Musique et littérature : plaidoyer pour la création d’un champ disciplinaire par-delà les disciplines
Spécificité versus unité
1L’histoire des relations entre musique et littérature est tumultueuse. Jouant tour à tour la gémellité, l’indifférence ou la rivalité, ces deux arts ne cessèrent de s’idéaliser ou de s’entre-détester ; ils ne rêvèrent jamais tant à leur mythique origine commune, orphique, que depuis le moment où l’un et l’autre tentèrent de construire leur autonomie esthétique. De fait, leur association complexe ne cessa de se concrétiser au sein de sphères multiples, de l’église au théâtre, et à travers de nombreux genres, du lai à la comédie musicale en passant par le lied, le mélodrame ou l’opéra. Sans interroger ces relations en elles-mêmes, nous voudrions montrer ici comment les disciplines universitaires actuelles se révèlent parfois impropres à rendre compte de la complexité de ces genres, souvent hybrides par nature, qu’elles prennent pour étude : il s’agira alors de penser les conditions dans lesquelles une recherche scientifique peut être menée sur ces objets-là.
2Il faut dire qu’au cours du siècle dernier, certaines disciplines universitaires se ramifièrent et se scindèrent, souvent au nom du postulat implicite de l’indépendance des arts et – corollaire – de la spécificité des outils d’étude à forger. Des frontières disciplinaires apparurent sur le plan artistique, de la même façon que les études littéraires se scindaient selon des paradigmes historiques (séculaires) ou linguistiques. Comment, dès lors, frayer son chemin entre un légitime souci de distinction, affinant les différences entre arts, époques, langues, cultures, mais risquant de mener la recherche à une juxtaposition fragmentée de spécificités, et un désir d’unité, potentiellement nivelant, mais permettant d’articuler tout ce qui, toujours dans l’ordre des langues, des cultures ou des arts, ne cesse d’interagir ? Le défi actuel est bien de construire l’espace d’intermédialité que requièrent les objets, nombreux, faisant fi des frontières (historiques, linguistiques, artistiques, disciplinaires). Il consiste à trouver un fondement méthodologique aux regards surplombants, aptes, par-delà les frontières, à penser, sur le plan historique, la liaison entre synchronie et diachronie, sur le plan culturel, l’articulation entre singularités et universaux, et sur le plan esthétique, le lien entre autonomie et fusion des arts.
3Dans le cadre spécifiquement interartistique auquel on circonscrira les relations entre musique et littérature, on constatera que la notion d’indépendance des arts – fondant implicitement la distinction des actuelles disciplines universitaires – est chose récente à l’échelle de l’histoire. Même si l’époque où Beaux-Arts et Belles-Lettres régnaient de façon hégémonique et globale semble aujourd’hui depuis longtemps révolue, en réalité, l’invention de la littérature, au sens moderne, ne remonte pas à plus de deux siècles ; quant à l’affirmation de la musique en tant qu’art autonome, elle est plus récente encore. On peut donc légitimement se demander si la spécification croissante des champs du savoir ne s’établit pas en porte-à-faux par rapport à la façon plus globale dont s’appréhendaient en leur temps les œuvres, en-dehors de frontières clairement établies entre sphères artistiques et culturelles. Si l’on considère enfin que depuis le moment où chaque branche de l’art se mit à revendiquer son autonomie, les pratiques ne cessèrent malgré tout de démentir l’idéologie de la pureté proclamée, la question s’étend également aux œuvres les plus récentes : comment concilier la spécification croissante des disciplines universitaires avec la persistance des interactions – voire des métissages – artistiques ?
Le genre de l’opéra comme symptôme
4Le détour par l’opéra est instructif : plus que tout autre genre, il repose sur la postulation des arts à fusionner en incarnant le rêve de l’œuvre totale. Or, en raison de son hybridité intrinsèque, il n’a cessé, au cours de l’histoire, d’être traversé par des tensions quasi consubstantielles. Aux tensions d’ordre poétique, concernant la préséance éventuelle de l’une de ses composantes – qui du texte, de la musique ou de la scène doit mener la danse ? – s’ajoutaient des tensions d’ordre esthétique, concernant l’autorité du discours sur cet objet pluriel : qui du connaisseur et de l’amateur, qui du philosophe, du littérateur ou du musicographe a le plus de légitimité pour s’exprimer sur cet art, le juger, le théoriser1 ?
5Sans doute les intellectuels de la Renaissance n’imaginaient-ils pas que le genre qu’ils inventèrent de façon quasi expérimentale, dans les camerata florentines2, aurait une vie de plus de quatre siècles en suscitant des querelles enflammées, depuis celles qui déchirèrent les Encyclopédistes3 jusqu’à celles qui agitèrent les avant-gardes expérimentales du xxe siècle4 ! Ils avaient seulement tenté de recréer à la fois l’esprit du théâtre antique (parlé et chanté, individuel et choral), et la force énergétique de la musique grecque, dont la voix d’Orphée constituait le parangon absolu. Depuis les premières Euridice5 jusqu’au fameux Orfeo de 1607, favola in musica de Striggio mise en musique par Monteverdi, ces spectacles qui donnaient l’impression de ressusciter conjointement le théâtre grec et le chant d’Orphée contribuèrent surtout à inventer le chant soliste. Loin des savantes architectures polyphoniques pratiquées alors6, l’hybridité de ce recitar cantando florentin, parole-chant au double pouvoir rhétorique et pathétique, était susceptible de renouer avec les vertus magiques du carmen antique, poésie et musique mêlées.
6Dès l’origine, le genre de l’opéra fut donc ancré dans une utopie : celle des vertus énergétiques d’une parole originelle, androgyne, que l’alliance intime de la parole et du chant pourrait faire revivre, afin de représenter les passions de façon efficiente et de mettre en harmonie les hommes et le cosmos. Mais entre le prologue de l’Euridice de Rinuccini, qui confie la parole à la Tragédie, et celui de l’Orfeo de Striggio7, qui met en scène la Musique, se donne à lire, dès l’origine, une ambiguïté fondamentale. De fait, l’appariement du verbe et du son, sur la scène, relèvera moins de la fusion harmonieuse que du douloureux ménage à trois. Ainsi, dans l’opéra romain puis vénitien, les paroles tendirent souvent à s’effacer derrière la puissance magnétique du chant des castrats, tandis que les machineries baroques redoublaient de virtuosité technique pour constituer le clou des spectacles. L’ancien parlar cantando se renversa en cantar parlando avant que l’aria da capo, dans l’opéra napolitain du xviiie siècle, n’inféode totalement les paroles aux pyrotechnies des voix.
7Ce problème de préséance agita tout le siècle des Lumières : qui de la parole ou de la musique devait l’emporter ? Salieri résuma la question dans un petit opéra qui apporta une contribution au débat : Prima la musica, poi le parole8 ! Dans le contexte du rationalisme triomphant, les Français ne l’entendirent pas de cette oreille : ils jugèrent comme une monstruosité l’opéra italien, et certains considérèrent même son acculturation française comme un hétéroclite attelage tirant à hue et à dia. Lully avait pourtant construit sous Louis XIV un modèle de spectacle total spécifiquement français, issu du ballet de cour, de la pastorale et de la tragédie déclamée, afin de répondre au goût national. Dans la « tragédie lyrique », le chant était conçu comme une simple intensification de la déclamation : Armide (1686)fut bien présentée comme une « tragédie de Quinault » avant d’être proclamée « mise en musique par Lully ». Ce modèle lullyste suscita un siècle de querelles, qui agitèrent un triple problème poétique – la musique doit-elle être subordonnée à la langue ou peut-elle posséder une légitimité par elle-même ? –, esthétique – comment penser l’émotion proprement musicale dans un système de la représentation dominé par le principe de mimèsis ? – et critique – comment juger de cet art mixte, selon quels critères et avec quelle légitimité intellectuelle ?
8Le genre de l’opéra pose donc la question de la totalité esthétique, en mettant simultanément au défi tout type de discours s’attachant à lui, qu’il soit d’ordre théorique ou critique. Aussi ne cessa-t-il de se « réformer », toujours en se ressourçant idéologiquement au modèle grec, afin de répondre à ce pari esthétique. La totalité idéale prit peu à peu la forme d’une fusion dialectique, depuis les tragédies de Gluck et les opéras de Mozart, dans lesquels émergea la figure du compositeur comme celle d’un maître d’œuvre privilégié, jusqu’à la conception wagnérienne du drame musical qui culmina au cœur du xixe siècle. Pensé non plus comme une association de parties mais comme une totalité organique, ce dernier ne pouvait plus être que l’œuvre d’un seul : Wagner écrivit lui-même ses livrets, conçut une musique conduisant le drame et unifiée par un savant système de leitmotive, imagina enfin une scène idéale, Bayreuth, où loin des mondanités des spectacles contemporains, l’expérience esthétique totale cherchait à rejoindre la dimension civique et mystique que possédait en son temps le théâtre grec.
9Car l’opéra n’est pas seulement l’association d’un texte, d’une partition et d’une représentation : il est aussi une pratique, façonnant des comportements d’exécution, d’écoute et de sociabilité, et une idéologie aux implications politiques, esthétiques et culturelles. Des palais italiens de la Renaissance aux théâtres publics payants de l’époque baroque, de l’art de cour français au grand divertissement bourgeois du xixe siècle, la mutation de ses lieux de production engagea une métamorphose de ses codes esthétiques et sociaux. On se contentera de préciser ici qu’en tant qu’art total, fastueux, coûteux, donc subventionné, il ne cessa d’être intrinsèquement lié au pouvoir : chaque régime se mit en scène à travers lui, depuis la monarchie absolue, renvoyant une image glorifiée d’elle-même à travers les prologues allégoriques des tragédies lullystes, jusqu’à la présidence mitterrandienne, construisant un Opéra Bastille à l’architecture démocratique, symbole d’une idéologie culturelle, deux cents ans exactement après la Révolution française. Entre-temps, le genre s’était mis à épouser l’enjeu identitaire qui fut la grande histoire de l’Europe au xixe siècle. Avec la montée des revendications nationales et des irrédentismes, chaque nation voulut promouvoir son modèle spécifique d’opéra, fondé sur sa propre langue et sa propre culture. Mettant sur la scène, par le biais du chœur, la collectivité réunie, ses douleurs et ses aspirations, le genre contribua, par ses grands hymnes patriotiques et ses chants populaires, à cristalliser les consciences nationales.
10La crise que traversa le genre au xxe siècle fut donc de triple nature. Morale, car l’opéra était devenu malgré lui le symbole des nationalismes ayant fait sombrer le siècle dans l’horreur ; idéologique, car l’art total incarné par le genre fut progressivement chargé d’une suspicion de nature politique, au regard des totalitarismes contemporains ; esthétique, car l’idéal organique de fusion esthétique incarné par le drame wagnérien fut remis en cause par la modernité qui se mit à penser la totalité de façon fragmentaire. Il n’empêche : le genre de l’opéra manifesta après la seconde guerre mondiale un dynamisme accru, tant dans l’ordre des courants d’avant-garde (théâtre musical) que dans celui de la culture commerciale (comédie musicale, opéra rock, etc.) C’est qu’il repose sur une hybridité intégratrice, à la fois sur le plan esthétique – danse, cinéma, art vidéo s’intègrent aujourd’hui facilement, et pour ainsi dire naturellement dans un genre qui continue à incarner un idéal de synthèse des arts – et sur le plan culturel – sa pluralité intrinsèque s’adapte aux interactions propres à notre époque mondialisée, comme à tous les métissages postmodernes. Ainsi que le résume le metteur en scène Peter Sellars : « Par sa dimension multilingue, multiculturelle, multimédia, par son aspect diachronique, dialogique, dialectique, par cette étrange délectation qu’il provoque, c’est la seule forme capable d’évoquer et de représenter la simultanéité des événements, leur confusion, leur juxtaposition, l’amère tragédie du monde – bref, tout le chaos qui constitue la trame de l’histoire contemporaine9. »
11Ce très bref parcours n’a d’autre but que de soulever la complexité des enjeux à la fois esthétiques et culturels du genre : un genre qui articule les arts et les pratiques, et qui, de ce fait, est traversé par le problème que pose l’unité par-delà la pluralité. Cette unité se réalise-t-elle, d’elle-même, dans le regard du spectateur ? Est-elle prise en charge de façon privilégiée par l’une des composantes du spectacle ? Aujourd’hui, le phénomène des reprises a mis l’accent sur la réinvention des œuvres par les interprètes. On évoque la Tétralogie « de » Boulez et Chéreau, les Noces de Figaro « de » Strehler ou le Don Giovanni « de » Haneke : la mise en scène a bien pris le pouvoir : voilà qui relance la question de la préséance artistique au sein de l’opéra, mais aussi celle des fondements de tout discours le concernant. Comment parler d’un objet aussi complexe ? Quelle « discipline » peut prétendre détenir l’autorité d’un discours sur ce genre – de tous le plus dense, le plus hybride, le plus problématique ?
Des atermoiements…
12Le paradoxe est que de forme d’art culturellement centrale (par le modèle de fusion poético-musical qu’il se propose de construire, par l’idéal de totalité esthétique qu’il porte en lui, par le rôle essentiel qu’il a joué dans le champ socio-politique et transculturel), l’opéra est devenu, en tant qu’objet d’étude, universitairement marginal. La raison n’est pas seulement liée aux atermoiements qu’il a connus avec la modernité. Elle tient à ce que certaines disciplines universitaires récentes (musicologie, sciences du langage, arts du spectacle, esthétique) s’étant dissociées de disciplines plus anciennes, non sans douleur ni crispation parfois, chacune eut tendance, face à la division nouvelle du champ des savoirs, à se replier anxieusement sur un champ de compétence impossible à contester. Quitte à être caricatural : à la musicologie les quatuors de Beethoven, à la littérature les romans de Proust et aux arts du spectacle les thrillers d’Hitchcock ! Rassurée par une idéologie de la pureté, chaque discipline institutionnelle se méfia instinctivement des objets hybrides. Il arriva au genre de l’opéra d’être considéré comme trop « impur » pour être érigé en objet d’étude musicologique (alors qu’il fut jusqu’au début du xxe siècle l’un des horizons essentiels des compositeurs en terme de carrière institutionnelle) ; on l’estima trop superficiel pour être totalement pris au sérieux par les études littéraires (alors qu’il contribua à la traduction, à la diffusion et à la popularisation de bien des œuvres romanesques ou théâtrales) ; il est encore boudé, bien souvent, par les arts du spectacle qui lui préfèrent le théâtre et le cinéma (alors qu’il fut, historiquement, le spectacle par excellence dans l’Europe moderne jusqu’à la seconde guerre mondiale).
13Même si cette situation tend à s’estomper, elle perdure encore. Qu’ils soient issus de la littérature française ou de la littérature comparée, de la philosophie, des arts du spectacle, des études germaniques, anglophones ou italiennes, et d’une moindre mesure de la musicologie, les chercheurs étudiant l’opéra doivent encore conquérir peu ou prou leurs galons et prouver, pour être reconnus par leurs pairs, qu’ils sont également « capables » d’aborder des sujets disciplinairement plus « classiques ». Le prétexte invoqué est parfois celui de l’enseignement, censé être centré sur les « fondamentaux ». Car la pédagogie universitaire tient, de même, les objets « hybrides » à distance respectable : si Verdi trouve sa place chez les italianistes, à la faveur de son instrumentalisation politique au cœur du Risorgimento, l’étudiant en lettres modernes rencontrera-t-il l’opéra dans un cours sur les Encyclopédistes, l’étudiant en arts du spectacle abordera-t-il les œuvres de Stravinsky ou de Britten dans un cours sur la nouvelle pensée de l’espace scénique au xxe siècle, l’étudiant en philosophie rencontrera-t-il Wagner quand il s’agira de penser le lien de l’esthétique au politique ? Même la littérature comparée – qui a vocation à confronter les littératures étrangères, mais aussi les sciences, la philosophie et les arts, à la faveur des questions de réception, d’interculturalité et de transferts artistiques – même la littérature comparée n’est jamais à l’abri du repli disciplinaire. Bien des efforts déployés pour assouplir les carcans existent, mais fragiles et isolés. Sur un plan pédagogique, cet effort s’institutionnalise parfois dans certaines universités, sous la forme, par exemple, de licences « lettres et arts » : mais à supposer que la musique n’y soit pas oubliée (c’est un mal typiquement français), les enseignements proposés sont alors souvent juxtaposés sans être articulés entre eux : l’interdisciplinarité invoquée par tous reste un vœu pieux.
14Dans ces conditions, faut-il se montrer nostalgique de l’époque où les frontières institutionnellement établies par les disciplines dites de « sciences humaines » n’existaient pas, et rêver d’un temps où nulle distinction n’existait, en l’occurrence, entre « littéraires » et « musicologues » ? À l’évidence, il n’y a pas de paradis scientifique perdu. Attention, donc, à la tentation qui consisterait à réveiller le mythe de l’androgyne, en aspirant à la réunion des études littéraires et de la musicologie (ou de tout autre appariement), afin de conjurer les méfaits du temps, c’est-à-dire de la brisure disciplinaire, de manière à adopter un regard plus juste sur les objets musico-littéraires en question ! Ce serait oublier un peu rapidement les effets éminemment bénéfiques de la spécification du savoir. La nostalgie inféconde doit donc faire place à la réflexion prospective : l’enjeu est bien de penser comment peut être menée une recherche scientifique portant sur des objets mixtes ou hybrides, musico-littéraires, en évitant aussi bien les écueils de la fragmentation disciplinaire que les affres de la fusion méthodologique.
15Les mérites de la spécification disciplinaire furent en effet d’affiner, en les multipliant, les outils d’analyse. La musicologie mène sur l’opéra des études qui enrichissent considérablement la compréhension du genre, que ce soit par le biais d’analyses rhétoriques ou formelles, ou encore par l’inscription des partitions dans leur contexte institutionnel, sociologique ou politique10 ; les chercheurs venus des arts du spectacle mettent en évidence l’incidence des questions théâtrales sur l’écriture dramaturgique en replongeant les œuvres de façon salutaire dans leur matérialité pragmatique11 ; les linguistes mettent l’accent sur les questions de traduction qui permettent de penser de façon différente les relations entre la musique et le texte, quand ils n’explorent pas des corpus de textes théoriques éclairant les œuvres d’un jour nouveau12. Les méthodologies disciplinaires, en un mot, enrichissent l’étude des objets transdisciplinaires. Mais la question de l’autorité du discours persiste.
16De ce point de vue, la littérature comparée occupe une place toute particulière. Non seulement parce qu’elle est riche d’une brillante tradition d’études alliant musique et littérature13, mais parce qu’elle est l’une des plus habiles à fonder la légitimité de son discours dans ce domaine. Elle se pose comme l’une des disciplines les mieux parées pour penser l’articulation de la musique et de la littérature, précisément parce que son champ d’investigation concerne de façon privilégiée les espaces interstitiels entre les langues, les cultures ou les arts. Comme le résume très bien Marjorie Berthomier, le comparatisme apparaît comme « un moyen d’appréhender la spécificité des œuvres intermédiales : il permet d’en comprendre l’homogénéité et la diversité, et d’articuler, en synchronie et en diachronie, la singularité des œuvres humaines aux universaux qui fondent le rapport de ces dernières au temps, à l’espace, et à la représentation14. » Si la méthodologie comparatiste s’efforce bien de penser les articulations, c’est pourtant dans son giron qu’a éclos ces dernières décennies la « librettologie », qui tend à isoler de façon problématique le livret d’opéra de son contexte musical, spectaculaire, institutionnel ou politique. L’étude des livrets possède en soi une indiscutable légitimité, un réel intérêt lorsqu’elle aborde son objet en termes de transposition narrative ou de construction dramaturgique : elle devient discutable dès qu’elle se construit comme science indépendante, en s’affranchissant de la réalité scénique ou sonore. Ce n’est pas, en tout cas, l’invention de la librettologie qui permettra de construire un discours cohérent sur l’objet opéra dans sa globalité.
17Si, à ces réserves près, la littérature comparée semble tout à fait apte à se confronter aux questions intermédiales, a-t-elle pour autant vocation à devenir une « supra-discipline » qui engloberait chaque méthodologie disciplinaire ? Toute ambition hégémonique, en la matière, serait non seulement déplacée, mais encore inévitablement réductrice. D’autant que la musicologie, elle aussi, s’est mise à réfléchir en terme d’articulations et de transferts – cette perspective herméneutique et critique venue de la sociologie, voire de la psychanalyse, n’est donc pas l’apanage des comparatistes – et que les autres disciplines ne sont pas en reste15.
… et des remèdes : vers la définition d’un champ disciplinaire
18Il semble que le chercheur travaillant à l’intersection de la matière verbale et musicale, quel que soit son port d’attache, doive s’efforcer de se déporter intellectuellement : qu’il étudie un opéra de Wolfgang Rihm fondé sur la poésie de Nietzsche16, ou un roman de Richard Powers thématisant les résonances politiques, esthétiques et métaphysiques de la musique17, il devra toujours se hisser au-delà des repères de sa discipline d’origine. Comme l’écrit encore Marjorie Berthomier :
[L]e chercheur spécialiste des relations entre texte et musique, quelle que soit la discipline où il aura été préalablement formé, sera nécessairement appelé à sortir des habitus de cette dernière […]. Travailler, par exemple, sur les rapports du livret et de la composition musicale dans l’opéra n’implique pas seulement une double compétence, musicologique et littéraire : l’œuvre et le genre où elle s’inscrit, l’espace même des questions que leur posent ceux qui pratiquent les champs croisés, requièrent de dépasser l’étude littéraire comme l’analyse musicologique, qui conduisent le chercheur à interroger l’impensé de chacune de ces deux disciplines, l’obligent à effectuer dans celles-ci l’inventaire des instruments dont il pourra avoir l’usage, non seulement pour expliquer l’un ou l’autre des aspects de l’œuvre, mais surtout pour penser leur articulation18.
19Si le chercheur confrontant musique et littérature est ainsi appelé à dépasser les « habitus » disciplinaires – les écueils pointant, on l’a vu, dès qu’une méthodologie se construit en autarcie – sans pour autant renier sa discipline d’origine – chacune construisant d’excellents outils d’analyse –, dans quel espace intellectuel peut-il se mouvoir ? Le lieu de sa pensée, certes en phase avec le caractère transartistique des objets qu’il examine, semble pourtant indistinct, dans la seule mesure où celui-ci ne revêt aucune existence institutionnelle – l’Université aimant toujours circonscrire strictement les champs de compétence. De là mon appel à esquisser les contours de champs disciplinaires, par-delà les disciplines institutionnelles : ceux-ci permettraient de dessiner des espaces intellectuels cohérents, en donnant une visibilité et une pertinence scientifique aux travaux dont la transversalité risque à chaque instant de constituer un handicap. Si ces champs disciplinaires sont souvent déjà implicitement constitués, je vois un triple intérêt à les énoncer clairement : c’est une façon, tout d’abord, de déplacer les objets d’étude transversaux, comme l’opéra, de la marge (des disciplines concernées) au centre (d’une réflexion conjointe et articulée) ; c’est une incitation, ensuite, à les penser systématiquement comme des espaces cohérents dont les composantes s’articulent et interagissent ; par la subordination qu’il implique des enjeux institutionnels aux objets d’étude, c’est un moyen, enfin, de partiellement résoudre la question de l’autorité du discours sur les objets transculturels ou transartistiques.
20Il est donc souhaitable, en l’occurrence, que l’étude des relations entre musique et littérature constitue, en tant que telle, un champ disciplinaire : sans que ce dernier soit circonscrit de façon rigide ni définitive, il peut convier les spécialistes de disciplines variées – esthétique, philosophie, arts du spectacle, langues étrangères, littérature française et comparée, sémiologie, musicologie, mais aussi sociologie, anthropologie, histoire culturelle ou théologie. La conscience d’évoluer au sein d’un champ disciplinaire identifié permettra plus facilement au chercheur attaché à un objet interartistique, quelle que soit sa discipline d’origine, d’embrasser de concert les deux démons de la pluralité et l’unité.
21Le champ disciplinaire favorise et organise en effet la pluralité, car il convie démocratiquement, pour ainsi dire, les universitaires de disciplines distinctes à une même table. Comment, par exemple, comprendre les enjeux de La donna del lago sans réunir des chercheurs d’horizons très divers19 ? Pour éclairer la spécificité de cet opéra de Rossini créé à Milan en 1816, et triomphant rapidement à travers l’Europe entière, en particulier à Paris à partir de 1824, l’angliciste mesurera l’impact de Walter Scott sur la culture européenne contemporaine, et le rôle fondamental de cet opéra dans la diffusion de sa poésie à travers tout le continent ; le comparatiste montrera comment l’ossianisme fait irruption dans l’œuvre, qu’il confrontera avec d’autres opéras d’inspiration scottienne ; l’italianiste mettra en évidence l’effet singulier produit par le dérèglement « barbare » de la prosodie dans les chœurs du premier acte ; le musicologue montrera comment la partition s’émancipe du genre seria en posant les prémisses dramaturgiques de l’opéra romantique ; le spécialiste du théâtre s’appuiera sur le passage de l’éclipse, au cours du premier finale d’acte, pour mettre en valeur la nouvelle scénographie de l’effet qui s’impose alors ; le dix-neuvièmiste montrera l’impact déterminant de cet opéra sur Stendhal et la génération des romantiques français ; l’historien des spectacles mettra en perspective les interprétations successives de cette œuvre et leurs réceptions jusqu’à nos jours. Si le champ disciplinaire musico-littéraire permet de stimuler une indispensable pluralité d’approches en garantissant leurs légitimités réciproques, il ambitionne simultanément de les faire converger vers l’objet étudié, pour alors confronter l’ensemble des discours dans une synthèse esthétique ou idéologique. En l’occurrence, toutes ces contributions montreront, à leur manière, le singulier positionnement de La donna del lago : encore ancrée dans l’idéalité codifiée de l’opéra italien (aspirant donc toujours au Beau absolu à travers le bel canto), cette œuvre se montre déjà, par son traitement de l’inspiration scottienne, ouverte à une expression plus réaliste fondée sur la couleur locale, le pittoresque et le goût de l’effet inscrivant l’idée même de Beau dans un relativisme très nouveau.
22Au-delà de la pluralité qu’elle convoque, la définition d’un champ disciplinaire permet également de fonder la légitimité d’un discours directement centré sur l’objet musico-littéraire étudié. En l’occurrence, le champ musico-littéraire, en tant que lieu intellectuel, s’articule parfaitement avec le fait qu’historiquement, les espaces de production artistique ne sont pas scindés. Pour ne prendre que trois exemples, au xixe siècle, l’espace du théâtre réunit le verbe et le son (nous l’avons vu plus haut) ; l’espace du salon associe la pratique de la lecture de poésie et celle de l’exécution musicale ; l’espace du journal associe la critique musicale et la fiction littéraire. Or chacun de ces lieux produit des objets par essence hybrides – les genres de l’opéra, mais aussi de la musique de scène ou du vaudeville pour le premier ; celui de la mélodie ou de la paraphrase musicale pour le deuxième ; celui du feuilleton journalistique pour le troisième. Chacun de ces lieux est, de surcroît, un terrain de rencontres humaines qui favorisent les collaborations artistiques et donnent un fondement à toutes les interactions : Stendhal peut rédiger des critiques musicales comme Berlioz, Berlioz écrire des nouvelles littéraires comme Dumas, Dumas être adapté par Verdi, Verdi ne jurer que par Hugo, Hugo se lancer lui-même dans un livret d’opéra, etc.
23Circonscrire un champ disciplinaire permet donc de préserver l’unité des objets d’étude, en les replaçant dans leur logique historique, au cœur d’un réseau relationnel qui en éclaire les tenants et les aboutissants. En phase avec le caractère transartistique et transculturel des objets musico-littéraires, cet espace intellectuel permet de surcroît d’éviter les effets de miroir déformant que peut avoir un regard monodisciplinaire sur les objets étudiés : le Bourgeois gentilhomme n’est pas seulement un texte de Molière, mais une comédie-ballet de Lully au sein de laquelle la musique et la danse participent activement à l’action théâtrale ; La Flûte enchantée n’est pas qu’un opéra de Mozart, mais un Singspiel de Schikaneder au sein duquel se logent un série de numéros musicaux ; Gambara n’est pas qu’une nouvelle au sujet musical mais un feuilleton commandé par la jeune Revue et gazette musicale de Paris à Balzac à des fins publicitaires, idéologiques et esthétiques…
24Et c’est dans un champ ainsi délimité par-delà les disciplines que la recherche, à partir des outils disciplinaires, peut se révéler stimulante, féconde, centrée sur son objet véritable. À partir de là, les doubles compétences sont naturellement souhaitables : la polyvalence méthodologique (qui n’est pas une schizophrénie disciplinaire dès lors que la recherche s’exerce dans un champ défini) favorise les regards synthétiques et surplombants : on peut être, au plus grand profit de la recherche, germaniste et critique musical, spécialiste du théâtre et de l’opéra romantiques, musicologue et comparatiste, historien et spécialiste du spectacle lyrique, etc.
25L’enjeu reste double : il faut tout d’abord donner une visibilité institutionnelle à ces ensembles scientifiquement cohérents. Dans le cas des études musico-littéraires, différentes manifestations témoignent déjà de la vitalité de ce champ disciplinaire : sous la forme d’universités d’été (les rencontres Sainte-Cécile organisées à Aix-en-Provence, durant cinq ans, ont rassemblé une génération d’étudiants européens), de séminaires (celui de l’ENS Ulm, « Musique et littérature, voies de la recherche et perspectives méthodologiques », sert à la fois de laboratoire d’expérimentation et de tremplin aux jeunes chercheurs depuis 2006), de centres de recherche (l’axe « musique et littérature » du CRLC, notamment). Il faut surtout – c’est là le second enjeu – explorer progressivement le territoire de ce champ disciplinaire en construction : en cartographier les différents espaces, en faire valoir les gisements, en répertorier la bibliographie, penser des méthodologies spécifiques. Les premières « Rencontres musicales et littéraires », amorcées sous l’impulsion d’un groupe de chercheurs partageant les mêmes intérêts, et tenues en 2009 entre l’Université de Nanterre et l’ENS, ont commencé à circonscrire des domaines à l’intérieur de ce champ disciplinaire dont les résultats sont consultables en ligne sur le site Fabula20. Ces sous-ensembles concernent pour l’instant l’opéra baroque, les archipels lyriques contemporains, la relation entre musique et langage, les questions de prosodie et de poésie, le dialogue des formes musicales et des formes littéraires, l’imaginaire musical de la littérature ; il faudrait leur adjoindre des synthèses exploratrices sur l’imaginaire littéraire de la musique, la relation de la musique aux mythes littéraires, la réception littéraire de la musique, la musique comme valeur, les discours sur la musique, les écrits de compositeurs, etc.
26On peut donc se montrer optimiste. Face à la rivalité latente entre la logique institutionnelle et la logique scientifique – entre disciplines, en l’occurrence, et champs disciplinaires –, l’avenir fera peut-être une place grandissante aux seconds, à la fois pour des raisons pédagogiques et pour des raisons administratives, liées, notamment, au regroupement croissant des centres de recherche en entités plus transversales. En attendant, pour revenir au partage des disciplines, je dirai que ces dernières sont parfaites lorsqu’elles élaborent des outils d’analyse, dans leur totale légitimité lorsqu’elles construisent des méthodologies spécifiques ; elles peuvent devenir pernicieuses si elles s’emploient à diviser frileusement des territoires ou à réfléchir, par exclusion du métissé, à leur identité. Si les universitaires ont tendance, pour des raisons corporatistes, à défendre leurs disciplines respectives (réflexe somme toute naturel lorsqu’il s’agit de postes à sauvegarder ou de départements à consolider), les chercheurs devraient être au service non de leur discipline mais de leurs objets d’étude, lesquels s’inscrivent souvent dans un champ disciplinaire dont les contours, nécessairement plus larges, ont une légitimité historique et scientifique à faire prévaloir.