Jean-Pierre Richard « embrasse » Barthes
1Depuis Quatre Lectures, publié en 2002 chez Fayard, Jean-Pierre Richard se faisait rare, trop rare sur le sentier de la critique. Son dernier essai, intitulé Roland Barthes, dernier paysage, renoue avec ce dialogue poétique que le critique sait si bien entretenir avec le texte. Depuis Paysage de Chateaubriand, on connaît la définition du « paysage » richardien, cette manière d’embrasser un imaginaire en sondant les moindres replis formant une constellation signifiante.
2Il y a donc un paysage de Barthes, et Jean-Pierre Richard nous convie, pour y entrer, à employer le chemin de la métaphore comme « ouverture à un certain mémento d’images », pour trouver « une certaine logique personnelle de la rêverie ». Le programme de son étude de l’éminent sémiologue de Mythologies passe ainsi par « l’examen d’une avancée rêveuse, le déploiement d’un nuancier personnel de qualités ». Suivant trois voies d’approches qui se rejoignent, Jean-Pierre Richard tente de cerner l’univers de Roland Barthes dans une étude minutieuse de ses manifestations poétiques et imaginaires.
3L’imaginaire barthésien est tendu entre le « poisseux » et le « moiré », « répétition » ou « sable mouvant » qui s’oppose au « jeu mobile-immobile » et qui tente de parvenir à une « magnifique entreprise de dépoissement ». Car Jean-Pierre Richard entend se livrer à un « parcours » qui plonge dans « le jardin barthésien des qualités sensibles » : ainsi, le texte glisse d’éléments de poétique à un autre lorsqu’il évoque la « nuance », celle de la proximité avec laquelle Barthes construit son rapport aux villes, son attention aux « passages », aux lieux de transition, son attrait pour le « scintillant » corollaire du « moiré » dans un souci égal de « mettre en évidence la vie d’un pluriel imprévisible ». Cette recherche « lumineuse » du « différent », associée au goût du fragment, fait la singularité barthésienne.
4Le commentaire chemine ainsi d’alliances subtiles en distinctions signifiantes au gré des « mots-mana » qui scanderaient l’imaginaire barthésien : le « bariolé », accentuant les différences, est objet de soupçon pour Barthes, s’opposant au « moiré », alliage sincère, « soie enveloppante d’un moi-peau ». Ainsi, avant le « moiré », il y eut la séduction du « mat », ce radicalisme anéantissant « toute possibilité (ou symptôme) de signification. » Pourtant, il y aurait non pas un déni, mais une conservation d’un « certain aménagement du mat », sublimé par la poétique barthésienne. Mais il n’y aurait pas tant palimpseste qu’« étagement » ou « panorama », « filigrane » ou « camaïeu ».
5Puis c’est la dynamique du contour qui conduit la pensée du critique, abandonnant la profondeur complexe des strates imaginaires pour se pencher sur la poétique du « trait » chez Barthes critique d’art, notamment dans son approche de Cy Twombly, mettant en œuvre un effleurement pictural, une « stratégie […] du ratage ». En y opposant l’art du photographe Daniel Boudinet, fait de « prolifération » de feuillage, Roland Barthes trouverait ce « jeu du vide et de la plénitude » le conduisant à son intérêt pour le haïku. Alors, Jean-Pierre Richard rapproche le « geste » critique barthésien de celui du « marcotage », disparition et prolongement, sous la forme d’une renaissance évitant la brutalité de la greffe.
6Une seconde approche de Roland Barthes se fait alors sur les modes d’entrée dans le « paysage élu » qu’il adopte pour accéder à cette « Vita Nova » qu’il cherche à la fin de sa carrière. Le « tilt » et la « prise » sont alors perçus comme deux « métaphores cardinales » aptes à rendre compte de cette entreprise : dans La Chambre claire, Barthes analyse le « tilt » comme une « animation ». « Zébrure » ou « point », il est en tous les cas une « blessure ». Selon Jean-Pierre Richard, c’est ce que Barthes nomme le « punctum », qui unifie à la fois « la douleur de l’incision » provoquée et « le pathos suggéré » par le « tilt », comparables en cela aux épiphanies de Joyce et à ce qui sera la quintessence de l’expérience du haïku.
7Face à la photographie de sa mère enfant, l’auteur de La Chambre claire est appréhendé dans sa tentative de cerner les conséquences du « tilt » comme un passage entre intérieur et extérieur, une « induction », un « air » qui se combine avec une impression vive de l’immobilisation temporelle inhérente à toute photographie, « vertige » du temps douloureux s’accompagnant d’un sentiment de pitié. Au « tilt » s’allieraient alors deux « motifs », celui du « pli », « creusement spontané » et du « copeau », « rondeur spiralée » qui préside au rêve et à la découverte.
8Tournant autour de cette notion de « tilt », fondamentale à son sens, Jean-Pierre Richard distingue alors les trois « positions » adoptées par Roland Barthes pour l’accueillir et lui donner les conditions favorables de naître : le « flasque » - non-vouloir, mollesse et oisiveté revendiquée comme posture d’accueil passive -, le « vaseux » - à la fois « acédie », « mal-être existentiel » et « boue » ou « tas » -, et « le s’asseoir », position médiane, qui réconcilie entre elles les deux premières dans une « interpassivité » qui « initie une paresse vigilante » et fonctionne comme « ouverture naturelle à la rêverie ».
9Mais alors, qu’y a-t-il après le « tilt » ? Il y a la « prise », un processus d’emprise qui mène à l’accès à un « c’est ça », « évidence […] irréfutable ». Si Barthes affectionne la métaphore culinaire de la « mayonnaise » pour l’exprimer, cela n’en cache pas moins l’instabilité de la prise, que Jean-Pierre Richard semble percevoir dans le rapport de Roland Barthes à Bernard Réquichot. Il analyse cette instabilité par le mouvement de « goût du dégoût » qui attire paradoxalement le critique vers le peintre, qui allie dans ses œuvres deux principes répulsifs, l’« appartenance glutineuse » et « l’animal », une « bestialité » qui confine au « grouillement » dans la figure du « roi-des-rats » que la matière même de la peinture appliquée sur la toile reproduit dans une « trace ».
10Mais il y aurait des « lieux de neutralisation », où les « états de répugnance » seraient abolis, et qui prendraient, sur le plan du langage, la même signification chez Barthes que chez Réquichot, l’alternance sexuelle du gonflement et du dégonflement étant transposée en dichotomie langue / parole, où la parole contrôlerait « le flux humoral » de la langue. Alors, le modèle des « attributs gustatifs » influence Barthes, sans connaître une utilisation aussi brouillée que chez Réquichot. C’est le motif de « l’huile » qui permet de transcender cette dualité en lui substituant une continuité : le « hiatus » est comblé « entre poix et huile » puisque la première est la « matière originelle » et la seconde « la matière finale qui lie et qui invente », réunis dans « une même rêverie de la liquidité ».
11Jean-Pierre Richard revient in fine aux Cours et séminaires de Roland Barthes pour envisager sa manière de « creuser la plénitude » par l’intermédiaire de sa réflexion sur Joubert. Deux motifs sont convoqués : celui du « grain » - contenant une « vie fantasmée » capable de métamorphoser la « matière tourmentante » en « matière glorieuse » - et celui de la « nuance », distinguant trois étapes de la « logique rêveuse » : insurrection, béance et rayonnement. Le « vide » préalable à un état de « jouissance » de l’être est ainsi atteint par « l’herbeux », « mode horizontal de la vie végétale », offrant au regard « le nappé, le lié d’une onction dans barre ni problème ».
12Intervient alors la forme poétique du haïku, qui condense dans sa « pureté incandescente » et sa forme de « petit pavé aéré », selon les termes de Roland Barthes, « la fruition d’un souffle libéré ». « Interaction muette » avec le monde, il est, dans sa forme poétique, l’image même de ce qu’il exprime, contenant en son centre ce déséquilibre rythmique qui ouvre sur un « éclat », un « moment de vérité ».
13Dans un dernier temps de son commentaire, Jean-Pierre Richard s’attarde sur les résonances de l’expression « calme alcyonien » chez Roland Barthes, celle d’une « immobilité mobile » présidant à un « fantasme universel ». Après un détour sur les « apparitions alcyoniennes » dans la culture et la littérature occidentale - chez Chénier, Deleuze, Chateaubriand ou Gracq - il met à jour un « double paradoxe sensoriel ». Le « creux » du nid de l’Alcyon s’allie à la « plénitude », nidification au cœur d’un solstice, reflet d’un entre-deux de la mort où Roland Barthes pourrait inscrire la sienne propre à l’horizon d’une « vita nova » de ses Cours et Séminaires. C’est le mot lui-même, « Alcyon », qui semble se prêter à l’ultime rêverie du « mot-constellation » qui clôt cette étude de Jean-Pierre Richard sous le signe de la transfiguration imaginaire du signe.