La rancœur des éconduits : comment de courtisan devient-on satiriste ?
1La dernière livraison des Cahiers V. L. Saulnier s’intéresse aux topoi littéraires entourant le mépris de la cour au xvie siècle, principalement, et comprend quelques articles qui élargissent la perspective vers le xviie siècle espagnol. Comme l’annonce le titre du recueil, à l’intérieur de ces quelque 300 pages, on repérera comme fil conducteur de l’enquête les fortunes diverses du Menosprecio de corte d’Antonio d Guevara. Les diverses approches théoriques quant à elles auront souvent eu pour point de départ la discussion de thèses développées par Norbert Elias et Pauline M. Smith.
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2Dès l’abord, les articles de Pascal Debailly, « Satire anti-curiale et émergence du sujet par la négative », et de Bernd Renner, « Des Regrets aux Divers jeux rustiques : un tournant de la satire renaissante ? », justifient la « réouverture du dossier » (p. 7) sur la littérature anti-aulique annoncée en préface. Non seulement l’étude de Pauline M. Smith, se concentrant sur la France du xvie siècle, peut être enrichie d’analyses d’ouvrages issus d’autres provinces d’une « République des Lettres » dont les frontières ne connaissent pas l’Allemagne, l’Italie, l’Angleterre et les Pays-Bas, mais leurs articles consacrés à la satire se proposent de pallier l’absence d’étude approfondie de ce genre littéraire sous l’angle des topoi anti-auliques.
3L’article de Debailly énonce dès l’ouverture une affirmation franche, soulignant à la fois la pertinence de ce nouvel ouvrage et des perspectives croisées qu’il ouvre : « la satire est fondamentalement anti-curiale » (p. 20). Fidèle à l’approche psychanalytique qu’il a développée ailleurs, son analyse de la satire met en exergue l’impulsion particulière du satiriste alimentée « par une fascination originelle pour la vie de cour qui s’est retournée en dépit » (p. 27). Dans la satire anti-curiale, le rejet de la cour ou la « négation aulique » (p. 20) accompagne le processus d’individuation du sujet : celui-ci oppose son refus à l’acquiescement qui définit le courtisan, asservi à une volonté autre que la sienne. Cette forme d’affirmation de soi par la négation, Debailly la réfère d’une part au concept philosophique de nolonté, emprunté à Paul Ricœur, et y perçoit d’autre part la trace d’un refoulement au sens freudien où « le déni anti-courtisan manifeste a contrario un désir puissant de reconnaissance auprès des élites aristocratiques et la volonté opiniâtre de devenir un poète officiel ». Enfin, l’acte d’écriture satirique résoudrait ainsi la déception du poète en recourant au comique comme adjuvant littéraire du principe de plaisir.
4Or la satire, si elle est directe et moralisatrice, à l’instar du modèle latin, est également frappée au coin du serio ludere et c’est à ce titre que Bernd Renner (« Un tournant de la satire renaissante ? ») fait passer l’analyse du « je » au « jeu » satirique. Dans les Regrets, Renner observe ainsi que la portion satirique participe à l’économie générale du recueil en servant de catalyseur, en qualité de défenderesse, du retour à l’ordre : « l’apparente victoire du réel sur l’idéal [le motif de l’indignation satirique] s’avère ainsi un leurre pour illustrer le sérieux de la menace d’un monde perverti, une antiphrase au service du triomphe final de la satire, avocate de l’idéal » (p. 42). Dans les Divers jeux rustiques, plus proches au point de vue formel de la satura romaine, Du Bellay conçoit une poésie qui retourne au sermo pedestris horatien contre la veine pétrarquisante. Si cette seconde partie de l’article a le mérite d’offrir un commentaire pertinent de l’esthétique du paradoxe à l’œuvre dans le recueil et de faire ressortir sa parenté plus ou moins lointaine avec la satire, on peine toutefois à rejoindre toutes ses conclusions quant à l’aspect anti-curial de l’œuvre.
5L’article suivant d’Ullrich Langer, « Comment défendre la cour ? Le Discours de la court de Claude Chappuys » interroge l’influence des écrits anti-courtisans et leur réception à travers un traité composé à leur encontre. Afin d’exonérer les satellites du roi, Chappuys puise aux lieux communs de l’opposition entre urbanitas et rusticitas. Contre les réclamations des satiristes et autres critiques des courtisans en faveur de la « naïveté », Chappuys défend notamment la prudence — nom que prend chez lui la dissimulation décriée chez les autres — comme condition de la civilité. Tout comme il s’insurge contre les calomniateurs de Fortune en vantant l’action de la faveur royale, sûre garantie des mérites personnels. Ceux qui mésestiment le jugement du roi montreraient, par là, leur méconnaissance des arcana imperii... Il y a toutefois lieu de s’interroger sur un éventuel revers du Discours : fournit-il unéloge abstrait de la cour ou l’éloge d’une cour et de son roi, François Ier ?
6C’est l’influence de Lucien qui sous-tend l’analyse suivante de Brigitte Gauvin sous le titre « La critique de la cour dans le Misaulus sive aula d’Ulrich von Hutten : un exercice de style ? ». Cette contribution, essentiellement une présentation détaillée de l’ouvrage de von Hutten et des circonstances de son élaboration, fait apparaître l’engagement personnel de l’auteur. Œuvre de commande, rédigée au surplus alors que von Hutten n’a qu’une expérience très limitée de la cour, Brigitte Gauvin renouvelle notre intérêt pour cet ouvrage en illustrant son caractère dialogique : le Misaulus illustre les hésitations du jeune humaniste à embrasser la carrière de courtisan.
7Maurice Daumas se fend quant à lui d’un article inattendu : « "Par mal’heur, les femmes peuvent tout" : la première vague d’antiféminisme en France au xvie siècle » est le fruit d’une étude de nature plus socio-historique que littéraire, isolée dans cet ouvrage. On y retrouve un portrait utile de la littérature récente sur la question du féminisme et de l’antiféminisme à la Renaissance, tout comme de la distinction entre philogynie et féminisme. La cour et le régime de faveur qui la dynamise y est décriée par le biais des femmes qui l’animent, telle Diane de Poitiers, qui subit l’odieux de l’éviction de hauts personnages comme Anne de Montmorency, ou de l’échec de l’ambassade de Benvenuto Cellini. L’autre facteur suscitant les manifestations d’antiféminisme est l’importance accrue qu’acquièrent les femmes de plus en plus nombreuses à se faire auteures. L’analyse, stimulante, aurait néanmoins bénéficié de plus nombreuses citations en corps de texte afin de mieux faire apparaître certaines des manifestations des enjeux politiques et littéraires que soulève l’article.
8Cette première partie consacrée à la France et à l’Allemagne s’achève sur un article d’Emily Butterworth où il est question de Brantôme et de Pierre de l’Estoile. Elle y souligne l’importance des pasquils, pamphlets et autres placards qui diffusent une image dépréciative de la cour à l’extérieur de celle-ci, objet de préoccupation des souverains.
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9La deuxième partie sur les « échanges européens » met en relief les questions de réception du Menosprecio en Angleterre et en France, en plus d’un article sur la satire en Italie (« La satire de la cour entre Italie et France » de Concetta Cavallini) qui eût peut-être dû figurer dans la première section aux côtés des articles de Debailly et de Renner.
10En ouverture de cette section, Blandine Perona montre toute l’importance de la paradiastole dans le renouveau de l’argumentaire anti-curial. Dans « L’incommodité de la grandeur : lectures de Plutarque d’Érasme à Montaigne », elle souligne l’influence du dialogue « Comment on pourra distinguer le flatteur d’avec l’amy » comme source complémentaire à la critique anti-aulique. « Il n’y a pas de réelle grandeur à mépriser la grandeur » : l’essai « De l’inequalite qui est entre nous » oppose ainsi une certaine indifférence en tant qu’alternative philosophique au mépris de la cour. Le nœud du différend entre Montaigne et Guevara gît dans l’ambiguïté de l’éloge et du blâme où « l’instabilité des valeurs repose sur la capacité du langage à faire d’une même chose un bien ou un mal » (p. 113). La cour y apparaît alors par le biais d’exemples empruntés à Plutarque comme le lieu privilégié de ce renversement des valeurs. Cette analyse ajoute une pièce bienvenue au difficile dossier des rapports entre Érasme et Montaigne.
11L’héritage du Menosprecio est aussi visible par les traductions et adaptations dont il a fait l’objet. Delphine Amstutz retrace les choix opérés par ses traducteurs et continuateurs au xviie siècle, Rochemore, Hardy et Caussin. Elle illustre l’influence du contexte politique dans sa réception. Nicolas Caussin s’inspire des ambiguïtés de l’original pour proposer, à son tour, une nouvelle variation sur le thème du mépris de la cour : un Joseph courtisan, une antéisagogè où « l’éloge du favori paradoxal, à la différence de l’éloge paradoxal du favori, n’exhorte pas le lecteur à se retirer d’une cour profane dominée par des stratégies de pouvoir absolutistes, mais l’encourage à chercher un parcours de sainteté personnelle au sein même de la cour. » (p. 137) Quant aux versions anglaises du Menosprecio, elles seront présentées sous un angle de la traductologie dans l’article suivant de Susan Baddeley.
12Dans la satire italienne, c’est la multiplicité des cours qui fait subir son inflexion au topoi traditionnels hérités de la satura romaine. Le poète, libre de l’opposition topique entre rusticitas et urbanitas, puise alors dans son expérience personnelle des cours la matière à sa poésie. Concetta Cavallini ouvre ainsi de nouvelles perspectives pour l’étude du développement de la « subjectivité » en poésie à la Renaissance, d’autant plus qu’elle s’intéresse également dans cet article à l’influence de l’Arioste et de Piccolomini sur Du Bellay, dont elle montre les apports à la critique de la cour romaine dans le Songe, les Regrets et les Antiquités.
13En dépit de son titre « Italie et Espagne », la troisième partie concerne principalement le Siècle d’or espagnol à l’exception du premier article de Silvia d’Amico, « Le renversement du discours courtisan chez Torquato Tasso ». Cette contribution montre le dépassement de la figure castiglionienne du courtisan dans les Dialogues du Tasse, rédigés lors de la période d’exil du poète. Dans le Messager, la sprezzatura — la « règle très universelle » — cède chez lui à l’inspiration, au génie excessif. Et, partant, cet excès isole paradoxalement le courtisan de la cour… Le portrait du courtisan, fortement marqué par le thème autobiographique, élabore en creux une critique de la cour qui ne sait reconnaître ni admettre en son sein le véritable génie, par définition solitaire et mélancolique. Deux autres dialogues (le Père de famille et le Malpiglio overo della corte) poursuivent dans la même veine : dans le premier, la cour idéale apparaît à la campagne, espace antinomique par excellence de la cour, à travers le maintien exemplaire de sa propriété par un père de famille xénophontien ; dans le second, la cour est présentée comme un lieu dédié aux vices, et tout particulièrement à l’envie, et certains passages y évoquent même l’Enfer de Dante.
14« Misères de la cour dans la littérature espagnole » de María del Rosario Martínez Navarro) offre quant à lui une utile « présentation panoramique » (p. 202) des topoi anti-auliques dans la littérature contemporaine de Guevara. Dans « La critique de la cour d’Espagne par Bartholomé Bernardo de Argensola », Hélène Tropé revisite l’œuvre du poète contemporain de Philippe III en posant la question de la position idéologique du poète. Entre réalité de la cour et réaction idéologique, du Mémoire de 1600 où l’auteur diagnostique les vices de la couraux Rimes de 1634 où il exprime des sentiments plus partagés, l’enjeu de la sincérité du poète paraît indissociablement lié aux ambivalences du « je poématique » (p. 213) entre respect et retournement du topos horatien.
15Moins bien représenté dans l’ouvrage, le roman retient l’attention de Céline Bertin-Élisabeth dans « Vil(le) anomie de picaros ». L’article est mû par la question d’une antithèse constitutive de l’archétype du picaro, à la fois vil personnage et personnage de ville. La fonction même de la littérature picaresque, trouve-t-on, la quête d’une promotion sociale subite grâce à un forfait et la disgrâce successive, forme, en soi, une contestation de la « société seigneuriale innéiste » (p. 222). Elle participe ainsi, de manière originale, au motif anti-aulique. Plus loin, Alexandra Merle propose une étude empruntant cette fois à la prose politique où les arts de gouverner offrent une nouvelle variation sur ce thème. Il s’agit à partir du règne de Philippe II d’évincer plutôt que de réformer la cour en offrant les charges à ceux qui, justement, ne la fréquentent pas. Si les cours demeurent in fine, l’institution du valimiento participe d’une utilisation moins naïve de celles-ci informée par la réflexion politique anti-aulique à partir de Fernandez de Navarrete. Autres genres littéraires moins abordés dans le recueil, l’histoire et le sermon, qui font l’objet de l’article de Sarah Voinier. Elle s’intéresse également à la réorganisation du pouvoir politique à la suite de la défaite de la Grande Armada, en 1588, lorsque se développe le valimiento. L’étude de la part prise par les prédicateurs au débat prend de la hauteur et rejoint des enjeux plus philosophiques de la discussion où apparaît la question de la dimension programmatique du discours : « les outils de lutte contre la passion destructrice de l’ambition courtisane sont certes limités mais puissants : ce sont ceux de la parole, écrite ou orale, qui infléchissent le cours des choses en actionnant des leviers symboliques » (p. 279).
16Le recueil se clôt sur une contribution de Mercedes Blanco, « Un lieu retranché de la cour : l’épître en vers espagnol du xviie siècle », une vaste revue du genre poétique épistolaire par le biais de pièces, surtout, satiriques. En ce sens, elle rend l’écho de l’avant-propos de Frank Lestringant (« Le mépris de cour : Scève et D’Aubigné ») qui brossait un portrait rapide des différentes manifestations les plus communes du topos anti-aulique dans la poésie française.
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17Saluons pour finir le soin porté à l’édition de ce recueil où ne subsistent que très peu de fautes d’impression (p. 116, 228, 233) de même que l’utilité et la grande qualité des reproductions des pages couvertures d’éditions originales des œuvres dans le dossier bibliographique. On regrette toutefois l’absence d’une bibliographie intégrale des ouvrages cités ou de sections bibliographiques à la fin de chaque article. Si son organisation d’ensemble eût sans doute pu être pensée en fonction d’un critère différent que celui de l’origine géographique des ouvrages traités, il n’en demeure pas moins que, dans son ensemble, ce recueil dresse un état des lieux opportun, cinquante ans après les travaux de Pauline M. Smith, des représentations de la cour dans la littérature de la Renaissance et de la première Modernité.