1La mélomanie semble un trait saillant du personnage d’Emma. Flaubert a voulu son héroïne pianiste dès le premier scénario et ne désavouerait pas Blaise Cendrars qui, dans La Prose du Transsibérien, fait de Madame Bovary une pianiste reconnue. Le poète invente même contre le romancier la référence des pièces qu’elle joue :
Mon berceau
Il était toujours près du piano quand ma mère comme Madame Bovary jouait les sonates de Beethoven […]1
2Tout au long de sa courte existence romanesque, Emma reste de près ou de loin en contact avec la musique. Au couvent, au bal ou à l’Opéra, elle a pu discrètement contracter une mélomanie2. Bien qu’elle ne manque pas de renier ouvertement sa passion musicale, la chanson de l’Aveugle en fait entendre un ultime écho, fatidique, lors de l’apogée dramatique de la mort l’héroïne. Si les études sur le bovarysme mentionnent à l’occasion la musique au sein de l’univers romantique qui entoure le personnage, cet art pourrait bien avoir sa place et son rôle dans la psychopathologie que Jules de Gaultier a forgée depuis Flaubert.
3La musique rejoint certains symptômes du bovarysme : l’hypocrisie sociale inspire des passions musicales au tout venant en le convainquant qu’elles offrent un accès immédiat à l’art, tout en adoucissant miraculeusement les mœurs. En ce sens, le bovarysme s’accommode fort bien des mutations du paysage musical au temps de Flaubert. Le pouvoir alors conféré a priori à la musique de stimuler l’imagination, de porter à la rêverie, et de suspendre l’esprit critique pourrait d’autre part transparaître aux sources-mêmes du bovarysme. Celui-ci peut rencontrer dans la musique comme une pierre de touche qui révèle l’irréductible faculté d’illusion des personnages. Loin de refouler toute mention musicale, Flaubert inscrit discrètement dans son œuvre la distance prise à l’égard de cette pratique et de cette conception de la musique. Celle-ci n’est ni mélodique, ni harmonieuse, ni romantique ; les musiciens apparaissent souvent invisibles ou incompétents, tandis que les mélomanies ne sont que passagères, illusoires, intéressées, voire maladives. Évoquée dans de nombreux chapitres de ses romans, la musique s’évanouit aux oreilles des personnages comme à celles des lecteurs.
I/ « Faire de la tapisserie et toucher du piano », ou l’adaptation de la musique au bovarysme
4« Depuis que le goût de l’art […] a envahi la démocratie moderne, combien peu de citoyens […] s’avouent à eux-mêmes ne pas l’aimer ? Ils veulent aimer un art qu’il paraît louable d’aimer3. » Dans Le Bovarysme, Jules de Gaultier pointe chez Flaubert la critique latente de la démocratisation de l’art qui passe par une altération générale de sa réception : « Pour être au niveau du goût du jour, ils altèrent sans façon le sens des mots, la notion même de la chose et font consister la peinture dans le choix des sujets, dans la drôlerie des épisodes, dans la sensibilité que révèlent les expressions, dans la beauté des modèles4. » Ce que le philosophe affirme de la peinture est potentiellement tout aussi vrai pour la musique : « Et s’il faut être demain musicien, ou charitable, ou patriote, ils sauront bien aussi remanier les notions de musique, de charité ou de patriotisme jusqu’à ce qu’elles s’adaptent à la forme de leurs facultés. C’est ce mensonge et ses conséquences que la vision de Flaubert découvre infailliblement dans les consciences5. » Que peut signifier l’adaptation de la musique au bovarysme ?
Le rêve de devenir musicien
5Les apprentis musiciens ne manquent pas d’ambition et voient même dans la musique une nouvelle voie démocratique de reconnaissance sociale et de célébrité. La musique est conçue comme un moyen parmi d’autres de changer de vie et de se faire un nom : le xixe siècle voit croître la professionnalisation du métier de musicien, en même temps que naît le vedettariat des virtuoses. Emma est par excellence « l’incarnation effrayante de cet appétit “démocratique”6 » que le piano matérialise, au cœur des foyers. Si le considérer comme « indispensable dans un salon » peut figurer dans le Dictionnaire des idées reçues, c’est aussi en ce qu’il résonne comme un écho démocratique, à l’ère de la révolution industrielle, du clavecin aristocratique. Métonymie de la musique démocratisée, le piano distingue une bonne éducation de jeune fille, et devient un héritage qui se transmet presque exclusivement entre filles. À peine Charles a-t-il fait la connaissance d’Emma Rouault que sa première femme Héloïse Dubuc se prend de jalousie en apprenant qu’Emma, elle, « avait reçu, comme on dit, une belle éducation, qu’elle savait, en conséquence, la danse, la géographie, le dessin, faire de la tapisserie et toucher du piano » (p. 75)7. Charles rêve même que Berthe apprenne le piano (p. 306) : ce serait la promesse d’un bel avenir.
6Par la diffusion d’œuvres populaires et accessibles, comme les romances mais aussi les arrangements de valses ou d’airs d’opéras à la mode, le piano participe d’uneesthétique de l’effet : il est un bon moyen de briller facilement en déployant une virtuosité superficielle. Hermann Broch fait de cette dimension la propriété du kitsch (ou « tape-à-l’œil ») musical : « Le tape-à-l’œil en musique vit exclusivement d’effet8 ». Charles, l’auditeur le plus fidèle d’Emma, est la première victime flaubertienne de cette musique tape-à-l’œil : « Quant au piano, plus les doigts y couraient vite, plus il s’émerveillait. Elle frappait sur les touches avec aplomb, et parcourait du haut en bas tout le clavier sans s’interrompre. » (p. 107) L’admiration de l’auditeur est ici proportionnelle à la démonstration technique, à une gestuelle dénuée de toute musicalité.
L’esthétisation du quotidien
7Avec le piano, Emma entend « faire entrer l’art dans l’ordinaire de sa vie, comme décor et comme vecteur d’émotions soi-disant esthétiques mais qui ne sont jamais que des émotions mesquines9. » Loin de vénérer telle œuvre ou tel compositeur, Emma incarne une petite bourgeoisie qui aspire certes au bien spirituel, mais qui pour cela cherche à jouir concrètement de biens à acquérir puis à collectionner, des objets singuliers comme des savoirs fragmentaires « sans aucun rapport entre eux » (p. 101). Le nom du facteur de l’instrument importe davantage que celui des compositeurs. Aucun compositeur n’est d’ailleurs nommé dans Madame Bovary, pas même sur l’affiche de l’opéra qu’un regard expéditif transcrit ainsi : « Lucie de Lammermoor... Lagardy... Opéra..., etc. » (p. 339-340). Emma s’approprie d’autant mieux une musique anonyme ; avec désinvolture, elle l’intègre à son intérieur bourgeois.
La cible de Flaubert, c’est celle qu’Adorno résumera dans sa critique du kitsch. Il faut prendre la mesure de l’enjeu : le kitsch, ce n’est pas l’art démodé. Certes l’art qui entre dans la vie des pauvres est en général celui que les esthètes ont rejeté. Mais le problème est plus profond : le kitsch, c’est l’art incorporé dans la vie de n’importe qui, devenu partie du décor et du mobilier de sa vie quotidienne. À cet égard, Madame Bovary est le premier manifeste anti-kitsch10.
8De fait, dans L’Éducation sentimentale, le piano s’intègre idéalement dans le mobilier : l’on y pose une « ombrelle11 » mais aussi, de manière tout à fait symbolique, « des numéros de l’Art industriel12».
9Au travers du sort que Flaubert réserve au piano se devine la condamnation de toute tentative de ce que Jacques Rancière nomme le « double maléfique13 » de l’art, à savoir l’esthétisation de la vie, symptôme apparent du bovarysme. Didier Philippot précise en effet :
Le tort profond d’Emma ne serait pas tant d’être idéaliste (Flaubert le serait également, et sans doute Jules de Gaultier tout autant) que de l’être avec inconséquence, en s’obstinant à accomplir son rêve dans les formes de la « réalité commune » au lieu de le demander à l’art, sans rechercher aucun « profit personnel » : démarche doublement suicidaire et inesthétique14.
10Didier Philippot rejoint ainsi Jacques Rancière en comprenant cette critique du kitsch comme la justification esthétique de la mort d’Emma. Emma est victime, pour reprendre une expression de Timothée Picard, d’un « kitsch mortifère15 ». De même que Proust punit Swann en le mariant à Odette en vertu de la ressemblance de celle-ci avec la Zéphora de Botticelli, de même, Emma doit payer de sa vie son esthétisation du quotidien. Elle meurt coupable de sa définition de l’art comme « style de vie qui doit pénétrer toutes les formes de l’existence16 ». Il faut lire la correspondance de Flaubert pour entendre toute sa haine envers cet art industriel : s’il la contient dans ses œuvres, il ne se prive pas de la déverser dans ses lettres :
Dussions-nous y périr (et nous y périrons, n’importe), il faut par tous les moyens possibles faire barre au flot de merde qui nous envahit. […] L’industrialisme a développé le Laid dans des proportions gigantesques ! Combien de braves gens qui, il y a un siècle, eussent parfaitement vécu sans Beaux-Arts, et à qui il faut maintenant de petites statuettes, de petite musique et de petite littérature17 !
11Tout se passe comme si les fictions mettaient en œuvre l’idée reçue d’une innocence de la musique… qu’il s’agirait de comprendre comme antiphrase.
L’adoucissement des mœurs
12Si, pour soigner sa maladie, « il fut résolu que l’on empêcherait Emma de lire des romans » (p. 219), jamais on ne lui défend d’écouter ou de jouer de la musique. C’est même tout l’inverse qui se produit : Emma est victime du préjugé qui considère la musique non seulement « comme moins dangereuse pour les mœurs que la littérature » (p. 335), selon les mots de l’abbé Bournisien, mais en outre comme un bon moyen d’adoucir celles-ci.Dans le Dictionnaire des idées reçues, la musique « adoucit les mœurs » tandis que les romans « pervertissent les masses ». Charles se démène afin que son épouse reprenne le piano ; quant à l’opéra, il juge sur les conseils d’Homais « cette récréation lui devoir être profitable » (p. 338). La dimension civilisatrice de la musique, au xixe siècle, ne connaît guère de contestation. La propension à moraliser la musique connaît ainsi une caricature toute flaubertienne en 1841 dans Les Français vus par eux-mêmes :
Ainsi encore, un jeune pianiste, aussi connu par la grandeur de son talent que la longueur de ses cheveux, a proclamé hautement l’intention de transformer son piano à queue en chaire d’enseignement humanitaire. Il n’est pas une de ses notes bémolisées ou diatoniques, qui, d’après son système, ne tendent à rendre meilleurs. Et si parfois il frappe sur les touches au point de les briser, c’est afin d’inculquer avec plus de force ses préceptes moralisateurs18.
13Flaubert, très tôt, n’éprouve qu’aversion pour cette moralisation de l’art. Dès 1846, il regrette :
C’était bon autrefois, quand on n’avait pas la mission sociale du poète. Il faut que chaque œuvre maintenant ait sa signification morale, son enseignement gradué ; il faut donner une portée philosophique à un sonnet, qu’un drame tape sur les doigts aux monarques et qu’une aquarelle adoucisse les mœurs19.
14À l’intérieur-même du roman, le procès en moralité de la littérature a pour corollaire la défense positiviste de la musique, manifestement inoffensive. Les passages musicaux du roman mettent en scène des auditeurs exagérément apaisés, assagis et comme lénifiés. La musique pacifie : de même qu’au bal, « pacifiques à leurs places, des mères à figure renfrognée portaient des turbans rouges » (p. 119), de même au Théâtre, « on voyait là des têtes de vieux, inexpressives et pacifiques, et qui, blanchâtres de chevelure et de teint, ressemblaient à des médailles d’argent ternies par une vapeur de plomb. » (p.340-341)
15La musique n’a pas l’innocence que l’esprit du temps lui accorde volontiers. Au contraire, il faut percevoir la façon dont elle agit sur les esprits, d’autant plus sournoisement du fait de la discrétion inévitable de l’écoute.
II/ « L’attirante fantasmagorie des réalités sentimentales » : la musique comme source du bovarysme
16Emma a eu fugacement accès, dès son enfance, à une représentation romancée de l’amour. Cette antériorité de la représentation sur l’expérience est au cœur du bovarysme : le « cas morbide duquel relèvent tous les personnages de Flaubert20 » et qu’étudie Jules de Gaultier témoigne de ce que Paul Bourget appelle « la Pensée qui précède l’expérience au lieu de s’y assujettir, le mal d’avoir connu l’image de la réalité avant la réalité, l’image des sensations et des sentiments avant les sensations et les sentiments21 ». La place singulière qu’occupe la musique dans l’univers d’Emma comme sa discrétion aux yeux du lecteur peuvent révéler sa fonction et sa puissance : elle entretient le bovarysme de chacun.
Une puissance d’illusion
17Deux scènes fugitives décrivent des évasions musicales : la chanson des mareyeurs et l’orgue de Barbarie. « La nuit, quand les mareyeurs, dans leurs charrettes, passaient sous ses fenêtres en chantant La Marjolaine, elle s’éveillait » (p. 127-128). Le détail des paroles de cette chanson populaire de l’Ancien Régime ajoute ironiquement, à qui s’en enquiert, une dimension sentimentale : le Chevalier du Guet cherche « une fille à marier ». Si Emma s’évade par la pensée pour rejoindre ces personnages romanesques, Flaubert entretient un mystère quant à l’éveil véritable de l’héroïne : « elle s’éveillait » lit-on, alors que le passage se termine par la fin de « son rêve ». Certainement s’agit-il, comme la plupart des imaginations d’Emma, de rêves de demi-sommeil. Le participe présent initial pose la sensation auditive comme catalyseur de l’imagination :
[…] et écoutant le bruit des roues ferrées, qui, à la sortie du pays, s’amortissait vite sur la terre :
- Ils y seront demain ! se disait-elle.
Et elle les suivait dans sa pensée, montant et descendant les côtes, traversant les villages, filant sur la grande route à la clarté des étoiles. Au bout d’une distance indéterminée, il se trouvait toujours une place confuse où expirait son rêve. (p. 128)
18Cette rêverie sonore et musicale connaît le même sort que toutes les rêveries d’Emma : son imagination s’arrête sur une imprécision ou une contradiction.
19La scène de l’orgue de Barbarie vient combler dans le même chapitre (I, 9) les attentes pianistiques déçues. La position passive d’Emma en spectatrice « derrière les vitres de la salle » (p. 137) semble d’ailleurs plus propice à l’imagination que la pratique du piano. Cette vitre maintient une distance sociale infranchissable, puisqu’Emma demeure absolument indifférente au tableau pathétique du vagabond qui croule sous le poids de son instrument et reçoit l’aumône des passants. Elle profite égoïstement et gracieusement, dans une distance littéralement télévisuelle (elle voit et écoute à distance), des « échos du monde » que la vitre laisse passer. L’échappée que permet l’instrument est à la fois visuelle et musicale : « C’étaient des airs que l’on jouait ailleurs sur les théâtres, que l’on chantait dans les salons, que l’on dansait le soir sous des lustres éclairés ». Les lieux musicaux qu’évoque immédiatement l’instrument appartiennent tous à la haute société et rappellent le château de la Vaubyessard en même temps qu’ils annoncent le Théâtre des Arts : « Des sarabandes à n’en plus finir se déroulaient dans sa tête ». La métaphore organomorphique est d’autant plus forte qu’elle intègre à la perception d’Emma le mécanisme si particulier de l’instrument. « Et, comme une bayadère sur les fleurs d’un tapis, sa pensée bondissait avec les notes, se balançait de rêve en rêve, de tristesse en tristesse » : au-delà de la perception nostalgique des airs de l’orgue de Barbarie qui constitue, au moins depuis Mme de Staël, un topos romantique22, la comparaison assimile non plus le mécanisme instrumental avec la perception auditive, mais la pensée d’Emma avec le petit spectacle de miniatures qui s’anime sur l’orgue. L’image est réellement singulière : le comparant est lui-même une reproduction imagée, en réduction, à fonction décorative, celle d’une tapisserie : les « fleurs d’un tapis » ne sont pas un tapis de fleurs... Cette image, trompeuse, amène à reconsidérer la rêverie d’Emma : les « bonds » spirituels, qui devraient lui faire quitter au moins quelques instants la terre qu’elle abhorre, n’ont en fait aucune verticalité, et ne sont rien d’autre qu’un dessin tissé sur un tapis à fleurs. Autrement dit, même dans ses sentiments d’évasion, Emma reste prisonnière d’une représentation convenue et figée du monde que les romances et les albums d’images du couvent avaient déjà forgée en la laissant s’imaginer « aux bras des bayadères » (p. 102-103). Le Dictionnaire des idées reçues est formel : « Bayadères : Toutes les femmes de l’Orient sont des bayadères. Ce mot entraîne l’imagination fort loin. » En somme, si elle stimule la rêverie d’Emma, la musique révèle discrètement l’incapacité profonde du personnage à s’évader.
20Du temps de l’enfance au couvent, auquel coïncide la musique des romances, la vérité que recèlent les représentations artistiques demeure pour Emma à l’état d’intuition, de suggestion, et se trouve comme filtrée par la musique :
À la classe de musique, dans les romances qu’elle chantait, il n’était question que de petits anges aux ailes d’or, de madones, de lagunes, de gondoliers, pacifiques compositions qui lui laissaient entrevoir, à travers la niaiserie du style et les imprudences de la note, l’attirante fantasmagorie des réalités sentimentales. (p. 101-102)
21La sévérité manifeste du jugement esthétique empêche d’entendre ici la voix d’Emma rapportée au discours indirect. Dans une apposition très dense, c’est bien Flaubert en personne qui décrit ces romances comme une machine d’illusions, une fantasmagorie au sens premier. La musique nuit à la représentation en faisant obstacle au kaléidoscope des images qui défilent dans ces romances. Mais la phrase peut s’entendre autrement : c’est grâce à l’esthétique dissonante et maladroite de la musique qu’est suggérée la désolante réalité (c’est l’hapax du mot dans le roman) des sentiments, sans toutefois qu’Emma en prenne acte. Comme s’il rejoignait cette seconde hypothèse, Proust nous invite à considérer avec sérieux la « mauvaise musique », celle qui ne demande aucune légitimité artistique pour entrer et demeurer en nous :
Sa place, nulle dans l’histoire de l’Art, est immense dans l’histoire sentimentale des sociétés. […] Un cahier de mauvaises romances, usé pour avoir trop servi, doit nous toucher, comme un cimetière ou comme un village. Qu’importe que les maisons n’aient pas de style, que les tombes disparaissent sous les inscriptions et les ornements de mauvais goût. De cette poussière peut s’envoler, devant une imagination assez sympathique et respectueuse pour taire un moment ses dédains esthétiques, la nuée des âmes tenant au bec le rêve encore vert qui leur faisait pressentir l’autre monde, et jouir ou pleurer dans celui-ci23.
Le spectacle du bovarysme
22Alors qu’elle accumule grâce aux livres et aux images des savoirs « sans aucun rapport entre eux » (p. 101), au cours de l’opéra, Emma fait l’expérience de ce qu’elle avait déjà entrevu au travers des romances de sa jeunesse : le lien profond qui existe entre sa conception de l’amour et les représentations dont elle ne cesse de profiter étourdiment.
23Plus que jamais, la faculté bovaryque d’illusion des personnages se trouve directement mise à l’épreuve au moment où ceux-ci deviennent les spectateurs de l’opéra Lucie de Lammermoor. Déjà le bal dans le château de la Vaubyessard avait introduit Emma dans le monde où la bourgeoisie est sans cesse en représentation. Telle est toute la puissance symbolique de la vitre brisée laissant la jeune femme apercevoir « des faces de paysans qui regardaient »(p. 121)24. À plusieurs reprises, l’opéra suscite pour elle l’occasion privilégiée de réfléchir sur sa propre existence. La progression linéaire est significative. Emma fait d’abord l’expérience de la distance : « toutes ces imaginations s’agitaient dans l’harmonie comme dans l’atmosphère d’un autre monde » (p. 342). Puis elle en vient à reconnaître dans la représentation opératique un double du réel : « la voix de la chanteuse ne lui semblait être que le retentissement de sa conscience, et cette illusion qui la charmait quelque chose même de sa vie » (p. 343). Dès lors, l’héroïne entre dans un rapport didactique au spectacle, et non plus simplement mimétique. Il ne s’agit nullement d’une rêverie mais bien d’une véritable réflexion sur elle-même, sur sa propension à croire au bonheur illusoire d’un « autre monde », sur son bovarysme-même. La comparaison avec Lucie l’amène désormais à s’en distinguer :
Pourquoi donc n’avait-elle pas, comme celle-là, résisté, supplié ? Elle était joyeuse, au contraire, sans s’apercevoir de l’abîme où elle se précipitait... Ah ! si, dans la fraîcheur de sa beauté, avant les souillures du mariage et la désillusion de l’adultère, elle avait pu placer sa vie sur quelque grand cœur solide, alors la vertu, la tendresse, les voluptés et le devoir se confondant, jamais elle ne serait descendue d’une félicité si haute. Mais ce bonheur-là, sans doute, était un mensonge imaginé pour le désespoir de tout désir. Elle connaissait à présent la petitesse des passions que l’art exagérait. (p. 344)
24Le discours indirect libre rend impossible la distinction de la voix du narrateur de celle d’Emma. La dernière phrase néanmoins ôte l’incertitude majeure : Emma se rend bel et bien compte de l’écart qui sépare les « réalités sentimentales » de leur représentation artistique, et notamment musicale. Emma « connaît » désormais le mensonge que les romances ne lui laissaient qu’ « entrevoir » : entre-temps, ses grandes illusions de jeune fille sont tombées « dans la boue comme des hirondelles blessées » (p. 293), tandis que la machinerie de l’Opéra surpasse la « fantasmagorie des réalités sentimentales » des romances. L’expression était toutefois déjà ambiguë : on peut entendre que la fantasmagorie est inhérente à ces « réalités sentimentales », ce qui ébauche simplement une définition bovaryque de l’amour comme imagination, comme représentation illusoire et captivante. Mais le lecteur peut tout aussi bien comprendre que la fantasmagorie désigne non pas les sentiments en eux-mêmes, mais l’artificialité de leur représentation artistique. Les romances laisseraient alors apparaître leur propre facticité, la connaissance entraperçue concernerait avant tout l’art lui-même en tant qu’il invente des conceptions trompeuses des sentiments, qu’il exagère la petitesse des passions. La romance délivrerait ainsi une part de vérité sur nous-mêmes, sur notre « inthymnité » – pour reprendre les mots de Peter Szendy25 – en même temps que sur son propre fonctionnement.
25Cette prise de conscience de l’inévitable impossibilité d’un bonheur absolu et éternel pourrait rapprocher momentanément Emma de Flaubert, qui écrit à Louise Colet :
Mais il ne faut jamais penser au bonheur ; cela attire le diable, car c’est lui qui a inventé cette idée-là pour faire enrager le genre humain. La conception du paradis est au fond plus infernale que celle de l’enfer. L’hypothèse d’une félicité parfaite est plus désespérante que celle d’un tourment sans relâche, puisque nous sommes destinés à n’y jamais atteindre. Heureusement qu’on ne peut guère se l’imaginer ; c’est là ce qui console. L’impossibilité où l’on est de goûter au nectar fait trouver bon le chambertin26.
26Cette connaissance de causes semble insupportable : aussitôt après, Emma « s’efforc[e] donc d’en détourner sa pensée » (p. 344). La musique souligne un rendez-vous manqué d’Emma avec l’acceptation des pouvoirs et des écarts de la représentation artistique. La question n’est donc pas de savoir si l’héroïne est consciente de la distance entre l’art et la vie. Ainsi que rappelle Jacques Rancière à propos de la littérature, quand « il lui tombe entre les mains un ouvrage lyrique, chantant les joies de la nature et de la vie rurale, [Emma] sait comparer cette campagne idyllique avec la réalité du travail des charrues ou du bêlement des troupeaux. Autrement dit, elle ne prend pas la littérature pour la vie27 ».
27L’illusion dans laquelle vit le personnage de Flaubert ne consiste pas à prendre l’art pour l’existence mais à refuser de tenir l’art pour responsable de celle-ci.
Le bovarysme à toute épreuve
28Alors qu’elle aurait pu suivre l’opéra autrement, par la suspension volontaire de sa crédulité, ou bien, désabusée, quitter instantanément le théâtre, Emma se bouche les oreilles pour ne plus percevoir que la « fantaisie plastique bonne à amuser les yeux » (p. 344). Elle se désintéresse d’un même coup de la musique et de l’intrigue. Cet achoppement psychologique relève moins de la bêtise – elle a tout compris, même fugacement – que d’un manque de volonté : ses « velléités de dénigrement s’évanouiss[ent] » (p. 345) à la moindre séduction des sens. Si lors de l’ouverture de l’opéra « d’insaisissables pensées qui lui rev[iennent], se dispers[ent], aussitôt, sous les rafales de la musique » (p. 342), Emma n’est plus sensible à la musique mais exclusivement à la présence physique du ténor Lagardy sous ses yeux. Elle se considère alors prémunie, à l’épreuve de la musique, comme Flaubert lui-même : « Avant, autrefois, j’ai cru à la réalité de la poésie dans la vie, à la beauté plastique des passions, etc. J’avais une admiration égale pour tous les tapages ; j’en ai été assourdi et je les ai distingués28. »
29En revanche, à l’inverse de l’auteur, elle ne renonce pas à croire à une passion amoureuse distincte de la compassion léthargique de son mari. Maintenant qu’elle est consciente de la « petitesse des passions », la réapparition de Léon lui fait apprécier, rétrospectivement, celle qu’elle avait eue jadis pour le clerc de notaire : « tout ce pauvre amour si calme et si long, si discret, si tendre, et qu’elle avait oublié cependant » (p. 347). Mieux, pour lui, elle quitte le Théâtre des Arts au début du troisième et dernier acte de l’opéra, celui de l’amère mort de Lucie. Nouveau mensonge à elle-même que Jules de Gaultier n’a pas manqué de relever : « Elle est devenue semblable au joueur invétéré qui, dominé par un irrésistible penchant, joue encore lorsqu’il sait qu’on le vole et que les cartes sont biseautées. Elle provoque sa nouvelle passion pour Léon comme une hallucinée consciente qui déterminerait elle-même ses propres hallucinations29. »
30Les apparitions de la musique dans le roman vont de pair avec une neutralité apparente de la voix narrative, à l’inverse de l’iconographie et de la littérature vertement critiquées. Relisons la rage à peine contenue de cet hapax où l’on jurerait entendre Flaubert interpeler en son nom propre les décors et personnages des images des keepsakes : « Et vous y étiez aussi, sultans à longues pipes, pâmés sous des tonnelles, […] et vous surtout, paysages blafards des contrées dithyrambiques » (p. 102-103). Mais Flaubert ne trouve-t-il pas dans l’usage qu’il fait de la musique à l’intérieur même de son œuvre le moyen d’en conjurer discrètement le bovarysme ?
III/ Flaubert, le bovarysme, et la musique en sourdine
31Flaubert aurait pu écarter radicalement de son œuvre toute mention de cet art par trop chargé de la sentimentalité qu’il refoule. Ses romans mettent systématiquement la musique en sourdine. Or la discrétion est précisément le mode opératoire de cet art scélérat. À nous lecteurs de tendre l’oreille aux résonances assourdies de ces mélodies sciemment pétrifiées.
Abandonner la musique
32L’inachèvement semble inscrit au cœur du bovarysme : comme le résume Didier Philippot, « Jules de Gaultier a bien su voir en Emma une étrange passion de l’échec, un goût de l’inachèvement, au sens esthétique du terme, qui la fait reculer à chaque fois devant la consolidation possible de la fiction en réalité ou en “œuvre”30 » Au fil des écrits de Flaubert, la musique n’a cessé de tomber sous ce régime de l’inachèvement : on ne compte plus les abandons musicaux. Léon abandonne la flûte, avant même qu’on ait appris qu’il en avait joué : « Aussi renonçait-il à la flûte, aux sentiments exaltés, à l’imagination; – car tout bourgeois, dans l’échauffement de sa jeunesse, ne fût-ce qu’un jour, une minute, s’est cru capable d’immenses passions, de hautes entreprises. » (p. 428)
33Dans Un Cœur simple, Virginie, la fille de Mme Aubain, semblait suivre la même voie qu’Emma en passant par le couvent des Ursulines. Mais elle n’attend pas d’être sortie du couvent pour faire avorter ses éventuelles ambitions pianistiques : « Les Bonnes Sœurs trouvaient qu’elle était affectueuse, mais délicate. La moindre émotion l’énervait. Il fallut abandonner le piano31. » Quant aux parangons de l’inachèvement et de l’échec que sont Bouvard et Pécuchet, c’est en tant qu’objet d’enseignement à destination du petit Victor que les deux « cloportes » s’essaient au solfège : « Enfin Pécuchet dit à Victor : “Tu n’es pas près de briller aux orphéons” et il abandonna l’enseignement de la musique. “Locke d’ailleurs a peut-être raison : elle engage dans des compagnies tellement dissolues qu’il vaut mieux s’occuper à autre chose.”32 »
34Emma abandonne le piano très tôt dans le roman, dès les premières désillusions de son mariage. Elle renonce à croire en sa capacité à devenir une grande virtuose telle que Marie Pleyel, Louise Farrenc ou Clara Schumann, qui pouvaient faire rêver les jeunes filles :
Elle abandonna la musique. Pourquoi jouer ? Qui l’entendrait ? Puisqu’elle ne pourrait jamais, en robe de velours à manches courtes, sur un piano d’Érard, dans un concert, battant de ses doigts légers les touches d’ivoire, sentir, comme une brise, circuler autour d’elle un murmure d’extase, ce n’était pas la peine de s’ennuyer à étudier. Elle laissa dans l’armoire ses cartons à dessin et la tapisserie. À quoi bon ? à quoi bon ? La couture l’irritait.
- J’ai tout lu, se disait-elle. (p. 135)
35La vision bovaryque de la musique associe l’instrument au dessin mais aussi à la tapisserie, ou à la couture, et, comme l’écrit Jacques Rancière, Emma est « artiste ratée, artiste en puissance, presque artiste, en somme33 ». Pourtant, Emma continue de jouer par la suite, non plus pour elle-même, autrement dit pour satisfaire son ambition personnelle, mais afin de tromper Charles. Emma sait faire preuve d’un certain cynisme quand elle feint de jouer encore plus mal pour obtenir de prétendues « leçons » à Rouen : « Elle se trompait de portée, barbouillait ; puis, s’arrêtant court : - Ah! c’est fini ! il faudrait que je prisse des leçons ; mais... » (p. 390). L’égoïsme bovaryque finit toujours par triompher. On est désormais mieux à même de comprendre l’énigmatique entrée musicien du Dictionnaire des idées reçues : « Le propre du véritable musicien, c’est de ne composer aucune musique, de ne jouer d’aucun instrument, et de mépriser les virtuoses. » Portrait paradoxal du musicien que le bovarysme prémunit contre la musique-même.
Les mélodies battues
36L’échec de la musique n’est pas seulement psychologique, il est aussi acoustique. Une écoute attentive permet de percevoir la manière dont Flaubert fait subir fort discrètement aux musiques évoquées toutes formes de déviations, d’altérations34. Le piano, dont on a vu la valeur métonymique, en est de ce point de vue la principale victime.
37Flaubert transforme en effet le piano en un instrument percussif : « ainsi secoué par elle, le vieil instrument, dont les cordes frisaient, s’entendait jusqu’au bout du village si la fenêtre était ouverte » (p. 107). Le lecteur peut entendre de furtives interférences sonores dans l’expression « les cordes frisaient » : celle-ci désigne une détérioration mécanique et sonore de l’instrument produisant un son parasite qui en dénature le caractère mélodique, comme dans un piano préparé35. Or, dire d’une corde qu’elle frise est un néologisme de Flaubert, ou du moins un premier usage littéraire connu de l’expression. Si Emma « secoue » violemment son piano, d’autres personnages flaubertiens s’en prennent physiquement à l’instrument : le père Renaud, dans la première Éducation sentimentale, loin de caresser les touches, s’acharne dessus comme pour d’anachroniques clusters : « dans l’intervalle d’une contredanse […], [il] se mit au piano et tapa sur le clavier avec ses coudes ; cela fit beaucoup rire ; il fut content36 ». Une occurrence, dans la seconde Éducation sentimentale, prolongent cette série de détériorations pianistiques. Cette fois, le pianiste n’est plus identifié : « sur un infernal piano, dans le cabinet à côté, quelqu’un tapait une valse37 » – à nouveau, l’expression, néologique, passera dans l’usage par la suite. Flaubert apparaît comme l’un des grands écrivains du « tape-à-l’oreille », lui qui a écrit dans Madame Bovary cet aphorisme qui a fait couler tant d’encre : « la parole humaine est comme un chaudron fêlé où nous battons des mélodies à faire danser les ours, quand on voudrait attendrir les étoiles » (p. 301)38.
38Mais Flaubert ne s’arrête pas à un usage percussif de l’instrument : il réalise dans sa fiction le fantasme sadique de la destruction du piano. La scène se passe durant le sac des Tuileries de février 1848 dans L’Éducation sentimentale : « Le palais regorgeait de monde. Dans la cour intérieure, sept bûchers flambaient. On lançait par les fenêtres des pianos, des commodes et des pendules39. » Voilà assurément un amusement qu’aurait aimé l’auteur quand, peu avant sa mort, il aspire à faire de la place dans son propre intérieur : « Maintenant, parlons un peu de notre, ou plutôt de mon logement. Eh bien, madame, voici mon désir : je demande à être débarrassé de mon ennemi : le piano […]40 ». Le prétendument indispensable piano était bien, pour Flaubert, insupportable dans son salon.
Démusicaliser
39Puisque l’auteur insonorise les instruments, leur fait subir de multiples déviations sonores, il revient au lecteur de prêter l’oreille vers la musique absente. La consultation des brouillons de la scène du bal, par exemple, tend à prouver que Flaubert a supprimé les descriptions d’impressions musicales subjectives comme celles, objectives, de la formation instrumentale. Il arrive d’ailleurs que la musique semble oubliée d’une phrase à l’autre, comme dans un passage où le romancier écrit de la mère de Charles qu’elle « lui apprit à lire, et même lui enseigna, sur un vieux piano qu’elle avait, à chanter deux ou trois petites romances. Mais à tout cela, M. Bovary, peu soucieux deslettres, disait que ce n’était pas la peine ! » (p. 61). La littérature éclipse la musique : dans un article sur les rapports de Flaubert à la musique, la critique italienne Liana Nissim note que « la passion de Flaubert pour la littérature semble à tel point exclusive que souvent le mot Art est dans sa bouche synonyme de littérature »41.
40Gérard Genette a magnifiquement saisi cette réduction au silence que subissent en fait « tous les sujets » dont s’empare Flaubert, et que la musique subit de plein fouet :
La Correspondance et les œuvres de jeunesse le prouvent à l’évidence : Flaubert étouffait de choses à dire : enthousiasmes, rancœurs, amours, haines, mépris, rêves, souvenirs… Mais il a formé un jour, comme par surcroît, ce projet de ne rien dire, ce refus de l’expression qui inaugure l’expérience littéraire moderne.[...] Le « livre sur rien », le « livre sans sujet », il ne l’a pas écrit (et personne ne l’écrira), mais il a jeté sur tous les sujets dont son génie foisonnait cette lourde épaisseur de langage pétrifié, ce « trottoir roulant », comme dit Proust, d’imparfaits et d’adverbes qui pouvait seul les réduire au silence.
De Bovary à Pécuchet, Flaubert n’a cessé d’écrire des romans tout en refusant – sans le savoir, mais de tout son être – les exigences du discours romanesque. C’est ce refus qui nous importe, et la trace involontaire, presque imperceptible, d’ennui, d’indifférence, d’inattention, d’oubli, qu’il laisse sur une œuvre apparemment tendue vers une inutile perfection, et qui nous reste admirablement imparfaite, et comme absente d’elle-même42.
41À ceci près que pour la musique, la réduction ne se fait pas jusqu’au silence : il s’agit plutôt d’un assourdissement, et même précisément d’assourdir les mélodies en percussions à peine perceptibles.
42Face à cette démusicalisation du texte, qui ne scelle donc pas à proprement parler le règne du silence, il n’est finalement pas étonnant que les mises en musique du roman43 aient emprunté la voie du bovarysme plutôt que celle de Flaubert44. De même que le procès en moralité qu’a connu l’auteur a confirmé l’idée reçue inscrite dans son œuvre d’une mauvaise influence de la littérature sur les mœurs, de même, à défaut (ou presque) de musiques flaubertiennes, c’est à une histoire flaubertienne de la musique que ces mises en musique diverses nous confrontent. Flaubert s’inquiétait dès 1857 de propositions pour ainsi dire bovaryques de spectacles dérivés de son roman : « On m’a demandé un opéra-comique (comique ! comique !)45 ». Puis, l’année suivante : « Et puis on a assez parlé de la Bovary, je commence à en être las. […] Loin de vouloir exploiter mon succès comme on me le conseillait, je fais tout au monde pour qu’il ne recommence pas46 ! » Qu’il se rassure, son roman a pour l’instant condamné toute version chantée et sentimentale de Madame Bovary à demeurer dans la clandestinité. Tout se passe comme si l’écoute vérifiait, mutatis mutandis, la puissance réflexive de la fiction flaubertienne que Jules de Gaultier avait mise en lumière :
La grande trouvaille de Jules de Gautier est peut-être d’avoir su lire les romans de Flaubert comme s’ils contenaient non seulement une mise en œuvre de la fiction mais une mise en scène ironique de ses pouvoirs, de son bon et de son mauvais usage, et presque un art poétique, une pensée de la fiction47.
Conclusion : pour une lecture à l’écoute.
43La musique n’échappe ni au bovarysme des personnages, ni à la distance que Flaubert prend sur ce dernier. Comme l’un de ses symptômes mais aussi comme l’un de ses ferments, la musique participe du bovarysme en même temps qu’elle permet d’en saisir la résistance à toute épreuve. Loin d’être « étranger par nature et par éducation à l’art sonore48 » comme on l’a longtemps laissé entendre, Flaubert y demeure au contraire très sensible toute sa vie durant. La musique le rend bien moins insensible qu’elle ne l’irrite. S’il reste peu au fait des modernités musicales qui lui sont contemporaines, Flaubert semble en revanche un observateur étonnamment lucide des écoutes « de province », quand il refuse la déviance bovaryque d’une écoute qui esthétise la vie tout en agitant l’imagination et la sensibilité, et en révélant les prétentions vaniteuses du bourgeois.
44On serait presque tenté de lui attribuer ce titre, si provocateur de la part d’un compositeur, d’une conférence donnée par John Cage en 1992 : « Je n’ai jamais écouté aucun son sans l’aimer : le seul problème avec les sons, c’est la musique49 ». Reste à savoir ce que l’on entend par musique. De même que Jean-Marie Privat a montré que « nos oreilles embourgeoisées ont eu tendance à passer sous silence [la] dimension publique, populaire et primordiale du texte50 », de même nos oreilles encore bien romantiques ont pu demeurer sourdes à la dimension musicale des romans. De l’écoute, Flaubert conteste l’idée bovaryque qu’elle serait neutre, passive, inoffensive. Comme un ancêtre éloigné de Peter Szendy, c’est à une responsabilité de l’écoute51 que Flaubert nous invite.