. […] et ainsi, dans un désir fou de me précipiter dans ses bras, ce n’était qu’à l’instant […] que je venais d’apprendre qu’elle était morte31.
15Dans cet extrait de Sodome et Gomorrhe, c’est d’abord le visage de la grand-mère qui apparaît au moment du souvenir spontané, déclenchant la reconnaissance puissante du passé vécu ; chez Barthes aussi, c’est au visage que l’on attribue une importance, une valeur supérieure. En outre, la mémoire, dans ce passage de Proust, est caractérisée non seulement comme involontaire, mais également comme « complète » – on en trouve l’écho négatif dans les réflexions de Barthes sur la reconnaissance en bribes qui serait, comme il est posé dans Roland Barthes par Roland Barthes, le propre de la reconnaissance photographique. Les deux écrivains « retrouvent » leur passé réel, c’est-à-dire la « réalité/vérité » de la personne aimée ; mais celle-ci n’en reste pas moins perdue, à cause d’un souvenir involontaire. Et même si nous sommes d’accord avec Antoine Compagnon, qui attribue une signification décisive aux « intermittences du cœur » pour la lecture barthésienne de Proust32, il faut insister sur la différence cruciale entraînée par l’accent mis sur la photographie chez Barthes.
16Comme l’a déjà constaté Diana Knight, il est important de lire la description de la découverte de la mère dans La Chambre claire en parallèle avec ce qui suit les « intermittences du cœur »33 : la scène de Sodome et Gomorrhe où le narrateur « ressuscite » sa grand-mère en prenant sa mère pour elle, à la faveur de la lumière du petit matin34 : l’entrée de ma mère dans la chambre de Balbec, écrit le narrateur, « m’avait pendant une seconde empêché de la reconnaître et fait hésiter si je dormais ou si ma grand-mère était ressuscitée35 ». Mais la réincarnation dans La Chambre claire a lieu grâce à une photographie, non dans le contexte d’une hallucination matinale. Knight établit une relation non seulement entre ce passage de Proust et le commentaire sur la luminosité des yeux de la mère de Barthes (qui le guide « vers une identité essentielle, le génie du visage aimé36 », c’est-à-dire vers la photographie du Jardin d’Hiver), mais aussi entre ce passage et la photographie de Daniel Boudinet (Polaroïd, 1979), qui sert de frontispice à La Chambre claire et qui, la seule photographie en couleur de l’ouvrage, matérialise un « bleu-vert » dont Barthes précisait qu’il était la couleur même des yeux de sa mère37. Ce lien triangulaire entre la scène de résurrection proustienne, la photographie de la mère-enfant et l’image de Boudinet est crucial, dans la mesure où il suggère, à cause de la place centrale de la photo Polaroïd, que La Chambre claire est placée sous « la lumière du soleil qui allait se lever, en modifiant les choses38 ». Il est essentiel que la lumière qui éclaire la « réunion » imaginaire de Barthes avec sa mère soit une lumière photographique : c’est sous ce signe que Barthes met son aventure mémoriale. Cette interprétation barthésienne de la mémoire involontaire est distincte de celle de Proust, car elle souligne son pouvoir de résurrection. Par là, la fonction de la photo de Boudinet est plus qu’une allusion au théâtre (montrant un rideau qui va bientôt s’ouvrir), et plus qu’une simple référence inter-« textuelle » (au roman proustien) : elle indique une relation complexe entre la Recherche et La Chambre claire d’un côté, et entre la mémoire et la photographie de l’autre.
Un oubli de Barthes
17Comme nous l’avons souligné, la différence décisive entre la poursuite du « temps perdu » chez Barthes et chez Proust est que ce dernier retrouve le passé par images mentales, alors que l’autre « ressuscite » sa mère via des images photographiques, ou plutôt, une photographie sortant de l’ordinaire. C’est la raison pour laquelle il est nécessaire d’examiner la stratégie, d’abord rhétorique, avec laquelle il établit la connexion entre mémoire et photographie. En réalité, Barthes compare directement (et sans « ajustement », pour ainsi dire) la sensation dont il a l’expérience en regardant la photographie du Jardin d’Hiver, et la mémoire involontaire de Proust ; il explique que cette image particulière lui donne « un sentiment aussi sûr que le souvenir ». Contrairement au commentaire proustien et « anti-photographique » que Barthes cite au début de la deuxième partie de La Chambre claire, la photo du Jardin d’Hiver possède la même qualité que le souvenir accidentel, cette disposition à ressusciter un mort. Autrement dit, cette photographie est apte à remplir la promesse d’un « temps retrouvé », dans la mesure où elle possède la même puissance d’authentification du passé d’une réalité vécue par un observateur particulier que la mémoire involontaire. De surcroît, le fait que la photographie du Jardin d’Hiver ne soit pas reproduite dans le livre de Barthes, crée un effet de lecture spécifique. Cette image non banale, même s’il s’agit d’une image concrète et matérielle pour l’auteur, n’apparaît que dans l’imagination du lecteur, exactement comme les images mémorielles de Proust ; la distinction rigide entre ces deux types d’images s’en trouve, du point de vue de la phénoménologie de la lecture, affaiblie39.
18Nous sommes d’accord avec André Gunthert, qui renverse l’argument selon lequel cette « Note sur la photographie » serait pour Barthes une tentative de composer avec la mort de sa mère, survenue en 1977, et qui propose de voir dans ce décès, à l’opposé, l’occasion pour Barthes de s’embarquer dans son voyage photographique40 : la photographie, grâce à la relation qu’elle entretient avec l’absence dans sa forme ultime, la mort, et avec la mémoire et temps, représente l’objet idéal pour explorer ces enjeux. Si l’on relit le passage qui, chez Proust, porte sur l’expérience de mémoire involontaire en mettant en scène la grand-mère du narrateur, il est frappant de voir ce que Barthes ne « mémorise » pas dans son livre. Bien que ce dernier cite directement la Recherche, il ne mentionne guère l’effet profond de ce souvenir spontané sur le héros proustien : le narrateur comprend finalement que sa grand-mère ne reviendra jamais (« … et ainsi, dans un désir fou de me précipiter dans ses bras, ce n’était qu’à l’instant […] que je venais d’apprendre qu’elle était morte »).
19Il est surprenant que Barthes ne prête pas attention à ce « moment de souffrance41 » comme le dit Antoine Compagnon, puisque la perte de la (grand-)mère est le lien le plus évident entre la Recherche et La Chambre claire. Et même si Barthes revient sur cette notion proustienne d’une « originalité de […] souffrance42 », le fait qu’il « oublie » cet effet fondamental du souvenir devient suspect. Cette estimation est-elle juste ? En réalité, en développant notre thèse principale sur l’affinité entre la photographie et la mémoire involontaire, nous pouvons soutenir que la découverte de la perte irrévocable par le narrateur se situe au cœur du projet barthésien, portant non seulement sur la recherche de l’essence maternelle dans les représentations photographiques, mais également sur l’essence de chacune d’elles. En déduisant de la photographie singulière du Jardin d’Hiver toute image photographique, Barthes introduit le ça-a-été comme essence de la photographie. Devent le portrait du jeune Lewis Payne, condamné à mort et photographié par Alexander Gardner peu avant sa mort (en 1865), il explique : « … il va mourir. Je lis en même temps : cela sera et cela a été ; j’observe avec horreur un futur antérieur dont la mort est l’enjeu. En me donnant le passé absolu de la pose (aoriste), la photographie me dit la mort au futur43 ». Si l’on a pu, à juste titre, voir dans ce passage un écho à Jean Genet et au désir homosexuel pour un « condamné à mort » tel qu’il trouve à s’exprimer dans son œuvre44, nous proposons de voir dans cette photographie une nouvelle référence à la narration proustienne.
20Dans Sodome et Gomorrhe notamment, le narrateur, dans le sillage de son « souvenir involontaire et complet » regarde la photographie de sa grand-mère et précise qu’elle « avait un air de condamnée à mort45 ». Étant donné que les « intermittences du cœur » sont le point de repère principal de La Chambre claire, il est frappant que Barthes ne fasse aucune référence à cette photographie de la grand-mère, qui joue un rôle important chez Proust. L’explication la plus persistante de cette absence de commentaire de Barthes est que, contrairement à la photographie du Jardin d’Hiver, le portrait de la grand-mère dans la Recherche est essentiellement associé à un acte de perversion abusive comme sa dernière mention dans la Recherche le révèle46. Et, même si, dans la scène des « intermittences du cœur », la photographie est principalement connotée par des remords et de la culpabilité (du côté du narrateur, qui apprend seulement à ce moment-là que sa grand-mère a été photographiée justement pour qu’il ait un portrait d’elle lorsqu’elle serait morte47), elle reste associée à cette profanation qui en a accompagné la genèse. Paradoxalement, les « intermittences du cœur » proustiennes représentent le point de comparaison où Barthes est en même temps au plus près du discours sur la mémoire involontaire et en même temps au plus loin du discours photographique de Proust. Chez Barthes, en effet, la photographie de la mère(-enfant) est tissée d’un réseau subtil de valeurs qui, ultérieurement, feront sortir cette image de l’ordinaire (justement comme la mère elle-même est, pour Barthes, supérieure).
21À cet égard, nous sommes entièrement d’accord avec Eric Marty qui insiste sur le fait que « [t]out le travail de Barthes va consister à protéger la Mère du risque de la perversion48 », mais nous maintenons qu’il existe toujours un rapport entre la photographie de la grand-mère dans la Recherche et celle du Jardin d’Hiver dans La Chambre claire, via le portrait de Lewis Payne qui est, essentiellement et littéralement, l’image d’un « condamné à mort ». Ces relations deviennent encore plus évidentes lorsque Barthes continue sa recherche sur l’essence photographique en tenant compte de la photographie de sa mère. Il écrit en connectant les différentes images d’une façon paratactique49 : « Devant la photo de ma mère enfant, je me dis : elle va mourir: je frémis, tel le psychotique de Winnicott, d’une catastrophe qui a déjà eu lieu. Que le sujet en soit déjà mort ou non, toute photographie est cette catastrophe50. » C’est justement à ce point central de La Chambre claire que la reconnaissance douloureuse du narrateur proustien concernant la perte de sa grand-mère est succinctement traduite dans le concept d’une essence photographique.
Un peu de temps à l’état pur
22De tout cela suit l’hypothèse que le ça-a-été photographique et la mémoire involontaire sont, sinon identiques, tout au moins apparentés d’une façon structurale. Ainsi, c’est sans équivoque que Barthes enrichit ce concept en tenant compte essentiellement de Proust, ce qui noue le rapport entre la mémoire et la photographie. Considérant que les « intermittences du cœur » présentent un point de repère pragmatique pour la réinterprétation barthésienne de la mémoire involontaire, il est indispensable d’examiner sa structure temporelle pour qu’on puisse discerner la relation propre entre la photographie et la mémoire. Le parallèle le plus pertinent entre le ça-a-été et le souvenir spontané consiste en une densité temporelle, une « extase temporelle » comme l’a nommée Eric Marty, en faisant allusion au dernier paragraphe de La Chambre claire51. Plus précisément, le ça-a-été photographique de Barthes met en valeur l’unité paradoxale du temps consistant en un amalgame du passé, du présent et du futur. Le ça-a-été déictique montre un portrait photographique en le désignant par un passé : la personne représentée, la mère ou le condamné à mort, est toujours déjà « morte » ; un futur : la personne représentée va toujours nécessairement mourir et un présent : le « maintenant » du spectateur qui fait la découverte de cette structure « extatique ». D’une façon similaire, la mémoire involontaire de Proust est toujours, par définition, reliée à un moment passé et à un moment présent, auquel le premier est mémorisé. Même si l’aspect du futur n’est pas évident dans le passage des « intermittences du cœur », Proust ne laisse aucun doute dans Le Temps retrouvé sur l’effet de la mémoire involontaire concernant le futur développement intellectuel du narrateur52. Si l’affinité entre le ça-a-été barthésien et le souvenir accidentel proustien est au centre de cette analyse, il est nécessaire de la spécifier.
23L’insistance de Barthes sur le terme punctum (terme qui lui convient, comme il l’écrit53) peut faire oublier que le ça-a-été est tout d’abord caractérisé en tant que « noème », c’est-à-dire essence, de la photographie. Barthes introduit ce nouvel aspect du punctum dans la deuxième partie de La Chambre claire et le fait qu’il insiste sur ce terme paraît un peu équivoque puisqu’il l’incorpore comme opposition à « l’autre » punctum, tel que Barthes l’avait défini auparavant : « c’est loin déjà54 », suggère-t-il. Il sait « maintenant qu’il existe un autre punctum […] », contrairement au punctum « spatial » qui adhère à un détail dans une photographie. Le contraste conceptuel entre ces deux types de punctum, entre ces façons de percevoir une photographie, est souligné par une antithèse temporelle que Barthes simule en prolongeant l’oscillation construite entre savoir et ignorance, structurant ainsi La Chambre claire dès le début. Cette distinction accentue la rupture entre les deux parties du discours photographique, dont la deuxième est proche d’une narration proustienne, contrairement à la première, plus structuraliste55. Selon ce discours, Barthes explique que cet « autre » punctum est « le Temps, […] sa représentation pure56 ». Eric Marty attire très justement l’attention sur le passage du Temps retrouvé où Proust exprime le désir de rassembler « un peu de temps à l’état pur57 », ce qui correspond à la terminologie barthésienne. Or, dans La Chambre claire, cet « état pur du temps » est inextricablement lié au ça-a-été de la représentation photographique. De plus, même si la notion du ça-a-été marque un thème barthésien et peut être trouvée dans d’autres écrits précédant La Chambre claire58, c’est uniquement dans son dernier livre sur la photographie que cette expression prend une dimension personnelle (à cause du rapport à la photographie de la mère-enfant) et par là, rapprochée de la mémoire involontaire, dotée de cette même dimension individuelle. De ce point de vue, il apparaît que la photographie centrale est appelée, d’une manière métonymique « Jardin d’Hiver », appellation qui met l’accent sur l’arrêt et la conservation du temps. Par conséquent, non seulement Barthes transpose dans son discours sur la photographie « la philosophie » proustienne du temps et du souvenir, développée par l’écrivain tout au long d’un grand cycle romanesque, mais il la condense également dans le ça-a-été photographique. C’est la structure temporelle de la représentation photographique qui correspond, d’une façon étourdissante, à la recherche proustienne d’un moment « pur » du temps. Dans les deux cas, la mémoire involontaire effectue l’assemblage du temps à l’état pur en reliant le fonctionnement de la mémoire à la photographie.
24Étant donné que cette « mémoire barthésienne de Proust » établit une forte relation structurale entre le souvenir spontané et le punctum temporel, on peut se demander si le punctum spatial maintient cette similarité. C’est la première partie de La Chambre claire, plus structuraliste, qu’il faut revisiter pour examiner cet aspect de la mémoire. À cet égard, deux caractéristiques du punctum spatial sont significatives : l’attribution d’une puissance métonymique au punctum, et le rapport entre le punctum et une latence particulière. Concernant le premier aspect, Barthes écrit : « Si fulgurant qu’il soit, le punctum a, plus ou moins virtuellement, une force d’expansion. Cette force est souvent métonymique59 ». Indirectement, Barthes définit cette puissance comme « proustienne » ; sans davantage s’expliquer sur ce point, d’une manière abstraite, il exemplifie son argument en référence à une photographie d’André Kertész (La Ballade du violoniste, 1921). Au lieu d’analyser cette photographie, espérant peut-être trouver un détail poignant, Barthes remarque vaguement qu’il « ajoute quelque chose » à l’image ; en effet, c’est « la chaussée en terre battue » (ce détail accidentel) qui lui fait observer – ou plutôt se remémorer – « de tout mon corps, les bourgades que j’ai traversées lors d’anciens voyages en Hongrie et en Roumanie ». La ressemblance formelle entre cette reconnaissance et la mise en œuvre littéraire de la mémoire involontaire proustienne est frappante : Barthes construit une rencontre accidentelle avec un objet apparemment insignifiant (tel que la fameuse madeleine) et le déclenchement d’un souvenir qui rend l’objet signifiant (et cette reconnaissance est « corporelle », parfaitement compatible avec les observations proustiennes puisque, dans les « intermittences du cœur » par exemple, c’est un mouvement corporel [le héros se déchausse] qui déclenche le souvenir involontaire). La « force d’expansion » qualifie précisément « l’expansion » d’un objet insignifiant en mémoire signifiante qui, avec sa richesse non seulement spatiale mais également temporelle, est supérieure à l’objet initial (sans le changer physiquement) ; lorsque Proust donne la définition de la mémoire involontaire pour la première fois, dans Du côté de chez Swann, il parle comme Barthes de « force d’expansion60 ».
25Barthes indique également : « Pour percevoir le punctum, aucune analyse ne me serait donc utile (mais peut-être, on le verra, parfois, le souvenir)61. » Il établit ici une distinction nette entre mémoire et analyse en soulignant que ce dernier terme décrit une méthode qui n’aide pas à la « perception barthésienne » d’une photographie. Au contraire, l’analyse intellectuelle, de façon similaire à la mémoire volontaire chez Proust, rend systématiquement manifeste tout détail dans une photographie et bloque de ce fait l’accès à une vérité propre au souvenir. Cette évidence est opposée à une « latence », nécessaire pour percevoir un punctum. Or, c’est exactement cette latence inhérente à l’image photographique qui désigne l’autre aspect du punctum spatial et par conséquent (selon notre hypothèse), l’élément complémentaire dans le rapport entre le punctum barthésien et la mémoire involontaire proustienne.
Mémoire de la mémoire
26En prolongeant l’opposition entre mémoire et analyse, Barthes affirme : « Je venais de comprendre que tout immédiat, tout incisif qu’il fût, le punctum pouvait s’accommoder d’une certaine latence (mais jamais d’aucun examen)62. » Il serait simpliste de considérer que la « latence » remplace ici le « souvenir » dont il vient d’être question. Barthes développe cette notion de « latence » en tenant compte d’une photographie spécifique : le Portrait de famille (1926) de James Van der Zee. En premier lieu, il annonce que, pour lui, le punctum de cette image est « la large ceinture de la sœur (ou de la fille) – ô négresse nourricière – ses bras croisés derrière le dos, à la façon d’une écolière, et surtout ses souliers à brides […]63 ». Ces détails résonnent en lui comme une mélodie déjà entendue sans que l’auteur soit capable de l’attribuer à une pièce musicale précise. Pourtant, « plus tard » dans le texte, Barthes revient sur la même image et modifie son association initiale : « … mais cette photo a travaillé en moi, et plus tard j’ai compris que le vrai punctum était le collier qu’elle portrait au ras du cou64 ». De nouveau, on trouve ce geste narratif dans le discours de Barthes qui est essentiellement lié à une temporalité. Le retour sur l’interprétation première et la « correction » de l’association originelle sont assez peu surprenants si l’on tient compte du fait que la deuxième partie de La Chambre claire se donne pour un récit proustien. De ce point de vue, le « travail » suscité par la photographie est précisément un « travail » imaginaire, semblable au « travail » d’un romancier ; et le fait qu’il n’est pas seulement imaginaire mais également mémoratif, rend doublement hommage à Proust.
27Ce « travail » remémoratif de Barthes fait naître le souvenir de sa tante et face à la photographie de Van der Zee, il confirme plein d’enthousiasme : « (sans doute) c’était ce même collier (mince cordon d’or tressé) que j’avais toujours vu porté par une personne de ma famille, et qui, elle une fois disparue, est resté enfermé dans une boîte familiale d’anciens bijoux […]65 ». Cette découverte est un vrai travail de mémoire (plutôt que d’analyse) puisqu’il existe un décalage à la fois subtil et considérable entre la photographie (reproduite dans le livre, mais aussi connue hors de ce contexte66) et ce que Barthes « se remémore ». Comme l’a remarqué Margaret Olin, on ne voit pas sur la photographie de Van der Zee le « mince cordon d’or tressé » évoqué par Barthes, mais plutôt un collier de perles67. Olin a recherché l’origine de ce « détail faussé », comme elle le qualifie, en attirant l’attention sur une autre photographie publiée dans Roland Barthes par Roland Barthes68. Et même si Olin, en retraçant ces « déplacements » mémoratifs de Barthes dans La Chambre claire, développe le concept intéressant d’une « indexicalité photographique »69, elle n’explore pas les références proustiennes et par là sous-estime la construction rigoureuse de la narration photographique ; la correspondance entre la notion d’une « latence » et le fonctionnement de la mémoire involontaire lui échappe. En réalité, le collier dans la photo de Van der Zee (que Barthes superpose avec une image mentale/mémorative) établit le lien entre la puissance métonymique du punctum et son association avec une latence. À cet égard, le collier est le détail poignant de la photographie, possédant une « force d’expansion », dans la mesure où il est capable de susciter un souvenir spontané de la part de l’observateur. Construisant un objet-déclencheur (ici le collier), Barthes affirme que le souvenir de la vie entière de sa tante provient de ce bijou, comme la ville de Combray renaît du goût de la madeleine. Barthes ajoute, entre parenthèses, à sa découverte de la relation « correcte » entre le collier dans la photo et celui qui appartenait à sa tante : « cette sœur de mon père ne s’était jamais mariée, avait vécu en vieille fille près de sa mère, et j’en avais toujours eu de la peine, pensant à la tristesse de sa vie provinciale70 ».
28Or, la reconnaissance de ce rapport est présentée « en retard », faisant par là référence à la latence du punctum, qui implique un aspect temporel. Cette latence est structurellement apparentée à la mémoire involontaire dans la mesure où elle implique une période pendant laquelle le contenu d’un souvenir qui a été déclenché par un objet quelconque reste isolé et flou (souvent ressenti par le narrateur sous la forme d’un plaisir dont l’origine lui est inconnu, ce qui est le cas avec la madeleine), jusqu’au moment où la mémoire revient sous forme d’une réminiscence complète et concrète. On le voit, la mémoire involontaire de Proust est le précurseur non seulement du punctum temporel mais également du punctum spatial, celui qui se donne comme détail photographique. Pourtant, nous soulignons que ni l’un ni l’autre n’est identique à la mémoire involontaire. Plus précisément, le punctum, nous semble-t-il, est la pré-condition nécessaire pour un souvenir profond ; c’est le détail caractéristique d’une photographie qui le rend possible. Malgré ce statut différent, ce que possèdent en commun la mémoire involontaire et le punctum, c’est leur nature inattendue et leur singularité, singularité adhérant à un spectateur particulier d’un côté et à une occurrence unique de l’autre.
29En conclusion, même si Barthes réinterprète des idées proustiennes, il ne fait aucun doute qu’il développe son discours photographique sous l’influence omniprésente de son « écrivain préféré ». Non seulement il « s’assimile » la philosophie proustienne du souvenir, mais il « rapproche » aussi son projet tout entier de celui de Proust, pour en faire une recherche du passé. La Chambre claire porte sur la mémoire d’une façon mémorative, le livre fait ce qu’il dit. La lecture barthésienne de Proust se présente ainsi sous une forme « circulaire », celle d’une mémoire de la mémoire qui se dit au cœur d’une analyse ontologique de la photographie. De ce point de vue, c’est précisément le contexte photographique qui permet de mettre au jour à la fois les enjeux existentiels et créateurs d’une perte tels que Proust les éclaire dans La Recherche,et les effets esthétiques propres à la photographie71.