Quelques leçons supplémentaires de post-exotisme...
1En 2003 on découvrait avec le numéro 101 de la revue SubStance1 le premier tome critique consacré à l’œuvre d’Antoine Volodine ; déjà l’internationalisme était de mise puisque y participèrent des « ressortissants » du Canada, de la France, du Liban, et que tous, pour cette revue anglophone, furent traduits dans la langue de Jane Austen. Cinq ans et quelques publications2 plus tard, paraît Défense et illustration du post-exotisme en vingt leçons3 nouvel opus critique, lui-même international (puisque y figurent des articles de chercheurs russes, canadiens, français) mais cette fois, il est écrit en langue française. On y trouve les contributions de celles et ceux qui, depuis la première heure, tentent de comprendre et de faire comprendre les enjeux de cet édifice romanesque singulier ; on y rencontre également des signatures inédites ou plus discrètes. À cela s’ajoute, à chaque extrémité de l’ouvrage, un texte d’Antoine Volodine : le premier est inédit, c’est pourquoi nous n’en dévoilerons rien ici si ce n’est le nom de Robert Malipiero, personnage central dont nous faisons connaissance avec joie ; le second correspond à une intervention publique assez difficile d’accès avant qu’elle ne figure depuis quelques mois seulement sur une page du site des éditions Verdier4.
2Dès la première de couverture, un guerrier-moine à la vêture de circonstance, invite le lecteur à le suivre et à parcourir en sa compagnie, ici ou là démultipliée, Défense et illustration du post-exotisme en vingt leçons. Et si, par endroits il semble absent, point de défection de sa part cependant car, guide, passeur ou pisteur fidèle à sa mission, il ne s’éloignera qu’après le mot ultime, une fois posé le point final de la quatrième de couverture. Mais reprenons depuis le début... Le livre est épais : plus de quatre cents pages comprenant dix-sept études auxquelles s’ajoutent les textes d’Antoine Volodine. Les points de vue sont extrêmement variés : parcours panoramiques de l’édifice post-exotique ou plongées plus spécifiques dans telle ou telle œuvre. Les avancées dans la critique du post-exotisme sont indéniables. Pour rendre compte d’un tel foisonnement de pensées hétérogène et cependant cohérent, il nous a paru stimulant de signaler certains regroupements possibles mettant en lumière quelques aspects encore peu éclairés des œuvres volodiniennes.
Aux alentours de la Néva, de la Volga & autres tracas
3Que la Russie ou l’Union Soviétique trouve trace dans l’édifice post-exotique, on le savait grâce à des échos évidents semés au gré des textes : ici il est question d’un Platonov moqueur, là d’un certain Potemkine, ailleurs du Maître et Marguerite de Boulgakov. En outre, Antoine Volodine lui-même a confirmé la présence de ce substrat :
Pendant une vingtaine d’années, tout en m’intéressant avec passion à d’autres littératures (dont la littérature française, tout de même), j’ai voyagé à l’intérieur des œuvres russes et soviétiques. [...] La Russie ne m’a jamais vraiment fasciné, ce qui me fascinait, en fait, c’était la Russie soviétique, la culture soviétique russe, avec sa dimension folklorique russe et ukrainienne, ses sonorités artistiques épiques, populistes, submergeant toute activité culturelle, et, bien évidemment, avec sa dimension politique, dans sa variante Octobre 17 et communisme de guerre : jamais je n’ai éprouvé la moindre sympathie pour le stalinisme, mais, même ensuite, même sous Brejnev ou Andropov, il y avait des miettes qui rappelaient cette période héroïque. J’appréciais ces miettes. Elles ont certainement été mises en scène dans mes livres5.
4Or ce substrat n’avait jamais été étudié, seules quelques allusions y avaient été faites. Défense et illustration du post-exotisme en vingt leçons ouvre donc un champ critique important pour la connaissance de l’édifice post-exotique.
5Mais il est à manier avec précaution comme le signale Fr. Detue : « un [...] travers consisterait, [...] à surinvestir l’ancrage russe, sous prétexte que cette nostalgie d’idéal a partie liée avec l’histoire soviétique de la Russie » (p. 48). Relisant Des anges mineurs, il met en lumière différents ancrages russes ou soviétiques qui nous font voyager entre cinéma et littérature et rappellent à notre mémoire Tarkovski et Zamiatine, pour ici ne citer qu’eux et avec la conscience cruelle d’avoir omis tous les autres. La conclusion, reprenant un peu à la manière d’une psalmodie, une brève liste d’auteurs décédés, souligne cependant avec fermeté que :
Ce n’est pas parce qu’ils sont russes que le post-exotisme dialogue avec ces morts, mais parce qu’ils sont des ébranlés, des vaincus, parce que, « si l’ennemi triomphe, même les morts ne seront pas en sûreté », et qu’ensemble de façon souterraine, transnationale, il s’agit donc de faire front commun. (p. 49)
6La contribution d’Annie Epelboin complète avantageusement la précédente car, au sein de la communauté évoquée ci-dessus, elle n’a retenu qu’un nom et a choisi de s’intéresser aux relations de Platonov et de Volodine : « J’évoquerai donc, (précise-t-elle dans les premières lignes) l’emprunt amoureux, fraternel de Volodine à Platonov, l’hommage qu’il lui adresse par l’écriture » (p. 214). Les quelques pages de celle qui est aussi une traductrice de Platonov ne sont autres qu’une étude de littérature comparée qui, au plus près des textes de l’un et de l’autre, signale d’indéniables échos parmi lesquels l’omniprésente « communauté des restes » ou encore « la nostalgie de l’avenir ». Au-delà de ces thématiques partagées, elle conclut sur « le remède puissant de la langue créatrice, le jaillissement verbal aux incorrections vivifiantes [...], l’énergie décapante de la langue qui instaure la seule dynamique des textes » (p. 228), en un mot sur ce qui est au fondement même de ces œuvres.
7Quant à l’article passionnant d’Ekaterina Dmitrieva, il nous ravit à double titre : au-delà du fait qu’il s’agit d’une autre incursion dans le champ soviético-russe, il s’agit aussi de l’étude d’un des premiers romans volodiniens sur lesquels, à l’exception de Biographie comparée de Jorian Murgrave, à peine deux, trois choses ont été dites. Il est ici question d’Un navire de nulle part roman dans lequel le végétal est luxuriant, le Kendo épuisant et Bloom quelque peu effrayant. Si le titre des propos d’E. Dmitrieva « Les crocodiles dans la Neva » laisse entendre qu’elle s’intéresse aux sauriens et à ce dont ils sont l’image ou le rêve, ce n’est que dans la dernière partie de sa contribution. En effet, les premières pages sont consacrées à la notion de « texte pétersbourgeois » de la littérature russe : « un hypertexte recouvrant l’ensemble des textes particuliers » (p. 234) évoquant la ville et permettant d’en dégager certains traits caractéristiques. Elles précisent que ce « texte pétersbourgeois » doit être augmenté depuis 1986 d’Un navire de nulle part car le nom choisi par Volodine pour évoquer la ville et sa prolifération verdoyante inscrivent l’auteur aux côtés de Gogol et Dostoïevski par exemple — même si d’un point de vue strictement littéraire, il ne s’agit évidemment pas d’une descendance en droite ligne, « littérature de l’ailleurs6 » oblige.
Au commencement étaient les sens.
8Le post-exotisme donne à lire des textes qui rendent éminemment présent le corps des personnages, même s’il est volatilisé, disloqué ou à répétition malmené : liés à la question politique, ces aspects ont déjà été explorés. Mais le corps est aussi cet « appareil » multi-sensoriel qui permet une approche sensible du monde, une perception infra verbale sur laquelle on n’a encore rien lu dans la critique post-exotique si ce n’est quelques allusions ici ou là.
9C’est pourquoi est bienvenu « Le murmure nocturne des pirogues » de François Gonin et plus particulièrement la première moitié de sa réflexion qui s’attarde sur quelques scènes ou quelques instants partagés par les personnages parce qu’ils se touchent, parce qu’avant tout il y a entre eux contact de la peau, mélange des souffles et des humeurs ; parce qu’avant tout il y a ces corps ouverts aux sensations, ouvrant pourtant bien au-delà :
ce sont moins les corps qui importent ici, réduits à la porosité de leur peau, au partage des sueurs, que l’écart provoqué par ce qui s’insinue entre eux, d’infiniment murmurant, qui vient habiter avec eux leur étreinte. (p. 172)
10Bienvenue également la « petite contribution à l’espace post-exotique » de Marie-Pascale Huglo, extrêmement bienvenue. C’est son nez qu’elle a fourré dans quelques feuillets du post-exotisme ; saluons ici son flair. Il a rapporté des « bouffées d’odeurs » qui indéniablement abondent dans les romans d’Antoine Volodine : « Les odeurs ne sont pas les plus importantes parmi les éléments qui composent la fiction post-exotique, mais de page en page, de livre en livre, elles persistent » (p. 148). M.‑P. Huglo en propose effectivement des listes « rigoureusement non exhaustives », montrant ainsi que les odeurs sont un élément récurrent et donc unificateur de l’espace post-exotique mais qu’à l’intérieur de chaque œuvre, elles se spécifient en des ingrédients propres. De plus, loin de se réduire à un décor olfactif, elles peuvent suspendre le récit, le temps que se déploie dans le texte la mémoire d’une odeur ou son surgissement dans le présent, voire l’évocation de sa présence à venir. Enfin, elles sont le lieu d’une pratique langagière dans laquelle la langue, oublieuse de la mimesis et au-delà du vraisemblable, jubile et montre l’écrivain à l’œuvre :
Le plaisir de l’énumération sort l’olfaction de son terrain, il la transposte ailleurs, dans une expansion du flair qui se retourne comme un gant sur lui-même. (p. 163)
11Et lorsque l’odorat, comme celui de Mevlido7, décide de s’engourdir, reste à faire usage des yeux et des oreilles et à suivre comme guide Pierre Ouellet. Dans « La vue et l’ouïe », revenant à un moment en quelque sorte originel pour la production des textes8 qui circulent au sein de la communauté post-exotique, revenant à ce moment où ils éclosent, il montre comment « “voir” pousse à “faire voir”. “Entendre”, à “faire entendre”. La vue appelle l’image, comme l’ouïe appelle la voix » (p. 369). Le post-exotisme est tissé au plus profond de ses textes, d’images données à voir par des récits et de récits impulsés par des images — même si ces textes sont parfois réduits à des bribes à peine syllabiques, à des souffles presque inaudibles ; même si c’est au cœur des ténèbres qu’il faut attendre l’image et, quand elle perle, la discerner. Pour ce faire, La plongée9 sur laquelle P. Ouellet attire notre attention vaudrait presque mode d’emploi dans et contre notre monde sombre et sourd, autant dire avec Antoine Volodine « goudronneux ».
Semper eadem… ou presque.
12Alors que dans certaines circonstances déplorables ou désagréables, on parle de dommages collatéraux, Défense et illustration du post-exotisme en vingt leçons offre au contraire quelque chose comme un bénéfice secondaire. En effet, certaines interventions ouvrent non seulement des perspectives sur l’œuvre volodinienne mais permettent également de suivre la réflexion et les questionnements de chercheurs fidèles à eux-mêmes et aux pistes qu’ils tracent au fil de leurs publications.
13Ainsi d’Anne Roche qui dans « La marge animale » prolonge seule l’entretien avec Antoine Volodine publié quelques mois plus tôt dans Europe10. À nouveau elle se penche sur la présence animale manifeste et récurrente au sein du post-exotisme dans les titres de certaines œuvres, les noms de certains protagonistes, les attributs de certains personnages. Mais loin de dresser la liste d’un bestiaire en partie fabuleux qui ne cesse de croître, elle rappelle certes que l’animal est divers mais surtout que son utilisation textuelle est extrêmement souple donc ambiguë et donc qu’elle mène non à une interprétation univoque mais à une réflexion qui exige précautions et nuances. Si « l’animal est un des motifs textuels qui portent le motif de l’exclusion, de la mise hors humanité » (p. 320), plus radicalement il permet à l’écrivain un « retrait génétique » et l’observation de « l’humanité en tant que groupe étrange ». Quant aux personnages, l’animal est pour eux « un support de leur rêve, et un destinataire ultime du discours. » (p. 330).
14Audrey Camus, quant à elle, reprend son étude de la langue post-exotique11 mais l’oriente cette fois du côté de « l’humour du désastre ». S’appuyant sur la notion antique de spoudogeloion et plus particulièrement sur le genre de la (satire) ménippée et son évolution mise en évidence par Bakhtine, elle montre non seulement que l’œuvre volodinienne en contient les critères définitoires (parmi lesquels l’importance du songe et la dimension sociopolitique particulièrement forte) mais aussi que s’y manifestent l’alliage comico-sérieux et l’hybridation formelle. C’est à cette aune qu’elle relit de façon extrêmement intéressante Bardo or not Bardo ainsi que Nos animaux préférés, deux textes dans lesquels le burlesque est un ressort essentiel. Cette étude cependant ne saurait être le plaquage « sur le texte d’un modèle dont l’existence est au demeurant fort discutable et fluctuante » (p. 131) car précise-t-elle plus loin « il ne s’agit pas de filiation mais bien plutôt d’un air de famille ; s’il existe entre ces textes une indéniable proximité, chacun d’eux, par l’hybridation qui le caractérise, entretient sa dissemblance et cultive une singularité qui confine au monstrueux » (p. 139). Or, on le sait, ce qui fait du monstre un monstre est son unicité, sa singularité ; et c’est à ce prix, et pour notre plus grand plaisir, que le post-exotisme peut se dire « xénolittérature ».
15Dans un domaine tout à fait autre, Lionel Ruffel poursuit sa réflexion sur la dimension scopique de l’œuvre volodinienne12. « Spectacles et écrans » rappelle d’abord la position de témoins forcés à laquelle régulièrement sont contraints les personnages, témoins de scènes atroces, parfois les leurs... Dès lors que faire ? (En) parler ? Et à supposer qu’on l’accepte, s’agit-il de témoigner ? Et de quoi précisément ? Un dispositif littéraire jouant sur de multiples variations d’occultations et de révélations permet d’éviter une réponse simpliste et univoque, forcément déceptive. L’œuvre résiste à l’aveu baveux et trouve tours et détours pour cependant ne pas se résoudre au silence.
16Frank Wagner lui non plus ne se résout pas au silence... Reprenant un questionnement portant sur les modalités de représentation et d’intégration de la réalité (tout ou partie) par les fictions post-exotiques, il oriente sa réflexion non plus sur la figure du lecteur13, mais sur « les liens entre valeurs et textualité ». S’appuyant sur les « îlots politico-idéologiques explicites », évidents, récurrents et vigoureux, il signale que le manichéisme idéologique qui semble habiter le texte n’est qu’un leurre car les œuvres post-exotiques ne sauraient être assimilées à des ouvrages de propagande. Au contraire, régulièrement traversées de « vecteurs de brouillage de la clarté idéologique » (p. 285-290) parmi lesquels la fluctuation de la voix qui parle, l’identité instable de tel personnage, la plasticité des pseudo repères spatio-temporels ou même l’enfermement des protagonistes, ces œuvres parviennent à maintenir un équilibre subtil entre éthique et esthétique, idéologie politique et dimension profondément humaine (malgré les animaux ou plutôt par leur biais) et en cela, résident leur originalité et la possibilité pour leurs textes en quelque sorte écrits au futur antérieur, de trouver un écho, une terre d’accueil (voire d’exil) chez le lecteur.
Des rois se meurent à l’infini.
17Même si celle-ci, singleton, constitue un groupe à elle seule et puisque ce serait crime de lèse-majesté que de conclure sans avoir salué Balbutiar, prenons donc prétexte de la contribution de Fabienne-Claire Caland pour le faire. « Il y aura une fois le roi Balbutiar » s’intéresse en effet au personnage royal lui-même mais surtout à la façon dont se joue en ce monarque et ses descendants la doctrine médiévale anglaise des Deux Corps du Roi :
Cette dernière instaure une alliance indivisible entre un corps naturel, faillible, faible, mortel (le roi) et le corps politique désincarné, fort de sa Loi, immortel (le Roi). Rex numquam moritur, le roi ne meurt jamais, telle est la suprématie du corps politique sur le corps naturel, à comprendre comme la dignitas quae non moritur. (p. 343-344)
18La part carnavalesque des entrevoûtes met évidemment à mal le sérieux de cette doctrine et ce sont ses avatars fictionnels que nous lisons dans Nos animaux préférés. Si Balbutiar est le premier à incarner ouvertement une figure royale, Fabienne-Claire Caland montre que Will Scheidmann, ange mineur central et entravé, peut lui aussi se lire sur un mode régalien. Certes, il n’est en rien semblable à l’arthropode mutant mais par sa persona mixta (p. 347) il le complète, le complexifie et l’enrichit au sein du post-exotisme.
19Défense et illustration du post-exotisme en vingt leçons avec Antoine Volodine revisite donc des œuvres déjà étudiées et en offre des analyses nouvelles, s’aventure dans des ouvrages dont on avait peu dit, ou prou, enfin ouvre des champs critiques jusque-là inexplorés. Ni pionnières dans la critique de cette littérature, ni définitives, ces leçons n’en sont pas moins extrêmement dignes et d’attention et d’intérêt.
20Et ensuite ? Si le terme « post-exotisme » a pu être un temps l’exact synonyme de volodinien(ne), il ne peut plus en aller ainsi. Le surgissement de Lutz Bassmann assorti de la découverte (pour certains) de Manuela Draeger et Elli Kronauer exige désormais que la critique du post-exotisme rime aussi avec ces noms-là. Un premier pas sera bientôt fait dans ce sens à Nantes14 ; espérons qu’il en entraînera d’autres.