Acta fabula
ISSN 2115-8037

2024
Mai 2024 (volume 25, numéro 5)
titre article
Laurence Maman et Emmanuelle Chaminand Edelstein

Des psychanalystes à l’Université

Fabienne Hulak (dir.), Ce que Lacan nous enseigne, Nîmes, Champ social éditions, 2023, 306 p., EAN 9791034607952

1C’est en 1969 que Jacques Lacan (1901-1981) a fondé un Département de psychanalyse à l’Université de Vincennes et y a initié un enseignement. Si les bâtiments ont été rasés en 1980, l’aventure s’est poursuivie à l’Université de Saint-Denis. La spécificité de ce qui s’y transmet tient à ce qu’affirme la psychanalyse : « le savoir […] ne trouve sa vérité que dans l’inconscient, c’est-à-dire d’un savoir où il n’y a personne pour dire “je sais”, ce qui se traduit par ceci, qu’on ne dispense un enseignement qu’à condition de le soutenir d’une élaboration inédite, aussi modeste soit-elle » (p. 11).

Un large éventail de thèmes, une cohérence théorique …

2L’ouvrage rassemble des articles rédigés par des membres de l’équipe de recherche du Département (« la Section clinique » EA 4007) et fait suite à l’ouvrage Lire Lacan au XXIsiècle. Sa coordinatrice, Fabienne Hulak, cite Jacques-Alain Miller – qui porte depuis des décennies le flambeau de l’enseignement de Lacan, qu’il éclaire et prolonge – à propos de l’orientation lacanienne, qu’il dit être sans dogme, une «[c]onversation continuée avec les textes fondateurs de l’événement Freud, un Midrash perpétuel qui confronte incessamment l’expérience à la trame signifiante qui la structure » (p. 13).

3Ce livre en fournit une occasion, grâce à la diversité des thèmes abordés et des approches, par des enseignants, des étudiants, des doctorants et des docteurs du Département. S’entremêlent des articles consacrés à des écrivains, des artistes et des philosophes, à des phénomènes contemporains, aux questions du désir, de l’éthique… Ces différentes facettes, toujours abordées avec les concepts psychanalytiques, donnent forme à la « cohérence théorique » (p. 13) de l’orientation lacanienne.

4Remarquons le choix des illustrations – gravures, tableaux, partition musicale, carte géographique etc. Ponctuant le texte qui en inspire le choix, elles ouvrent la perspective. Ainsi en est-il de l'arbre de Jessé, belle enluminure moyenâgeuse sur la lettre L, qui ouvre la section « L’escabeau et la lettre » (p. 226) ou encore de la calligraphie chinoise (p. 302) sur « la voie », qui ferme l'ouvrage.

5Ces articles approfondis sont introduits par un texte de J.-A. Miller.

… sur fond d’impossible 1

6Cet écrit de J.-A. Miller commente deux phrases percutantes de Jacques Lacan, à la toute dernière période de son enseignement.

7La première, datée du 22 octobre 1978, est : « Tout le monde est fou, c’est-à-dire délirant2 ». Relue dans son contexte, elle « est émise à la place de Freud, comme […] ce qui, chez lui, a tenu lieu d’un enseignement impossible » (p. 17). Lacan avait longtemps fait de la référence symbolique au Nom-du-Père un thème central, permettant au sujet de trouver son chemin3 ; mais cette phrase, par contraste, interroge ce qui est inorientable, soulevant la question : « D’où ça se dit ? » (p. 19) Lacan, complétant un vers de Paul Valéry, répond : « à la place d’où se vocifère que “l’univers est un défaut dans la pureté du Non-Être4” ». Place de la Jouissance (dont est pétrie toute vie5, de l’ordre du réel) autre concept-clé que Lacan s’est, au long de son enseignement, toujours plus efforcé d’éclairer (en s’orientant de la distinction entre trois registres : le réel, le symbolique et l’imaginaire).

8Dans l’orientation lacanienne, l’idée de la variabilité de la vérité (la « varité ») tient aussi une place essentielle : contrairement aux autres discours, en particulier celui de l’Université, le discours analytique « exclut la domination » (p. 26), il n’organise pas un monde « qui comporte le critère de ce qui est le vrai » (p. 27). J.-A. Miller précise : « Lacan souligne ainsi l’incompatibilité de la psychanalyse et de l’enseignement, mais d’un enseignement d’ordre pédagogique, susceptible de pédagogie » (p. 29).

9D’où la question : « Comment faire pour enseigner ce qui ne s’enseigne pas ? » Lacan, confronté à ce qui lui apparaît comme impossible, ne cède pas sur l’idée qu’il reste quelque chose à faire – apparent paradoxe – : pour lui, « l’impossible n’annule pas les autres modalités » (p. 29). Dans son texte, il cite « ce que quatre années ont fait surgir au Département de psychanalyse : une revue […], un troisième cycle […], une Section clinique6 ».

10Les articles rassemblés dans cet ouvrage témoignent de la vitalité de ces créations.

S’orienter avec la boussole lacanienne

11Ce dernier ouvrage de l’équipe de recherche comporte, outre le cours de J.-A. Miller, seize contributions denses et passionnantes, qui semblent d’abord destinées à un public spécialisé, mais qui peuvent aussi être lues par ceux qui ne sont pas familiers du vocabulaire et des concepts lacaniens. Elles entrent souvent en résonance les unes avec les autres. Courent dans ces textes, de manière évidente ou en filigrane, le réel, le symbolique et l’imaginaire ; le binaire homme-femme ; la jouissance ; le désir ; la parole ; le sujet ; l’Autre ; l’Un ; le sinthome… En voici quelques points marquants.

Des artistes, des écrivains

12Certains artistes donnent à voir – dans leurs œuvres, leurs histoires, leurs dits, par des signes évidents ou discrets – des aspects de leur structure. Mais aussi, comme le disait Lacan dans son hommage à Marguerite Duras7, l’artiste toujours précède le psychanalyste.

13Sophie Marret-Maleval, analyse la « singulière position subjective » de Jim Morrison (p. 33) qui, dans son errance, a cherché dans la musique et dans la présence de son public ce qui pouvait l’animer.

14Marie Faucher-Desjardins examine l’œuvre de Pierre Boulez. Elle dit de sa quête, « pure recherche du vivant, […] qui […] relève du champ de l’inouï », qu’elle « n’est pas sans écho avec le trajet de l’analyse selon Lacan » (p. 278).

15Dominique Corpelet trouve des résonances lacaniennes dans l’œuvre de Borges qui, exprimant dans ses textes sa grande préoccupation de l’infini, « a l’idée qu’il n’y a pas d’Autre qui soit complet » (p. 266).

Champ de la parole et du langage

16Fabian Fajnwaks met en regard les travaux de trois figures du xxe siècle : un psychanalyste (Jacques Lacan), un philosophe (Martin Heidegger), un poète (Paul Celan). Selon lui, chacun a abordé ce que ce siècle a eu de plus singulier (p. 77) et qu’il résume en citant Yves Bonnefoy : « le siècle où la parole a été victime8 ».

Corps, parole, jouissance… sexuation

17Leander Mattioli Pasqual travaille sur le corps qui, marqué par le signifiant, « est affecté par une jouissance qui échappe à son image » (p. 235).

18Aurélie-Flore Pascal décortique les lettres d’Héloïse et Abélard, « amants emblématiques du Moyen-Âge » (p. 239) et y repère les différences entre la jouissance dite phallique et une jouissance Autre, dite féminine.

19Aurélie Pfauwadel interroge « la possibilité de distinguer différentes logiques désirantes » en rappelant que, « au sein de chaque être parlant, […] la jouissance se scissionne au-dedans d’elle-même entre cette part dite homme et celle dite femme » (p. 223).

L’Œdipe et son au-delà

20Damien Guyonnet situe dès la fin des années 50 la perspective lacanienne de l’au-delà de l’Œdipe. Il s’oriente avec ce qu’indiquait Lacan à propos du Nom-du-Père : « On peut aussi bien s’en passer à condition de s’en servir9 ».

Destin

21Pour Clotilde Leguil, « l’analyse fait voler en éclats la croyance dans l’identité en montrant de quels fils le destin est tissé, de quelles embrouilles il est issu, de quels accidents il est le produit » (p. 61).

22En résonance avec ce texte, Fabienne Hulak retrace le parcours de Lacan, entre la contingence de sa rencontre avec James Joyce à l’âge de dix-sept ans et son invention du terme « sinthome » (qui remplace « symptôme » et touche aux signifiants, au corps qu’ils impactent, au réel) à la fin de son enseignement, quand il travaille sur le cas de ce même Joyce.

Éthique

23Carolina Koretzky travaille la question de l’éthique, que Lacan pose dans son Séminaire du même nom à propos d’Antigone, en résonance avec « la direction de la cure [qui] est indissociable d’une éthique » (p. 128) tenant compte du tragique de l’existence.

24Caroline Doucet rend compte du travail au sein d’une équipe mobile de soins palliatifs : le tragique de l’existence se fait présent, la pratique clinique ne peut se dissocier d’une éthique du vivant » (p. 143).

Rencontre entre mondes

25L’ouvrage se termine par « L’inconscient est structuré comme un trait du souffle », le texte d’un docteur en psychanalyse, Shufen Hao, et par la belle calligraphie chinoise qui le suit. La pensée chinoise inspirant la psychanalyse et vice-versa… une ouverture au monde, une illustration de la fécondité de la mise en jeu de l’approche psychanalytique pour s’y repérer.

26Si la psychanalyse ne s’enseigne pas comme une discipline classique de l’Université, cet ouvrage témoigne qu’elle s’y transmet rigoureusement et permet de renouveler, par les autres points de vue qu’elle propose, les manières dont on peut saisir des œuvres, des concepts, des mythes, des phénomènes de société. Elle dialogue avec les autres disciplines et courants de pensée.

Retour sur l’impossible

27Marquons un dernier arrêt sur la question de l’enseignement de la psychanalyse, sur fond d’impossible qui signifie que ça ne cesse pas de ne pas s’écrire. Ce ne cesse pas de ne pas implique, de fait, un ratage. Nous pourrions dire qu’il est impossible d’enseigner la psychanalyse sans en passer par l’expérience même de la cure analytique, mais aussi qu’un savoir complet du corpus théorique de la psychanalyse n’existe pas ; ce n’est pas cela qu’il s’agit de transmettre. Cette question est au cœur de l’ouvrage, elle a été le souci premier de Lacan et a encore été mise en acte dans le cours L’Orientation lacanienne de J.-A. Miller. C’est un souci au sens d’une équation à résoudre, sur fond d’impossible. Comment enseigner ce qui ne s’enseigne pas, de structure pourrait-on dire ? La psychanalyse est une expérience, avant d’être une théorie. On ne parle même pas d’une théorie de Lacan. « Enseignement » est le signifiant utilisé pour parler des avancées de Lacan sur la psychanalyse10 :

Lacan s’est adonné à une activité théorisante, qui s’est exprimée dans une suite de cours, et qui s’est déposée dans des écrits ne faisant pas système mais série. La leçon de Lacan, c’est la substitution de la série au système, du frayage à la fixation, et du pas en avant à la vérification du savoir acquis. La leçon de Lacan, c’est le primat de l’expérience sur la théorie11.

28C’est sans doute ce dernier point qui met en difficulté pour penser la psychanalyse comme discipline universitaire. Expérience de la cure analytique versus théorie. C’est ce qui a fait dire à Lacan qu’« [i]l n’y a pas de formation des psychanalystes, il n’y a que des formations de l’inconscient12. » Freud a marqué de son empreinte cette recherche, ces allers-retours entre théorie et clinique, en en passant par sa propre analyse, son propre cas. C’est inédit ! Si d’autres sciences ont pu évoluer grâce aux expériences de leur inventeur, à nulle autre pareille, la psychanalyse aura été et est encore une science de l’expérience, qui noue singulier du cas et universel de la structure. Côté universel, Lacan a passé de nombreuses années, fort de ses rencontres avec des linguistes dont Jakobson et des anthropologues comme Lévi-Strauss, à démontrer que la psychanalyse n’était pas un métalangage mais bien un discours. Il en est passé par le primat du signifiant, et par le sevrage du sens, au fil de la cure. Mais pas sans le sujet. Si la science forclôt le sujet et l’inconscient, la psychanalyse démontre, par ses formations, comment l’inconscient anime les sujets ; actes manqués, rêves, lapsus, symptômes, tous marqués par le ratage du langage et par la prise sur le corps. « Ce que Lacan nous enseigne » est une démonstration en force de ce point crucial de la recherche en psychanalyse. Les auteurs, doctorants ou professeurs, sont psychanalystes et analysants ! Le point de départ de leur travail n’est sans doute pas sans lien avec la façon dont ils ont attrapé tel ou tel concept. Ce qui s’enseigne, ce n’est ainsi pas la psychanalyse dans son expérience même mais des concepts, des constructions théoriques qui sont transmissibles : le Département de psychanalyse de Paris 8 – Vincennes-Saint-Denis témoigne de cet effort de transmission conceptuelle. C’était bien un vœu de Lacan lorsqu’il l’a créé, hors de l’enseignement de la psychologie.

La psychanalyse, pas(-)toute seule

29L’autre point fort du livre, et qui mérite notre attention, est le dialogue avec d’autres disciplines, la littérature, la musique, l’écriture chinoise, la philosophie etc., qu’on ne peut manquer de qualifier de disciplines affines à la psychanalyse. Elles questionnent les mêmes concepts (l’éthique pour la philosophie, le signifiant pour la musique, la littérature et même la sculpture,…) Les auteurs des articles font dialoguer des concepts qui occupent le champ de la psychanalyse en plein (la jouissance, le langage, le réel, l’éthique, réel, imaginaire et symbolique) et en mettent d’autres sur le métier, au regard d’autres disciplines et en lien avec le discours analytique (le destin par exemple).

30Les études d’artistes font valoir un travail d’analyse au regard de l’œuvre et non du sujet. Ce point est crucial ; il ne s’agit pas de traiter de Halépas (travail de Mihalis Manoussakis, p. 279-291) ou de Jim Morrison (article de Sophie Marret-Maleval, p. 33-60) comme des cas, mais de saisir au plus près ce qui a fait nœud pour chacun, démonstration de ce que nous enseigne Lacan, de son premier enseignement jusqu’au tout dernier, à savoir le nouage pour chaque sujet du réel, du symbolique et de l’imaginaire. La plupart des textes font valoir d’ailleurs cette progression de la recherche de Lacan. Comme nous le dit J.-A. Miller dans sa conférence « Ça parle ! » sur le Séminaire V, si on lui pose la question de ce que veut dire telle notion chez Lacan, sa première question pour répondre sera « Quand ? Quelle période ? 13 Et parfois même, faut-il être précis, comme pour ce Séminaire, livre V quant au concept de phallus par exemple. Du phallus, comme objet imaginaire, objet métonymique, objet du désir de la mère, auquel l’enfant s’identifie, Lacan fait, à partir du chapitre XII, un signifiant. On voit la logique à l’œuvre : construisant le Nom-du-Père, signifiant primordial, Lacan institue le phallus comme signifiant, et comme signifiant de tous les signifiés.

Des concepts au travail

31En quoi ce qui peut apparaître en première instance comme des concepts complexes peut-il aider les analystes, les praticiens ? Si « Ce que Lacan nous enseigne » n’est pas directement un ouvrage clinique au sens où il ne présente pas des cas cliniques, les développements épistémologiques de certains concepts amèneront une réflexion concrète pour les cliniciens. L’ouvrage est écrit par des universitaires, pour des universitaires, mais il ne manquera pas d’intéresser et d’inspirer des praticiens. La psychanalyse n’est pas née de concepts hors sol mais bien de l’écoute et de l’observation des signes qui faisaient souffrance et surtout énigme chez des sujets. L’interprétation et le transfert ont été dialectisés au regard de la pratique. Lacan a poursuivi le travail de Freud en lisant d’autres disciplines et en gardant le cap du langage, là où certains courants psychanalytiques ont dérivé à partir de la seconde topique de Freud, ne gardant que le moi, moi fort (Egopsychology), faisant fi des pulsions, de l’inconscient et de la structure du langage. Ce que Lacan nous enseigne, c’est comment la psychanalyse s’est battue avec elle-même. Le Département Paris 8 - Vincennes-Saint-Denis témoigne d’un attachement à l’enseignement de Lacan, qui lui aussi s’est entretenu, a débattu avec lui-même, et avec ses contemporains, durant près de trente ans.

Le politique de l’affaire

32Enfin – et l’on aurait pu commencer notre propos par là sans doute ! – nous nous sommes interrogées sur ce qu’un enseignement impliquait au regard de la psychanalyse, et comment il se faisait malgré tout, sur fond d’impossible. Mais ce livre nous invite en premier lieu à insister sur le fait que cette transmission s’impose. La dimension politique de la psychanalyse se noue à la clinique. Aujourd’hui les politiques de santé fonctionnent avec un trio systématique diagnostic/protocole de traitement/pronostic. Tel symptôme ne trouvera pas à être déchiffré mais sera intégré dans une liste de raisons prêtes-à-porter qui valent pour tous. Les acronymes (HPI, HPE, TDAH, TSA, etc.) ont remplacé les signifiants, le conflit psychique et l’énigme à déchiffrer d’un savoir insu. Lire Ce que Lacan nous enseigne, que l’on soit du sérail psychanalytique ou pas, montre qu’à forclore l’inconscient et le sujet divisé, des effets reparaissent dans le réel, souvent pour le pire. Le travail des doctorants du Département sur les formes cliniques contemporaines est, à ce titre, incontournable. La question de la vérité, telle que reprise dans ce livre (p. 26) ne peut être ignorée à l’heure des fake news, des dénonciations publiques, etc. La vérité, qui ne peut se dire toute, est une boussole qui dépasse la seule question de la cure analytique. De même, les enjeux actuels autour de l’identité trouvent un élan intéressant quand cette dernière se confronte à la notion de destin. Comme l’écrit Clotilde Leguil : « la question du destin telle qu’elle se pose dans l’analyse ouvre un chemin à rebours de l’identité » (p. 61). Mais pour ne pas s’embourber dans ce que Lacan dit de la vérité menteuse, ni dans « l’expérience analytique qui permet de transformer ce qui a fait destin dans une existence » (p. 62) ni dans « le désir comme profondément raté » (p. 121) avec quelque chose en son sein d’inachevé, il n’y a qu’une seule voie possible : l’enseignement.