Acta fabula
ISSN 2115-8037

2018
Mars 2018 (volume 19, numéro 3)
titre article
Laude Ngadi Maïssa

Olivier Rolin et Günther Anders : regards croisés sur le monde

Europe, n° 1058‑1059‑1060 : « Olivier Rolin, Günther Anders », juin‑juillet‑août, 2017, EAN  9782351500880.

Le « monde » dans l’œuvre de Rolin & d’Anders

1Le projet du livre est de présenter, dans deux dossiers, un ensemble critique des œuvres d’Oliver Rolin et de Günther Anders. Les contributeurs proposent de mettre en lumière la conception et le rapport au monde chez deux auteurs inclassables qui appartiennent à deux domaines de création et à deux espaces géographiques différents du xxe siècle. Dans leur ensemble, ils démontrent qu’aucun des deux ne saurait être rangé sous une étiquette précise. Les deux longues bibliographies que comportent les articles de présentation des dossiers – p. 10‑11 pour Rolin et p. 165 en note pour Anders – témoignent de la complexité de leurs corpus respectifs. En effet, Olivier Rolin est un écrivain qui ne manque pas « d’expérimenter une manière ou une forme nouvelle » (p. 9), mais aussi un ancien maoïste, ancien journaliste et traducteur. Lorsque Christian Garcin, dans son « abécédaire pour Olivier Rolin » conclut avec un « Rien à la lettre Z – histoire de terminer face à l’océan » (p. 42), il souligne aussi la difficulté de caser l’auteur et son œuvre dans une seule catégorie. Günther Anders est pour sa part philosophe, anthropologue et poète. Son œuvre, comme le défend Macaeli Latini, « participe autant du domaine littéraire que du domaine philosophique » (p. 225). Leur parcours biographique et les diverses facettes de leurs œuvres occupent une place déterminante dans leur façon d’appréhender le monde. Les contributeurs du premier dossier montrent ainsi que

Ce qui hante Olivier Rolin, outre la puissance de certains paysages [le voyage], la mémoire des livres et la nostalgie de quelque amour perdu, ce sont des moments d’acmé historique où une grande espérance avorte, où une utopie généreuse accouche d’une tragédie ou, plus banalement, de la désillusion. Ce vertige de la défaite, cette « énigmatique puissance de l’échec » nourrit une mélancolie profonde, comme si Olivier Rolin portait encore, au‑delà de ses années militantes, « le deuil de la révolution » (Prière d’insérer).

2Dans le second dossier, ils aboutissent à la conclusion selon laquelle Günther Anders

est un philosophe qui a d’abord pensé le monde qui nous enveloppe, celui que nous avons domestiqué (dans son anthropologie), puis qui s’est interrogé sur le devenir de l’univers physique, de la nature (à partir de ses réflexions sur les révolutions industrielles) et de la Terre (à partir de ses réflexions sur la menace d’une apocalypse nucléaire). (Idem)

Cartographie des contributeurs

3Ces conclusions, issus de contributions d’une densité remarquable et d’une diversité importante, sont difficilement résumables. En effet, à la lecture de ce volume, on est d’abord frappé par une pluralité d’approches menées par des spécialistes qui, issus de domaines de recherches différents ou de régions géographiques diverses, ne manquent pas de rappeler, au risque parfois de se répéter, leurs travaux antérieurs sur les œuvres des auteurs. Sur les seize articles et l’entretien qui composent le dossier Rolin – nous ne comptons pas ici les deux inédits de l’auteur – on dénombre seulement deux chercheurs étrangers : les belges Pierre Schoentjes, qui présente une étude de « la réalité concrète » (p. 90) dans les deux derniers romans1 de l’auteur – Le Météorologue et Veracruz – et Katelijne de Vuyst, qui partage l’expérience de ses traductions en néerlandais des romans de Rolin (p. 112‑122). Les autres contributions sont l’œuvre de critiques littéraires et d’écrivains français qui ne manquent pas d’indiquer les « fragments autobiographiques » (p. 43) de leurs liens d’amitiés, de leurs rencontres ou de leur correspondance avec l’auteur.

4À l’inverse, sur les sept articles consacrés à Günther Anders, deux seulement sont le fait de contributeurs français : Christophe David, qui coordonne le dossier, et « l’ingénieur en informatique français » Benoît Reverte, qui interroge le rapport d’Anders à la science (p 178). Les cinq autres textes, hormis celui du philosophe japonais Yotetsu Tonaki, sont des articles traduits par Christophe David. Ils sont l’œuvre de chercheurs étrangers en sciences sociales (le sociologue allemand Christian Cries ; les philosophes espagnols María Carolina Maomed et Isaac Mosqueda qui publie un article commun) et de critiques germanistes (l’américain Jason Dawsey et l’italienne Micaela Latini). Le recueil de poèmes Le Courrier des morts d’Anders est traduit par Annika Ellenberger et Christophe David. Le choix de rassembler des chercheurs de différentes régions du monde répond, comme le fait observer Christophe David, à l’exigence de rassembler des articles « écrits dans différents “dialectes” du monde » (p. 175) et de se demander s’il existe « des façons particulières de parler d’Anders selon l’endroit du monde où l’on vit » (p. 177). Mais le but de ce dossier est aussi de consolider l’étude de divers « aspects de son œuvre » (p. 175) en France.

5Cette cartographie révèle aussi l’intérêt de lire les productions des deux auteurs en rapport avec l’actualité. Pour Gérard Cartier, les contributions au dossier d’Olivier Rolin ont pour enjeu de « définir les pôles et d[e] présenter les thématiques les plus importantes » de son œuvre à travers « une approche ordonnée et systématique de quelques aspects de cette œuvre foisonnante […] » (p. 3). Mais, à y regarder de près, si l’objet premier de ce dossier est de préciser l’écriture « très singulière et presque immédiatement reconnaissable » (p. 3) d’Olivier Rolin, il ne demeure pas moins que la lecture de celle‑ci a aussi pour but de démontrer le « basculement d’une littérature engagée » vers la « littérature impliquée » (p. 161) qui est symptomatique du tournant culturel des années 1980, comme le défend Bruno Blanckeman. De son côté, Christophe David fait constater que les contributions au dossier consacré à Anders sont élaborées sur la base des « lectures pragmatiques » par des chercheurs « des pays riches » qui, « non seulement légitime[nt] mais assure[nt] même à l’œuvre d’Anders une vie posthume extra-universitaire » (p. 176). Ainsi reconnaît-il que, même si les auteurs de ce dossier « n’ont pas été rassemblés pour réfléchir en termes éthiques sur ce qu’Anders appelait la “situation atomique” », les préoccupations concernant « la question nucléaire n’en est pas absente » (p. 177) – surtout avec son retour dans le conflit américano‑coréen.

Regards croisés sur l’expérience du monde

Écrire en situation

6Au-delà des parcours, des espaces géographiques et des contextes de production différents, certaines positions des deux auteurs – politiques, sociales, identitaires et esthétiques – peuvent être répprochées. En effet, ils ne manquent pas tous les deux de produire des œuvres indissociables de leurs expériences personnelles. En ce sens, tous les livres de Rolin sont autant « situés » qu’« incarnés » (p. 8) ; ceux d’Anders évoluent, à la manière de l’« homo technicus » lorsqu’il est « confronté à une situation où il ne s’agit de rien de moins que de reconquérir la liberté (l’autonomie) et la possibilité d’une expérience » (p. 266).

Dénoncer les totalitarismes

7Les contributeurs montrent aussi que les œuvres des deux auteurs sont marquées par un militantisme politique contre les discours extrémistes et les totalitarismes. Aussi, le passage d’Olivier Rolin de la politique à la littérature de voyage témoigne d’une prise de conscience du « retentissement dramatique jamais éteint » (p. 48) à cause des idéologies ; son admiration pour la littérature, la géographie et l’histoire russe est à comprendre, à partir des « résistances politiques », de « la présence combattante en ce monde » et des « textes écrits comme des armes » (p. 55). Chez Anders, c’est la lutte contre le totalitarisme nazi et les formes d’aliénation industrielles qui sont notamment dues, d’une part à la domination de la « technique [qui] considère la science comme sa muse » et, d’autre part à « la science [qui] est aussi sa propre justification » (p. 296). Benoît Reverte montre par exemple qu’Anders prend clairement position contre « la supériorité du machinique » (p. 256) tandis que Jason Dawsey pense qu’il développe un discours de « résistance antinazi » (p. 207). Nous apprenons dans le même sens que ces deux auteurs prennent leurs distances avec la pensée révolutionnaire de mai 68 : Rolin quitte la politique et la philosophie pour préférer « l’ambigüité » et le « paradoxe » du discours romanesque – « je ne suis pas un adhérent. Même à moi‑même. L’affirmation n’est pas mon fort » déclare‑t‑il dans l’entretien (p. 22) ; Christian Dries démontre qu’Anders, pour sa part, se méfie de la « phraséologie révolutionnaire utilisée en 1968 » pour prendre le « point de vue résolument marxiste » du réel qui « renvoie vraiment à la conception matérialiste de l’histoire de Marx » (p. 241‑242).

Oppression vs cosmopolitisme

8Cet éloignement avec la pensée révolutionnaire peut aussi se comprendre à travers l’expérience de la persécution vécue par les auteurs. Ainsi, après l’échec de mai 68, Olivier Rolin a connu « les règles strictes de la clandestinité » (p. 76), il vit « fugitivement » (p. 123) lorsqu’il publie un texte sous pseudonyme d’Antoine Liniers (p. 123). Cette expérience est aussi celle qui lui a permis de développer une pensée du cosmopolitisme dont les réflexions sur la langue et le vagabondage illustrent particulièrement son sentiment d’être « de nulle part », c’est-à-dire « mal placé ou déplacé ». Quant à Anders, il est contraint à un long « exil politique » lorsqu’il est obligé de quitter Berlin en 1933 à cause de « sa judéité » :

L’expérience du monde qui est au cœur de la vie et de l’œuvre d’Anders, c’est l’exil politique. Il est étonnant que le philosophe de l’homme étranger au monde puis de l’homme sans monde ait aussi été un exilé qui a passé sa vie à changer de monde : Breslau, Hambourg, Fribourg‑en‑Brisgau, Francfort, Berlin, Paris, New York, Los Angeles, New York, puis vienne, c’est-à-dire « nulle part ». (p. 171)

9L’expérience de l’exil, le sentiment d’être rejeté et persécuté par la société commande, chez l’un comme chez l’autre, l’impression d’une répétition perpétuelle de l’histoire. Ils en tirent, chacun à sa manière, un principe général. Rolin fait ainsi du thème de l’échec de la Révolution un sujet obsessionnel de son œuvre dont le « triple thème des illusions politiques perdues, de la trahison amoureuse, et des limites de l’exotisme » (p. 74) est esthétisé à travers la figure du cercle. Le thème de l’éternel recyclage historique est entrevu, dans le « cosmopolitisme juif » d’Anders, par le biais de la sécularisation en philosophie de l’opposition entre la révolution copernicienne et la conception géocentrique de Ptolémée. Pour Christophe David, Anders pense que, pour les philosophes des années 1920, « [c]’est comme si la philosophie […] voulait toujours revenir à l’idée selon laquelle la Terre est le centre du monde. C’est comme si le sentiment ptoléméen de l’homme était plus fort que son savoir copernicien […] » (p.170).

Éthique & humanisme pour le monde à venir

10L’autre point marquant dans les œuvres des deux auteurs est leur crainte face à l’avenir de l’humanité. Ils manifestent un sentiment de peur devant l’incertitude d’un monde « habitable » dans le futur. Pour Jean-Claude Milner, la passion d’Olivier Rolin pour l’« objet qui se nomme monde […] répond à la convocation d’un monde possible, qui peut être ou n’être pas le monde actuel » (p. 68). Ainsi, la représentation d’un avenir du monde, « en métaphore et en métonymie » (p. 71), rend compte d’un « amor mundi » confronté à l’image d’un « Pereat mundus » de la terreur de plus en plus présente : il s’agit de « la véritable phobie […] qui désigne la terreur » et qui lui fait espérer ou craindre que « le monde jamais ne périsse » (p. 70). L’inquiétude chez Rolin est en cela orientée vers la « “crainte de l’Islam” » et la progression des aveuglements idéologiques extrêmes puisqu’il s’agit dans ses textes « non seulement de pointer le retour de la bête immonde, mais surtout, de débusquer tous les signes contemporains d’aveuglement, de déni à l’égard d’un retour de sa judéo-phobie » (p. 143).

11Cette crainte d’un retour de l’antisémitisme est présente chez Anders dans sa version totalitaire hitlérienne. Jason Dawsey conclut, dans son étude sur « les limites du langage » dans la poésie d’Anders, que les écrits de celui‑ci vont « dans le sens d’une autoréflexion sur les capacités fragiles de la poésie lorsqu’elle fait face à des phénomènes aussi extrêmes que la Shoa » (p. 223). Mais les craintes d’Anders concernent aussi le « développement incessant des technologies nouvelles » (Idem). Dans cette perspective, la peur de l’avenir chez Anders se conçoit, selon Yotetsu Tonaki, comme la crainte de l’avènement des « mondes post‑humains » (p. 267) ou de l’avènement de « “l’homme post‑atomique” » gouverné par la dictature du nucléaire et, selon les philosophes espagnols, comme « la domination de la technique moderne sur le monde » (p. 256). Le catastrophisme d’Anders est donc principalement dicté par la crainte de l’extermination dans les camps concentrationnaires et « la menace nucléaire » qui offre, depuis Hiroshima, « la possibilité de l’apocalypse nucléaire » : « Anders parle d’abord de guerre nucléaire, puis d’apocalypse nucléaire et, enfin, de globocide » (p. 168).


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12Les coordinateurs réussissent parfaitement leur pari de constituer un important volume qui, à défaut de juxtaposer, met en lumière les aspects majeurs des œuvres de deux auteurs qui ont su, dans des contextes particulièrement différents, penser le monde.