1Notre commerce avec le monde tient souvent à la façon dont nous nous emparons ou dont nous nous défendons de formes qui nous parviennent du dehors – des images, des figures, des styles, qui sont autant de tenues dans l’être, autant de formes de vie… L’existence individuelle est faite de ce débat entre nos manières propres et celles avec lesquelles nous sommes constamment appelés à entrer en relation. Qu’est-ce que « s’approprier » ainsi une forme extérieure ? Cela suppose au moins une sortie de soi – à vrai dire une perte et une redéfinition complexe de ce que l’on a en « propre ». Car les formes qui sont placées devant nous sont en avance sur nous : elles nous précèdent, nous attirent, nous déplacent dans leur lieu, figurent une chance ou une menace ; c’est ce qui leur donne la puissance de nous orienter ou de nous désorienter1. Dans une dynamique de désappropriation et de réappropriation, on semble alors hypothéquer une partie de soi, s’en dévêtir, pour s’approprier en retour des formalités extérieures, pour se revêtir2 de configurations autres, par lesquelles on s’altère, ou par lesquelles on s’augmente (Barthes invitait ainsi, dans l’usage des formes de langage, à « transformer une aliénation en investissement3 »). Cet investissement est au cœur d’une pratique du monde ou des autres, et d’une pratique de soi ; il fait de la vie humaine une vie d’emblée esthétique, dans ses procédures et ses mouvements. Une vie esthétique au sens où elle engage des formalités – des rythmes, des figures, des manières, un « comment » –, et non nécessairement une vie « esthétisée », embellie, volontaire ou conquérante.
2Jean Paulhan a souvent affronté cette énigme de l’avance des formes qui se proposent à l’expérience – habitudes, lieux communs, phrases, images et gestes influents… ; et il s’est efforcé de comprendre la façon dont les individus, effectivement, les investissent ; mieux : dont ils les rejoignent dans leur dynamisme propre, et dans la mise en travail de leur manière d’être. Il nous aide ainsi à comprendre combien l’ouverture permanente à d’autres formalités de la vie et du sens, à d’autres styles de l’être, participe au processus de notre propre constitution individuelle4 – le guide, le nourrit, mais aussi le complique.
« L’avance » des formes
3Je voudrais mettre en regard, dans les écrits de Paulhan, trois expériences qui prennent en charge ces mouvements, et qui les relancent dans la dynamique même de l’expression individuelle. Toutes trois touchent à cet aspect essentiel de la vie dans les formes qu’est leur antécédence et leur caractère inducteur, conducteur. Ces trois épisodes élucident les attitudes d’un sujet à l’égard de configurations extérieures et antérieures de signes et de sens ; ils mettent en avant un effort de soulèvement intérieur, un effort de traction du sujet vers ces formes, en une dynamique d’appropriation qui est comme la réponse du corps à l’évidence de leur avance ; mais ces textes mesurent aussi ce qu’il entre de perte (de « dépropriation », si je puis dire) dans la constitution d’une subjectivité suspendue à des médiations extérieures. Ces trois épisodes, les voici : il s’agit, dans le désordre, de L’Expérience du proverbe, paru en 1925, qui montre comment une parole individuelle acquiert de l’autorité en se déplaçant sur le terrain général des lieux communs : la traction active du sujet vers des formes générales s’observe ici dans l’exercice ordinaire de la parole et dans le rapport aux proverbes, qui ont à la fois l’antécédence de formes héritées, prouvées, et l’extériorité de formes impersonnelles, partagées, impropres. Il s’agit ensuite de la « Petite aventure nocturne » du Clair et l’Obscur (1957-1958) un épisode de défamiliarisation où s’observe un refaçonnement réciproque du corps individuel et d’un espace progressivement ré-habité. Et enfin, d’un article publié en 1907 dans une revue savante : « L’imitation dans l’idée du moi », qui approche à tâtons la question de la formation du sujet dans sa pratique des images.
4Ces observations peuvent rapprocher Paulhan d’une vaste série de réflexions psychologiques, sociologiques ou esthétiques du tournant du siècle, qui convergeaient toutes vers un intérêt pour les conduites mimétiques et pour une compréhension de l’imitation comme « force », susceptible de définir des subjectivités traversées d’impropre, de passé, de commun. Paulhan s’imposera en effet ici comme le contemporain de démarches apparemment dispersées : la philosophie de Jules de Gaultier, théoricien du « bovarysme », non seulement comme évanouissement du moi mais aussi comme capacité ambivalente à se représenter « autre » et à y engager une puissance de devenir ; la pensée de « l’imitation » de Gabriel Tarde (dans Les Lois de l’imitation, en 1890, dont les Paulhan, père et fils, se sont sentis proches5) ; la théorie de « l’influence » de Gustave Le Bon (avec la Psychologie des foules de 1895) ; mais aussi l’ensemble des réflexions esthétiques (notamment celles de Warburg6) sur la force de conduction des images, les phénomènes d’empathie et de circulation des gestes entre des corps éloignés ; ou encore l’intérêt des anthropologues pour la culture de la magie. Dans toutes ces orientations, l’époque a repensé les frontières entre les sujets et les objets, mais aussi entre les sujets et les sujets, et la façon dont s’échangent entre eux des figures, des images et des formes efficaces. Aucune de ces pensées ne regardait le rapport aux modèles, ou à la puissance des images comme une aliénation, mais comme une ressource de la vie.
5Cette méditation sur notre pratique des formes fait également de Paulhan un penseur singulier de « l’usage », un premier « pragmatiste », solidaire de John Dewey ou de William James, ou encore, dans un ordre de pensée tout différent, de la théorie de l’habitus de Marcel Mauss7. Un pragmatiste, c’est-à-dire quelqu’un qui regarde avant tout les formes partagées et les médiations comme des outils, des instruments autour de l’usage desquels se ressaisit (ou échoue à se ressaisir) une liberté. Ses textes témoignent en effet de la façon dont un individu fait usage des ces formes qui pourtant l’excèdent, de la façon dont il leur assure un emploi dans la constitution de sa propre vie. Cela nous rapproche d’ailleurs des réflexions modernes sur les ambivalences des modes de subjectivation8. Mais de ces mouvements qui l’ont profondément animé, Paulhan a su en outre prendre en charge l’obscurité ; on connaît la patience, le souci constant de retour et de reformulation, et souvent la difficulté des écrits de Paulhan : c’est qu’il a accepté la temporalité trouble et le vécu profondément énigmatique de notre commerce avec le monde. En cela, la complexité tournoyante de ses textes n’est pas seulement la marque d’une indécision ou d’un inaboutissement, c’est aussi une façon de relancer le mouvement même de nos vies-dans-les-formes. On voit combien la façon dont un écrivain acquiesce à la tâche de l’expression, c’est-à-dire prend effectivement son parti sur les formes, constitue ici, en tant que telle, une opération de pensée.
6Tout cela peut nous convaincre d’une force propre des médiations, des styles et des manières d’être, autrement dit des formes intermédiaires qui circulent dans le monde sensible et que les sujets échangent, s’approprient – mais par lesquelles aussi bien ils « s’improprient », en consentant à vivre, intimement, d’une vie impersonnelle.
Le moi et les images
7En 1907, Jean Paulhan publiait dans La Revue philosophique de la France et de l’étranger un article consacré à « L’imitation dans l’idée du moi »9. Cet article est difficile et déroutant, particulièrement riche ; il se tient longtemps loin de son titre et de la thèse au bord de laquelle il conduit (à vrai dire plus qu’il ne la formule durablement). Il s’ouvre sur deux récits de rêve, à l’occasion desquels Paulhan observe des phénomènes de dédoublement de la personnalité (des « pathologies du moi », aurait dit Théodule Ribot dans les mêmes années10), où « le malade se croit devenu, en partie, un autre ; c’est-à-dire qu’il croit toujours à l’existence de sa personnalité, mais qu’il affirme l’existence d’une seconde personnalité qui se mêle plus ou moins à la sienne ». Paulhan souligne que c’est en général dans ces moments où le sujet « sent qu’une autre existence l’envahit », que s’impose « l’idée de son moi à lui, de son “vrai moi” ». Il observe une série d’effets de déphasages et d’altérations, des façons que l’on a de se regarder du dehors, de se voir comme un autre. Et à travers une série assez labyrinthique d’exemple physiologiques, psychologiques ou politiques, il construit progressivement l’idée que la notion même du moi est l’imitation d’une forme venue de l’extérieur : « Ainsi même notre idée du moi la plus abstraite paraît être l’application à certains de nos sentiments, à certaines de nos idées, d’une forme étrangère, imitée des autres. » On voit s’imposer ici la force d’appel des images, qui ont la puissance de circuler dans l’espace commun, et réciproquement la force de traction, l’énergie en avant d’un sujet qui a la capacité à la fois de se perdre dans ses médiations, d’y adhérer et de se suspendre à elles.
8Que l’imitation soit pour l’individu qui imite une puissance, par conséquent une réserve énergique d’invention, c’est ce qu’avait affirmé Gabriel Tarde dans Les Lois de l’imitation, en 189011, au moment même où Jules de Gaultier universalisait la volonté bovaryste d’un « devenir autre ». Tarde regardait la foule des individus comme un réseau de reflets réciproques, où chacun voit ses semblables et se voit miroiter en eux-mêmes, répétant et répété. Ce jeu de miroirs placé au cœur des relations interpersonnelles fondait pour lui la propagation des admirations et des imitations : chacun imite ce qu’il admire, ce qu’il juge bon et capable de lui servir de modèle, et agence de manière originale, par leur mélange, des imitations choisies à plusieurs sources, des « flux imitatifs » contradictoires. Miroitement des formes d’être, montage de vouloirs, agencement de flux de désirs, dirait-on en termes deleuziens : l’imitation et l’invention sont ici indissolublement mêlées, comme deux puissances complémentaires de l’ingéniosité du « faire » humain. L’individu est singulièrement vécu comme une sorte de montage ; sa particularité n’est pas première, elle se construit au fur et à mesure de la capture des influences : il imite, mais il imite des modèles hétérogènes, et il est le seul à combiner tel ensemble d’imitations. Il y avait là des promesses de performativité de l’individuel au cœur même des mécanismes mimétiques que beaucoup de pensées du xxe siècle ont dépliées, amplifiées, poursuivies. Mauss décrivait par exemple « les techniques du corps » (les habitus, faits d’habitudes et d’habiletés), comme un mécanisme d’« imitation prestigieuse » ; dans l’imitation de « traditions efficaces », des gestes qui ont « fait leur preuve » manifestent ainsi la force qu’ils ont de se transmettre (et les gestes, à vrai dire, s’égalent à cette force). Dans toutes ces pensées, pensées de l’usage et de la capacité, on n’a pas à quitter la sphère de l’imitation pour accéder à celle de l’être, ou du soi. C’est une belle tâche aujourd’hui que de revenir à elles, pour arracher le désir d’imitation à un sentiment trop simple d’aliénation – car on est un individu aussi dans ces occasions dialectiques, dans ces pratiques composées de volonté et de passivité, qui engagent un désir traversé par des formes efficaces, des formes qui ont (qui sont) la force de se transmettre et de se proposer à toutes sortes de sujet.
9L’originalité de la démarche de Paulhan, par rapport à ses contemporains, est cependant de ne pas fonder cette imitation sur un phénomène avant tout positif d’acquiescement, de conquête, mais comme le résultat d’un heurt et d’un moment de perte : « notre moi a besoin sans doute pour se poser, pour être connu de nous, qu’un élément étranger nous heurte, nous choque ». C’est ce choc qui produit, secondairement, l’image. Dans le domaine des convictions politiques, par exemple, c’est une fois attaquée que « ma conception va m’apparaître comme étant bien à moi. Peut-être je m’apercevrai pour la première fois que je tiens beaucoup à elle : je chercherai à la résumer en quelques phrases concises. […] Je l’opposerai ainsi à la théorie fausse et je l’opposerai comme étant vraiment à moi. Mais, en réalité, est-ce qu’elle n’a pas cessé, pour toute une part, de m’appartenir ? […] Ici je ne puis affirmer mes sentiments, mes idées à moi, et je ne puis même concevoir comme étant à moi ces sentiments et ces idées qu’en imitant, pour tout le reste, l’élément étranger qui, en les heurtant, leur a donné une sorte de vie nouvelle et artificielle. » Paulhan tient au sentiment que « toutes les idées du moi que nous nous faisons ainsi veulent sans doute dire que nous sommes, quoi qu’il en semble, quelqu’un comme tous les autres ».
10Paulhan achève son texte sur quelques citations très significatives d’Amiel (des phrases où il reconnaît une image de son effort de pensée : des phrases qu’il rejoint), dont celle-ci : « Toute individualité caractérisée se moule idéalement en moi, ou plutôt me forme momentanément à son image et je n’ai qu’à me regarder vivre à ce moment pour comprendre cette nouvelle manière d’être de la nature humaine. C’est ainsi que j’ai été mathématicien, musicien, moine, érudit, enfant, mère. Dans ces états de sympathie universelle, j’ai même été animal et plante, tel animal donné, tel arbre présent »… L’idée du moi circule ainsi parmi des « modèles », des manières qui sont des possibles de l’humain ; mieux : elle s’y anime. Ici la médiation ne doit pas être pensée, ainsi qu’elle le sera dans l’anthropologie de René Girard12, comme un gouffre d’aliénation, mais d’abord comme la réserve nécessaire à la modélisation d’un soi, au fait de se rejoindre soi-même au dehors, c’est-à-dire de rejoindre une identité possible dans l’acquiescement à une image.
11Paulhan s’efforce in fine de montrer comment un sujet « devient » les images dont il a « trouvé l’emploi » ; l’idée est puissante, elle s’achemine vers ce qu’aujourd’hui encore beaucoup essaient de dire sur notre commerce avec les formes. Mais cette pensée risquée par Paulhan (cette idée que l’on devient ce dont on « a trouvé » l’usage) est d’une complexité précieuse, à laquelle on doit être attentif ; elle articule certes une pensée de l’usage à une conception de la vie individuelle comme devenir ; mais elle est surtout sensible à la temporalité des images, à leur précédence : le sujet est plongé dans un corps à corps avec des images qui ont force d’antécédence, et qu’il lui faut en quelque sorte rejoindre après coup dans sa pratique propre. Ce processus est dialectique, car ce que le sujet « regarde comme bien personnel », ce ne sont pas seulement « des sentiments ou des opinions étrangères », mais « des sentiments, des opinions étrangères dont il a su trouver l’emploi ». C’est là la recherche active d’une manière d’être, suspendue à la force d’appropriabilité des formes, et d’une identité qui est pourtant aussi impropre, commune, traversée d’altérité.
12Car il s’agit bien, ici, de rejoindre en permanence ces images étrangères que l’on est. Je dirais que ces images, en quelque sorte, « exproprient » le sujet, qui entre dans un processus infini d’appropriations et de désappropriations. Le moi peut être progressivement conçu comme une image expropriée, qui se recharge en permanence au dehors, se décolle du sujet pour circuler dans le monde des formes, lui faire des contours, le prolonger, et en tout cela l’animer.
Rejoindre une phrase, s’y transformer
13Vivre à même les formes qui nous devancent, investir des lieux impropres et s’y façonner : beaucoup de comportements relèvent de cette dynamique qui n’est pas un parasitage de l’expérience, mais l’un de ses moteurs. Cela se dévoile en particulier dans la parole, au cours de laquelle le sujet se porte effectivement « en avant » de lui-même – juste un peu, mais toujours – vers des phrases qui le précèdent. Paulhan a fortement éprouvé cette avance des phrases, il a senti en elles ce que requiert l’être-dans-la-parole, et il s’est efforcé de l’élucider ; il en a conçu une intuition fondamentale sur notre vie avec le langage, sur le rapport entre un individu et des énoncés qui se présentent à lui de l’extérieur. Mieux que quiconque, dans sa lutte contre le « terrorisme » de l’expression et de l’absolu individuel, Paulhan peut nous aider aujourd’hui à concevoir les médiations, ressaisies dialectiquement, comme des ressources et des capacités.
14On connaît le récit de la troublante expérience de langage rapportée dans L’Expérience du proverbe13 : apprenti en parole à Madagascar (il était en poste au lycée de Tananarive), s’étonnant de l’importance des proverbes dans le dialogue malgache, Paulhan comprend progressivement que la tâche de celui qui parle consiste à s’appliquer à seconder ses propres phrases, à aider les formules proverbiales, une fois qu’il les a avancées, à rejoindre une circonstance, à trouver au présent leur possibilité de sens, à accrocher le réel par la force de leurs pinces. L’expérience de Paulhan commence par l’énigme d’une faiblesse : il sent que ses discours, pourtant parfaitement formés, n’ont ni poids ni influence ; et il observe comment ses interlocuteurs usent des proverbes et y fondent l’autorité de leur parole. C’est l’occasion de comprendre la façon dont un sujet soutient, habite, investit sa propre parole. Paulhan comprend que chaque locuteur emploie son attention à « favoriser » l’apparition des lieux communs, à les « faciliter », et surtout à recomposer autour d’eux les données de la situation présente, afin de se reconnaître dans des mots partagés ; le dialogue « rattrape » les proverbes, comme si les proverbes lancés étaient effectivement en avance, et devenaient la source d’une nouvelle assurance pour celui qui parle. Ils suscitent « l’attention, et presque la coopération »14 de ceux qui les utilisent, leur effort, et même leur sens du risque – « comme l’on est “de cœur” avec un acrobate qui accomplit un tour dangereux ».
15Paulhan a ainsi découvert qu’il nous revient d’aider les mots. D’aider les mots à quoi ? À avoir leur force et leur poids, c’est-à-dire à être vrais, ou plutôt à devenir vrais, à se « prouver » (comme le dit Mauss au sujet des « techniques du corps », qui ont la force de se transmettre parce qu’elles ont eu celle de se prouver). C’est à nous qu’il revient de conduire les phrases vers une situation, un emploi, une circonstance de vie. L’Expérience du proverbe recèle ces deux surprises : d’abord la surprise de constater la force des lieux communs, la puissance d’un langage extérieur que l’on accepte d’investir, dont on se revêt comme d’un habit d’autorité ; puis, dans un second temps – dans cet après-coup si caractéristique de Paulhan – celle de comprendre qu’il nous faut assister les lieux communs dans leur force et pour leur force, coopérer avec leur efficacité, veiller sur elle. Ce n’est pas tant qu’ils soient nos outils, c’est plutôt que nous sommes les adjuvants de nos propres mots : il faut des sujets de parole pour permettre aux mots (comme aux gestes) d’exercer leur influence. Cette force des mots, tout extérieure, est pourtant bien en nous : c’est aussi la nôtre.
16Comme s’il nous revenait de rejoindre les mots, de rejoindre nos mots, et par conséquent de nous réapproprier notre propre force. Parler, ce n’est pas alors s’exprimer, c’est rejoindre une phrase, comme on rattraperait une image. Paulhan balaie la question de l’expression du revers de la main : le problème n’est pas celui de la bonne formulation d’une pensée qui aurait d’abord été au-dedans du sujet ; non, la question est celle de l’ouverture à un futur des formes : non pas le rapport des mots à une intériorité (un « propre »), mais le pouvoir de rayonnement des mots, ce qu’une phrase voudra dire, ce qu’une phrase pourra vouloir dire, tout ce dont elle sera (comme Warburg le disait de l’image) capable. Ce récit d’appropriation (des lieux « communs », c’est-à-dire de nos possibles, de notre force) n’est pas l’histoire d’une dépossession, c’est plutôt l’histoire d’un renversement du rapport entre la parole et la situation. Toute phrase « influente », explique Paulhan, porte en elle ses possibilités d’animation, et projette autour d’elle un halo de circonstances. L’énoncé crée autour de lui une disposition, rayonne en une situation, comme un geste qui se donnerait plus d’efficacité en se reformant autour d’un outil : « Plutôt qu’il ait dû s’adapter aux choses, ce sont les choses qui ont tourné autour de lui ». Laurent Jenny et Jean-Yves Pouilloux ont éclairé chez Paulhan cette logique en quelque sorte pré-pragmatique de la parole. Car les linguistiques pragmatiques, les théories de l’énonciation qui saisissent les phrases dans leurs circonstances, auraient fourni un cadre à bien des aspects de la recherche de Paulhan. La dynamique de l’expression s’en trouve en tout cas redéfinie : « il y avait dans le proverbe quelque nœud qui exigeait, pour être saisi, que l’on considérât ce proverbe dans son application, et comme dans sa projection. Mais l’on peut dire à présent, plus simplement : dans son expression – comme une chose, que l’on ne peut saisir que si l’on a commencé par l’exprimer »15. Paulhan a exploré inlassablement ce mouvement, qui inverse et rattrape le cours du temps.
17Les récits de Paulhan offrent en effet souvent la même situation, celle d’un effort dialectique de la conscience vers le donné des formes, où l’on « est soi-même le champ de la nuit et de la métamorphose ». Ainsi, dans un épisode de sa vie en guerre qu’il rapporte dans son journal (et qu’il refigure dans La Guérison sévère), Paulhan s’est trouvé non seulement placé devant des phrases à rejoindre, mais en devoir de les susciter. Tombé gravement malade en février 1918, envahi par la fièvre, il s’est senti gagné progressivement par un « désir de guérison ». Sa sensibilité aux formes et à notre vie en elles donne à ce désir une allure particulière, et il décide de placer imaginairement devant lui des sortes de slogans : « c’est de la nuit où je me suis mis à répéter, et je ne sais pourquoi j’avais pris ce moment : “Il faut que je veuille guérir, il faut que je veuille guérir…” Alors j’ai renoncé aux images et aux histoires que je me trouvais et j’ai couvert d’inscriptions le mur qui est en face de moi16 ». Il inscrit donc imaginairement au mur des phrases, des phrases influentes : « Je suis clair », « Je suis guéri comme 2 et 2 font 4 », « J’ai mille amis avec moi »… Leur force d’antécédence, le « déjà » des phrases, fait d’elles des vérités à rejoindre et où se transformer soi-même, où intervenir sur son mode d’être (Foucault, tournant lui aussi sa pensée vers la valeur de l’usage, définissait ainsi « l’éthopoièse »). « Du dehors, note Paulhan, bobards sur la convalescence. Mais non, bobards excitants à se créer au-dedans, cet état de joie en avant17 ». Les phrases placées à l’horizon de la conscience d’un individu lui font en effet créer à l’intérieur de soi un « état de joie en avant ». Il s’agit de devenir cette image que l’on projette, d’aller intérieurement jusqu’à ce soi au dehors, de devenir le possible. La phrase postulée par Paulhan (comme l’outil chez Mauss ou Leroi-Gourhan) est « tournée en chose, à la fois simplifiée et prête à être appliquée18 » ; ce n’est pas un destin lointain dans lequel je me glisserais, comme si je m’y confiais à une tout autre existence, mais quelque chose qui me ressemble déjà en tant qu’il se place au-devant de moi, quelque chose qui me concerne, me requiert, m’appelle un peu au-delà de moi-même et exige ma coopération – c’est, encore une fois, un pivotement autour du « propre » : dépropriation, expropriation, appropriation.
18Toute forme a, de ce point de vue, « un air d’ancienneté19 » ; et c’est son antécédence qui en fait une orientation du vivre, une force de traction qui conduit le sujet à lui trouver un emploi. « C’est où, disant le proverbe sans rencontrer du premier coup la vive adhésion que plus ou moins confusément j’attendais, je reviens sur mes paroles, je les recommence, je tâche de montrer que “c’était bien ça”. Je me justifie, après coup, ou plutôt je me continue – non pas peut-être sans artifice, ni conscience20 ». Se rejoindre, et se continuer : le sujet consent à un « artifice » conscient pour « rattraper », accrocher les phrases lues et les accommoder ; et peut-être sent-il que, dans cet effort, il ne s’est par porté ailleurs mais il s’est continué lui-même. La phrase vient trouver un interlocuteur qui se trouvait prêt, qui ne suivrait pas tel mot « s’il n’était en quelque façon embarrassé de lui – et ne le pouvant pas plus retirer que ce pion que l’on vient de placer, au jeu d’échecs, dans une position menaçante à la fois et périlleuse21 ». Ici l’influence d’une forme (sa puissance de sujétion, même) est en fait aussi une augmentation du sujet : « Tout se passe comme si le retournement ou plutôt la transformation, que l’on a vue, donnait à son auteur quelque mérite. […] Tout se passe comme s’il y avait des événements – les proverbes – tels qu’il fût louable, méritoire de parvenir à les exprimer22. » C’est la dynamique ordinaire de la parole qui nous fait nous « improprier », si je puis dire, dans des phrases et nous ré-instaurer en elles.
19On peut d’ailleurs trouver ici une figuration du processus mental et rythmique de la lecture, qui est lui aussi un processus d’appropriation et de dépropriation de configurations venues du dehors. Je crois en effet que, comme les proverbes de Paulhan, les phrases que nous lisons cherchent en nous leur efficacité ; elles sont dans l’attente d’un devenir-vrai : dans l’attente que nous les fassions advenir non seulement comme sens, mais comme intention, direction d’être. Question, toute pragmatique, d’emploi. L’effort de la lecture est cet effort dialectique d’acquiescement et de traction vers les mots que la lecture vient de réaliser en nous : mouvement de soulèvement intérieur, forme particulière d’une « possibilisation » de soi. Les lectures dérivent dans le lecteur, disponibles à ce que le monde fasse d’elles une vérité; elles ne « s’appliquent » pas au réel, mais suscitent une circonstance, une mise en phase avec une nouvelle réalité. Une phrase, en effet, est toujours instauratrice23, elle suscite en elle-même sa direction et façonne son passé ; lorsque nous la lisons, sa qualité de temps s’installe en nous, elle nous prête son orientation, nous lui prêtons notre durée, et la lecture l’effectue comme nôtre. Qu’est-ce qui justifie, au fond, ce mouvement ? C’est ce qu’il faut décidément appeler l’avance des formes : la marque de l’antécédence qui touche tout énoncé, son avance perpétuelle sur celui qui le reçoit, mais aussi sur celui qui l’a risqué (dont il excède l’intention)24. Fondamentalement intentionnelle, l’expression est toujours en excès, placée un peu en avant de celui qui parle, et par définition de celui qui écoute. Étonnés par les phrases que nous lisons comme nous le sommes souvent par notre propre parole, ce que nous y avançons nous devance, il nous faut le rejoindre après coup, et il ne dépend que de nous de le faire « exact, précis, encourageant25 ». La lecture est faite de ces franchissements permanents de la distance de soi à soi qui nous sépare intérieurement de nos propres possibles.
20Les phrases qu’on s’approprie, dans tous ces cas, sont des puissances : ce n’est pas leur indétermination qui fait l’objet d’une pratique, mais leur force ; on ne va pas là où il y avait un vide, mais là où il y a un plein ; on ne se glisse pas là où on nous faisait place, mais là où il faut forcer cette place. La pratique de la citation, chez Paulhan lui-même, en serait un bon exemple.
Gestes, habitudes, habiletés
21C’est enfin dans la vie du corps, de ses gestes, et des modulations de l’habitude, que l’on peut identifier cette réponse intérieure d’un sujet à l’avance des formes. Une même épreuve patiemment élucidée apparaît en effet dans un dernier épisode de la vie de Paulhan, qui élargit à tout un rapport au monde sensible, au monde matériel, ce dont j’ai évoqué la force d’antécédence dans la construction de l’image du moi ou dans la logique de l’expression. Il s’agit de la « Petite aventure nocturne »26 qui est au cœur du récit intitulé Le Clair et l’Obscur qui saisit le rapport à soi en termes d’usage, d’apprentissage et de rayonnement de formes efficaces dans les modalités même de la pratique.
22La scène est une épreuve d’orientation (cela nous intéresse !) : Paulhan rentre une nuit chez lui et il doit, sa femme étant déjà endormie, parvenir à s’orienter dans l’obscurité pour arriver jusqu’à « l’endroit-chambre » du grand atelier qui leur sert tout ensemble de chambre, de salle à manger et de bureau. Il raconte comment il a donné un très bref coup de lumière pour ne pas réveiller sa femme, en une « décision – à la fois énergique et ingénieuse », et s’est fait ainsi « entrer dans les yeux les obstacles de toute espèce », quadrillant la rétine, l’œil-outil, d’un plan préalable qui orientera ensuite ses mouvements. La beauté de ce texte tient en partie à la description patiente d’une transformation des objets et de leur emploi, par conséquent aussi d’une transformation du corps qui les traverse et les ré-habite. Les choses matérielles y sont en quelque sorte figurées comme des gestes possibles (ou impossibles), pour l’individu qui se meut au milieu d’elles ; dans ce moment de vacillement des repères, les objets ne sont plus familiers, ils ne sont plus instrumentables, « futuribles » si je puis dire, à la façon dont ils l’étaient de jour : ils se révèlent périlleux et menaçants à force d’isolement et d’inertie. « Cela ne faisait pas un paysage de tout repos… » Les objets ne sont plus l’horizon « proxémique » et habituel des gestes du corps, ils ne sont plus le prolongement possible de ce corps en action et son aboutissement pratique, mais ils continuent de se rapporter au corps sur le mode de l’emploi – ici, de l’in-disponibilité : ils forment en effet une série d’obstacles amoncelés qui se rapportent aux personnes d’une nouvelle façon : « Et ma femme qui continuait à dormir paisiblement entre ces tables pointues, cette pierre ou plutôt cette brique (vaguement gravée) qu’un frôlement jetterait par terre, ce lierre traînant à terre où je vais me prendre les pieds […] cette bibliothèque tournante qui n’attend que le moment de grincer »… Les objets sont toujours définis par leur aura, même s’il ne rayonne d’eux que leur être-obstacle : ils sont comme hérissés des actions et des gestes ratés qu’ils s’apprêtent à susciter. Le futur antérieur, le « ce que cela peut devenir “pour moi” » reste bien le mode d’être des formes – mais c’est devenu celui des actions échouées, mal ressaisies autour des choses.
23(Par parenthèse, l’article de 1907 présentait un épisode tout proche, à l’appui d’un argument très singulier : « Un enfant court dans un salon et se heurte à un meuble. Il peut se ramasser sur lui-même, sauter et donner à son tour un grand coup au meuble : il lui a fait mal. C’est qu’il s’était fait un meuble, c’est-à-dire une chose capable de heurter et de blesser. [Nous], nous nous sommes faits des hommes, peut-être, parce que nous vivons surtout avec des hommes. »)
24« Je persistais à avancer des mains, des pieds, des genoux. Ma tête même, que je craignais de cogner aux livres, portait son danger particulier. » Habileté et gaucherie, ici, se recomposent : un être aveuglé réinvente au bout de ses doigts ou de ses os sa capacité à voir ; des organes, des possibilités de contact et des gestes se redisposent, en un nouveau mode d’être qui est aussi un nouveau corps. « Deux heures sonnèrent à la pendule comme je reconnaissais de la hanche un coin de table. Mais je tournai adroitement la table, et je parvins enfin à l’endroit creux, à l’espèce de grotte – je commençais par en tâter du coude les parois – où je n’avais plus qu’à me déshabiller en silence »… C’est bien un corps capable-incapable qui se manifeste ici, un corps en quelque sorte habillé de gestes, vêtu de puissances pratiques qui sont suscitées par la transformation des objets et des repères. Ce corps irradie en images qui sont ses possibilités et ses impossibilités, il rayonne en habiletés nouvelles lorsqu’il ne peut plus faire fond sur ses habitudes. Ce corps rayonnant de gestes et d’adresses inédites (c’est-à-dire de possibilités d’être qui sont autant d’images, de façons d’apparaître) est une forme affûtable, capable de reconquérir des protocoles d’actions, et de se regagner soi-même sur les obstacles qu’il en est venu à être pour lui-même.
25C’est alors que vient à Paulhan « une révélation » : « je venais de retrouver mon atelier – un atelier perdu, il faut croire, depuis pas mal de temps : oublié, usé ». Il lui semble avoir « été fantôme jusqu’à ce moment-là ». Pourquoi a-t-il retrouvé son atelier ? Parce que les objets, ne lui parvenant cette nuit que « sous forme de fragments disloqués, de morceaux brisés », s’offrent à une reconnaissance rénovée, autrement dit à une réappropriation. S’il n’a retenu « de l’armoire, de la brique ou de la pendule tout entière qu’une pointe, un angle, un petit coin », c’est que c’était là ce qui « l’intéressait », ce qu’il « risquait de heurter – (lui)-même tout épluché, réduit à quelque système de ressorts ». Mais c’est aussi que la configuration de cet espace, la façon dont les objets s’appuient les uns sur les autres, s’y trouve enfin vue, rejointe : « Ce n’étaient pas là de simples pointes, des cubes et des sphères. Non. Chaque personnage de mon aventure se trouvait avoir sa vertu propre. […] Moi, j’étais entre eux comme un primitif qui a pour la première fois affaire à un autobus, à une sonnette électrique, à une machine à laver. Il se sent (je suppose – et moi en tout cas je me sentais) intrigué mais joyeux, inquiet mais excité ». Excité, emporté : il peut, autrement dit, recréer dans son rapport aux objets qui l’excèdent un « état de joie en avant ».
L’individu comme tâche stylistique
26« Je ne contemplais pas l’espace de mon atelier. Il ne me suffisait pas du tout d’en avoir l’idée. J’y étais tombé. Je m’y trouvais pris. Je le réalisais, comme on dit (comme on a peut-être tort de dire). J’y adhérais (avec une sorte d’enthousiasme et d’ivresse sacrée). » Comme si un plan avait secrètement insisté dans l’œil de Paulhan, redonnant aux choses leur vibration de possibilité, formant un espace tour à tour exproprié et réappropriable. Il a d’ailleurs fallu s’altérer soi-même, pour réinvestir cette forme familière. La vie est en effet figurée ici comme un processus permanent d’habituations et de pertes ; Paulhan avait perdu son atelier, il avait perdu ce qui était pourtant bien là (il en avait perdu l’emploi, le rapport). Mais le perdu lui est restitué au terme de cette perte car il est devenu autrement praticable, employable – espace de gestes autres, impropre et réapproprié. L’atelier redevient « amical », lieu « de la même race que moi », car « mes espaces intérieurs à leur tout s’étaient transformés. […] Ainsi les objets m’étaient-ils rendus ».
27Paulhan dit bien qu’il « adhère » à neuf à cette configuration spatiale, il la prend sur lui et la revêt pour mieux l’habiter, comme ailleurs il avait eu le sentiment que le sujet est ce qui peut adhérer à une « image du moi », ou à la force de traction d’une phrase ordinaire mais (et) bien formée. La dynamique de la vie devient l’effort permanent, toujours défait et toujours à refaire, de s’approprier l’inappropriable – d’habiter ses lieux sans tout à fait s’y habituer, sans les posséder. Voilà peut-être l’une des leçons de l’œuvre si difficile, si exigeante de Paulhan. C’est décidément plus qu’une expérience de reconnaissance de soi dans les choses, c’en est en quelque sorte l’inversion pragmatique : l’acquiescement à l’avance intrinsèque des formes (au caractère directionnel, conducteur et forcément altérant des formalités du sensible), et la réplique active d’un sujet à cette avance.
28Ces textes peuvent nous en convaincre : les individus se constituent aussi dans leur façon de rejoindre des formes extérieures, de s’y perdre mais aussi bien d’y rayonner et de s’y augmenter (Rilke l’a dit puissamment : « Perdre aussi nous appartient »). Il entre en effet dans notre mode d’être de nous rapporter activement à ce qui n’est pas nous. Un individu tient à lui-même, et au monde sensible, autant par ce qu’il a « en propre » que par ce qu’il y a en lui de possible, d’impersonnel, de puissance d’ouverture à une vie générale – celle des formes (des forces) qui l’excèdent et qu’il s’approprie, des figuresoù il se déplace. Un individu joue aussi son « propre » en s’emparant et en se défaisant en permanence de ces manières impropres, reconduites à l’état de « possibles », de puissances.